Satanstoe/Chapitre XIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 124-137).
CHAPITRE XIII.


Il me semble, mes camarades, que vous êtes déjà des apprentis coquins ; mais, pour peu qu’on vous laisse faire, vous serez bientôt passés maîtres.
Dogberry



À l’apparition du constable de la ville, fonctionnaire dont la personne était connue de la plupart des convives, tout le monde se leva, et je fis comme les autres. Ce n’est pas que je visse de grands sujets d’alarme, quoiqu’il fût évident que cette visite devait se rattacher au souper pris et repris, la loi ne permettant pas en tout cas de se rendre justice soi-même. Quant au constable, petit homme compact d’une carrure toute hollandaise, qui estropiait l’anglais à faire plaisir, mais dont je désespérerais de reproduire le langage, il était le plus calme de toute la société.

— Eh bien, monsieur Guert, dit-il d’un ton de bienveillante autorité, me voici encore une fois ! M. le maire serait charmé de vous voir, ainsi que le révérend père qui est avec vous, et la personne qui lui servait de clerc pendant qu’il sermonnait la vieille Dorothée, la cuisinière de M. le maire.

— La cuisinière de M. le maire ! voilà donc le grand secret ! Ce n’était pas de son souper que Guert s’était remis en possession : ce souper était passé à tout jamais entre les mains, et des mains dans l’estomac des Philistins ; c’était le souper du maire d’Albany, — de Peter Cuyler, d’un homme respectable sous tous les rapports, qui remplissait ces fonctions de temps immémorial, — qu’il avait dérobé et que nous avions mangé ! La lanterne était le symbole de l’autorité, et non l’enseigne d’une auberge ; et ce repas n’avait pas été préparé pour un seul homme ni même pour une seule famille ; sans doute M. le maire avait nombreuse compagnie, car quinze appétits des plus vigoureux n’avaient pu faire qu’une brèche légère à tant de plats succulents, et une demi-douzaine de nègres affamés étaient dans le moment même acharnés après les restes dans la cuisine. Dans de telles circonstances, je jetai un regard inquiet sur le révérend M. Worden, qui me regarda d’un air non moins lugubre ; mais il n’y avait point de remède, et après une courte délibération avec Guert, nous prîmes nos chapeaux et nous suivîmes le constable à la résidence de M. Cuyler.

— Ne vous tourmentez pas, messieurs, de cette petite interruption de vos plaisirs, dit Guert en se plaçant entre M Worden et moi dès que nous fûmes dans la rue ; ces sortes de choses arrivent fréquemment chez nous. En tout cas, vous êtes innocents, puisque vous supposiez que le souper était bien à vous, et qu’il s’agissait uniquement de le reprendre par la voie directe au lieu d’avoir recours aux lenteurs interminables de la loi.

— Et à qui donc était destiné le souper que nous venons de manger ? demanda M. Worden.

— En vérité, je ne vois pas trop pourquoi à présent on ne vous dirait pas la vérité, mon cher révérend. Eh bien, donc, en droit le souper appartenait à M. le maire Cuyler. Laissez-moi faire, tout s’expliquera le mieux du monde ; ma mère doit être quelque peu parente de la femme de M. le maire ; d’ailleurs, tout le monde est plus ou moins cousin à Albany. Je n’ai donc fait, après tout, que souper avec mes parents, quoique seulement je me sois invité moi-même.

— Je ne sais, monsieur, si M. Littlepage et moi nous ne serions pas en droit de nous plaindre, dit M. Worden d’un ton grave ; je pouvais très-convenablement adresser un sermon à une cuisinière sur le huitième commandement, quand cette cuisinière était accusée d’avoir trempé dans un complot pour vous ravir votre souper ; mais que répondrai-je à Son Honneur M. le maire quand il va diriger contre moi la même accusation ? Ce n’est pas pour moi seul que je suis profondément affecté ; mais songez au caractère sacré dont je suis revêtu ; que vont dire vos disciples des écoles de Leyde ?

— Fiez-vous à moi, mon bon révérend, fiez-vous à moi, répondit Guert, tout prêt à se sacrifier lui-même plutôt que de laisser un ami dans la peine. J’ai l’habitude de ces sortes d’affaires, et je réponds de tout.

— Oui, oui, dit le constable, M. Guert doit être au courant, ou il n’y sera jamais, car, avec lui, c’est à recommencer toutes les semaines.

Voilà qui était encourageant ! Guert était si bien connu pour ses tours et pour ses folies, que rien n’étonnait de sa part. Qu’allions-nous devenir ? Certes, je ne craignais pas qu’on nous jetât en prison et qu’on nous traduisît solennellement en justice comme voleurs ; je savais jusqu’où les Hollandais portaient les plaisanteries de ce genre, et quelle indulgence les anciens montraient pour la jeunesse. Et puis, dans un tour semblable, c’est beaucoup d’avoir réussi, de s’être tiré adroitement d’affaire et d’avoir mis les rieurs de son côté ; néanmoins ce n’était pas une petite chose d’avoir empêché un maire de souper, d’autant plus que messieurs les maires ont presque tous commencé par être aldermen, et qu’il n’y a rien de plus gourmand qu’un alderman. Malgré tout son aplomb apparent, Guert était préoccupé, comme le prouva une demande qu’il adressa au constable, au moment où nous étions à la porte de M. Cuyler, sous la terrible lampe officielle :

— Comment va notre respectable maire, ce soir, Hans ? J’espère qu’il a trouvé moyen de souper, lui et ses convives ?

— Je ne vous dirai pas, monsieur Guert ; mais il avait l’air terriblement refrogné. Tenez ; comme le jour où il a fait arrêter les voleurs de chevaux de la Nouvelle-Angleterre. C’était trop fort aussi, monsieur Guert, de lui prendre son propre souper. Si vous étiez venu à moi, j’aurais pu vous dire qui avait votre gibier et vos canards.

— J’aurais mieux fait, Hans, assurément ; mais que voulez-vous ? nous étions si pressés ! Nous avions un étranger, un révérend à souper ; nous ne pouvions pas non plus les laisser mourir de faim.

— Allons, allons, nous sommes tous jeunes tant que nous n’avons pas assez vécu pour être vieux. Mais entrons.

M. le maire avait donné l’ordre qu’on nous fît tous entrer dans le salon, sans doute, à en juger d’après ce qui se passa ensuite, pour infliger à Guert, comme premier châtiment, de comparaître devant une certaine personne. En tout cas, le lecteur peut juger de l’horreur que j’éprouvai en voyant que la société que j’avais condamnée pour ma part à un jeûne rigoureux se composait, indépendamment des enfants de la maison, d’Herman Mordaunt, de Mary Wallace et d’Anneke ! Tout le monde naturellement savait ce qui avait été fait, mais, jusqu’à notre entrée dans l’appartement, M. le maire savait seul qui l’avait fait. Encore ne nous connaissait-il, M. Worden et moi, que d’après le rapport de Dorothée, qui nous avait dépeints comme de satanés brigands qui n’avaient pas craint de se faire passer pour des ecclésiastiques.

Guert était plein de franchise et de résolution, et il ne craignit pas d’entrer le premier. Le pauvre garçon ! je ne puis m’empêcher de le plaindre encore, quand je songe à ce qu’il dut souffrir en apercevant Mary, dont la figure décomposée exprimait l’angoisse. Hélas ! je fus encore plus atterré à la vue d’Anneke qui, le visage en feu, ne daigna pas même regarder de mon côté.

La surprise de M. Cuyler fut évidente en examinant M. Worden. Il s’attendait sans doute à trouver quelque figure de connaissance, quelque criminel déjà traduit plusieurs fois devant lui pour des méfaits semblables ; et il voyait un étranger qu’à son air et à son costume il était impossible de ne pas reconnaître pour un véritable ministre de l’église.

— Il doit y avoir ici quelque méprise, constable ! s’écria M. Guyler. Pourquoi m’amenez-vous ces deux étrangers avec Guert Ten Eyck ?

— J’avais pour consigne, monsieur le maire, d’amener ses complices. Les voilà !

— Mais ce monsieur est évidemment ecclésiastique, et même de l’église d’Angleterre. — Voyons, Guert, voulez-vous bien me dire quelles sont les personnes que j’ai l’honneur de recevoir ?

— De tout mon cœur, monsieur le maire, et c’est un devoir dont je me serais déjà acquitté, si nous avions eu un autre introducteur que le constable de la ville. Toutes les fois que j’accompagne ce digne fonctionnaire, j’ai pour habitude de lui laisser faire les honneurs.

Il me fut facile de remarquer que M. Cuyler dissimulait à peine un léger sourire ; et malgré les mesures de rigueur qui avaient été prises contre nous, il était évident que nous n’étions pas tombés au milieu d’ennemis implacables, et que Guert se trouvait en pays de connaissances.

— Ce digne révérend, ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur Mary Wallace, pour voir si elle se déridait un peu, arrive d’Angleterre, monsieur le maire ; il doit prêcher après-demain dans l’église de Saint-Pierre, sans doute à notre grande édification à tous, sans excepter miss Mary Wallace, si elle veut bien venir l’entendre, bonne et indulgente comme je la connais.

Tous les yeux se tournèrent sur la jeune personne, qui devint rouge, mais qui ne répondit rien. Il était évident pour moi que l’attachement franc et profond de Guert avait fait impression sur le cœur de Mary Wallace, et que, dans cette circonstance en particulier, elle éprouvait plus de peine que de mécontentement véritable. Pour Anneke, elle était révoltée de l’indiscrétion de Guert, qui affichait ainsi ses sentiments avec plus de franchise que de délicatesse. Pendant cette petite scène, toute en pantomime, M. Cuyler avait eu le temps de se remettre de sa surprise d’avoir trouvé dans un de ses prisonniers un ministre véritable, et mon tour vint alors.

— Monsieur est ecclésiastique, c’est très-bien, dit-il à Guert ; mais l’autre, vous ne m’avez pas dit qui il était ?

— C’est M. Cornelius Littlepage, monsieur le maire ; fils unique du major Littlepage, de Satanstoé, dans le West-Chester.

Le maire tombait de surprise en surprise, et il semblait ne trop savoir quelle marche il devait suivre. L’expédition faite sur sa propriété dépassait en hardiesse tous les tours qu’on avait jamais pu se permettre à Albany. Que de jeunes fous dérobassent des poules, des cochons, etc., et fissent ensuite un grand régal avec leur butin, c’était chose assez commune ; on avait même vu deux bandes de maraudeurs se piller réciproquement, et le même souper changer plusieurs fois de mains avant d’être consommé ; mais jamais, au grand jamais, avant cette fatale soirée, personne n’avait eu l’audace d’attaquer le poulailler de M. le maire, que dis-je ? de pénétrer dans sa cuisine. Dans un premier mouvement de colère, M. Cuyler avait envoyé chercher le constable. Celui-ci, qui connaissait à merveille le club de Guert et le lieu de sa réunion, attendu qu’il avait dû déjà s’y présenter plusieurs fois, avait sur-le-champ exécuté sa mission. Toutefois il est probable qu’en y réfléchissant, le maire reconnut qu’une espièglerie ne devait pas être traitée comme un larcin, et qu’il se souvint en même temps que Guert avait un peu du sang de sa femme dans les veines. Quand il vint à découvrir que deux étrangers respectables se trouvaient impliqués dans l’affaire, et que l’un d’eux était ecclésiastique, ces sentiments charitables prirent complètement le dessus, et il changea de système.

— Vous pouvez retourner chez vous, Hans, dit-il d’un ton sensiblement adouci. Si j’ai encore besoin de vos services, je vous enverrai chercher. — À présent, messieurs, ajouta-t-il dès que le constable se fut retiré, je veux vous montrer que le vieux Peter Cuyler sait trouver moyen de couvrir sa table et de traiter ses amis, tout en ayant un voisin aussi dangereux que Guert Ten Eyck ; Miss Wallace veut-elle me permettre de lui offrir mon bras ? Monsieur Worden, voulez-vous bien donner la main à mistress Cuyler.

M. Worden ne se fit pas prier, et remplit ses fonctions de chevalier d’honneur de madame la mairesse avec une grande courtoisie. Guert offrit le bras à une des jeunes personnes de la maison ; le fils de M. Guyler conduisit Anneke, et moi la dame qui restait, et qui était aussi, je crois, de la famille. Il était évident que nous avions tous notre grâce, et nous crûmes ne pouvoir mieux faire que de seconder les bonnes intentions du principal magistrat d’Albany en montrant l’air le plus dégagé que nous pourrions.

C’est une justice à rendre à M. le maire, ou plutôt à Dorothée : elle avait mis le temps merveilleusement à profit, et, à grand renfort de pâtés et de gibier, elle avait su improviser un second souper, qui éclipsait le premier.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je fusse complètement à mon aise, quand je me mis à table pour la seconde fois de la soirée. Toute la partie jeune de la société avait la mine singulièrement grave et allongée ; Anneke ne levait pas la tête ; Mary Wallace était toujours pensive. Mais M. Cuyler, maintenant qu’il avait résolu de ne point prendre la chose au tragique, voulait du moins s’en amuser. Les plaisanteries ne furent pas épargnées ; M. Worden riposta de très-bonne grâce, et le maire le prit tout à fait en affection.

— Voyons, cousin Guert, s’écria M. Cuyler lorsque deux ou trois verres de madère eurent encore ajouté à sa gaieté, remplissez votre verre, et faites-moi raison, à moins que vous ne préfériez boire à la santé d’une dame. Nous ferons tous chorus. Voyons ! Vous ne mangez rien ; il faut boire, au moins.

— Ah ! monsieur le maire, j’ai déjà porté ce soir une santé, je ne saurais en porter d’autre.

— Comment, pas même si nous n’exceptions pas les personnes présentes, mon garçon ?

— Non, monsieur, pas même avec cette extension. Je suis vraiment confus de tant de bontés, après ma folle équipée ; mais vous connaissez nos têtes, à nous autres jeunes Albaniens, monsieur le maire ; dès que notre amour-propre est en jeu, et qu’il nous faut un souper…

— Eh ! bien, qu’est-ce que l’on fait ? apprenez-le-moi, Guert, car vraiment je n’en sais rien. D’abord, d’où vous est venue cette passion subite pour le souper de ma cuisinière ? Est-ce que celle de Van Brunt ne vous en eût pas préparé un tout aussi bon ?

— Le souper de Van Brunt avait disparu, monsieur, enlevé, englouti, je ne sais encore par qui ni comment. Aussi, à vous parler à cœur ouvert, nous n’avions pour toute ressource que votre souper ; autrement il fallait mourir de faim. J’avais invité ces messieurs à passer la soirée avec nous. Un de nos nègres qui avait passé devant votre cuisine m’a dit quel fumet délicieux s’en exhalait ; l’amour, exagéré peut-être, de l’hospitalité a fait le reste.

— Ainsi c’est par amour de l’hospitalité que vous envoyiez vos hôtes gagner leur souper en faisant de beaux sermons à la pauvre Dorothée, pendant que vous vidiez mes casseroles ?

— Nous n’avons pas eu la peine de vider vos casseroles, monsieur le maire ; Dorothée est une fille d’ordre, et elle avait dressé ses plats avant d’aller au sermon. Mais ces messieurs ont été dupes, tout autant que Dorothée, car ils étaient convaincus que c’était notre propre souper que nous cherchions à reprendre, et ils ignoraient complètement que vous demeurassiez ici. Je ne dois pas souffrir que les innocents partagent en aucune manière la peine due au seul coupable, et ce coupable, je n’ai pas besoin de vous le nommer de nouveau.

À cet aveu plein de franchise, toutes les physionomies s’éclaircirent, et je vis Anneke jeter les yeux sur Guert comme pour s’assurer s’il disait vrai, en même temps qu’un sourire venait adoucir l’extrême gravité de sa physionomie. Depuis ce moment la confiance parut établie entre tous les convives, jeunes ou vieux, et la conversation prit un tour plus libre et plus naturel. Guert n’en resta pas là ; il donna de nouvelles explications ; il nous fit blancs comme neige ; et de toutes ces terribles inculpations accumulées contre nous, il ne restait à peine que le reproche d’être un peu trop disposés à l’espièglerie, pour un ministre de l’église et pour son élève qui commençait ses voyages.

À mesure que Guert avançait dans son plaidoyer, la figure d’Anneke s’épanouissait de plus en plus, et dès qu’il eut terminé elle se tourna vers moi de la manière la plus gracieuse, et me demanda des nouvelles de ma mère. Comme j’étais juste en face d’elle, et que la table était étroite, nous pouvions causer sans qu’on fît grande attention à nous, d’autant plus que c’était un feu roulant de plaisanteries entre M. le maire et ses autres convives sur les événements de la soirée.

— Vous trouvez à Albany, monsieur Littlepage, quelques usages qui nous sont inconnus à New-York, dit Anneke après quelques remarques préliminaires qui avaient rompu la première glace.

— Je sais à peine, miss Anneke, si c’est à l’incident de ce soir que vous faites allusion, ou bien à celui de l’après-midi.

— Mais à l’un et à l’autre, ce me semble, répondit Anneke en souriant, quoique avec un léger embarras ; car ils sont également nouveaux pour nous.

— Croyez, miss Mordaunt, que je suis plus mortifié que vous ne pouvez le penser de m’être ainsi donné en spectacle dans le peu d’heures que j’ai passées ici. Je crains que vous ne me regardiez comme un échappé de collège, qui aurait grand besoin de rester encore sous la férule de ses maîtres.

— C’est vous qui parlez, monsieur Littlepage, et non pas moi. Vous savez sans doute… Mais nous parlerons de ceci dans un autre moment.

On ne tarda pas à sortir de table. M. le maire, se rappelant sans doute que nous avions déjà figuré à un souper, eut la complaisance d’abréger la seconde séance. Il était tard, et la compagnie se retira immédiatement. Au moment de nous séparer, Herman Mordaunt s’approcha de moi de l’air le plus amical, et il m’invita à venir déjeuner chez lui le lendemain matin à huit heures ; il me priait de transmettre la même invitation à Dirck. Ai-je besoin de dire avec quel empressement j’acceptai, et quel soulagement j’éprouvai en voyant se terminer ainsi une aventure qui, un moment, avait pensé me devenir si fatale. Sans doute, si M. Cuyler eût voulu poursuivre sérieusement les ravisseurs de son dîner, les conséquences légales n’auraient jamais pu être bien graves ; mais j’aurais été couvert de ridicule, et je n’aurais pu m’y soustraire qu’en m’éloignant au plus vite. Le révérend M. Worden respirait aussi beaucoup plus librement.

— Corny, me dit-il après que nous nous fûmes séparés de Guert, ce second souper m’a aidé singulièrement à digérer le premier. Ne craignez-vous pas que notre nouvel ami ne finisse par nous compromettre ?

— Comment donc ? je vous croyais engoué de lui. Vous paraissiez si bien ensemble

— Il me plaît assez, J’en conviens, car il a de la franchise et de la rondeur dans les manières, mais c’est surtout par politique que j’ai cherché à me mettre bien avec lui. Ce matin, voyez-vous, je crains de n’avoir pas assez respecté la dignité de mon caractère en courant sur la glace comme je l’ai fait. J’ai cru entendre une troupe de petits polissons hollandais qui riaient entre eux des « gambades du révérend ». Tout cela m’a donné à penser, et j’ai cru prudent de chercher un point d’appui.

— Très-prudent en effet ! Pour moi, sans politique, j’avoue que j’aime Guert infiniment, et que je lui resterai attaché, bien qu’il m’ait déjà attiré deux méchantes affaires depuis le peu de temps que nous nous connaissons ; c’est un bon garçon, le cœur sur la main, qui, en véritable Hollandais, une fois qu’il essaie de jouir de la vie, y va bon jeu bon argent.

Je racontai alors l’affaire du traîneau à M. Worden, qui me donna ce genre de consolation qu’on reçoit le plus souvent dans ce monde égoïste :

— En vérité, Corny, me dit mon ancien maître, je ne sais trop si vous ne deviez pas avoir l’air encore plus sot en roulant à bas de votre traîneau, que moi en fuyant à toutes jambes sur la rivière.

Nous nous mîmes à rire tous les deux, moi pour cacher la vexation que j’éprouvais, et M. Worden sans doute parce qu’il était flatté de penser que j’avais dû paraître au moins aussi ridicule que lui.

Le lendemain matin, je me rendis chez Herman Mordaunt d’aussi bonne heure que les bienséances le permettaient. Il habitait un de ces vieux bâtiments hollandais dont Albany se composait en grande partie, et qui étaient séparés de la rue par une petite cour vers laquelle le pignon était tourné. Les murs de cette maison allaient en diminuant de degrés en degrés de manière à former une sorte d’escalier jusqu’au point culminant d’un toit presque droit, et le tout était surmonté d’une girouette, placée sur une barre de fer de quelque élévation. Les Hollandais avaient toujours mis une grande importance à savoir de quel côté soufflait le vent. Il n’entrait pas dans leurs habitudes d’exactitude minutieuse de s’en rapporter aux indications ordinaires de la direction des nuages et de la fumée ; ils voulaient avoir une machine construite tout exprès. La fumée pouvait se tromper, mais une girouette, jamais !

Je fus introduit dans un petit parloir où il n’y avait encore personne. Avec quelle rapidité s’écoulèrent pour moi les quelques minutes que j’y passai seul ! Sur une chaise était étendu le schall qu’Anneke portait le jour même où je l’avais rencontrée à la fête de Pinkster ; sur le schall était posée négligemment une paire de gants si petite qu’évidemment ses mains seules pouvaient y entrer. De jolies boîtes de travail, de charmants ouvrages commencés, indiquaient la présence de jeunes dames du monde. Mais les gants attirèrent surtout mon attention. Je les pris dans mes mains, je les tournai et retournai en tous sens ; enfin je les portai à mes lèvres, et je les baisais avec une ardeur toute romanesque, quand des pas légers que j’entendis tout près de moi m’avertirent que je n’étais pas seul. Je remis bien vite les gants à leur place, je me retournai et je vis Anneke. Elle me regardait avec une expression que je ne savais comment interpréter, et qu’aujourd’hui même je puis à peine définir. Une aimable rougeur s’était répandue sur sa figure, pendant que ses yeux peignaient un intérêt tendre, qui me fit battre si violemment le cœur que je crus qu’il allait briser ma poitrine pour s’échapper. J’allais peut-être me jeter aux pieds de la chère enfant, pour lui avouer que depuis un an elle avait absorbé, jour et nuit, toutes mes pensées, et la supplier d’assurer le bonheur de ma vie en devenant ma femme, lorsque après avoir répondu par une révérence gracieuse au salut gauche et embarrassé que je lui avais fait :

— Que trouvez-vous donc tant à admirer dans les gants de miss Wallace ? me demanda-t-elle en se mordant les lèvres pour étouffer un malin sourire, quoique ses joues fussent encore rouges et que son regard continuât à être empreint d’une expression de douceur ineffable. C’est mon père qui les lui a donnés, et elle les a mis hier soir en son honneur.

— Pardon, miss, Mordaunt, — je regardais, miss Anneke, c’est que vraiment ils exhalent une odeur délicieuse, — il me le semble du moins, et je m’assurais…

— C’est sans doute l’eau de lavande dont nous autres femmes nous avons la coquetterie de parfumer nos gants et nos mouchoirs. Mais quelle soirée nous avons passée, monsieur Littlepage ! quelle entrée vous avez faite à Albany, et surtout quel maître de cérémonies vous avez choisi !

— Avez-vous donc une antipathie si prononcée pour Guert Ten Eyck, miss Anneke ?

— De l’antipathie ? il est impossible d’en avoir pour lui. Pour la franchise, pour la sincérité dans tout ce qu’il dit et ce qu’il fait, pour la promptitude à convenir de ses torts, ou à obliger ses amis, pour la bonté du caractère, il est tout ce qu’une sœur pourrait désirer dans son frère ; quoique en même temps il ait autant de travers qu’on en puisse déplorer.

— Il me semblait que, malgré toutes ses folies, les dames lui portaient hier un vif intérêt. Est-ce que miss Wallace ne lui est pas favorable ?

Le regard vif et expressif qu’Anneke me lança disait clairement que ma question était indiscrète, et je regrettai de l’avoir faite. Un nuage passa sur le front pur de la jeune fille, et une pensée profonde et pénible parut l’absorber un instant. Puis le brouillard se dissipa, un sourire illumina ses traits ; d’autres idées se présentèrent à son esprit, et elle me dit, avec un mélange inexprimable de malice et de tendresse que je ne savais comment concilier :

— Après tout, Corny Littlepage, vous conviendrez que vos exploits en traîneau étaient assez burlesques pour qu’une ambition ordinaire eût dû s’en contenter.

— J’en conviens, Anneke, et je vous réponds qu’on ne m’y reprendra plus de longtemps. Ce qui me fait du moins plaisir, c’est que cette sotte aventure du traîneau vous paraisse plus grave que celle du souper ; car je craignais bien que celle-ci ne m’attirât une disgrâce complète.

— Elle aurait pu devenir embarrassante, si le maire ne se fût pas montré de si facile composition. On dit que, malgré toutes les libertés que se permettent les jeunes gens d’Albany à l’égard des poulaillers du voisinage, jamais on n’avait rien tenté de si audacieux.

Et Anneke se mit à rire, cette fois naturellement, et sans aucune contrainte.

— J’espère que vous ne trouverez pas mauvais que je rejette tout le blâme sur ce cerveau brûlé de Guert Ten Eyck. Car enfin, c’est lui qui a profité de mon ignorance pour m’entraîner dans ces deux affaires ; et, dans la dernière surtout, j’ai agi sans savoir ce que je faisais.

— Dès que Guert Ten Eyck était à la tête de l’entreprise, il ne pouvait guère en être autrement.

— Et puis-je espérer mon pardon, Anneke ? dis-je en lui présentant la main.

Je sentis deux jolis petits doigts se poser doucement sur les miens.

— Corny, répondit-elle, et je crois qu’en m’appelant avec cette douce familiarité, elle voulait me prouver à quel point elle avait oublié sa rancune, si vous croyez avoir besoin de pardon, adressez-vous à qui a le droit de pardonner. Mais s’il prend fantaisie à Corny Littlepage d’imiter les petits garçons dans leurs jeux, quel droit Anneke Mordaunt a-t-elle de l’en empêcher ?

— Tous les droits du monde ! le droit de l’amitié, — le droit d’un esprit supérieur, le droit que ma…

— Chut ! j’entends marcher dans le corridor. C’est le pas de M. Bulstrode. Il est inutile qu’il entende cette longue énumération de mes droits. Cependant, comme il lui faut quelque temps pour se débarrasser de son manteau, de ses fourrures et de son épée, je me hâterai de vous dire que Guert Ten Eyck est un maître de cérémonies dangereux pour Corny Littlepage.

— Et cependant n’est-ce pas à l’éloge de son cœur, de son goût et de son esprit, qu’il aime Mary Wallace ?

— Ah ! il vous l’a déjà dit ! Mais j’ai tort de m’en étonner ; car à qui ne le dit-il pas ?

— Même à miss Wallace, et en cela je l’approuve. L’homme qui aime véritablement ne doit pas laisser longtemps l’objet de son affection dans le doute sur ses sentiments et sur ses intentions. Il m’a toujours semblé, miss Mordaunt, qu’il y a quelque chose de bas et de lâche à vouloir être certain qu’une femme réponde à notre amour avant de lui faire part de nos vœux. Comment saurait-elle si elle peut sans danger écouter son cœur, sans cette franchise de la part de son amant ? Je suis bien sûr que c’est avec cette franchise et cette loyauté que Guert Ten Eyck s’est conduit à l’égard de Mary Wallace.

— C’est un mérite qu’on ne saurait lui contester, répondit Anneke à voix basse et d’un air pensif ; il s’est déclaré mainte fois, et ma présence même n’a pas été un obstacle ; car je l’ai entendu, à trois reprises différentes, prier Mary de lui permettre de se mettre sur les rangs pour obtenir sa main, mais la conjurer d’attendre pour lui répondre qu’il eût eu le temps de conquérir son estime.

— Vous conviendrez, miss Mordaunt, que cette conduite est celle d’un homme d’honneur ?

— Sans doute, monsieur Littlepage, puisque du moins miss Wallace connaît le motif de ses attentions, et n’en est pas réduite à de simples conjectures.

— Je suis charmé de voir que vous approuviez cette façon d’agir franche et ouverte. Quoiqu’il ne me reste qu’un moment pour dire ce que je voudrais, il me suffira d’ajouter que la conduite que Guert a tenue envers Mary Wallace est celle que Cornelius Littlepage désire tenir envers Anneke Mordaunt.

Anneke tressaillit ; ses joues pâlirent, puis l’instant d’après se couvrirent d’une vive rougeur. Elle ne répondit point, mais elle attacha sur moi un regard profond, et pourtant timide, que je n’oublierai jamais. Il semblait exprimer l’étonnement, l’émotion, la pudeur craintive de la jeune fille ; mais je n’y remarquai point l’expression du mécontentement. Cependant il n’y avait plus moyen d’entrer en explication, la voix d’Herman Mordaunt et celle de Bulstrode se faisaient entendre à la porte même, et l’instant d’après ils entraient dans l’appartement.