Sapho, dompteuse/1-14

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A. Méricant (p. 155-168).

CHAPITRE XIV

ACROBATE, JONGLEUSE ET PYTHONISSE

Par une journée tiède et ensoleillée d’automne une automobile, conduite par Ludovic Nandel, amena Faustine, Malaga, Arlette et la petite écuyère du cirque Salvator.

Fraîches et rieuses, dans leurs toilettes voyantes, les saltimbanques venaient chercher Sapho pour la ramener à Martial.

— Rien ne va plus, depuis que tu es partie ! fit Malaga ; la ménagerie a perdu tous ses visiteurs !

— Ah ! dit Faustine, si tu voyais la misère de l’installation, tu aurais pitié ! Une toile grossière, appuyée sur des pieux, qui la trouent de tous côtés, avec de pauvres diables de lions affamés qui pourraient bien, pour se dédommager de leur jeûne, avaler le dompteur !… Martial a dû vendre ses ours blancs et ses tigres royaux qui s’énervaient dans leurs réduits étroits, mal entretenus, faute de personnel.

— Reviens bien vite ! supplia la petite Miette en se roulant dans l’herbe comme un jeune chat. Nous nous ennuyons tant quand tu n’es pas là !

— Les frais sont lourds, ajouta Malaga, la jongleuse : la nourriture des bêtes coûte fort cher, et Melcy, même, ne peut plus attirer les spectateurs, en charmant les serpents, puisqu’elle a lâché les camarades pour faire du chic avec un nabab !

Sapho réfléchissait. Elle demanda anxieuse :

— Que me conseilles-tu, Faustine ? toi qui lis dans les âmes ?…

La pythonisse regardait Christian.

— Tu connaîtras encore de dures épreuves, ma belle amie !… Mais le travail et le succès consolent de tout. Je t’engage à retourner auprès de Martial. Mieux vaut dompter des fauves que des hommes !…

— Écoute-la, fit Nandel, je me suis toujours bien trouvé de ses conseils, et, si elle n’était si jolie, je la garderais encore pour son étonnante divination.

Faustine offrit aux amants deux touffes de verveines.

— Celui qui trompera l’autre le premier verra ces fleurs se faner dans sa main. Voulez-vous tenter l’expérience ?…

Christian, haussant les épaules, repoussa la petite touffe odorante.

— Tu as mis sur l’un de ces bouquets une substance corrosive…

— Mais non, je t’assure.

— Les sorciers ont matérialisé leur pensée pour la mieux fixer dans l’esprit de ceux qu’ils veulent convaincre. De là ces emblèmes de cruauté et de ruse incarnés dans une certaine faune, personnifiés dans une certaine flore ; de là ces sens spirituels, attribués aux pierres de couleurs, aux oiseaux, aux reptiles… Tiens, les fleurs qui m’étaient destinées sont déjà flétries et, pourtant, je n’ai pas voulu les prendre… Nie encore ton intention maligne ?…

La pythonisse ne se fâcha point.

— Tu as touché mes verveines, dit-elle, cela a suffi.

— Alors, je tromperai Sapho ?

— Tu la tromperas !

— Mais je l’adore !…

— En es-tu bien certain ?… Déjà tu as désiré la voir mourir sous la griffe de Mirah !…

— J’étais sous l’empire de la démence.

— Et tu n’es point guéri.

Le jeune homme courbait la tête, tandis que Melcy, qui gardait le silence, ramassait curieusement les verveines, déjà desséchées et jaunies.

Christian n’était point libéré, en effet, des anciennes hantises. Peut-être, ne lui eût-il fallu qu’une amoureuse et non point une amante, Peut-être, eût-il dû prendre l’exemple de Ludovic Nandel, de René de Pragues et d’Yves Renaud qui avaient répudié toutes les ballades du sentiment. Ces jeunes gens, lorsque sonnait
La fillette lutinait sa grande amie.
l’heure des départs sensuels, prenaient leur billet, en quelque gare tumultueusement banale, et s’affalaient sur les coussins des wagons hospitaliers, faisant et refaisant sans cesse le même voyage circulaire, à prix réduits.

Ludovic, il est vrai, avait gardé Faustine, mais c’était uniquement par habitude ou voluptueuse paresse. Faustine l’amusait et lui coûtait peu — deux qualités précieuses, en ce temps où la générosité a rejoint les vieilles lunes du sentiment.

Arlette, Malaga et la petite écuyère du cirque Salvator s’amusaient follement, lâchées comme des pouliches dans l’herbe haute semée de scabieuses automnales.

Ludovic imitait la voix des paillasses, inventait des boniments extraordinaires, tandis que Sapho et Faustine, un peu à l’écart, causaient à voix basse.

Et toutes, plus ou moins, avaient connu la misère, les durs commencements ; toutes avaient marché, courbées sous le vent qui mord la chair, qui brûle les yeux, auprès des roulottes sordides. Tandis que les viveurs, les soupeurs du Tout-Paris fantasque et léger s’apprêtaient pour la fête, elles avaient appris, sous les coups, quelque jonglerie savante, quelque tour compliqué, les bras nus, bleus de froid, et le ventre vide. Enfants de la balle, elles avaient grandi au hasard des campements et des recettes, traînant leurs oripeaux d’un bout de Paris à l’autre.

Elles évoquaient des visions violentes comme des images d’Épinal :

Des voitures de cercles, des autos, des coupés de maître, d’innombrables sapins[ws 1] passaient devant les rangées des petites baraques de pain d’épices, des jeux de tir et de massacre, des chevaux de bois, des théâtres et des ménageries. Les filles à la mode venaient s’exhiber un moment chez Martial ou chez Salvator avant de se rendre dans les cabarets en renom.

Les orchestres s’éveillaient dans une cacophonie furieuse et un peu de folie allumait les regards des passants.

La joie épaisse et bruyante battait son plein, jusqu’à minuit, dans le champ de foire où les petites paradaient, de quart d’heure en quart d’heure, sous des mousselines pailletées, des vestes à grelots pour attirer le client.

Maintenant, mieux nourries, mieux vêtues, en pleine possession de leur beauté féminine, elles jouissaient de la vie, et c’était pour elles une véritable aubaine que de se retrouver sur cette pelouse fleurie, dans ce petit coin hospitalier et charmant.

Étendues sur l’herbe, elles jouaient à mille jeux enfantins, se glissaient des herbes dans le corsage, cueillaient les fleurs sylvestres, se tressaient des couronnes de liserons et de campanules.

Miette chevauchait un faune de marbre blanc. Malaga jonglait avec des pommes, ramassées sous un arbre, Arlette marchait sur les mains, puis, après deux ou trois culbutes savantes, se retrouvait sur ses pieds mignons.

Sapho et Faustine s’étaient rendues auprès de Mirah, la panthère nostalgique, qui rugissait plaintivement dans l’ombre.

— Elle, aussi, sera heureuse de reprendre son ancienne existence, dit la pythonisse.

— Oui, je n’entre plus jamais dans sa cage, et elle en souffre, je crois.

— Elle doit détester ton amant ?…

— Peut-être…

— Comme ses yeux luisent singulièrement !… Est-ce d’amour ou de haine ?…

Sapho passa la main entre les barreaux, caressa la fourrure sombre de la bête.

— M’aimes-tu toujours, Mirah ?… Veux-tu encore connaître la douceur de mes baisers ?…

La panthère eut un rauquement profond.

— Ne crains-tu point sa colère ? fit Faustine. À ta place, je n’oserais point la câliner ainsi ?…

— Bah !… Mirah n’est redoutable que lorsque j’excite sa jalousie. Bien souvent, elle m’a protégée et défendue contre les autres bêtes. Sans son intervention, j’aurais certainement été dévorée, pendant mon dernier exercice à la ménagerie Martial… Comme moi, sans doute, elle aime son métier, regrette les anciens triomphes, les bravos, les acclamations… Quand on a grandi dans ce milieu, il est difficile d’en perdre l’habitude.

— Alors, tu nous reviens ?…

— Laisse-moi réfléchir encore… Penses-tu que Christian me demeure fidèle ?… Est-il vraiment guéri ?… Les troubles de jadis ne reparaîtront-ils jamais ?…

Faustine souriait avec un peu d’ironie.

— Christian est un malade, dit-elle, et ses meilleures résolutions ne l’empêcheront pas de retomber dans les anciennes divagations. Une surprise, un choc quelconque peuvent détruire les effets guérisseurs de plusieurs mois de solitude et de tendresse.

— Alors, jamais je ne l’aurai complètement à moi ?…

— Je ne suis pas infaillible, dit la pythonisse, après un moment de silence. Ma science, bien souvent, se trouve en défaut. Attendons tout de l’avenir.

Melcy et Christian, assis sur un banc, se frôlaient du coude, gardant le silence, mystérieusement émus. En ce moment, ils se désiraient tous deux avec la même ardeur, repris par une sorte de frénésie amoureuse du cerveau et des sens. Le jeune homme se disait que la charmeuse de reptiles serait peut-être la femme nouvelle, la prêtresse d’amour, l’amante libérée qui ne troublerait point son cœur. Il ne comprenait plus la grandeur des orgueilleuses solitudes, la beauté d’une existence cachée, la joie de se suffire ou de se créer tout un monde avec un être chéri.

Avait-il donc vraiment le besoin de changement, qui tourmente tous les hommes, qu’à tant de félicité, sereinement ressentie, il opposait, tout à coup, la plus froide indifférence ? S’était-il donc menti à lui-même, alors que Sapho l’hypnotisait de songes et d’amour ?… Il n’était plus l’amant qu’elle chantait, l’être doux et triste qu’elle avait consolé. Peut-être ne l’avait-elle dominé aussi que dans sa chair, puisque l’après de la volupté avait les habituelles lassitudes, les habituelles amertumes des étreintes sans tendresse ?…

Quant à Melcy, elle se sentait pleine de passion, apte à des nuits délirantes dans la profusion des excitants, dans l’aphrodisiaque tentation des intelligents décors de son intérieur luxueux.

Elle avait, près de Christian, qu’elle voulait séduire, un véritable brasier dans les flancs, du feu dans les veines et un désir pervers de triompher, quand même.

Sapho, qui était restée avec Faustine, près de la cage de la panthère, se laissait persuader par la parole véhémente de la chiromancienne, se décidait à reprendre son ancien métier.

— J’irai retrouver Martial, dit-elle, Mirah s’ennuie trop ; comme moi elle se trouve dépaysée dans cette élégante villa et souffre de sa solitude. Toutes deux nous sommes des gitanes de l’espace, nous avons besoin des émotions de la foule, des cris d’enthousiasme et de terreur, des dangereuses victoires.

— Je suis bien heureuse d’avoir réussi dans ma mission, fit la pythonisse ; en te voyant si entichée de ton Christian, je craignais un échec.

— Oh ! Christian me suivra.

— Sans doute ; rien ne sera changé dans votre amour… Bien que…

Faustine s’arrêta, ne voulant point compromettre son succès par une parole imprudente. Elle avait obtenu ce qu’elle souhaitait ; le reste lui importait peu.

Arlette, maintenant, chevauchait une branche, Miette lutinait Malaga sa grande amie, et Ludovic, maladroitement, jonglait avec des poires tombées.

— Mes amis, dit Sapho, solennellement, je vous annonce une grande nouvelle qui, sans doute, vous comblera d’aise. Je cède à vos sollicitations, et, dès demain, je reprendrai ma place auprès de Martial. Mirah et moi nous donnerons une séance, dans la soirée, et je terminerai la représentation par mes exercices habituels dans la cage centrale des lions et des tigres.


  1. Note de wikisource : en langage familier fiacres, voir wiktionnaire : sapin sens 5.