Satanstoe/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 79-90).
CHAPITRE IX.


Quand l’Amour agite pour la première fois son flambeau à nos yeux, que sa clarté nous semble brillante ! Pourquoi si souvent nos yeux, en le regardant ensuite, sont-ils obscurcis par les larmes ?
Heder



Nous avions encore deux milles à faire lorsque Herman Mordaunt nous rejoignit. Il nous fit traverser un petit bois, et nous nous trouvâmes bientôt sur une hauteur d’où l’œil plonge sur l’Hudson dans une étendue de près de quarante milles. Sur la rive opposée s’élevait comme un mur la barrière des Palissades, à une hauteur de plusieurs centaines de pieds. Pas un souffle ne ridait la surface de ce beau fleuve qui, dans cet endroit, a au moins trois quarts de mille de largeur ; c’était une seule et immense nappe d’eau qui étincelait aux rayons du soleil. Jamais matinée ne me parut plus belle ; tout semblait en harmonie avec la grandeur calme mais sublime du paysage, et avec les trésors que la nature s’était plu à prodiguer. Les arbres étaient couverts de cette première verdure qui a tant de fraîcheur ; les oiseaux construisaient leurs nids presque sur chaque branche ; les fleurs sauvages naissaient en quelque sorte sous les pas de nos chevaux, et tout, autour de nous, semblait chanter un hymne de bonheur et d’amour.

— C’est une de mes promenades favorites du matin, dit Herman Mordaunt dès que nous fûmes arrivés sur la hauteur ; et ma fille, qui monte très-bien à cheval, m’accompagne souvent. Elle doit être ici quelque part avec Mary Wallace ; car elles avaient promis de me suivre, dès qu’elles seraient prêtes.

Dirck laissa échapper un cri de joie, et partit sur-le-champ au galop. Nous en vîmes bientôt la raison ; il avait aperçu les deux amazones sur le penchant d’une colline, et rien n’avait pu le retenir. Quelques minutes après, nous étions tous réunis.

Jamais Anneke Mordaunt ne m’avait paru si charmante. Sa robe dessinait admirablement sa taille, et de longues plumes tombaient gracieusement de son chapeau de castor. L’air et l’exercice avaient donné un nouvel éclat à son teint toujours si animé ; et, en nous voyant, une expression de plaisir se peignit sur son visage, comme si les hôtes qui lui arrivaient étaient loin de lui déplaire.

— Monsieur votre père me disait que vous affectionnez cette promenade, dis-je à miss Mordaunt en retenant mon cheval pour rester à côté d’elle, tandis que les autres prenaient les devants. Pourquoi faut-il que Satanstoé soit si loin ! J’aurais l’espoir de vous rencontrer le matin. Nous avons dans le West-Chester des dames qui sont aussi d’excellentes écuyères, et qui seraient fières de vous admettre dans leurs rangs.

— J’ai quelques connaissances sur la partie de la rivière d’Harlem où vous demeurez, répondit Anneke, mais pas cependant dans votre voisinage immédiat. Mon père autrefois chassait souvent dans les plaines de Satanstoé ; il me l’a dit ; et il me parle toujours avec grand plaisir de vos petits oiseaux.

— Je crois même que mon père a souvent chassé avec le vôtre. M. Bulstrode m’a promis de suivre ce bon exemple. — Eh bien ! maintenant que vous avez eu le temps d’y réfléchir, que dites-vous de la représentation ?

— Elle a été trop longue d’une heure ; ce qui ne m’empêche pas de rendre justice à M. Bulstrode, qui, si la fortune l’eût voulu, eût pu devenir un comédien éminent.

— M. Bulstrode est, dit-on, l’héritier d’un baronnet, et il est appelé à une grande fortune ?

— C’est ce qu’on assure. N’est-ce bien pas à lui, monsieur Littlepage, dans cette position, de venir si loin pour servir son roi et son pays dans des guerres aussi rudes que celles des colonies ?

Je fus obligé d’en convenir ; mais j’aurais voulu de tout mon cœur que la question fut faite avec moins d’empressement et de vivacité. À vrai dire, je ne savais trop que penser des sentiments d’Anneke pour le jeune major. Venait-on à parler de lui ? elle écoutait avec un calme et un sang-froid que j’étais loin de remarquer dans toutes ses compagnes. Ce n’était pas encore un médiocre avantage pour M. Bulstrode de se trouver dans une colonie ; héritier d’un baronnet ! c’est quelque chose à Londres, mais c’est bien plus encore à New-York ; tout ce qui vient de loin paraît si beau !

Herman Mordaunt, qui nous précédait avec Jason, nous dirigea par de petits sentiers qui nous permirent de rester sur les hauteurs pendant près de deux milles sans être obligés de mettre pied à terre. Enfin nous atteignîmes un point d’où l’on découvrait Lilacsbush à moins d’un demi-mille de distance.

— Voilà mon domaine, dit-il en s’arrêtant pour nous attendre ; cette barrière que je vais lever me sépare de mon plus proche voisin du côté du sud. Ces hauteurs n’ont guère d’autre utilité que de servir de pâturages au commencement de la saison ; mais convenez qu’on y jouit de bien belles vues.

— Je suis sûr qu’avant peu elles se couvriront de maisons de campagne.

— Ce serait bien possible ; nous vivons dans un pays où il est assez difficile de prévoir ce qui arrivera le lendemain ; on cherche de tous les côtés à s’arrondir. À propos, monsieur Littlepage, on dit que votre père et mon ami, le colonel Follock, viennent de faire une acquisition territoriale assez importante ; on parle d’un domaine considérable, situé, je crois, près d’Albany.

— Oh ! pas si considérable qu’on veut bien le dire ; quarante mille acres tout au plus, et c’est encore assez loin d’Albany, à quarante milles au moins, si j’ai bien compris. Au surplus, Dirck et moi, nous devons l’hiver prochain nous mettre à la recherche de ces terres, et nous saurons alors au juste à quoi nous en tenir.

— Ma foi, nous pourrions bien nous retrouver par là ; j’ai des affaires importantes à régler à Albany ; voilà longtemps que je les néglige, et j’ai l’intention d’aller jeter un coup d’œil de ce côté au commencement du printemps prochain ; nous nous rencontrerons peut-être au milieu des forêts.

— Vous avez déjà sans doute été à Albany, monsieur Mordaunt ?

— Plus d’une fois, avant et depuis mon mariage, et toujours pour affaires, comme vous pensez bien ; la distance est trop grande pour que ce puisse être un simple voyage d’agrément.

— Mon père y a été quand il était militaire, et il me dit que c’est une partie de la province qui mérite d’être visitée. À tout hasard, c’est un voyage que je suis décidé à entreprendre, puisqu’il est bon, dit-on, que les jeunes gens voient le monde ; si l’on se bat de ce côté, en bien ! Dirck et moi, nous prendrons du service.

Tout en causant nous étions arrivés à la porte de Lilacsbush ; Bulstrode n’était pas là, et j’eus l’indicible plaisir d’aider miss Mordaunt à descendre de cheval. Avant d’entrer, nous nous arrêtâmes un moment pour examiner la vue. J’ai déjà donné au lecteur quelque idée de l’apparence générale de la propriété ; mais il fallait s’en approcher pour en bien comprendre les beautés. Comme son nom l’indiquait, la pelouse, la maison, les dépendances étaient entourées de lilas alors en pleine fleur ; ces arbustes étaient en si grand nombre qu’ils jetaient à l’entour une sorte de lueur purpurine qui se reflétait jusque sur les traits d’Anneke pendant qu’elle me faisait remarquer cet effet magique.

— Le plus beau mois pour moi est celui où nos lilas fleurissent, dit Anneke qui jouissait de ma surprise et de mon enchantement ; aussi ne manquons-nous jamais de le passer ici ; vous conviendrez du moins, monsieur Littlepage, que notre habitation est bien nommée.

— C’est vraiment une féerie ! Je n’aurais jamais cru que le simple et modeste lilas pût prêter tant de charmes à une demeure.

— La simplicité et la modestie prêtent du charme à tout, fit observer la sensée mais taciturne Mary Wallace.

L’intérieur de la maison ne me plut pas moins que l’extérieur : je reconnus le goût d’Anneke. Sans doute ce n’était pas une résidence du premier ordre ; c’était une de ces maisons solidement construites, à un étage et demi, que les familles les plus distinguées se plaisent à habiter à la campagne, ayant beaucoup de rapports avec mon cher Satanstoé, mais meublée avec beaucoup d’élégance. La salle à manger était un vrai bijou ; les buffets qui étaient dans les coins étaient si bien vernis qu’on eût pu s’y mirer ; la vaisselle plate était d’un travail si parfait qu’elle n’avait pu être achetée qu’en Angleterre ; la porcelaine de Chine, entre les mains d’Anneke, me parut la plus jolie que j’eusse jamais vue ; tout avait un air d’aisance, de propreté, de richesse, qui me frappa singulièrement.

— Anneke, dit Herman Mordaunt pendant le déjeuner, M. Littlepage m’apprend qu’il se propose de voyager dans le nord l’hiver prochain ; le régiment de Bulstrode s’attend de son côté à être envoyé à Albany, de sorte que nous pourrions bien nous retrouver tous encore parmi les Hollandais.

J’essayai de balbutier quelques paroles pour exprimer tout le plaisir que j’en ressentais ; mais je m’en tirai assez mal.

— C’est ce que j’avais cru comprendre, répondit Anneke ; j’espère que le cousin Dirck sera du voyage ?

Le cousin Dirck répondit affirmativement, et l’on parla du bonheur de se retrouver en pays de connaissance si loin de chez soi. De nous tous, Herman Mordaunt était le seul qui se fût éloigné de plus de cent milles du lieu de sa naissance ; je venais ensuite, car Princeton est bien à quatre-vingts milles de Satanstoé.

— Et moi donc, dit Jason avec sa familiarité vulgaire ; dans mon dernier voyage, est-ce que je n’ai pas été plus loin encore de Danbury ? Parlez-moi des voyages pour apprendre mille choses utiles. Je le sais bien par la différence qu’il y a entre York et le Connecticut.

— Et lequel de ces pays préférez-vous, monsieur Newcome ? demanda miss Mordaunt.

— Voilà, miss, — Jason n’en voulait pas démordre, — voilà une question superlativement insidieuse ; car on ne peut se déboutonner sur un pareil sujet sans se faire une foule d’ennemis. New-York est une grande colonie, une très-grande colonie, je n’en disconviens pas ; mais tout le monde sait qu’autrefois elle était hollandaise, j’en demande bien pardon à M. Follock, et l’on conviendra que le Connecticut a eu dès le principe l’avantage proéminent d’un territoire délicieux et d’habitants superlativement moraux et religieux.

Herman Mordaunt ouvrit de grands yeux ; Dirck et moi nous étions trop habitués au langage de Jason pour y trouver rien d’extraordinaire dans cette occasion. Quant aux jeunes amies, elles échangèrent imperceptiblement un sourire d’intelligence, comme pour se demander ce que voulait dire ce singulier original.

— Vous avez donc remarqué quelque différence dans les coutumes entre les deux colonies, monsieur ? demanda Herman Mordaunt.

— Une différence énorme, monsieur, énorme. En voulez-vous un tout petit exemple ? Tenez, voici un fait qui n’aurait jamais pu arriver dans le Connecticut, pas plus que toute la province ne tiendrait dans cette théière.

— Voyons un peu ; vous piquez ma curiosité.

— Il s’agit de la jeune miss, votre fille. Vous savez ce lion que nous avons été voir tous ensemble ; eh bien, Corny avait payé pour miss, rien de mieux jusque-là.

— Est-ce que ma fille aurait oublié de s’acquitter ?

— Patience, mon cher père, écoutez la fin de l’histoire.

— Non, sans doute, elle ne l’a pas oublié ; mais croiriez-vous bien que Corny a pris l’argent ? Je soutiens qu’on ne trouverait pas dans tout le Connecticut un homme qui en eût fait autant. Si l’on ne peut régaler des dames à présent, qui donc régalera-t-on ?

Il n’y avait pas moyen de se fâcher avec un pareil personnage. Herman Mordaunt lui répondit avec ce ton de politesse exquise qui ne l’abandonnait jamais :

— Il faut excuser miss Mordaunt de tenir à nos coutumes, monsieur Newcome, à cause de sa jeunesse et de son peu d’usage du monde.

— Mais Corny ; que Corny ait fait une pareille bévue !

— Que voulez-vous ? M. Littlepage est comme ma fille, il n’a pas encore voyagé dans le Connecticut.

Je quittai Lilacsbush sérieusement amoureux ; ce serait une faiblesse de ma part de le cacher. Anneke, dès le premier moment, avait fait sur moi une vive impression ; mais cette impression ne s’arrêtait plus à l’imagination ; elle avait pénétré jusqu’au fond du cœur. Peut être fallait-il la voir dans l’intimité pour juger de toutes ses perfections. À New-York, je ne l’avais entrevue que dans la foule, entourée d’admirateurs ou de jeunes filles de son âge, et il n’était guère possible d’apprécier son caractère. Cependant, quand Mary Wallace était auprès d’elle, on voyait qu’elle était plus à l’aise, et ses sentiments naturels se montraient alors dans toute leur naïveté. Lorsque miss Mordaunt parlait à son amie, l’affection faisait vibrer sa voix, la confiance se peignait dans son regard, l’estime, la déférence respiraient dans tous ses traits. Mary Wallace avait deux ans de plus qu’elle ; et cette différence d’âge, jointe à son caractère, justifiait ces égards de la part de son amie, qui, du reste, en les ayant pour elle, ne cédait qu’à un élan naturel de son cœur.

Une preuve de l’empire que la passion prenait sur moi, c’est que j’oubliai Dirck, son attachement évident, ses prétentions antérieures aux miennes et ses chances de succès. Quelle qu’en fût la cause, il était évident qu’Herman Mordaunt avait beaucoup d’estime pour Dirck Van Valkenburgh. Les relations de parenté qui existaient entre eux pouvaient y être pour quelque chose, et il était possible que le père calculât déjà les avantages d’une alliance plus intime avec lui. Le colonel Follock passait pour riche, et son fils, outre sa mâle figure et ses membres robustes qui annonçaient un jeune Hercule, avait le plus heureux caractère et la meilleure réputation. Eh bien, pourtant Dirck ne me faisait pas peur ; c’était Bulstrode qui, dès le principe, m’avait donné de sérieuses inquiétudes. Je voyais tous les avantages qu’il avait sur moi, je me les exagérais même, et j’étais aveugle sur ceux de mon ami. Peut-être si l’image de Dirck s’était présentée plus souvent ou plus distinctement à mon esprit sous les traits d’un rival, aurais-je eu la magnanimité de battre en retraite et de lui laisser le champ libre. Mais après cette matinée passée à Lilacsbush, le sacrifice n’était plus possible ; et lorsque je m’éloignai de la maison côte à côte avec mon ami, je ne songeais en aucune manière à l’affection qu’il avait pu avoir pour Anneke, et la magnanimité était un sentiment qui, lorsqu’il s’agissait d’elle, n’avait plus aucune prise sur mon cœur.

— Savez-vous, Corny, que ces Mordaunt sont joliment cossus ? commença Jason, dès que nous fûmes en route. Il y avait plus de vaisselle plate sur leur table qu’il n’y en a dans tout Danbury. Quelle prodigalité, bon Dieu ! il faut que le vieux soit superlativement riche, Dirck.

— Il a des propriétés assez considérables, Jason ; mais cette vaisselle est depuis longtemps dans sa famille. Elle lui vient d’Angleterre ou de Hollande.

— Retenez de moi que cette vaisselle n’est pas étalée là pour rien. On a une fille, on veut l’établir, peut-être bien à un de ces riches officiers anglais qui foisonnent à présent dans la province. Qu’est-ce que c’est qu’un Bulstrode que j’ai entendu nommer si souvent ? En voilà un qui me donne à penser. C’est que je me trompe rarement, voyez-vous, dans mes prévisions.

Je remarquai que Dirck tressaillit involontairement ; pour moi j’éprouvai un tel serrement de cœur que je fus quelque temps avant de pouvoir parler.

— Monsieur Newcome, dis-je enfin, peut-on savoir sur quoi se basent vos conjectures ?

— Allons, n’allons-nous pas nous donner du monsieur maintenant, sur la grande route ? Vous êtes Corny, Dirck est Dirck et je suis Jason. La route la plus courte est toujours la meilleure, et j’aime qu’entre amis on s’appelle par son nom de baptême. Vous me demandez sur quoi se basent mes conjectures ? sur une foule de circonstances. D’abord, quand on a une fille sur les bras, il est tout simple qu’on cherche à s’en débarrasser ; ensuite ces officiers sont presque tous riches comme Crésus, et les parents aiment beaucoup les prétendus qui ont du quibus. Enfin il en est qui doivent hériter de titres, et c’est là une tentation superlative pour les jeunes filles. Je ne crois pas qu’il y en ait une seule à Danbury qui y résistât.

J’ai toujours trouvé étrange que dans la partie des provinces où demeurait Jason, on eût tant de respect pour les titres. Nulle part les habitudes ne sont plus simples, ni l’égalité de condition plus grande. Néanmoins l’amour pour les titres est si profond dans le Connecticut que la moindre petite qualité restera toujours attachée au nom de la personne, et ne le quittera pas même sur la pierre funéraire. Nulle part dans les colonies, on ne montre plus de déférence pour le rang que dans la Nouvelle-Angleterre.

Nous arrivâmes un peu tard à Satanstoé, par suite de la pause que nous avions faite à Lilacsbush. Ma mère fut ravie de me voir après une si longue absence, absence qui ne lui semblait pas sans danger quand elle songeait que j’avais passé quinze grands jours au milieu des attraits et des séductions de la capitale. Elle se jeta dans mes bras, les larmes aux yeux, et me serra contre son cœur avec une étreinte toute maternelle.

Il me fallut raconter tout ce que j’avais fait, tout ce que j’avais vu, sans oublier Pinkster, le spectacle et le lion. Dans le premier moment, je ne parlai point des Mordaunt. Un jour que j’étais à me creuser la tête dans mon cabinet pour tâcher de composer quelques vers, ma mère entra et vint s’asseoir à côté de moi, son tricot à la main, pour travailler comme c’était son habitude ; car elle ne restait jamais une minute à ne rien faire. Je vis par le sourire de bonté qui errait sur ses lèvres qu’elle avait quelque chose à me dire, et que ce quelque chose n’avait rien de désagréable pour moi. J’attendis avec quelque curiosité qu’elle commençât. L’excellente mère ! avec quelle complète abnégation elle s’oubliait elle-même pour ne songer qu’à ce qui pouvait avoir le rapport même le plus éloigné avec mon bonheur à venir !

— Finissez, mon fils, finissez ce que vous écrivez, car un mouvement machinal m’avait fait serrer immédiatement mon papier, je ne suis pas pressée.

— Mon Dieu, ma mère, j’ai fini, c’étaient quelques vers que je transcrivais, que je cherchais à mettre sur leurs pieds.

— Des vers ! mon cher enfant, vous êtes donc poète, Corny ? reprit ma mère avec un sourire de complaisance ; car on est toujours flattée d’être la mère d’un poète.

— Poète, ma mère ! Dieu m’en préserve ! autant vaudrait être maître d’école comme Jason.

— Allons, n’en parlons plus ; mais dites-moi un peu : qu’est ce qu’on raconte, que vous avez arraché une jeune et belle fille de la gueule d’un lion, pendant votre séjour à New-York ? Comment se fait-il que je n’apprenne cela que par M. Newcome ?

Ma figure devait être pourpre, car je sentais le feu me monter au front, pendant que ma mère souriait de plus en plus. Ma langue était clouée à mon palais, et je n’aurais pu dire un mot, quand même Anneke pour récompense eût dû me sourire ainsi.

— Il n’y a point tant à rougir, Corny, pour avoir sauvé une jeune fille et pour avoir été ensuite chez son père recevoir les remerciements de ses parents. Les Mordaunt sont d’une famille qu’on ne peut être qu’honoré de visiter. Ainsi donc la lutte entre vous et le lion a été très-acharnée, mon enfant ?

— Que parlez-vous de lutte, ma mère ? il paraît que Jason excelle à broder une histoire. Il s’agit tout simplement d’un schall qu’un lion attirait à lui avec sa griffe.

— Oui, mais ce schall était sur l’épaule de la jeune personne, et elle était perdue, si vous n’aviez eu assez de présence d’esprit et de courage pour le dégager.

— Comme vous voudrez, ma mère. J’ai eu le bonheur de rendre service à une jeune personne charmante, et son père et elle m’en ont remercié, comme c’était une chose toute simple.

— N’est-il pas étrange, ajouta ma mère d’un air pensif et comme si elle se parlait à elle-même, que vous soyez fils unique, et qu’Anneke Mordaunt soit fille unique aussi, comme Dirck Follock me l’a souvent répété ?

— Ah ! Dirck vous parlait donc souvent d’Anneke, ma mère ?

— Très-souvent ; vous savez bien qu’il est son parent, comme vous aussi au surplus.

— Comme moi ! je serais parent d’Anneke Mordaunt, et pas de trop près ?

Ce mot m’échappa, mais il était trop tard. Ma mère sourit de nouveau, et je crois qu’à partir de ce moment, elle soupçonna ma passion naissante.

— Oui, parent, Corny, et je vais vous dire comment. Ma trisaïeule, aïeule, Alida Vander Heyden, était cousine germaine de la trisaïeule d’Herman Mordaunt, qui était une Van Kleeck. Ainsi vous voyez qu’Anneke et vous, vous êtes parents.

— Oui, ma mère, assez parents pour que je sois plus à l’aise avec elle, et pas assez pour qu’il en résulte des inconvénients.

— On dit, mon enfant, qu’Anneke n’est pas mal.

— Pas mal, ma mère ! dites donc ravissante ! Beauté, modestie, grâce, délicatesse, piété, elle réunit tout ! c’est un ange à dix-sept ans !

Ma mère parut étonnée de la chaleur avec laquelle je m’exprimais, et son sourire n’en devint que plus significatif. Cependant elle crut ne devoir pas prolonger la conversation sur ce sujet, et elle se mit à me parler de l’apparence de la récolte et de toutes les raisons que nous avions de bénir la céleste Providence. Je présume qu’avec son instinct de femme, elle en avait appris assez pour le moment pour savoir à quoi s’en tenir.

L’été succéda bientôt à ce mois de mai qui tenait désormais une si grande place dans mon existence, et je cherchai de l’occupation dans les champs ; mais rien ne pouvait me distraire de la pensée unique qui m’absorbait : Anneke était partout avec moi. Aussi fus-je bien heureux lorsque Dirck, vers le milieu de la saison, une fois qu’il était venu passer quelques jours avec nous, me proposa d’aller rendre avec lui une autre visite à Lilacsbush. C’était un garçon prudent, et il avait commencé par écrire pour savoir si nous ne dérangerions pas Herman Mordaunt. La réponse ne se fit pas attendre ; elle était aussi affectueuse qu’on pouvait le désirer. On nous attendait avec impatience, et avec d’autant plus de plaisir qu’Anneke et Mary Wallace seraient là pour nous recevoir. J’admirai le sentiment honorable qui avait dicté à Dirck cette démarche franche et loyale.

Nous montâmes à cheval de manière à arriver à Lilacsbush quelques heures avant le dîner. Anneke nous accueillit le sourire sur les lèvres, et les joues animées d’une certaine rougeur ; mais je ne pus découvrir le moindre changement dans ses manières avec nous. C’étaient la même bonté, la même prévenance, les mêmes attentions. Les représentations d’amateurs avaient continué jusqu’au départ du régiment ; et Bulstrode, Billings, Harris, la vertueuse Marcie et toute la troupe étaient en route pour Albany. Anneke, à cause de son départ pour la campagne, n’avait pu voir que trois de ces représentations ; mais elle trouvait qu’il y avait au mois autant à blâmer qu’à louer. Elle n’en rendait pas moins justice au jeu admirable de Bulstrode ; et quelques personnes regrettaient même qu’il n’eût pas pris la carrière du théâtre.

Je cédai aux instances qui me furent faites, et je couchai à Lilacsbush ; mais le lendemain je partis avec mon ami, une heure ou deux après le déjeuner. J’étais porteur d’une invitation pressante de mes parents à Herman Mordaunt, pour qu’il vînt goûter notre poisson avec les deux amies ; et la visite fut rendue dans le mois de septembre. Ma mère reçut Anneke comme une parente, quoique le père et la fille dussent être assez surpris de voir que les parents de Hollande leur pleuvaient ainsi de tous côtés. Néanmoins ils n’en parurent pas mécontents : le nom de la famille de ma mère était respectable, et l’on ne pouvait qu’être honoré de lui appartenir. Nos hôtes nous quittèrent le soir même, je les accompagnai à cheval jusqu’à la distance de cinq milles, et alors je pris congé d’Anneke que je ne devais plus voir de plusieurs mois, et je n’ai pas besoin de dire s’ils me parurent longs et pénibles.

L’année 1757 fut mémorable dans les colonies par les progrès de la guerre. Montcalm s’était avancé jusqu’à la source du lac George, il avait pris le fort William Henry, et toute la garnison avait été massacrée. Ce coup de main avait mis l’ennemi en possession du Champlain, et un poste formidable occupait également la forte position de Ticonderoga. La face des affaires s’était considérablement rembrunie dans les colonies ; et de grands efforts devaient être tentés, le printemps suivant, pour réparer les pertes. On parlait de renforts considérables qu’on attendait d’Angleterre, de levées, plus nombreuses que jamais, qu’on devait faire dans les colonies. Lord Loudon était rappelé, disait-on, et il devait être remplacé par un vieux militaire du nom d’Abercrombie. Des régiments commençaient à arriver des Indes occidentales. Une troupe régulière de comédiens en arrivait en même temps ; et l’hiver suivant fut signalé à New-York par de grands plaisirs, dont le récit arriva jusqu’à Satanstoé.