Satanstoe/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 110-123).
CHAPITRE XII.


Le vin entre alors dans les têtes, et la raison déloge au plus vite. La sottise s’installe à sa place, et bientôt leurs plaisanteries ne sont plus que des blasphèmes.
La Société des amis de la Pointe.



Guert me jeta un regard expressif, au moment où le sleigh disparut derrière l’église. Il nous proposa alors de continuer notre promenade. En montant la grande rue, je ne fus pas médiocrement surpris de voir le genre d’amusement auquel se livrait toute la jeunesse d’Albany ; et je ne parle pas ici de garçons de douze à quatorze ans, mais de jeunes gens de dix-huit à vingt. Cet amusement consistait à glisser en traîneau du haut de la rue, dont la pente était très-rapide. Le point de départ n’était pas loin de l’église hollandaise, et l’impulsion donnée conduisait jusqu’au delà de l’église anglaise, distance qu’on pouvait évaluer à plus d’un quart de mille. Les chars variaient de dimension et de forme, suivant les personnes qui les occupaient. Certes, il n’était pas un enfant à New-York qui ne sût diriger ces frêles esquifs avec autant d’adresse que de facilité ; mais c’était la première fois que je voyais des grandes personnes prendre part à ce divertissement. La rigueur des hivers, cette côte qui se trouvait ainsi à portée, sans sortir de la ville, étaient sans doute les circonstances qui avaient amené cette innovation.

Au moment où nous étions arrivés à la hauteur de l’église anglaise, une troupe de jeunes officiers sortit du fort, gais et en train, comme on l’est en sortant de table. Dès qu’ils eurent atteint le point de départ, trois ou quatre des plus jeunes s’élancèrent dans autant de traîneaux, et les voilà partis comme un trait. Personne ne semblait le trouver étrange ; au contraire, des personnes âgées les regardaient avec une sorte de complaisance et d’intérêt, comme si elles se trouvaient reportées ainsi aux jours de leur jeunesse. Je ne puis pas dire que ces jeunes amateurs, qui n’étaient pas du pays, réussissent tous également à diriger leurs traîneaux ; souvent ils étaient arrêtés par quelque obstacle avant d’arriver au bas de la côte.

— Voulez-vous en faire autant, monsieur Littlepage ? demanda Guert avec un air de gravité polie, qui prouvait à quel point il prenait au sérieux cet amusement. Voici un traîneau qui est grand et solide ; il peut très-bien nous porter tous deux, et vous n’avez aucune inquiétude à avoir : je réponds de vous, quand un régiment de cavalerie ferait ses évolutions en bas.

— Ne sommes-nous pas un peu âgés pour prendre ce divertissement dans les rues d’une grande ville, monsieur Ten Eyck ? demandai-je d’un air de doute, et en regardant autour de moi, comme quelqu’un qui voudrait refuser, mais qui n’ose. Ces officiers du roi sont privilégiés, comme vous savez.

— Les rues d’Albany nous appartiennent tout aussi bien qu’à eux, soyez-en sûr : de jeunes dames me font souvent l’honneur de se confier à moi, et jamais il n’est arrivé aucun accident.

— Comment ? est-ce que de jeunes dames s’aventurent à descendre ainsi ?

— Mais, oui, quelquefois, par un beau clair de lune ; bien qu’il y ait un endroit plus retiré, à peu de distance d’ici, où elles se rendent de préférence pour se donner ce plaisir. Tenez, monsieur Littlepage ! voici le capitaine Mouson, un de nos plus honorables officiers, qui s’apprête à descendre. Dépêchons-nous, ou il sera arrivé avant nous. Asseyez-vous comme si vous étiez la dame, et laissez-moi faire.

Comment résister ? Guert avait été si plein d’attentions et de prévenances pour moi ! Il était de si bonne foi ! Je m’assis de la manière qui m’avait été indiquée, plaçant mes pieds sur la planche de devant. En un instant, Guert, dont on ne pouvait s’empêcher d’admirer la mâle prestance, était debout derrière moi, une jambe étendue de chaque côté du traîneau, qu’on dirige, comme le sait tout Américain né au nord du Potomac, en touchant délicatement la glace du talon. L’élan nous fut donné, et nous fendîmes l’espace comme la frégate qu’on lance à la mer. Je ne m’en défendrai pas : dans le premier moment, j’éprouvai une sensation de plaisir. La rapidité de la course, la lutte que nous avions engagée avec un autre traîneau, l’adresse de Guert, qui, sans presque toucher la terre, nous dirigeait à travers la foule des attelages qui encombraient la rue, me causèrent une sorte d’enivrement, et j’oubliai que je me donnais ainsi en spectacle à des étrangers. Heureusement nous allions si vite qu’il n’y avait pas grand risque d’être reconnu ; et au milieu de tant de sujets de distraction, cet acte de folie aurait sans doute passé inaperçu sans un malencontreux accident.

Nous avions franchi avec un grand succès l’intervalle des deux églises, et de graves et respectables bourgeois criaient en nous voyant passer : bravo, Guert, à merveille ! car Guert semblait être au mieux avec tout le monde ; quand, au moment où nous tournions derrière le vieux temple hollandais, dans le désir ambitieux de descendre encore plus bas et d’atteindre le quai, notre frêle esquif rencontra un sleigh qui venait en sens inverse, tiré par deux chevaux fougueux, et je vis l’instant où nous allions être précipités sous leurs pieds. Rien ne nous sauva que la présence d’esprit de Guert et sa force herculéenne. En donnant un grand coup de talon dans la neige, il fit pirouetter le traîneau sur lui-même, et nous fûmes lancés à terre où nous nous mîmes à rouler l’un sur l’autre. Le nègre qui conduisait le sleigh était parvenu à retenir ses chevaux ; et, après avoir décrit quelques nouveaux cercles, nous finîmes par nous retrouver sur nos pieds juste en face du brillant attelage.

Quel spectacle s’offrit à ma vue ! En avant était le nègre dont la bouche se fendait jusqu’aux oreilles par suite du fou rire dont il était pris. Je l’aurais battu de bon cœur ; et pourtant qui n’aurait pas ri en voyant deux grands garçons comme nous précipités en bas d’un traîneau, et se roulant à terre comme de petits gamins. Au surplus, si l’envie en avait pu naître dans mon cœur, elle se passa bien vite, en voyant à trois pas de moi, directement en face, Anneke Mordaunt et Mary Wallace. La honte d’être surpris au milieu de cette triste équipée me glaça le sang dans les veines. Je ne sais ce que Guert pouvait éprouver, mais dans ce moment j’aurais voulu de grand cœur qu’il fût au fond de l’Hudson, avec Albany, ses traîneaux, sa côte et ses églises.

— Monsieur Littlepage ! s’écria involontairement Anneke, avec une expression qui n’était que trop claire.

— Monsieur Guert Ten Eyck ! dit Mary Wallace avec plus de calme, mais non moins de surprise.

— Lui-même à votre service, miss Mary, répondit Guert, qui semblait un peu déconcerté de l’issue de son exploit, mais pour un motif que je ne compris pas tout d’abord, tandis qu’il secouait la neige de son habit. — À votre service aujourd’hui comme toujours. N’allez pas supposer au moins que ce soit par maladresse que cet accident est arrivé. Tout le mal vient du petit malheureux qui est chargé de crier gare ! au tournant de l’église, et qui avait déserté son poste. Qu’une de ces dames me fasse un jour l’honneur de se placer dans mon traîneau, et je m’engage, foi d’Albanien, à lui faire descendre la côte la plus rapide sans déranger un de ses rubans.

Mary Wallace ne répondit rien, et elle me parut pensive. Anneke prit la parole pour son amie ; et avec une vivacité que je ne lui avais jamais vue :

— Non, non, monsieur Ten Eyck, dit-elle ; quand Mary ou moi nous voudrons descendre ainsi, et redevenir petites filles, c’est à de petits garçons que nous nous confierons. Ils sont plus habitués à ces sortes d’exercice que des hommes faits qui ont eu le temps de les oublier. Pompée, nous allons retourner à la maison.

La froide inclination de tête qui suivit, tout en étant assez gracieuse pour sauver les apparences, ne nous prouva que trop que nous étions loin d’avoir gagné dans l’estime de ces dames par cette prouesse. Si elles eussent été d’Albany, il est probable qu’elles n’auraient fait que rire de notre aventure ; mais à New-York, on était plus grave, et on laissait ce passe-temps aux enfants. Que pouvions-nous faire ? Nous soumettre, et nous incliner jusqu’à terre en toute humilité, pendant que l’équipage s’éloignait rapidement.

— Voyez un peu, Littlepage ! s’écria Guert avec un soupir étouffé ; en voilà pour toute une semaine à n’obtenir que des regards à la glace, et cela pour avoir descendu une côte en traîneau lorsque j’ai peut-être quatre ans de plus que l’âge ne le veut ! — Et vous, mon cher, quel âge avez-vous ?

— Je viens d’avoir vingt et un ans. Plût à Dieu que je fusse encore en nourrice !

— C’est rétrograder bien loin, et ce serait bien assez de retourner à l’école. Mais ne nous décourageons pas. J’aime à m’amuser, on le sait, et je l’ai dit moi-même plus de vingt fois à miss Wallace. Savez-vous ce qu’elle répond ? qu’à un certain âge, et quand on est homme, on doit s’occuper de choses plus graves et songer à son pays. Cela n’empêche pas de glisser en traîneau : elle permet bien de patiner ; elle trouve que ce n’est déroger en rien à sa dignité d’homme. Savez-vous bien qu’elle m’a déjà fait un sermon à ce sujet ?

— Très-bon signe, monsieur Guert ; on ne sermonne que ceux auxquels on prend quelque intérêt.

— Par saint Nicolas ! je n’y avais jamais songé, Littlepage ! s’écria Guert, qui, malgré tous les avantages extérieurs que lui avait prodigués la nature, n’était rien moins que suffisant ; touchez là, mon cher ; je sens mon amitié pour vous croître à chaque instant. Mais puisque nous en sommes sur les sermons, Mary me fait entendre encore, à propos de la guerre, qu’un garçon tel que moi ne doit pas rester les bras croisés quand on se bat autour de lui. Trouvez-vous que ce soit fort aimable de la part d’une jeune personne de vouloir exposer son amant à recevoir une balle dans la tête ?

— Du moment qu’on s’occupe de vous, ne vous plaignez pas ; c’est bon signe, vous dis-je encore. — Mais je suis obligé de vous quitter ; j’ai promis à M. Worden de le rejoindre à l’hôtel à six heures.

En m’en retournant, je réfléchis à ce qui venait d’arriver, et j’éprouvai une grande mortification. Anneke était mécontente, c’était évident ; et ce que je craignais, c’était qu’à ce déplaisir il ne se joignît quelque méprise. Guert ne me semblait pas dans une aussi mauvaise passe que moi ; on le grondait, lui ; on le morigénait ; mais quelle froideur Anneke m’avait témoignée ! quel regard glacial quand elle m’avait vu, pour ainsi dire, sortir de dessous les pieds des chevaux et me secouer de la tête aux pieds, comme un grand imbécile que j’étais ! C’est un supplice intolérable de sentir qu’on est ridicule en présence de la femme qu’on aime.

Près de l’hôtel, je rencontrai Dirck : il était rayonnant.

— Je viens de voir Anneke et Mary Wallace, me dit-il, et elles se sont arrêtées pour me parler. Herman Mordaunt est ici depuis le milieu de l’hiver, et il compte y rester la plus grande partie de l’été. Il ne sera point question de Lilacsbush cette année. Herman Mordaunt a pris ici une maison où il se fait servir par ses gens, et il tient ménage. Votre couvert sera toujours mis, Corny ; car vous êtes le favori, depuis cette affaire du lion. Pour Anneke, jamais je ne l’ai vue si belle !

— Miss Mordaunt vous a-t-elle dit qu’elle aurait du plaisir à nous voir comme auparavant, Dirck ?

— Si elle l’a dit ! je me rappelle encore ses expressions : Cousin Dirck, me dit-elle, de sa jolie petite bouche rose, toutes les fois que vous pourrez venir, je serai charmée de vous voir, et j’espère que vous nous amènerez l’ecclésiastique dont vous nous avez parlé.

— Et Jason Newcome ou Corny Littlepage, elle n’en a point parlé ? Ne me cachez rien, Dirck : mon nom n’a pas été prononcé ?

— Si fait, je l’ai prononcé plusieurs fois ; je lui ai parlé de notre voyage, de la manière avantageuse dont vous vous étiez défait de vos provisions, de bien d’autres choses. Oh ! nous avons beaucoup parlé de vous, Corny.

— Mais enfin, une de ces demoiselles a-t-elle prononcé formellement mon nom ?

— Vous m’y faites songer ! et j’avoue même que je n’ai pas trop su ce qu’Anneke voulait dire : J’ai rencontré M. Littlepage, m’a-t-elle dit ; il me semble grandi depuis que je ne l’ai vu ; ce sera bientôt un homme. — y comprenez-vous quelque chose, Corny ?

— Je comprends, Dirck, que je suis un sot, un grand enfant, et je voudrais n’avoir jamais mis le pied dans Albany. — Mais grand Dieu ! qu’est-ce que je vois ?

Dirck poussa une de ces exclamations hollandaises qu’il eût fait retentir dans le palais d’un roi, et toute sa figure s’illumina d’un sourire sympathique. Je venais d’apercevoir un traîneau qui venait droit à nous. Il était occupé par Jason tout seul qui semblait prendre un plaisir infini à ce divertissement. Il franchissait l’espace, le chapeau renversé en arrière, l’habit vert pomme exposé aux regards, les bas chinés et les grosses boucles d’argent se montrant à gauche et à droite du traîneau, et il déployait dans cet exercice toute l’adresse d’un gamin des rues qui en fait son état.

— Ce doit être bien amusant, Corny ! dit mon compagnon qui pouvait à peine rester en place. J’ai presque envie d’emprunter un traîneau et de descendre à mon tour.

— Oui, faites-le, Dirck, si vous voulez ne revoir miss Mordaunt de votre vie. Retenez cela de moi, mon ami, qu’elle n’aime pas à voir des hommes s’amuser comme des enfants.

Dirck ouvrit de grands yeux ; mais comme il était taciturne par nature, il ne dit rien, et nous rentrâmes. M. Worden était à relire un ancien sermon qu’il devait débiter le dimanche suivant. Dès qu’il nous vit, il vint à nous : il était dans le ravissement. Peu lui importaient les Hollandais : il en avait vu à peine, et il avait pour eux le dédain d’un habitant de la métropole ; mais il avait lié connaissance avec tant d’officiers anglais, il avait reçu tant d’invitations, que sa campagne promettait d’être des plus agréables. Il applaudit à mon heureux début dans les affaires, promit d’instruire mes parents du zèle et de l’activité que j’avais déployés ; en un mot, notre mentor, très-content de lui-même, était tout disposé à l’être aussi des autres.

À l’heure dite, Guert vint nous prendre, toujours franc, toujours poli, toujours de bonne humeur. M. Worden lui plut infiniment.

— Vous saurez, messieurs, que la société dans laquelle je vais avoir l’honneur de vous introduire, est composée des jeunes gens les plus aimables d’Albany, sinon de la colonie tout entière. Nous nous réunissons une fois par mois dans la maison d’un vieux garçon, qui est des nôtres, et qui sera charmé, monsieur Worden, de causer religion avec vous. M. Van Brunt est très-expert en matière de religion ; et toutes les fois qu’il y a quelque discussion ou quelque pari sur ce chapitre, c’est lui qui prononce en dernier ressort.

Il y avait là de quoi donner à penser ; mais M. Worden n’était pas homme à se laisser effrayer aisément quand il s’agissait d’un bon souper. Il eût toléré même une discussion religieuse, avec un pareil dénouement en perspective. Il partit bras dessus bras dessous avec Guert, et nous fûmes bientôt à la porte de M. Van Brunt, que j’avais surnommé le bachelier en théologie. Guert entra sans frapper.

Le club se composait de douze membres, compris Guert ; il était au grand complet. Du premier coup d’œil, je reconnus qu’il n’y avait là personne qui se fût fait scrupule de dégringoler la côte ; et avec de pareils gaillards, j’augurai que la nuit serait bonne. Je connaissais les Hollandais ; tout sobres, tout paisibles, tout flegmatiques qu’ils paraissaient ordinairement, c’étaient d’assez grands tapageurs, dès qu’une fois ils étaient en train. Je sais bon nombre d’histoires à leur sujet, et j’avais entendu dire plus d’une fois que les jeunes Albaniens se signalaient tout particulièrement. Toutefois l’accueil qui nous fut fait fut des plus convenables ; on parut charmé qu’un ministre de l’église fût de la partie. Le mot de « révérend » passa de bouche en bouche, et il était facile de voir l’effet qu’il produisait. On se promettait évidemment d’être bien sages et d’une sobriété exemplaire. Celui qu’on semblait toujours consulter du regard, c’était Van Brunt, personnage de quarante-cinq ans, aux épaules carrées, à la face rubiconde, aux manières assez libres, qui fréquentait de préférence la société des jeunes gens, parce qu’il était resté jeune de goûts et de caractère.

— Ne trouvez-vous pas, messieurs, dit M. Van Brunt, que rien n’altère comme de rester debout à se regarder le blanc des yeux ? Si nous prenions un peu de punch pour nous rafraîchir le cœur en même temps que le gosier ? Guert, la cruche est près de vous.

Guert remplit des verres et chacun eut le sien. Le punch était déjà en grande vogue dans la colonie. J’avoue que celui qui nous fut servi était excellent, quoique d’une force diabolique. Sans doute Guert n’en jugea pas de même, car il en vida deux verres coup sur coup, sans sourciller, en homme qui est sûr de sa tête. La cruche, malgré sa capacité, fut vidée dès le premier assaut, et pour qu’il n’y eût pas de doute à ce sujet, Guert la renversa sens dessus dessous.

La conversation s’engagea, la plupart du temps en anglais par égard pour le révérend, qu’on supposait ne pas comprendre le hollandais. C’était une erreur ; M. Worden pouvait s’exprimer passablement dans cette langue, quand il le voulait. On me félicita sur les marchés que j’avais conclus avec le fournisseur ; enfin c’était à qui me ferait l’accueil le plus cordial et le plus empressé. Je ne m’en cache pas : je fus touché de ces efforts bienveillants pour me mettre à mon aise ; et quand une seconde cruche de punch fit son apparition, j’en pris un verre sans me faire prier ; tandis que Guert, fidèle à ses habitudes. en prenait deux. Ce n’était pas que Guert fût sujet à l’ivresse ; ce qu’il ne faisait aucun effet sur lui ; et tous ceux qui l’entouraient auraient roulé sous la table, qu’il serait resté ferme sur sa chaise. Mais tôt ou tard, la sobriété reprend ses droits, et dans un âge avancé cette sorte de buveurs paient cher les excès qu’ils ont cru pouvoir longtemps se permettre impunément.

Tel était l’état des choses, et une aimable gaieté s’insinuait graduellement dans les esprits, quand un domestique nègre ouvrit la porte d’un air consterné et fit signe à son maître qu’on le demandait. Guert ne fut absent qu’une minute, et quand il revint, un embarras visible se peignait sur sa belle figure. M. Van Brunt fut appelé dans un coin ; deux ou trois des plus intimes se joignirent à eux, et il se forma une espèce de conciliabule qui semblait très-sérieux. J’étais assis si près que, quoiqu’on parlât à demi-voix, j’entendais quelques bribes de phrases auxquelles il m’était impossible d’attacher aucun sens, celles-ci par exemple : — Ce vieux Cuyler… — Voilà un souper digne des dieux… — Du gibier et des canards… — Des perdrix et des cailles… — Il nous connaît tous… — Cela ne prendra pas… — Le révérend est l’homme qu’il faut… — Des étrangers… — Que faire ?

Dans ces propos interrompus, ce que je voyais de plus clair, c’était que, pour une raison ou pour une autre, notre souper courait de grands dangers ; mais quelle en était la cause, c’était ce qui me restait à apprendre. Guert jouait évidemment le premier rôle dans cette délibération, et on semblait l’écouter avec beaucoup de déférence et d’égards. Enfin notre ami sortit du cercle, et, avec beaucoup de courtoisie et de sang-froid, il nous fit part en ces termes de la difficulté qui se présentait :

— Vous saurez, messieurs, que nous autres jeunes gens d’Albany, nous avons certains usages qui ne sont peut-être pas familiers à ceux qui, comme vous, sont plus rapprochés de la capitale. Le fait est que nous ne sommes pas toujours aussi sages et aussi réservés que nos chers parents pourraient le désirer. Chez nous, c’est parfois tour de bonne guerre de faire main basse sur les poulaillers et les basses-cours des bons bourgeois, et de souper à leurs dépens. Je ne sais pas ce que vous en pensez, messieurs, mais j’avoue que, pour moi, les oies et les canards emportés ainsi à la pointe de l’épée, ont mille fois plus de saveur que s’ils avaient été achetés au marché. Néanmoins, c’était un souper bien et dûment acheté que nous devions manger ce soir ; mais il est devenu la victime de la mise en pratique de la petite théorie que je vous exposais.

— Que parlez-vous de victime à propos du souper, ami Ten Eyck ! s’écria M. Worden avec une consternation qui n’avait rien d’affecté. Ce n’est pas qu’il serait arrivé quelque malheur au souper ?

— Disparu, évanoui, subtilisé complètement ! plus une aile, plus une cuisse, pas même une pomme de terre ; — ils ne nous ont rien laissé !

— Et qui donc ? demanda le malheureux révérend.

— C’est un point qui reste encore à éclaircir ; car l’opération a été conduite d’une manière si fine et si délicate, que nos nègres n’en savent absolument rien. Il paraît qu’il n’y a qu’un instant on a crié au feu ! et, pendant que tous les domestiques se précipitaient dans la rue, notre souper nous était soufflé.

— Mon Dieu, mon Dieu, quelle calamité, quel vol abominable ! il n’y a pas de peines assez sévères contre de pareils scélérats.

— Ce n’est qu’une folie qui est loin de mériter des noms si rigoureux, monsieur. C’est sans doute le fait de quelques-uns de nos amis qui espèrent se régaler ce soir à nos dépens ; ce qu’ils feront en effet, messieurs, si vous ne nous aidez à recouvrer ce que nous avons perdu.

— Vous aider, mon cher monsieur ! je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez. Parlez ! Voulez-vous que j’aille au fort requérir la force armée ?

— Non, monsieur, nous n’avons nul besoin de la force armée. Je suis sûr que ce que nous cherchons n’est qu’à deux ou trois portes d’ici, et tout serait réparé, monsieur Worden, si vous vouliez seulement nous prêter un peu d’assistance.

— Dites, dites, au nom du ciel, monsieur Guert ! Les plats doivent se refroidir en attendant. — Et le révérend courait dans toute la salle cherchant après son chapeau et son manteau.

— Voici donc, messieurs, le service que vous pourriez nous rendre, reprit Guert avec un sang-froid qui me passe quand je viens à réfléchir aux incidents de cette soirée. Comme je vous disais, notre souper n’est qu’à deux pas, et je vous réponds qu’il est succulent. Rien de plus facile que de le voir reparaître sur notre table. Seulement, il faudrait amorcer la vieille Dorothée et trouver moyen de la retenir cinq minutes à la porte de sa maison. Elle nous connaît tous, nous, et elle découvrirait la mèche en un instant, si nous nous montrions ; mais M. Worden et M. Littlepage n’auraient aucune peine à l’amuser le temps strictement nécessaire. Elle est folle des révérends, cette chère Dorothée ; elle ne pourrait jamais retrouver votre piste, et nous souperions en toute liberté. Ensuite, au petit bonheur !

— Je suis votre homme ! je le suis ! s’écria M. Worden, qui ne tenait plus en place. Il est bien juste que nous reprenions notre bien là où il se trouve ; en effet nous arriverions quand le souper serait mangé ou desséché, si nous nous amusions à aller chercher des constables.

— Ne me parlez pas de constables, monsieur Worden, nous ne les employons jamais dans nos guerres contre les poulaillers. Tout ce qui peut nous arriver, c’est un peu d’eau chaude à la figure, ou une légère escarmouche avec nos amis.

Il ne restait plus qu’à régler les détails de l’expédition. Guert devait se mettre à la tête d’un détachement portant de grands paniers couverts de serviettes. Ils entreraient dans la cuisine pendant l’absence de Dorothée, puis feraient main basse sur tous les plats, qui devaient s’y trouver encore, l’usage général à Albany, dans une certaine classe, étant de souper au coup de neuf heures. Quant à Dorothée, un nègre, qui était venu avec son maître pour aider à servir, devait l’attirer sous un prétexte quelconque à la porte de la rue, ou ce serait alors l’affaire de M. Worden de la retenir quatre ou cinq minutes. À ma grande surprise, le ministre entra dans le complot avec l’empressement d’un enfant, assurant qu’il se faisait fort de retenir la vieille une demi-heure, s’il le fallait, en lui débitant un beau sermon sur la nécessité d’observer le huitième commandement. Les rôles ainsi distribués, il fallait entrer en scène sans retard, car l’heure pressait.

Dès le principe, cette affaire m’avait médiocrement souri ; ma descente en traîneau avait quelque peu refroidi mon enthousiasme pour les propositions de Guert. Pourtant, ce n’était pas à moi de reculer, quand M. Worden se portait en avant, et après tout il n’y avait pas grand mal à reprendre un souper qu’on avait dérobé dans notre propre maison. Guert ne prit pas, comme nous, par la rue. Il sortit avec son détachement par une porte dérobée, et il devait entrer également par une porte de derrière dans la cour de la maison qu’il s’agissait d’assaillir. Une fois dans cette cour, il était facile de pénétrer dans la cuisine, puis de battre en retraite, pourvu qu’on eût réussi à éloigner la cuisinière dans ce moment décisif.

Arrivés à la porte extérieure, nous nous arrêtâmes pendant que notre nègre allait prévenir Dorothée que quelqu’un demandait à lui parler. Nous eûmes un moment pour examiner la maison. Elle était grande, plus grande que la plupart de celles qui l’entouraient, et, ce qui me frappa, il y avait une lanterne allumée au-dessus de la porte. C’était donc une sorte de taverne ou d’auberge, et alors la chose devenait plus facile à comprendre. Les maraudeurs y avaient sans doute établi leur domicile pour manger notre souper tout à leur aise.

Une minute ne s’était pas écoulée que notre nègre revint avec un jeune noir qu’il avait su éloigner de son poste par une ruse à lui, et il était suivi de Dorothée. Dorothée se confondit en révérences dès qu’elle aperçut le chapeau à larges bords et le manteau noir du révérend, et elle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour son service. M. Worden se mit alors à lui faire un long et grave sermon sur le péché du vol, et il la tint ainsi tout ébahie pendant trois grandes minutes. En vain la pauvre cuisinière protestait qu’elle n’avait rien pris ; que ce qui appartenait à son maître était sacré pour elle ; que jamais elle ne se permettait de donner même les restes de viandes froides sans un ordre formel, et qu’elle ne pouvait imaginer pourquoi on lui parlait ainsi. Il faut être juste : M. Worden s’acquitta de son rôle dans la perfection, et son habit le secondait à merveille. Enfin un coup de sifflet parti de l’allée donna le signal du succès, et M. Worden, après avoir solennellement souhaité le bonsoir à Dorothée, s’éloigna avec toute la dignité de sa profession. Une minute après, nous étions rentrés ; Guert accourut nous serrer la main, nous remercier de notre utile coopération, et nous inviter à nous mettre à table. Il paraît qu’au moment de notre arrivée, Dorothée venait justement de finir de dresser tous les plats, et qu’elle les avait rangés devant le feu, tout prêts à servir dès que neuf heures sonneraient. Ainsi préparé, le souper n’attendait plus qu’une table pour le recevoir ; et c’était la nôtre qui devait lui servir d’asile, au lieu de celle de nos voisins.

Malgré la rapidité avec laquelle ce changement s’était opéré, l’ordre et la symétrie du service ne laissèrent rien à désirer : le gibier était cuit à point ; chacun se mit à l’œuvre avec un appétit aiguisé par la campagne qu’on venait de faire, et pendant quelques minutes on n’entendit guère que le bruit des couteaux et des fourchettes ; puis vinrent les santés, et, pour finir, les toasts, les chansons et les histoires.

Guert chanta plusieurs airs avec des paroles anglaises ou hollandaises, d’une voix pleine de force et de douceur en même temps. Quand il eut fini, et qu’on battait encore des mains, il dit à M. Worden qu’il fallait maintenant porter un toast à quelque dame.

— Allons, mon révérend, vous avez fait merveilles tout à l’heure comme prédicateur ; maintenant il faut nous montrer votre galanterie.

— Une dame, monsieur ? demanda le ministre qui alors était aussi en train que personne.

— Oui, oui, une dame ! répétèrent six ou sept voix à la fois, la dame du révérend !

— Eh ! bien, messieurs, très-volontiers, puisque vous le voulez absolument. J’espère que du moins vous la trouverez assez vénérable, — à notre sainte mère l’Église !

On rit à gorge déployée, et l’on félicita le ministre de sa présence d’esprit. M. Van Brunt me dit alors solennellement que c’était mon tour.

— Messieurs, le nom que je vais vous proposer est presque aussi céleste : à miss Anneke Mordaunt !

— À miss Anneke ! répétèrent tous les convives, et je m’aperçus qu’Anneke avait déjà fait grande sensation à Albany.

— À vous, Guert.

Cet appel changea toute l’expression de la figure de Guert ; il devint grave, comme si celle dont il allait prononcer le nom arrêtait l’élan de sa gaieté folle. Il rougit, puis levant les yeux et regardant autour de lui d’un air ferme, comme pour défier qu’on lui donnât un démenti, il s’écria :

— À miss Mary Wallace !

— Parbleu, Guert, j’aurais pu la nommer d’avance, dit Van Brunt un peu sèchement ; car voilà plus de dix fois que je vous l’entends proclamer depuis deux mois.

— Et vous n’êtes pas au bout, monsieur, car jamais je n’en proclamerai d’autre, tant qu’elle restera Mary Wallace. — Eh bien, monsieur le constable ! quelle est donc la raison qui nous procure l’honneur de votre visite à cette heure de la nuit ?