Satanstoe/Chapitre VIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 72-79).
CHAPITRE VIII.


Traitez chaque homme d’après ses mérites ; et quel est celui qui ne sera pas fustigé ? Ne consultez au contraire que le sentiment de votre honneur et de votre dignité ; moins cet homme est digne de vos bontés, plus votre bienveillance est méritoire.
Shakspeare



Harris sera complètement hors de combat si je ne trouve pas moyen de lui faire quitter la table, dit bientôt Bulstrode ; vous savez qu’il doit jouer ce soir Marcie, et s’il est bon qu’il soit un peu en gaieté pour avoir de l’assurance et de l’entrain dans son rôle, il ne faut pas qu’il en ait trop, pour l’honneur de la vertueuse Romaine.

Ce fut un tolle général de la part de toutes les dames en apprenant que M. Harris devait jouer un rôle travesti ; personne ne connaissait encore la distribution des rôles ; tout ce qu’on savait, c’était que Bulstrode devait jouer Caton ; le reste avait été tenu secret, afin que les spectateurs eussent le plaisir de la surprise et cherchassent à deviner les acteurs. Anneke assura que son père ne retenait jamais ses convives longtemps, et qu’on ne tarderait pas à les voir tous arriver. En effet, au bout d’une demi-heure, tous ces messieurs firent leur entrée dans le salon pour prendre le café, et Harris marchait à peu près droit. Bulstrode ne tarda pas à l’emmener, en déclarant que, comme le fantôme d’Hamlet, leur heure était venue.

À sept heures, toute la société se dirigea vers le théâtre ; les rues offraient un coup d’œil inaccoutumé ; elles étaient remplies de personnes en grande toilette, et l’on eût dit un salon en plein air. La plupart des cavaliers portaient leur chapeau à la main, pour ne pas déranger l’économie de leur coiffure. Anneke Mordaunt était charmante : un doigt de poudre jeté légèrement sur ses beaux cheveux châtains, qui sortaient en tresses ondoyantes de dessous un bonnet rejeté coquettement sur le derrière de la tête, donnait à sa physionomie une expression de douceur ineffable. Plus d’une fois, en marchant à côté d’elle, je me surpris à penser combien j’étais peu digne de la place que occupais. Je crois que cette humilité est l’un des signes les plus certains du véritable amour.

Enfin nous arrivâmes au théâtre et nous pûmes entrer dans la salle. Les premiers rangs étaient occupés par des nègres en grande livrée, qui retenaient des places pour leurs maîtres. Ils disparurent, suivant l’usage, à mesure que le monde arriva, et nous prîmes possession des places qui nous avaient été réservées. Je reconnus les soins attentifs de Bulstrode pour Anneke, à la manière dont nous étions placés.

Un vif sentiment de curiosité et d’intérêt se peignait sur toutes les figures, surtout de la partie jeune de l’auditoire ; Anneke semblait jouir d’avance du plaisir qu’elle se promettait, quoique cette expression de joie fût tempérée par la réserve qui la caractérisait. L’orchestre était à son poste ; les instruments à vent y dominaient ; il paraît que c’étaient des amateurs, tant civils que militaires, et beaucoup de dames dans les loges échangeaient des sourires d’intelligence avec les musiciens.

Enfin le commandant en chef et le lieutenant gouverneur parurent dans leur loge : la toile se leva presque aussitôt ; et un nouveau monde se déroula à nos yeux ! Je ne parlerai pas du jeu des acteurs, quoique, suivant moi, il fût parfait. Bulstrode fut couvert d’applaudissements ; et des habitués de spectacle, qui avaient vu les grands théâtres de Londres, protestaient que la création du rôle de Caton aurait fait honneur aux plus grands comédiens. Son costume me parut être tout à fait convenable ; mais il me serait impossible de le décrire. Je me rappelle que Siphax portait l’uniforme de colonel de dragons, et Juba celui d’officier général, et qu’il s’éleva de grandes discussions, parce que les deux acteurs avaient jugé à propos de paraître avec des perruques de laine, et la figure toute noircie. On répondait à cela qu’ils représentaient des Africains, et qu’il suffisait de jeter les yeux sur la galerie, pour voir que les Africains sont ordinairement noirs et qu’ils ont les cheveux crépus. À cela près, tout se passa à la satisfaction générale La « vertueuse » Marcie elle-même se tint assez droite, et Bulstrode assura que ce qu’il y avait d’un peu tendre dans son regard tempérait admirablement ce qu’il y aurait eu peut-être de trop mâle dans sa tournure. Enfin tout le monde fut content, sans en excepter les autorités. Herman Mordaunt sourit bien une ou deux fois à des endroits qui auraient dû lui faire éprouver une toute autre sensation ; mais sans doute cela tenait à son peu d’habitude des représentations théâtrales.

Pendant l’entr’acte, entre la tragédie et la petite pièce, les acteurs vinrent dans la salle pour recevoir les félicitations qu’ils méritaient. Les yeux expressifs d’Anneke étincelaient de plaisir, pendant qu’elle faisait son compliment à Bulstrode avec un véritable enthousiasme, et elle convint qu’elle ne s’était jamais fait une idée de l’effet du spectacle, rehaussé par l’éclat des lumières, par les costumes et les décorations. Elle était sûre d’avance que la seconde pièce ne serait ni moins intéressante ni moins bien jouée. Il était évident que le succès du major avait encore avancé ses affaires, et qu’il y aurait folie à moi de vouloir entrer en lutte contre un pareil compétiteur. C’était une réflexion qui me peinait extrêmement, quand un coup de sonnette se fit entendre, et les acteurs nous quittèrent pour aller s’habiller.

L’entr’acte fut très-long, et il fut employé à se rendre des visites d’une loge à l’autre. J’allai voir ma tante dans sa loge ; et elle me parut assez contente, quoique moins enthousiaste que les jeunes personnes. Mon oncle restait fidèle à son caractère : bonhomme au fond, mais nullement disposé à prodiguer les éloges.

— Pas trop mal pour des écoliers, Corny, pas trop mal ; quoique le jeune cadet qui jouait Marcie ait encore beaucoup à faire. Je ne sais pas son nom ; mais on dirait qu’il a étudié son rôle auprès de quelque vivandière.

— Vous êtes sévère, mon oncle, et l’on est plus indulgent de notre côté. N’avez-vous pas du moins été content de Caton ?

— Oui, pour un amateur, Bulstrode ne s’en est pas trop mal tiré. À propos, Jane, — c’était le nom de ma tante — on dit qu’il va épouser la charmante fille d’Herman Mordaunt, et qu’il en fera lady Bulstrode un de ces jours.

— Et pourquoi pas, monsieur Legge ? D’ailleurs, ils sont parents, je crois.

— C’est possible. Le père de Mordaunt était d’une assez bonne famille anglaise, quoiqu’il fût pauvre comme Job lorsqu’il épousa une de nos héritières de Hollande. Herman Mordaunt eut, de son côté, le bon esprit d’épouser aussi une héritière, bien qu’elle ne fût pas Hollandaise ; de sorte qu’Anneke héritera de tout cela.

Ainsi donc ce semblait chose décidée dans l’esprit de quelques personnes que Bulstrode devait épouser Anneke ! Je ne saurais décrire le coup que me porta cette découverte ; et je compris seulement alors à quel point en une semaine mon pauvre cœur s’était laissé prendre.

Le Stratagème à la mode commença bientôt, et Bulstrode reparut sous les traits de Scrub. Les connaisseurs trouvèrent son jeu excellent, et le laquais leur parut encore préférable au sénateur romain. La pièce en elle-même me sembla d’une trivialité révoltante ; mais on disait qu’elle avait beaucoup de succès en Angleterre, et un arrêt rendu par la métropole semblait sans appel. Je remarquai avec joie, néanmoins, que la figure d’Anneke prenait une expression sérieuse, et qu’elle semblait ne trouver aucun plaisir à des scènes si peu en rapport avec son sexe et avec son âge. Aussi attendit-elle à peine que le rideau fût baissé pour se retirer.

Dans la rue, nous fûmes rejoints par quelques amies de miss Mordaunt qui semblaient enchantées, et qui le disaient hautement. Anneke ni Mary Wallace ne répondirent rien, et je me gardai bien de faire aucune allusion à la petite pièce qu’on venait de représenter. Quant à ces pauvres dames, elles étaient plus à plaindre qu’à blâmer ; elles admiraient de confiance ce qui avait fait l’admiration de la métropole. Comment se défier du jugement de sa mère ! Eh bien ! je parierais que ni le peuple ni le gouvernement anglais ne songent en aucune manière à ce genre de responsabilité qui pèse sur eux.

Notre petite société retourna chez Herman Mordaunt où nous devions souper. Au moment où nous nous mettions à table, Bulstrode entra triomphant pour recevoir les éloges qu’il avait si bien mérités.

— D’abord, convenez, s’écria-t-il, que mademoiselle Marcie a fait merveille. Elle n’a pas marché trop de travers ; mais je vous assure qu’en ma qualité de directeur de spectacle, j’ai éprouvé un moment de terribles angoisses.

— Oui, répondit sèchement Herman Mordaunt, le directeur a dû avoir beaucoup à faire en effet.

— Miss Mordaunt a bien voulu faire entendre que Caton ne l’avait pas trop ennuyée. Puis-je savoir ce qu’elle pense de la seconde pièce ?

— Elle m’empêchera de regretter que nous n’ayons pas de théâtre régulier ; ce qui aurait pu avoir lieu si le spectacle avait fini avec la tragédie.

— Je crains de vous comprendre, et je voudrais que nous eussions fait un autre choix, répondit Bulstrode, avec un ton d’humilité qui ne lui était pas ordinaire, même en parlant à miss Mordaunt. Nous avions cru ne pouvoir mieux faire que de prendre la pièce en vogue à Londres. Si nous nous sommes trompés, vous ne nous refuserez pas du moins votre pardon en échange de nos excuses.

À la fin du repas, suivant l’usage invariable, des santés furent portées de nouveau. Hermann Mordaunt resta fidèle à sa miss Markham.

— C’est un pacte que nous avons fait ensemble, dit-il en riant, et je n’y manquerai jamais.

Quand vint le tour de Dirck, dont la voix s’était à peine fait entendre de toute la journée, tant il avait toujours de défiance de lui-même, il parut se réveiller tout à coup, et rassembler toute son énergie, et je puis assurer le lecteur qu’il n’en manquait pas dans l’occasion. C’était la franchise personnifiée. Il n’aimait qu’une personne au monde, et il était incapable de dissimulation ; et, tout en rougissant jusqu’aux oreilles, il proposa la santé d’Anneke Mordaunt.

C’était blesser tous les usages que de porter la santé d’une personne présente, et Bulstrode se récria contre cette innovation. Ce fut alors un déluge de plaisanteries contre le pauvre Dirck, et Anneke ne trouva d’autre moyen de le faire cesser qu’en buvant à son tour à la santé de son cousin Van Valkenburgh. Dirck regagna ensuite une partie du terrain qu’il avait perdu en chantant une chanson comique en patois hollandais. Il y mit une expression si burlesque que toute la société se pâma de rire, même ceux qui n’y comprenaient rien. Il était plus de minuit quand on se sépara.

Je ne restai plus à New-York que deux jours, et le cœur bien gros j’allai prendre congé d’Anneke et de son père.

— Dirck m’apprend qu’il part avec vous demain, me dit Herman Mordaunt dès qu’il m’aperçut. Anneke va aujourd’hui même à Lilacsbush avec son amie miss Wallace ; car ce serait dommage de ne pas voir notre jardin au moment où il est tout en fleurs. Moi-même je dois les rejoindre dans la soirée. Maintenant savez-vous ce qu’il faut faire ? Partez demain au point du jour, et vous viendrez nous demander à déjeuner en passant. C’est votre chemin, et nous ne vous retiendrons pas longtemps. À une heure, vous pourrez vous remettre en route ; vous aurez encore tout le temps d’arriver à Satanstoé avant la nuit.

Une pareille invitation ne pouvait se refuser, et je me retirai le cœur plus léger qu’en entrant. C’est une chose si triste, des adieux, lorsqu’on ne sait pas quand on se reverra !

Le lendemain, Dirck et moi nous étions en selle à six heures. C’était une belle matinée du mois de mai, et dès que nous fûmes dans la campagne, l’air semblait tout imprégné du doux parfum des lilas. Au moment où nous venions d’entrer dans l’avenue de Bowery, un cavalier sortait de New-York et venait de notre côté. Il n’eut pas plus tôt aperçu deux voyageurs suivant la même direction, qu’il se mit à piquer des deux, sans doute pour avoir des compagnons. Il fut bientôt près de nous : c’était Jason Newcome en personne. La surprise fut égale des deux côtés ; et, de la part du pédagogue, il s’y mêla, je crois, un peu de désappointement ; car il n’aimait rien tant que de faire de nouvelles connaissances. Il paraît qu’il avait fait une excursion assez lointaine pour visiter un vieux parent, et c’était pour cette raison que nous ne l’avions pas rencontré depuis l’affaire du lion.

Je n’ai jamais pu me rendre bien compte du procédé à l’aide duquel Jason savait vous soutirer votre secret. Il est vrai qu’il ne se faisait aucun scrupule de faire des questions, même celles que la plus simple délicatesse eût dû lui interdire. À défaut de moyens plus directs, il se perdait dans le champ des conjectures, et Dieu sait quelle carrière il se donnait alors, et à quelles suppositions erronées il se trouvait entraîné le plus souvent.

Dans cette occasion, Jason ne tarda pas à découvrir où nous allions. La manière dont il s’y prit est assez caractéristique pour que je la rapporte ici.

— Nous sommes partis de bonne heure, messieurs, à ce qu’il paraît, dit notre homme, dès que nous fûmes à portée de l’entendre. Il faut que nous ayons eu des raisons superlatives pour cela.

— Est-ce que notre souper ne nous attend pas ce soir à Satanstoé ?

— Notre souper ! mais vous arriverez pour dîner tout au moins, à moins pourtant que vous n’ayez l’intention de vous arrêter en chemin.

— Cela pourrait bien être, monsieur Newcome.

— Sans doute chez M. Van Coetlandt ? habitation charmante.

— Nullement, monsieur.

— Oh ! alors chez le riche comte Philips, sur le bord de la rivière ? Cela ne vous détournera pas beaucoup.

— C’est plus loin que nous nous détournerons.

— Ah ! vous vous détournerez donc ! j’en étais sûr. Eh bien ! il y a l’habitation de M. Mordaunt, dont la fille a été tirée par vous des griffes du lion ; — domaine délicieux, qu’on appelle Lilacsbush.

— Et comment savez-vous cela, Jason ?

— En questionnant à droite et à gauche.

Et Jason commença alors une série de manœuvres plus ou moins adroites pour nous décider à le conduire avec nous. Je cherchais à esquiver la proposition le plus honnêtement possible, lorsque Herman Mordaunt, qui était venu à cheval à notre rencontre, le voyant avec nous, lui témoigna l’espoir de recevoir aussi sa visite, proposition que Jason n’eut garde de refuser.