Satanstoe/Chapitre XIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 211-224).
CHAPITRE.


La vertu, quel bien fragile ! l’amitié, quel présent rare ! l’amour, comme il vend quelques parcelles de bonheur pour des années de désespoir ! comme tout cela passe vite ! et nous survivons à ce grand naufrage, dépouillés de tout ce que nous pouvions dire à nous.
Shelley



La visite à la sorcière fit une profonde impression sur Guert Ten Eyck, et cette impression fut durable ; elle exerça même une influence remarquable sur sa conduite. Pour moi, je ne dirai pas que je restai complètement insensible à ce qui s’était passé, mais j’en fus affecté bien moins que mon ami. Le révérend M. Worden ne parla de cet incident qu’avec un grand dédain. Il déclara qu’il n’avait jamais vu de mystification semblable. La vieille sorcière nous avait déjà vus, il n’en doutait pas, de sorte qu’il lui avait été facile de nous reconnaître. C’était ainsi qu’en ramassant dans les rues d’Albany tous les sales propos qui y traînaient, elle avait pu répéter les sottes plaisanteries dont il avait été l’objet.

— Les gambades du révérend ! ajouta-t-il ; il y a bien là de quoi se moquer vraiment ! Comme s’il n’y avait point lieu de courir, quand il s’agit de sauver sa vie ! Vous avez vu, Corny, si l’on pouvait se fier à la rivière, quand la débâcle arrive, et c’est un miracle que j’aie échappé. Voyez-vous, mon garçon, ma retraite me fait autant d’honneur que celle des Dix Mille en a fait à Xénophon. Il est vrai que je n’avais pas trente-quatre mille six cent cinquante stades à franchir ; mais c’est à la qualité et non à la quantité que se mesurent des actions pareilles. L’impromptu en fait aussi le mérite, et si elles ont lieu sur une petite échelle, l’honneur n’en est pas moins grand… Vous êtes tout ébahi de tout ce qu’elle a débité à Guert ; parbleu, la fine mouche le connaissait à merveille ; et qui est-ce qui ne le connaît pas à Albany, lorsqu’il n’y a point de partie de plaisir, de complot malicieux ou d’orgie dont il ne soit ? Et Jack et Moïse ? pensez-vous que ce soit l’inspiration de l’esprit malin, ou même de toute une légion de démons, qui ait pu suggérer à cette folle d’appeler un cheval Moïse ? Jack, passe encore ; mais Moïse ! Aller s’imaginer qu’un cheval porte le nom du grand législateur des Hébreux ! Pourquoi ne pas supposer tout aussi bien qu’il s’appelle Confucius ?

— Je suppose que l’inspiration, pour me servir de votre expression, monsieur, révèle à une habille devineresse les choses telles qu’elles sont ; et qu’alors elle appelle les chevaux de leur nom véritable, quel qu’il soit.

— Oui, une belle inspirée vraiment, que cette vieille édentée ! Une impudente, une effrontée coquine, voilà tout ! Ne venez pas me parler, Corny, de tous vos diseurs de bonne aventure. — Ce sont des imposteurs fieffés. — Les gambades du révérend, en vérité !

Telle était l’opinion du révérend M. Worden relativement aux révélations de la mère Dorothée. Il nous fit promettre de ne rien dire de ce qui le concernait, et nous en prîmes volontiers l’engagement. Mais entre nous, Guert, Dirck, Jason et moi, nous ramenions toujours la conversation sur les circonstances de notre visite, et nous l’envisagions tous sous un autre point de vue que notre mentor. Jason était enchanté des prédictions qui lui avaient été faites ; et comment n’aurait-il pas été content ? On lui avait annoncé la fortune, et c’est une visite qu’on est toujours flatté de recevoir, quel que soit l’introducteur. Dirck avait pris aussi la chose au sérieux. À peine avait-il vingt ans, et il parlait déjà de mourir garçon ; toutes mes plaisanteries ne pouvaient le dérider ni l’amener à changer de résolution. Guert, ainsi que je l’ai déjà dit, était plus affecté encore ; et n’étant pas obligé à la discrétion pour son propre compte, il parla de sa visite à la sorcière un matin que nous étions réunis chez Herman Mordaunt. Bulstrode était présent ; et nous causions avec cette liberté que la fréquence de nos relations avait établie entre nous.

— Est-ce qu’en Angleterre on connaît les diseurs de bonne aventure, monsieur Bulstrode ? demanda brusquement Guert, les yeux fixés sur Mary Wallace ; car c’était à elle qu’il songeait en adressant cette question.

— Qu’est-ce qu’on ne connaît pas dans la vieille Angleterre, en fait de sottises, comme aussi en fait de bonnes choses ? Oui, sans doute, Londres a aussi ses sorciers.


Il en est jusqu’à deux que je pourrais nommer ;


et je crois même qu’il est devenu à la mode de les consulter depuis que la cour a pris une allure si germanique.

— Oui, reprit Guert avec candeur, je le croirais aisément ; car ou dit que les meilleurs devins viennent de l’Allemagne ou des Pays-Bas. On prétend aussi qu’il y a eu des sorcières dans la Nouvelle-Angleterre, mais personne ici ne croit beaucoup à leur existence. C’est encore là une des inventions de ces fanfarons de Yankees.

Je remarquai que Mary Wallace rougit profondément, et qu’en coupant un bout de fil avec ses dents, elle profita de l’occasion pour détourner le visage, de manière à ce que Bulstrode notamment ne pût la voir.

— Tout cela revient à dire, s’écria le major, que notre ami Guert a été rendre visite à la mère Dorothée, femme très-connue, qui demeure sur la hauteur, et qui jouit d’une certaine réputation en ce genre parmi ces bons Albaniens. Quelques-uns de nos officiers ont été voir la vieille sorcière.

— Oui, monsieur Bulstrode, répondit Guert sans hésiter, avec une gravité qui prouvait qu’il ne plaisantait pas, j’ai été voir la mère Dorothée pour la première fois de ma vie, et Corny Littlepage, que voici, m’accompagnait. Quoique depuis longtemps je la connusse de réputation, jamais, jusqu’à ce moment, je n’avais eu la curiosité d’aller chez elle. Oui, nous y avons été, et je dois dire que j’ai été étrangement surpris de l’étendue du savoir de cette personne extraordinaire.

— Vous a-t-elle dit de chercher la cuiller perdue dans le pot aux confitures, monsieur Ten Eyck ? demanda Anneke d’un air malin qui me fit monter le rouge à la figure. On dit que c’est là que les devineresses renvoient toutes les ménagères peu soigneuses, et que la recommandation réussit presque toujours.

— Allons, miss Anneke. je vois que vous n’avez pas la foi, répondit Guert avec un peu d’impatience ; et sans la foi on ne peut rien croire. Néanmoins j’ai tant de confiance en Dorothée que je suis bien décidé, coûte que coûte, à suivre en tout point ses avis.

Mary Wallace leva ses grands yeux bleus mélancoliques sur la figure du jeune homme, et il s’y peignait un intérêt profond, plutôt qu’une simple curiosité ; intérêt que son instinct de femme et sa réserve naturelle ne purent parvenir à cacher. Cependant elle ne dit rien, et laissa aux autres le soin d’entretenir la conversation.

— Ah ça ! vous allez tout nous raconter, Ten Eyck, s’écria le major ; il n’y a rien qui ait plus de succès dans une société qu’une bonne histoire de sorcellerie, ou que quelque conte si merveilleux qu’il faut commencer par donner une entorse au bon sens avant d’y croire.

— Excusez-moi, monsieur Bulstrode ; il y a des particularités que je ne saurais répéter ; mais Corny Littlepage est là pour vous attester que cela tient vraiment du prodige. En tout cas, je vais bientôt partir pour les bois, et comme Littlepage et Dirck Follock sont d’excellents compagnons de voyage, je compte me joindre à eux. Il se passera encore bien du temps avant que l’armée soit prête à se mettre en marche, et nous serons en mesure de vous rejoindre devant Ticonderoga, si toutefois vous parvenez à aller aussi loin.

— Dites plutôt devant Montréal ; car j’espère bien que notre nouveau commandant en chef ne nous laissera pas sécher sur pied comme le dernier. Ferai-je placer une sentinelle pendant votre absence à la porte de Dorothée, mon cher Guert ?

Cette question provoqua un sourire général, et Guert rit comme les autres, car il était le meilleur enfant du monde. J’ai dit général, et j’ai eu tort ; car j’aurais dû excepter Mary Wallace, qui resta sérieuse et pensive toute cette matinée.

— Alors nous serons voisins, dit tranquillement Herman Mordaunt, si toutefois vous comptez accompagner Dirck et Corny jusqu’aux terres dont la concession a été accordée récemment à MM. Littlepage et Van Valkenburgh. J’ai aussi de ce côté une propriété, qui est exploitée depuis dix ans ; ma fille et miss Wallace doivent m’y accompagner dès que le temps sera complètement beau ; et je puis vous assurer que notre armée sera bien assez forte pour nous protéger contre les Français et les Indiens.

Ai-je besoin de dire avec quel ravissement Guert et moi nous apprîmes cette bonne nouvelle ? Mais elle produisit sur Bulstrode un effet diamétralement contraire. Il ne parut pas surpris de ce projet de voyage ; mais quelques expressions qui lui échappèrent semblèrent témoigner qu’il ne soupçonnait pas que les deux domaines, celui d’Herman Mordaunt et le nôtre, fussent si rapprochés l’un de l’autre. Ce fut même par les questions qu’il adressa que je fus mis au courant de tous les, détails de cette affaire. Il paraît que le voyage d’Herman à Albany avait pour but de prendre quelques dispositions pour cette propriété sur laquelle il avait fait construire plusieurs moulins, et opéré d’autres améliorations, indispensables dans un nouvel établissement, et qui, par suite des progrès et des événements de la guerre, se trouvait plus rapprochée de l’ennemi qu’il n’eût été à désirer. Même dans la position occupée par les Français, à Ticonderoga, ses moulins, en particulier, pouvaient paraître courir quelques dangers, quoique la distance fût au moins de quarante milles ; car des détachements de sauvages, conduits par des blancs, franchissaient souvent cette distance à travers les forêts, pour détruire un établissement et pour commettre des déprédations. Mais l’ennemi avait traversé le lac George l’été précédent, et s’était emparé du fort William Henry, situé à l’extrémité méridionale de ce lac. Il est vrai que là s’était arrêtée l’invasion ; que l’ennemi avait même abandonné son audacieuse conquête, et qu’il s’était replié sur Ty et Crown-Point, deux des positions militaires les plus fortes des colonies anglaises. Cependant Ravensnest (le Nid des Corbeaux), c’était le nom du domaine d’Herman Mordaunt, n’était pas assez éloigné pour être à l’abri de toute sortie ; et, en venant établir sa résidence à Albany, le but avoué d’Herman était d’être près du théâtre des événements, et de pouvoir en observer la marche. S’il avait quelque mission politique, c’était un profond mystère. Il était survenu un nouvel incident qui avait pu décider aussi le propriétaire de cette concession à la visiter. Les quinze ou vingt familles qu’il était parvenu à y établir à grands frais avaient pris l’alarme à l’annonce d’une campagne qui allait s’ouvrir tout près d’elles, et elles avaient manifesté l’intention d’abandonner leurs huttes et leurs défrichements, seul moyen, à leurs yeux, de prévenir leur ruine complète. Déjà deux ou trois d’entre elles s’étaient retirées dans la direction des concessions du Hampshire, d’où elles étaient venues primitivement ; elles avaient profité pour cela de la prolongation des neiges, et l’on craignait que d’autres ne suivissent leur exemple.

Herman Mordaunt ne voyait pas l’urgence d’abandonner la conquête qu’il avait eu tant de peine à faire sur le désert. La fatigue d’un double déplacement découragerait ses colons, qui prendraient d’autres habitudes et se fixeraient ailleurs. C’était donc à lui de ne pas renoncer à son ouvrage, et de venir par sa présence leur donner un peu de courage et de confiance. Sa fille et sa pupille, car Herman était le tuteur de Mary Wallace, avaient témoigné un si vif désir de l’accompagner, que, ne voyant aucune apparence de danger, il s’était rendu à leurs instances. La nouvelle seule de son arrivée avait suffi pour calmer les craintes des colons, et pour les retenir à leur poste.

J’ajouterai ici, ce que je ne sus que plus tard et successivement, que Bulstrode avait appris ce projet de la bouche même d’Herman Mordaunt, qui le regardait presque comme son gendre ; et il avait fait ses dispositions. Dès qu’il fut question du départ des troupes, et que divers détachements furent désignés pour aller occuper les points regardés comme les plus importants, il eut soin de se faire donner le commandement de celui qui devait aller le plus près de Ravensnest. Il y trouvait le double avantage de pouvoir visiter la famille Mordaunt à l’occasion, et de se poser en même temps jusqu’à un certain point en protecteur. Dirck et moi, nous n’avions pas fait mystère de notre voyage ni du but que nous nous proposions ; mais nous ignorions qu’Herman Mordaunt eût une propriété si voisine de la nôtre. Cette nouvelle ne nous causa donc pas moins de surprise qu’à Bulstrode.

Ce ne fut, je le répète, qu’à la longue que j’appris ces divers renseignements. Cependant les principaux points furent éclaircis dans la conversation qui eut lieu à l’occasion de la visite de Guert à la diseuse de bonne aventure. Elle dura une heure, et chacun expliqua ce qu’il comptait faire pendant l’été.

Bulstrode venait d’acheter un cheval, et il sortit avec Dirck et Guert pour le leur montrer, de sorte que je restai seul avec les deux amies. À peine la porte s’était-elle refermée sur eux, que je vis un sourire mal contenu errer sur les lèvres d’Anneke, tandis que Mary Wallace était toujours, sinon triste, du moins sérieuse.

— Lors de la fameuse visite chez madame la sorcière, monsieur Littlepage, il me semble que vous étiez aussi de la partie, dit Anneke, qui semblait se consulter depuis quelque temps sur la convenance de revenir sur ce sujet. Je savais qu’il existait une personne de ce genre à Albany, et que nos diligentes ménagères allaient quelquefois la consulter ; mais j’ignorais que des hommes, et des hommes bien élevés, lui rendissent cet honneur.

— Je ne vois pas ce que le sexe ou l’instruction peuvent y faire, son influence et son autorité n’en sont pas moins les mêmes. On me dit que beaucoup de jeunes officiers de l’armée vont aussi la voir pendant qu’ils sont ici.

— J’aimerais savoir si M. Bulstrode est du nombre. Il est jeune, quoique déjà avancé en grade. Un major peut être curieux tout aussi bien qu’un enseigne, tout aussi bien qu’une jeune fille qui aurait égaré la petite cuiller favorite de sa grand-mère. — N’est-ce pas, Mary ?

Mary poussa un léger soupir ; elle leva même les yeux de dessus son ouvrage, mais elle ne répondit rien.

— Vous nous traitez sévèrement, Anneke ; — car maintenant j’étais presque regardé comme un enfant de la maison et l’on m’en permettait la douce familiarité. — Croyez-vous que M. Mordaunt n’en eût pas fait autant à mon âge ?

— Allons, Corny, pas de récrimination ; cela n’en rendra pas votre conduite plus sage. Mais, du moins, j’espère que les grandes révélations qui vous ont été faites ne resteront pas secrètes, et que vous en ferez part à vos amis ?

— Dorothée a été très-peu communicative avec moi ; c’est avec Guert qu’elle a été très-expansive. Il est certain qu’elle lui a dit sur le passé des choses inconcevables. On eût dit qu’elle le connaissait à merveille.

— Est-il probable, monsieur Littlepage, qu’il y ait quelqu’un à Albany qui ne connaisse pas M. Guert et ses aventures ? Le pauvre garçon se fait lui-même connaître partout où il va.

— Et presque toujours à son avantage, me hâtai-je d’ajouter. — À cette remarque que je faisais de bonne foi, la physionomie de Mary Wallace s’éclairait, et même un faible sourire se dessina sur ses lèvres. — Tout cela est vrai, j’en conviens ; et pourtant il y a quelque chose d’étrange et de surnaturel dans la manière de s’exprimer de cette femme et dans tout ce qu’elle dit.

— Et toutes ces belles choses, vous paraissez décidé à les garder pour vous seul ! dit Anneke du ton dont on ferait une question.

— Il serait mal de trahir les secrets d’un ami. Interrogez Guert ; c’est la franchise même : il n’hésitera pas à tout vous dire. Vous savez s’il s’ouvre aisément à ses amis.

— Et Corny Littlepage ne pourrait-il pas s’entr’ouvrir au moins !

— Je n’ai rien à cacher, — et à vous moins qu’à personne, Anneke. La devineresse m’a dit que la reine de mon cœur était la reine d’un trop grand nombre de cœurs ; que la rivière ne m’avait pas fait de mal ; enfin que je devais me méfier particulièrement des baronnets.

En répétant ces paroles de la mère Dorothée, j’épiais la contenance d’Anneke ; mais je ne pus y observer aucun changement. Elle ne manifesta ni bonne ni mauvaise humeur ; elle ne me regarda même pas, ce qui eût été appeler sur elle l’attention ; seulement il me sembla que son teint se colorait un peu. Pour Mary Wallace, elle bannit cette fois toute contrainte, et elle me regarda en souriant.

— Vous croyez tout ce que la sorcière vous a dit, Corny ? dit Anneke après une courte pause.

— Mais, avant même de l’avoir vue, je croyais que la reine de mon cœur était la reine de bien des cœurs ; que la rivière ne m’avait pas fait de mal, quoique je ne voie pas trop quel bien elle a pu me faire, et que j’avais à me méfier des baronnets. Mon opinion n’a donc point varié.

Anneke détourna la conversation, et se mit à parler du temps. La saison était précoce, et les grands mouvements de troupes ne pouvaient tarder à commencer. Plusieurs régiments étaient arrivés aux colonies, et l’on y comptait des officiers de distinction. Au nombre de ceux qui venaient de traverser ainsi l’Atlantique pour la première fois, se trouvait lord Howe, jeune militaire qui arrivait précédé d’une grande réputation, et sur lequel on fondait de belles espérances pour la campagne qui allait s’ouvrir. Pendant notre causerie, Herman Mordaunt, qui s’était absenté un moment, rentra, et il m’emmena avec lui pour me faire voir les dispositions qu’il prenait pour le voyage. Il reprit avec moi la conversation où elle en était lorsqu’il était revenu.

— Nouveaux lords, lois nouvelles ; c’est un vieil axiome, Corny, et il paraît que ce M. Pitt, qui est l’âme de la chambre des communes, veut qu’il se vérifie dans toute l’étendue de l’empire britannique. La vie circule enfin dans toutes les artères des colonies, et la période d’assoupissement va cesser avec le commandement de lord Loudon. Le général Abercrombie, vieux militaire dont on attend beaucoup, est maintenant à la tête des troupes royales, et tout fait présager une campagne active et brillante. Il faut que les revers de ces dernières années soient effacés, et que le nom anglais redevienne redoutable sur ce continent. Lord Howe dont parlait Anneke est un jeune officier de mérite ; on dit que le sang de la maison de Hanovre coule dans ses veines ; sa mère n’étant rien moins que la demi-sœur de la main gauche du roi actuel.

Herman Mordaunt parla alors plus en détail de ses projets pour l’été. Il était heureux d’apprendre, me dit-il, que Dirck et moi nous allions être ce qu’il appelait ses voisins, — quoiqu’il résultât de renseignements plus précis que les deux domaines étaient à plus de quatorze milles de distance, et séparés par une grande forêt vierge. Enfin nous serions voisins, dans ce sens qu’il n’y aurait pas d’autres habitants entre nous ; et si les visites devaient être rares, elles seraient longues du moins. Après tout, les voisins porte à porte ne sont pas toujours ceux qui se connaissent le mieux. C’était encore là une de ces idées connecticutiennes de Jason Newcome. Il s’imaginait qu’il connaissait toutes les personnes comme il faut du West Chester, parce qu’il avait habité le comté un an ou deux ; et par le fait il n’avait jamais parlé au plus grand nombre. Mais, suivant lui, il suffisait de voir quelqu’un sortir de sa maison, passer dans la rue ou entrer à l’église, pour le connaître ; et de cette manière on conçoit que le cercle de ses connaissances devait s’élargir à l’infini.

Herman Mordaunt avait pris des arrangements très-judicieux pour son voyage. Il avait fait construire une voiture couverte, où il y aurait place non-seulement pour lui et pour ses deux compagnes, mais même pour une partie des objets dont ils pouvaient avoir besoin pendant leur résidence dans les forêts. Un autre chariot, vaste et solidement construit, devait contenir les vivres et le reste des bagages. Ce fut un grand plaisir pour lui de me montrer tout cela, et de me parler du bonheur qu’il aurait à être accompagné de sa fille. J’ai toujours pensé qu’Anneke n’avait écouté que son affection pour son père en prenant cette résolution, tandis que son père espérait sans doute secrètement que Bulstrode trouverait des occasions plus faciles de faire sa cour et de se faire définitivement agréer. J’approuvai les dispositions qui avaient été prises ; je me permis d’indiquer une ou deux modifications dans l’intérêt d’Anneke et de Mary, et nous nous séparâmes. Un ou deux jours après, le régiment de Bulstrode se mit en marche pour le Nord. Les troupes partirent une demi-heure après le lever du soleil, précédées et suivies de nombreux caissons portant les bagages. Cependant on n’emportait pas de tentes ; on allait dans une région où il ne faut pas plus de temps pour construire des huttes, qu’il n’en faudrait pour dresser des tentes ; et en douze jours de marche le détachement avait rejoint le poste qu’il devait occuper, destiné qu’il était à appuyer deux ou trois autres corps, placés encore plus en avant, afin d’assurer la liberté des communications.

Bulstrode ne partit pas en même temps que son régiment. Le matin même du départ des troupes, j’avais été invité à déjeuner cher Herman Mordaunt avec Guert et Dirck, et, en arrivant, je vis le domestique du major qui promenait le cheval de son maître devant la porte ; c’était la preuve que Bulstrode était de la partie. En effet, nous le trouvâmes dans le salon, en grand uniforme, s’apprêtant à commencer son voyage à travers les forêts de l’Amérique ; il me parut préoccupé, comme si l’approche de son départ l’attristait ; mais toute ma surveillance jalouse ne put découvrir la moindre trace d’un sentiment correspondant de la part d’Anneke ; si elle n’avait pas toute sa gaieté habituelle, elle était loin d’être triste.

— C’est un grand regret pour moi de m’éloigner, mesdemoiselles, dit le major à la fin du déjeuner ; car ce pays est devenu pour moi plus qu’une patrie depuis que vous me l’avez rendu cher.

Ces mots furent prononcés avec plus de sensibilité que je n’en avais jamais vu montrer à Bulstrode, et même que je ne lui en aurais supposé. Anneke rougit un peu ; mais la jolie main qui était occupée à verser le thé dans les tasses ne trembla pas un seul instant.

— Nous nous reverrons bientôt, Henry, répondit Herman Mordaunt d’un ton d’affection toute particulière ; car nous partirons une semaine après vous. Nous serons voisins, et bons voisins, j’espère ; et n’oubliez pas que si la montagne ne vient pas à Mahomet, il faut que Mahomet vienne à la montagne.

— Ce qui veut dire, monsieur Bulstrode, dit Mary Wallace avec un de ces doux sourires qui avaient toute la candeur et toute la spontanéité de l’enfance, que vous êtes Mahomet et que nous sommes la montagne. Il n’est pas très-commode, pour nous autres femmes, de franchir des déserts, et il ne serait pas très-convenable qu’elles fissent des visites dans un camp.

— Il paraît que ce ne sera pas un camp, répondit le major, mais de belles et bonnes baraques, construites pour nous par le bataillon que nous allons remplacer. J’ai quelque espoir qu’elles seront de nature à pouvoir offrir même à des dames un abri au besoin ; d’ailleurs il ne peut être question de Mahomet ni de montagne entre d’anciens et intimes amis.

La conversation roula alors de nouveau sur nos projets à tous, et l’on se promit de se visiter souvent. Herman Mordaunt considérait évidemment Bulstrode comme étant de sa famille, ce qui pouvait s’expliquer aux yeux du monde par les liens de parenté éloignée qui les unissaient, mais ce qui, pour moi, prenait son origine dans une tout autre cause. Quand Bulstrode se leva pour se retirer, j’aurais voulu être bien loin pour ne pas être témoin de cette scène d’adieux ; mais d’un autre côté le désir d’observer l’effet qu’elle pouvait produire sur Anneke m’aurait sans doute cloué à ma place, quand même les convenances ne se seraient pas opposées à mon départ.

Bulstrode était plus affecté que je ne l’aurais cru possible : il prit une des mains d’Herman Mordaunt dans les siennes, et la tint quelque temps fortement serrée avant de pouvoir parler.

— Dieu seul sait ce qui arrivera cet été, et si nous nous reverrons jamais, dit-il enfin ; mais quelque chose qui arrive, le passé, ce passé si doux m’est à jamais acquis. Si vous n’entendez plus parler de moi, mon bon parent, du moins ma correspondance avec ma famille que, dans ce cas, j’ai recommandé de vous envoyer, vous montrera à quel point j’ai été touché et reconnaissant de toutes vos bontés pour moi ; ces lettres ont été écrites à mesure même que j’en ressentais les effets, et elles vous peindront mieux mes sentiments que tout ce que je pourrais vous dire.

— Allons, allons, mon cher Henry, chassons ces tristes idées, interrompit Herman Mordaunt en essuyant une larme ; c’est traiter trop sérieusement une séparation qui sera de courte durée.

— Hélas ! mon cher monsieur, un militaire qui se trouve à portée de fusil de ses ennemis ne peut jamais envisager avec confiance une séparation, même la plus courte. Cette campagne sera décisive pour moi, ajouta Bulstrode en jetant un coup d’œil sur Anneke ; il faut que je revienne vainqueur dans un sens, ou puisse-je ne jamais revenir ! Adieu, Herman Mordaunt, comme vos compatriotes vous appellent ; soyez heureux, et croyez que rien n’effacera jamais de mon cœur le souvenir de votre amitié.

Ces paroles furent prononcées avec âme et du ton le plus convenable. Bulstrode hésita un moment, regarda successivement les jeunes filles d’un air de doute, puis s’approcha de Mary Wallace.

— Adieu, bonne Mary, dit-il en prenant la main qui lui était offerte et en la baisant avec une émotion qui autorisait cette liberté, et qui attestait que ce n’était qu’un acte d’amitié et de respect ; je crois que les Catons et les Scrubs trouvent en vous un critique sévère ; mais je vous pardonne tous vos traits malins en raison de votre indulgence et de votre bonté habituelles. Vous avez bien des amis sans doute, mais ce dont je puis répondre, c’est qu’il n’en est aucun qui ait une admiration plus profonde pour vos vertus.

Ce petit compliment fut débité avec autant de naturel que de grâce, et Mary Wallace ôta le mouchoir qu’elle avait porté à ses yeux pour lui faire ses adieux avec la même cordialité. Les étrangers disent que les Américaines manquent de sensibilité, ou que, si elles en ont, elle est cachée sous un masque de froideur qui en détruit tout le charme ; qu’elles sont folâtres et familières comme des enfants quand elles devraient être réservées ; et que, au contraire, elles sont de glace dans les occasions où il y aurait lieu de montrer un peu d’expansion et de chaleur. Ce qui est vrai, c’est que la jeune Américaine n’est point comédienne, qu’elle ne sait pas affecter des sentiments qui ne sont pas dans son cœur ; mais que ses affections, pour n’être pas artificielles, n’en sont ni moins vives ni moins profondes.

Mary Wallace ne chercha point à cacher une émotion qui était toute naturelle ; bonne et sensible comme elle l’était, elle ne pouvait se séparer avec indifférence d’un homme qu’elle connaissait intimement depuis deux ans, surtout lorsqu’il semblait craindre que cette séparation ne pût être éternelle. Elle lui serra vivement la main, lui souhaita le plus heureux voyage, le remercia de la bonne opinion qu’il avait d’elle, et lui témoigna l’espoir que l’été ne se passerait pas sans qu’ils se trouvassent tous de nouveau réunis.

Le tour d’Anneke vint alors ; elle avait son mouchoir sur les yeux, et, quand elle le retira, ses joues étaient pâles et humides ; le sourire qui parut ensuite sur ses lèvres était la douceur même et, je l’avouerai, il me fit mal. À ma grande surprise, Bulstrode ne dit rien ; il prit la main d’Anneke, la serra sur son cœur, la baisa, y déposa un billet, puis s’éloigna en s’inclinant. J’eus honte d’épier la physionomie d’Anneke dans un pareil moment, et je me détournai pour que la crainte d’être observée n’ajoutât pas à l’embarras et au malaise qu’elle éprouvait évidemment. J’en vis assez néanmoins pour retomber dans toutes mes incertitudes ; certes, elle était encore plus émue et plus agitée que Mary Wallace, mais elle était toujours plus démonstrative que son amie ; ce que je prenais pour l’effet de la tendresse pouvait n’être qu’un simple témoignage d’amitié ; et puis Bulstrode était un parent après tout.

Les hommes accompagnèrent Bulstrode pour le voir monter à cheval : il nous serra cordialement la main, et il nous dit après être monté en selle : — Cet été-ci sera plus chaud que les derniers : les lettres que je reçois d’Angleterre annoncent qu’il se trouve enfin un homme de talent à la tête des affaires, et que l’empire britannique se ressentira, jusque dans ses extrémités les plus lointaines, de l’impulsion qu’il va lui donner. Vous trois, mes jeunes amis, j’espère que vous viendrez vous enrôler comme volontaires dès que vous apprendrez que nous marchons en avant. Que ne pourrait-on pas entreprendre avec un millier d’hommes comme vous ! car cette aventure sur la rivière a appris à vous connaître. — Dieu vous protège, Corny ! ajouta-t-il en se penchant sur sa selle pour me donner une dernière poignée de main ; il faut que nous restions amis, coûte que coûte.

Il n’y avait pas moyen de résister à tant de franchise et de cordialité ; je lui serrai vivement la main, et Bulstrode s’éloigna lentement, comme avec une sorte de répugnance. Néanmoins j’avais plus que jamais sujet de regretter que l’aimable major fût venu en Amérique ; et je crus que, pour le moment, le parti le plus sage était de ne point presser Anneke de se prononcer, de peur de m’attirer une réponse défavorable.