Satanstoe/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 62-72).
CHAPITRE VII.


— Sir Valentine, je ne me soucie pas d’elle, moi.
— Bien fou celui qui risquerait sa vie pour une fille qui ne l’aime pas.
— Je n’en veux pas, et vous pouvez la prendre.
Shakspeare



Je vis Anneke Mordaunt plusieurs fois, soit dans les promenades, soit chez elle, avant le jour pour lequel son père m’avait invité à dîner. Le matin de ce jour-là, M. Bulstrode me fit l’honneur de venir me voir ; il m’annonça qu’il était du dîner, et qu’en sortant de table on se rendrait au théâtre pour la représentation en question.

— Si vous voulez vous donner la peine de passer à la taverne de la Couronne, vous trouverez des billets sa votre adresse pour vous et pour vos amis, et notamment pour votre parent, M. Dirck Follock ; c’est, je crois, son nom. Ces Hollandais ont des noms bizarres, n’est-ce pas monsieur Littlepage ?

— Ils peuvent paraître tels à un Anglais, monsieur, mais les nôtres ne leur semblent pas moins étranges sans doute. Quant à M. Dirck Van Valkenburgh, il n’est pas mon parent, c’est aux Mordaunt qu’il est allié.

— Aux Mordaunt ou à vous, qu’importe ? Je savais qu’il était parent de quelqu’un de ma connaissance ; cela suffisait pour l’inviter. Savez-vous que je ne le vois jamais sans regretter qu’il ne fasse point partie de notre compagnie de grenadiers ?

— Dirck sans doute y serait très-bien placé ; mais vous connaissez les familles hollandaises, monsieur Bulstrode. Elles conservent une grande partie de leur attachement pour la Hollande, et il est rare qu’elles prennent du service dans l’armée ou dans la marine, comme nous autres d’origine anglaise.

— Comment ? ce n’est pas assez d’un siècle pour calmer cet enthousiasme pour les marins de la Hollande ? En Angleterre la colonie de New-York passe pour être fidèle.

— J’ai souvent entendu dire à mon grand-père que le règne du roi Guillaume avait beaucoup contribué à rapprocher du nouveau gouvernement les Hollandais qui sont ici, mais que depuis, ils s’étaient un peu refroidis. Néanmoins la maison de Hanovre n’a pas ici de sujets plus fidèles que les Van Valkenburghs.

— Eh bien ! raison de plus pour nous amener votre ami. Cette représentation ne vous donnera pas une grande idée de nos théâtres, Littlepage ; c’est tout au plus bon pour tuer le temps. — Mais il faut que j’aille à la répétition ; au revoir, à trois heures.

Le brillant major s’éloigna aussitôt, et je me rendis à la taverne pour retirer mes billets. Il y avait foule de gens qui venaient en chercher, et chacun déposait une offrande pour venir en aide à de pauvres familles de soldats. En m’en allant, je me dirigeai vers le Mail, qui était alors la promenade à la mode. Les musiques des régiments, placées dans le cimetière de l’église de la Trinité, jouaient alternativement, au grand amusement des promeneurs. Quelques âmes timorées trouvaient bien in petto le lieu singulièrement choisi ; mais on se serait gardé de critiquer tout haut ce que messieurs les militaires avaient une fois décidé.

Il y avait beaucoup de monde au moment où j’arrivai. Les jeunes personnes étaient en majorité. Il y avait un assez grand nombre d’uniformes, même de marins, plusieurs croiseurs de Sa Majesté se trouvant dans le port. Comme on n’aurait pas osé se montrer au Mail, si l’on n’avait pas appartenu à une certaine classe de la société, toutes les toilettes étaient d’une élégance remarquable, et je fus vivement frappé du spectacle, nouveau pour moi, que j’avais sous les yeux.

Qu’on se figure une rue de près d’un demi-mille de longueur, ayant plus de quatre-vingts pieds de large dans sa partie la plus étroite, terminée d’un côté par un fort élevé, surmonté de batteries construites sur le roc, et dominant la baie ; de l’autre, par la plaine, qui forme le Parc actuel, et où les troupes étaient constamment à manœuvrer ; par la maison de correction, la prison et les casernes ; le tout couronné de hauteurs escarpées, couvertes de maisons de campagne, au pied desquelles se prolongeaient des marécages, des vergers et des prairies, qui donnaient à cette partie de l’île un aspect pittoresque. L’église de la Trinité, l’un des plus majestueux édifices de la colonie, tel qu’il existait alors, avec son architecture gothique et ses belles statues, contribuait pour sa part à la beauté de l’ensemble. Le beau temps était revenu ; le printemps venait de faire son entrée avec son cortège de fleurs. Tout semblait sourire dans la nature, et il était impossible de jouir d’un coup d’œil plus animé.

Au milieu de cette foule qui circulait dans tous les sens, je m’aperçus bientôt que j’excitais quelque attention. En ma qualité d’étranger, je ne devais pas m’en étonner ; car je n’avais pas la vanité de supposer que je pusse y être personnellement pour quelque chose. Ce n’était pas que ma figure et mon air eussent rien de désagréable ; je ne fais pas assez fi des dons de la Providence pour tenir ce langage ; et je suis arrivé à un âge ou je puis dire la vérité, sans qu’on m’accuse de suffisance. Ma mère se plaisait à répéter tout bas dans son petit cercle d’intimes que son Corny était un des plus jolis garçons de la colonie. Je sais que toutes les mères ont un faible remarquable pour leurs enfants, et comme j’étais le seul enfant que la mienne eût conservé, il est probable que la bonne chère âme me voyait avec les yeux de son cœur, et que l’opinion qu’elle avait de son fils provenait uniquement de son affection pour lui. Il est vrai que ma tante Legge s’était exprimée plus d’une fois de la même manière ; mais il est naturel que deux sœurs pensent de même sur un pareil sujet, d’autant plus que ma tante n’avait jamais eu d’enfants.

Quoi qu’il en soit, je fus l’objet d’une assez grande curiosité, pendant que je cherchais de tous côtés dans l’espoir de rencontrer Anneke ; car je pensais sans cesse à sa beauté, à sa grâce, à sa gentillesse, à son amabilité. Dirck me donnait bien quelques inquiétudes ; mais Anneke était sa cousine au second degré, et c’était une parenté trop proche pour qu’on pût songer à les unir. Mon grand-père avait toujours posé en principe qu’on ne devait permettre les mariages entre cousins qu’au troisième degré, et je trouvais que mon grand-père avait parfaitement raison.

Je viens de dire que je cherchais Anneke ; en bien ! le croira-t-on ? lorsque, enfin, je la vis venir de loin, donnant le bras à Mary Wallace et causant avec Bulstrode, tandis que son amie conversait avec Harris, je tournai aussitôt les yeux d’un autre côté, et je me serais esquivé sans même risquer le moindre salut, si Bulstrode, qui m’avait aperçu, ne m’eût appelé.

— Comment donc, Cornelius Cœur-de-Lion, il n’y a pas une heure que nous nous sommes quittés, et vous ne reconnaissez déjà plus vos amis ! Allons, brave paladin, tournez la tête, et saluez au moins ces dames.

Je laisse à juger de ma confusion. Je balbutiai quelques excuses, et Anneke eut pitié de mon embarras.

Cœur-de-Lion est un surnom qui convient mieux à un militaire qu’à un bourgeois, dit-elle gaiement en continuant sa promenade. M. Littlepage peut le mériter, mais je ne sais trop, monsieur Bulstrode, s’il ne préfère pas vous le laisser à vous autres officiers.

— Je suis charmé de cette occasion, monsieur Littlepage, de vous enrôler de mon côté dans la guerre que me fait sans cesse miss Mordaunt. Elle est toujours prête à faire bon marché de nous autres pauvres diables qui avons traversé le vaste océan pour protéger les colonies, New-York entre autres, et leurs habitants, compris ces dames, contre les agressions de leurs mortels ennemis, les Français. On ne veut nous en savoir aucun gré, et je ne demande pas mieux que de vous prendre pour arbitre.

— Avant que M. Littlepage accepte ces graves fonctions, il est bon, dit Anneke en souriant, qu’il en connaisse les devoirs et la responsabilité : d’abord, je dois le prévenir que M. Bulstrode, au milieu de ses protestations d’attachement pour les colonies, ne les regarde guère que comme des provinces qui doivent leur existence même à l’Angleterre ; tandis que je prétends que si nous devons quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas à l’Angleterre, mais aux Anglais. Quant aux habitants de New-York, monsieur Littlepage, et surtout quant à nous deux, nous pouvons dire aussi un mot en faveur de la Hollande. Je suis fière, voyez-vous, de mon origine hollandaise.

Ce « quant à nous deux, » dans la bouche de miss Mordaunt, me chatouilla délicieusement les oreilles, quoique je n’eusse pas pour la Hollande la même affection qu’elle. Je fis la réponse que m’inspira la veine du moment ; puis la conversation changea de sujet, et l’on parla de la représentation du soir.

— Savez-vous que j’ai grand’peur de vous, cousine ; — Bulstrode appelait souvent ainsi Anneke ; — vous n’êtes pas très-bien disposée pour les militaires en général, et en particulier pour notre régiment. Billings et Harris ont une peur effroyable de vos critiques.

— Ce seraient les critiques d’une grande ignorante, en tout cas ; car de ma vie je ne suis entrée dans un théâtre. Nous allons faire notre début en même temps, monsieur Bulstrode, vous sur la scène, moi dans la salle.

— Ce n’est pas tout à fait mon début, en ce sens que j’ai joué quelquefois en pension. Mais c’est la première fois que je parais comme artiste amateur.

— C’est bien mal à moi, lorsque vous faites tant d’efforts pour nous amuser, de vous demander si ce genre d’amusement est tout à fait convenable. Pardonnez la franchise d’une parente.

— Les idées sont un peu changées sur ce point, cousine, et je puis vous assurer que plusieurs seigneurs ont organisé des divertissements de ce genre dans leurs maisons de campagne. C’est une mode française, comme vous savez ; et tout ce qui vient de France a beaucoup de vogue parmi nous en temps de paix. Sir Harry n’approuve pas beaucoup ce projet, et quant à ma respectable mère, elle m’en a parlé plus d’une fois dans ses lettres, en des termes qui n’avaient rien de très-encourageant.

— C’est du moins agir en fils bien respectueux. Mais sans doute, quand sir Harry et lady Bulstrode apprendront vos grands succès, ils oublieront le champ dans lequel vous avez cueilli vos lauriers. Mais l’heure avance ; il est temps, Mary, que nous allions faire notre toilette. J’ai aussi un rôle à jouer au dîner ; j’espère que ces messieurs ne l’ont pas oublié.

À ces mots Anneke s’éloigna avec son amie, après nous avoir salués de manière à ne pas nous permettre de les reconduire. Bulstrode prit mon bras d’un air dégagé, et se dirigea vers Dukestreet où il demeurait, tandis qu’Harris, qui partout aimait à arriver le dernier, continuait sa promenade.

— Savez-vous, Littlepage, que c’est une des plus jolies et des plus aimables filles des colonies ? s’écria mon compagnon, dès que nous fûmes seuls, avec une chaleur et un sérieux qui me surprirent. Quelques mois de séjour à Londres en feraient une femme accomplie ; il ne lui manque qu’un peu d’usage et de vernis du monde ; car il y a dans sa naïveté un charme qui vaut l’art des coquettes.

— Pour moi, répondis-je au comble de la surprise, je ne vois pas ce qui manque à miss Mordaunt ; elle me semble être la perfection, et elle ne pourrait que perdre à changer.

Ce fut le tour de Bulstrode à ouvrir de grands yeux. Il me regarda fixement pendant quelques secondes ; puis il ne parla plus d’Anneke et mit la conversation sur les pièces de théâtre. Bulstrode avait de l’esprit et de l’instruction ; j’avais un grand plaisir à l’écouter. Voilà l’homme qui convient à Anneke Mordaunt, ne pouvais-je m’empêcher de penser. Il réunit tous les avantages : la naissance, les dehors, l’éducation, la fortune ; s’il se présente, il ne peut manquer de réussir. Il conduira sa femme à Londres pour lui donner ce vernis dont il fait tant de cas. La prudence veut que je veille sur mon cœur ; n’allons pas laisser naître une passion qui ne pourrait que me rendre malheureux.

J’étais jeune, et voilà pourtant comme je raisonnais. Je me croyais bien sage, et je formais les plus belles résolutions. En quittant le jeune major, je lui promis de venir le reprendre au bout d’une demi-heure, afin de me rendre avec lui chez Herman Mordaunt. Je fus exact au rendez-vous.

— Il est heureux, dit Bulstrode en me prenant le bras, que ce soit la mode à New-York d’aller à pied ; car des voitures auraient beaucoup de peine à passer dans ces rues étroites. J’en rencontre pourtant parfois quelques-unes. Quant aux chaises à porteur, je ne puis souffrir d’y voir un homme.

— Plusieurs de nos principales familles ont des équipages, et elles s’en servent, répondis-je. Néanmoins il est de très-bon ton que les dames elles-mêmes aillent à pied ; et je suis convaincu qu’un grand nombre n’iront pas autrement ce soir au spectacle.

— Savez-vous, Littlepage, que je ne désespère pas de vous enrôler un jour dans notre troupe ? Je puis vous répondre, sans vouloir nous flatter, que vous ne vous trouveriez pas en trop mauvaise compagnie.

Je protestai que je serais un acteur détestable, puisque je n’avais pas même la première idée d’un théâtre ; mais mon compagnon n’en insista pas moins ; et, tout en discutant, nous arrivâmes à Crown-street. C’était un quartier assez éloigné ; mais du moins l’air y était excellent.

— Je ne conçois pas M. Mordaunt d’avoir été se bâtir une maison dans le faubourg, dit Bulstrode en frappant à coups redoublés en véritable patricien ; il faut sortir tout à fait de ses habitudes pour venir le voir.

— Ici pourtant les distances ne doivent vous paraître rien auprès de celles de Londres. Il est vrai que là vous avez des voitures.

— Sans doute, mais brisons là. Il ne faudrait pas qu’Anneke pensât que je trouve la course trop longue quand je viens chez elle.

Nous étions les derniers, sauf le tardif M. Harris. La réunion se composait d’une douzaine de personnes. Comme on se voyait tous les jours, les compliments ne furent pas trop longs à échanger, et Herman Mordaunt commença à vérifier si tout son monde était arrivé.

— Il me semble qu’il ne manque plus que M. Harris, dit-il à sa fille ; l’attendrons-nous, ma chère ? Il est souvent si en retard !

— C’est que maintenant c’est un personnage important, dit Bulstrode. Sa naissance lui donne le droit de conduire à table la maîtresse de la maison. Voilà ce que c’est que d’être le quatrième fils d’un baron irlandais ! Le père d’Harris vient d’être anobli.

Personne ne le savait encore, et il en résulta une nouvelle indécision pour savoir si l’on se mettrait à table sans l’attendre.

— À défaut de ce fils d’un nouveau baron irlandais, vous pensez sans doute que je serai obligée de donner la main au fils aîné d’un baronnet anglais, dit Anneke avec un sourire qui tempéra ce qu’il pouvait y avoir de légèrement ironique dans sa manière.

— Plut à Dieu, cousine, répondit Bulstrode à demi-voix, quoique assez haut pour que je l’entendisse, pourvu que le cœur accompagnât la main !

C’était assez clair, et je regardai Anneke avec inquiétude pour voir quel effet une déclaration aussi à bout portant avait produit sur elle ; mais elle ne manifesta point la moindre émotion, et il était évident qu’elle ne regardait la chose que comme une plaisanterie. Je ne concevais pas qu’on pût tourmenter ainsi une si jeune personne.

— Je crois, mon cher père, que nous ferions bien de faire servir, dit-elle avec calme en se tournant vers M. Mordaunt. M. Harris pourrait se formaliser de ne pas trouver tout le monde à table. Ce serait signe que sa montre ne va pas bien, et qu’il serait arrivé une demi-heure trop tôt.

Herman Mordaunt sortit un instant pour aller donner des ordres en conséquence.

— Ce sera une leçon pour Harris, dit Bulstrode. Je n’ose pas répéter ce qu’il a eu la témérité de me dire à ce sujet pas plus tard qu’hier.

— Osez, osez, lui cria-t-on de toutes parts.

— Eh ! bien, oui, car vraiment il le mérite. Vous saurez donc que comme son aîné et son ancien dans le service, je me permettais de lui faire quelques observations sur sa manie d’arriver toujours le dernier ; savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Maintenant, m’a-t-il dit, après lord Loudon, le commandant en chef, le gouverneur, et quelques autres grands personnages, j’ai le droit de préséance ; en ! bien, si j’arrive de bonne heure, il faut que je donne la main à toutes les vieilles dames et que je prenne place à leurs côtés, tandis que, en arrivant un peu tard, j’ai chance de me glisser auprès de leurs filles. — Mais aujourd’hui son calcul ne vaudra rien, la maîtresse de la maison n’ayant pas encore tout à fait cinquante ans.

— Je ne croyais pas à M. Harris tant de malice, dit doucement Anneke ; mais le voici qui arrive pour faire valoir ses droits.

— Ah ! le gaillard s’est rappelé votre âge, et il a fait un extraordinaire.

Dans ce moment on annonça que le dîner était servi, et tous les yeux se tournèrent vers Harris, comme pour dire qu’on lui laissait le champ libre. Le jeune officier, qui n’avait pas même encore mon âge, hésitait un peu à se mettre en évidence et à réclamer les droits de son rang, lorsque M. Mordaunt, qui avait été en Angleterre, et qui connaissait très-bien les usages du monde, prit la parole :

— Messieurs, dit-il, je vous prie de ne pas trouver mauvais que nous fassions aujourd’hui les honneurs à M. Cornelius Littlepage ; c’est surtout pour le remercier de son dévouement et de son courage que nous sommes réunis, et il voudra bien donner la main à miss Mordaunt.

Herman Mordaunt indiqua alors à l’honorable M. Harris une autre dame, et chacun fit ensuite son choix ; pour moi, à cette invitation inattendue, je sentis le feu me monter au visage, et j’osai à peine regarder Anneke en la conduisant à table. Ma main tremblait comme la feuille, et c’est à peine si je touchai le bout de ses jolis petits doigts ; naturellement je me trouvai placé auprès de la jeune et jolie maîtresse de la maison.

C’était, à bien dire, le premier dîner de cérémonie auquel j’assistais ; car chez ma tante nous n’étions qu’en famille. À ma grande surprise, on servit de la soupe ; tout était excellent, et surtout cuit à point ; néanmoins, c’était surtout par la quantité que se distinguait le dîner, comme tous ceux de New-York, quoique, sous le rapport des mets, la cuisine américaine ait fait de grands progrès.

— Si j’avais pu prévoir cette réunion, miss Mordaunt, dis-je dès que je pus trouver l’occasion de parler à ma belle voisine, mon père aurait été heureux de vous envoyer du gibier de sa chasse.

Anneke me remercia, et l’on vint à parler du West-Chester, qui est renommé pour ses perdrix, ses cailles, ses mauviettes, et pour toute espèce de gibier. Bientôt on ne parla plus que de chasse et de chasseurs, et miss Mordaunt se vit obligée de demander grâce.

— En vérité, messieurs, dit-elle en plaisantant, vous oubliez que miss Wallace et moi nous ne chassons pas.

— Si ce n’est avec les flèches de Cupidon, répondit Bulstrode avec un ton de galanterie comique ; car avec ces armes-là vous faites de terribles ravages ; j’en sais quelque chose, moi, qui me trouve placé entre les deux.

Bientôt ce fut le moment de porter les santés, et M. Mordaunt donna l’exemple en proposant celle de miss Markham, vieille demoiselle à laquelle il passait pour avoir fait un doigt de cour dans son temps ; ce fut ensuite le tour d’Anneke, et son toast fut : À la troupe des comédiens amateurs ! Puisse-t-elle se distinguer autant dans les arts de la paix qu’elle l’a fait au champ d’honneur !

De grands applaudissements suivirent ce toast ; et Bulstrode ayant dit tout bas à Harris qu’il ne pouvait se dispenser de répondre au nom du régiment, Harris tourna tant bien que mal quelques phrases que Bulstrode interrompait à chaque mot en criant : Bravo ! à merveille ! Écoutez, écoutez ! En finissant, le jeune officier but à la santé des belles de New-York, aussi remarquables par leur esprit que par leurs attraits.

— Bravo ! s’écria de nouveau Bulstrode, de mieux en mieux ; décidément Harris est en veine.

— Allons, Bulstrode, à votre tour.

— Moi, j’ai l’honneur de proposer la santé de lady Dolly Merton.

Personne de nous, que je sache, ne connaissait cette lady Dolly. D’autres toasts suivirent, puis on pria les dames de chanter. Anneke donna l’exemple sans se faire prier, et jamais je n’avais entendu de voix plus douce ; l’air était simple, mais d’une mélodie charmante, et il fut chanté avec une grâce inexprimable. Bulstrode était ravi, et je l’entendis murmurer : Elle chante vraiment comme un ange ! Son tour vint ensuite, et il chanta une romance avec beaucoup d’expression. Harris chanta ensuite, à peu près comme il parlait ; puis Mary Wallace. Herman Mordaunt lui-même entonna une chanson bachique. Je fus alors invité à payer mon écot ; j’obéis ; j’avais beaucoup de goût pour la musique, et j’avais lieu de croire que je ne m’en tirerais pas plus mal que les autres. Quelques larmes que je crus remarquer dans les yeux d’Anneke quand j’eus fini, me convainquirent que je ne m’étais pas trompé.

Enfin la jeune maîtresse de la maison se leva, en rappelant à son père la représentation du soir. Quelques-uns d’entre nous reconduisirent les dames jusqu’au salon ; au lieu de retourner à table, je restai avec elles, et Bulstrode en fit autant, sous prétexte qu’il avait besoin de toute sa tête pour se bien pénétrer de l’esprit de son rôle.