Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/14

La bibliothèque libre.
Dentu (2p. 281-296).


XIV


PÈRE ET MÈRE HONORERAS


Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle, mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture : nous n’avions donc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions l’habitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie.

— Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.

— Bonsoir, Mattia.

Mattia n’avait pas plus envie de parler que je n’en avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence.

Mais n’avoir pas envie de parler n’est pas avoir envie de dormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournant et me retournant dans mon étroite couchette.

Tout en réfléchissant, j’entendais Mattia, qui occupait la couchette placée au-dessus de la mienne, s’agiter et se tourner aussi, ce qui prouvait qu’il ne dormait pas mieux que moi.

— Tu ne dors pas ? lui dis-je à voix basse.

— Non, pas encore.

— Es-tu mal ?

— Non, je te remercie, je suis très-bien, au contraire, seulement tout tourne autour de moi, comme si j’étais encore sur la mer, et la voiture s’élève et s’enfonce, en roulant de tous côtés.

Était-ce seulement le mal de mer qui empêchait Mattia de s’endormir ? les pensées qui le tenaient éveillé n’étaient-elles pas les mêmes que les miennes ? Il m’aimait assez, et nous étions assez étroitement unis de cœur comme d’esprit pour qu’il sentît ce que je sentais moi-même.

Le sommeil ne vint pas, et le temps en s’écoulant, augmenta l’effroi vague qui m’oppressait : tout d’abord je n’avais pas bien compris l’impression qui dominait en moi parmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse, mais maintenant je voyais que c’était la peur. Peur de quoi ? Je n’en savais rien, mais enfin j’avais peur. Et ce n’était pas d’être couché dans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Green que j’étais effrayé. Combien de fois dans mon existence vagabonde avais-je passé des nuits n’étant pas protégé comme je l’étais en ce moment. J’avais conscience d’être à l’abri de tout danger, et cependant j’étais épouvanté ; plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenais à me rassurer.

Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans que je pusse me rendre compte de l’avancement de la nuit, car il n’y avait pas aux environs d’horloges qui sonnassent : tout à coup j’entendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que la cour du Lion-Rouge ; puis après plusieurs appels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notre voiture.

Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder ; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que je n’avais pas remarquée en me couchant parce qu’elle était recouverte à l’intérieur par un rideau ; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, l’autre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis je regardai au dehors.

Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruit ouvert la porte de la rue, puis il l’avait refermée de la même manière après l’entrée de deux hommes lourdement chargés de ballots qu’ils portaient sur leurs épaules.

Alors il posa un doigt sur ses lèvres et de son autre main qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture dans laquelle nous étions couchés ; cela voulait dire qu’il ne fallait pas faire de bruit de peur de nous réveiller.

Cette attention me toucha et j’eus l’idée de lui crier qu’il n’avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormais pas, mais comme ç’aurait été réveiller Mattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je me tus.

Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets ; l’un était plein de pièces d’étoffes ; dans l’autre se trouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants.

Alors je compris ce qui tout d’abord m’avait étonné : ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises à mes parents.

Mon père prenait chaque objet, l’examinait à la lumière de sa lanterne, et le passait à ma mère qui avec des petits ciseaux coupait les étiquettes, qu’elle mettait dans sa poche.

Cela me parut bizarre, de même que l’heure choisie pour cette vente me paraissait étrange.

Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelques paroles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots : si j’avais su l’anglais, j’aurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce qu’on ne comprend pas ; il n’y eut guère que le mot policemen, plusieurs fois répété, qui frappa mon oreille.

Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité, mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrer dans la maison, et de nouveau l’obscurité se fit autour de nous ; il était évident qu’ils allaient régler leur compte.

Je voulus me dire qu’il n’y avait rien de plus naturel que ce que je venais de voir, cependant je ne pus pas me convaincre moi-même, si grande que fût ma bonne volonté : pourquoi ces gens venant chez mes parents n’étaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge ? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse comme si l’on craignait d’être entendu du dehors ? Pourquoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effets qu’elle achetait ?

Ces questions n’étaient pas faites pour m’endormir, et comme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasser de mon esprit, mais c’était en vain. Après un certain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveau je regardai par la fente de mon rideau ; mais cette fois ce fut malgré moi et contre ma volonté, tandis que la première j’avais été tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je me disais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais qu’il vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulus voir.

Mon père et ma mère étaient seuls ; tandis que ma mère faisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayait un coin de la remise ; sous le sable sec qu’il enlevait à grands coups de balai apparut bientôt une trappe : il la leva ; puis comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots il les descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandis que ma mère l’éclairait avec la lanterne ; les deux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et avec son balai replaça dessus le sable qu’il avait enlevé ; quand il eut achevé sa besogne il fut impossible de voir où se trouvait l’ouverture de cette trappe ; sur le sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol de la remise.

Ils sortirent.

Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison, il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme s’il reposait sa tête sur l’oreiller.

Avait-il vu ce qui venait de se passer ?

Je n’osai le lui demander : ce n’était plus une épouvante vague qui m’étouffait ; je savais maintenant pourquoi j’avais peur : des pieds à la tête j’étais baigné dans une sueur froide.

Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, qui chanta dans le voisinage, m’annonça l’approche du matin ; alors seulement je m’endormis, mais d’un sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemars anxieux qui m’étouffaient.

Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture fut ouverte ; mais, m’imaginant que c’était mon père qui venait nous prévenir qu’il était temps de nous lever, je fermai les yeux pour ne pas le voir.

— C’est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté ; il est déjà parti.

Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas si j’avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question ; comme il me regardait à un certain moment, je détournai les yeux.

Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne s’y trouvaient point ; mon grand-père était devant le feu, assis dans son fauteuil, comme s’il n’avait pas bougé depuis la veille, et ma sœur aînée, qui s’appelait Annie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frère Allen balayait la pièce.

J’allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrent leur besogne sans me répondre.

J’arrivai alors à mon grand-père, mais il ne me laissa point approcher, et comme la veille, il cracha de mon côté, ce qui m’arrêta court.

— Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai mon père et ma mère ce matin.

Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père en entendant parler anglais se radoucit ; sa physionomie perdit un peu de son effrayante fixité et il voulut bien répondre.

— Que dit-il ? demandai-je.

— Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mère dort et que nous pouvons aller nous promener.

— Il n’a dit que cela ? demandai-je, trouvant cette traduction bien courte.

Mattia parut embarrassé.

— Je ne sais pas si j’ai bien compris le reste, dit-il.

— Dis ce que tu as compris.

— Il me semble qu’il a dit que si nous trouvions une bonne occasion en ville il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté, cela j’en suis sûr : « Retiens ma leçon : il faut vivre aux dépens des imbéciles. »

Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m’expliquait, car à ces derniers mots il fit de sa main qui n’était pas paralysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche et en même temps il cligna de l’œil.

— Sortons, dis-je à Mattia.

Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes aux environs de la cour du Lion-Rouge, n’osant pas nous éloigner de peur de nous égarer ; et le jour Bethnal-Green me parut encore plus affreux qu’il ne s’était montré la veille dans la nuit : partout dans les maisons aussi bien que dans les gens, la misère avec ce qu’elle a de plus attristant.

Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disions rien.

Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes à l’un des bouts de notre cour et nous rentrâmes.

Ma mère avait quitté sa chambre ; de la porte je l’aperçus la tête appuyée sur la table : m’imaginant qu’elle était malade, je courus à elle pour l’embrasser, puisque je ne pouvais pas lui parler.

Je la pris dans mes bras, elle releva la tête en la balançant, puis elle me regarda, mais assurément sans me voir ; alors je respirai une odeur de genièvre qu’exhalait son haleine chaude. Je reculai. Elle laissa retomber sa tête sur ses deux bras étalés sur la table.

Gin, dit mon grand-père.

Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que je ne compris pas.

Tout d’abord je restai immobile comme si j’étais privé de sentiment, puis après quelques secondes je regardai Mattia, qui lui-même me regardait avec des larmes dans les yeux.

Je lui fis un signe et de nouveau nous sortîmes.

Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoir où nous nous dirigions.

— Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avec une certaine inquiétude.

— Je ne sais pas ; quelque part où nous pourrons causer ; j’ai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas.

En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, je m’étais habitué, à l’école de Vitalis, à ne jamais rien dire d’important quand nous nous trouvions au milieu d’une rue de ville ou de village, et lorsque j’étais dérangé par les passants je perdais tout de suite mes idées : or, je voulais parler à Mattia sérieusement en sachant bien ce que je dirais.

Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivions dans une rue plus large que les ruelles d’où nous sortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue : c’était peut-être la campagne : nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce n’était point la campagne, mais c’était un parc immense avec de vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là à souhait pour causer.

Ma résolution était bien prise, et je savais ce que je voulais dire :

— Tu sais que je t’aime, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade aussitôt que nous fûmes assis dans un endroit écarté et abrité, et tu sais bien, n’est-ce pas, que c’est par amitié que je t’ai demandé de m’accompagner chez mes parents. Tu ne douteras donc pas de mon amitié, n’est-ce pas, quoi que je te demande.

— Que tu es bête ! répondit-il en s’efforçant de sourire.

— Tu voudrais rire pour que je ne m’attendrisse pas, mais cela ne fait rien, si je m’attendris ; avec qui puis-je pleurer si ce n’est avec toi ?

Et me jetant dans les bras de Mattia, je fondis en larmes ; jamais je ne m’étais senti si malheureux quand j’étais seul, perdu au milieu du vaste monde.

Après une crise de sanglots, je m’efforçai de me calmer ; ce n’était pas pour me faire plaindre par Mattia que je l’avais amené dans ce parc, ce n’était pas pour moi, c’était pour lui.

— Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner en France.

— Te quitter, jamais !

— Je savais bien à l’avance que ce serait là ce que tu me répondrais, et je suis heureux, bien heureux, je t’assure, que tu m’aies dit que tu ne me quitterais jamais, cependant il faut me quitter, il faut retourner en France, en Italie, où tu voudras, peu importe, pourvu que tu ne restes pas en Angleterre.

— Et toi, où veux-tu aller ? où veux-tu que nous allions ?

— Moi ! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec ma famille ; n’est-ce pas mon devoir d’habiter près de mes parents ? Prends ce qui nous reste d’argent et pars.

— Ne dis pas cela, Rémi, s’il faut que quelqu’un parte, c’est toi, au contraire.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Il n’acheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur.

— Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sans ménagement pour moi, sans peur ; tu ne dormais pas cette nuit ? tu as vu ?

Il tint ses yeux baissés, et d’une voix étouffée :

— Je ne dormais pas, dit-il.

— Qu’as-tu vu ?

— Tout.

— Et as-tu compris ?

— Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pas achetées. Ton père les a grondés d’avoir frappé à la porte de la remise et non à celle de la maison ; ils ont répondu qu’ils étaient guettés par les policemen.

— Tu vois donc bien qu’il faut que tu partes, lui dis-je.

— S’il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela n’est pas plus utile pour l’un que pour l’autre.

— Quand je t’ai demandé de m’accompagner, je croyais, d’après ce que m’avait dit mère Barberin, et aussi d’après mes rêves, que ma famille pourrait nous faire instruire tous les deux, et que nous ne nous séparerions pas ; mais les choses ne sont pas ainsi ; le rêve était… un rêve ; il faut donc que nous nous séparions.

— Jamais !

— Écoute-moi bien, comprends-moi, et n’ajoute pas à mon chagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, et si celui-ci t’avait repris, tu n’aurais pas voulu, n’est-ce pas, que je restasse avec toi, et ce que je te dis en ce moment, tu me l’aurais dit.

Il ne répondit pas.

— Est-ce vrai ? dis-moi si c’est vrai.

Après un moment de réflexion il parla :

— À ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien : quand, à Chavanon, tu m’as parlé de ta famille qui te cherchait, cela m’a fait un grand chagrin ; j’aurais dû être heureux de savoir que tu allais retrouver tes parents, j’ai été au contraire fâché. Au lieu de penser à ta joie et à ton bonheur, je n’ai pensé qu’à moi : je me suis dit que tu aurais des frères et des sœurs que tu aimerais comme tu m’aimais, plus que moi peut-être, des frères et des sœurs riches, bien élevés, instruits, des beaux messieurs, des belles demoiselles, et j’ai été jaloux. Voilà ce qu’il faut que tu saches, voilà la vérité qu’il faut que je te confesse pour que tu me pardonnes, si tu peux me pardonner d’aussi mauvais sentiments.

— Oh ! Mattia !

— Dis, dis-moi que tu me pardonnes.

— De tout mon cœur ; j’avais bien vu ton chagrin, je ne t’en ai jamais voulu.

— Parce que tu es bête ; tu es une trop bonne bête ; il faut en vouloir à ceux qui sont méchants, et j’ai été méchant. Mais si tu me pardonnes, parce que tu es bon, moi, je ne me pardonne pas, parce que moi, je ne suis pas bon. Tu ne sais pas tout encore : je me disais : je vais avec lui en Angleterre parce qu’il faut voir ; mais quand il sera heureux, bien heureux, quand il n’aura plus le temps de penser à moi, je me sauverai, et, sans m’arrêter, je m’en irai jusqu’à Lucca pour embrasser Cristina. Mais voilà qu’au lieu d’être riche et heureux, comme nous avions cru que tu le serais, tu n’es pas riche et tu es… c’est-à-dire tu n’es pas ce que nous avions cru ; alors je ne dois pas partir, et ce n’est pas Cristina, ce n’est pas ma petite sœur que je dois embrasser, c’est mon camarade, c’est mon ami, c’est mon frère, c’est Rémi.

Disant cela, il me prit la main et me l’embrassa ; alors les larmes emplirent mes yeux, mais elles ne furent plus amères et brûlantes comme celles que je venais de verser.

Cependant, si grande que fût mon émotion, elle ne me fit pas abandonner mon idée :

— Il faut que tu partes, il faut que tu retournes en France, que tu voies Lise, le père Acquin, mère Barberin, tous mes amis, et que tu leur dises pourquoi je ne fais pas pour eux ce que je voulais, ce que j’avais rêvé, ce que j’avais promis. Tu expliqueras que mes parents ne sont pas riches comme nous avions cru, et ce sera assez pour qu’on m’excuse. Tu comprends, n’est-ce pas ? Ils ne sont pas riches, cela explique tout : ce n’est pas une honte de n’être pas riche.

— Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas riches que tu veux que je parte ; aussi je ne partirai pas.

— Mattia, je t’en prie, n’augmente pas ma peine, tu vois comme elle est grande.

— Oh ! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu as honte de m’expliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pas fin, mais si je ne comprends pas tout ce qui devait m’entrer là, — il frappa sa tête, je sens ce qui m’atteint là ; — il mit sa main sur son cœur. Ce n’est pas parce que tes parents sont pauvres que tu veux que je parte, ce n’est pas parce qu’ils ne peuvent pas me nourrir, car je ne leur serais pas à charge et je travaillerais pour eux, c’est… c’est parce que, — après ce que tu as vu cette nuit, — tu as peur pour moi.

— Mattia, ne dis pas cela.

— Tu as peur que je n’en arrive à couper les étiquettes des marchandises qui n’ont pas été achetées.

— Oh ! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi !

Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de honte.

— Eh bien ! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi j’ai peur pour toi, et c’est pour cela que je te dis : « Partons ensemble, retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tes amis. »

— C’est impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur dois rien ; moi, ils sont mes parents, je dois rester avec eux.

— Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père ! cette femme, couchée sur la table, ta mère !

Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement, non plus sur celui de la prière, je m’écriai :

— Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends ! C’est de mon grand-père, c’est de ma mère que tu parles : je dois les honorer, les aimer.

— Tu le devrais s’ils étaient réellement tes parents ; mais s’ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tu quand même les honorer et les aimer ?

— Tu n’as donc pas écouté le récit de mon père ?

— Qu’est-ce qu’il prouve ce récit ? Ils ont perdu un enfant du même âge que toi ; ils l’ont fait chercher et ils en ont retrouvé un du même âge que celui qu’ils avaient perdu ; voilà tout.

— Tu oublies que l’enfant qu’on leur avait volé a été abandonné avenue de Breteuil, et que c’est avenue de Breteuil que j’ai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu.

— Pourquoi deux enfants n’auraient-ils pas été abandonnés avenue de Breteuil le même jour ? Pourquoi le commissaire de police ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon ? Cela est possible.

— Cela est absurde.

— Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique peut être absurde, mais c’est parce que je le dis et l’explique mal, parce que j’ai une pauvre tête ; un autre que moi l’expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ; c’est moi qui suis absurde, voilà tout.

— Hélas ! non, ce n’est pas tout.

— Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveux blonds, comme tes frères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? D’un autre côté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouver un enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas un Driscoll ; je sais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujours dit, c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair ; jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi ; s’il faut travailler, nous travaillerons ensemble.

— Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia ?

Il se mit à sourire tristement :

— Ce ne serait pas là le plus dur : est-ce que les coups font du mal quand on les reçoit pour son ami ?