Satanstoe/Chapitre XXIV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 281-296).
CHAPITRE XXIV.


Pâle se couche le soleil. Les ombres du soir tombèrent ; le vent de la nuit commença son chant lugubre ; et le même jour vit leurs guerriers étendus morts, leur souverain captif, et leur gloire évanouie !
Mistress Hemans



Je n’oublierai jamais notre voyage pendant cette nuit terrible. Susquesus conduisait seul le canot. Nous étions trop fatigués pour lui prêter grande assistance. Jaap lui-même s’étendit tout de son long et dormit plusieurs heures de suite. Je ne crois pas qu’aucun de nous ait pu fermer l’œil dans le premier moment ; les scènes au milieu desquelles nous venions de nous trouver et nous nous trouvions encore, exerçaient une trop vive influence sur notre imagination.

Il pouvait être neuf heures du soir, quand notre canot s’éloigna de ces funestes parages, et suivit le bord oriental du lac. Déjà plus de cinq cents bateaux s’étaient mis en mouvement, la retraite ayant commencé longtemps avant le coucher du soleil. Aucun ordre n’était observé dans ce lugubre cortège. Chaque embarcation partait dès que son chargement était complet. Tous les blessés étaient déjà portés sur les eaux limpides du Saint Lac, comme quelques écrivains ont appelé cette paisible nappe d’eau ; et le bruit qu’on entendait sur le rivage annonçait que leurs compagnons, plus heureux, ne tarderaient pas à les suivre.

Quelle nuit ! Il n’y avait point de lune ; de sombres vapeurs étaient répandues sur la voûte des cieux ; et de tous ces milliers d’étoiles qui auraient dû étinceler dans le firmament pour rendre hommage à leur Créateur, à peine en apercevait-on quelques-unes, pâles et vacillantes. En bas, le long des collines, pas un souffle d’air ; parfois seulement on entendait le faible murmure d’un léger filet d’eau qui serpentait sur la hauteur. Le bord que nous suivions ayant moins de sinuosités que le bord opposé, la plupart des embarcations en suivaient les contours sombres et escarpés, pour abréger leur route, et bientôt nous nous trouvâmes près de la ligne des bateaux qui se retiraient. Je dis la ligne, car, bien qu’on n’observât aucun ordre, chacun ne cherchant qu’à arriver par le plus court chemin au point de destination commun, il y avait un si grand nombre d’embarcations en mouvement en même temps, qu’aussi loin que l’œil pouvait pénétrer au milieu de ces ténèbres à peine visibles, il les voyait se succéder sans interruption. Les soldats étaient trop fatigués pour nager avec beaucoup d’énergie, après la journée qu’ils venaient de passer, et nous n’eûmes pas de peine à rejoindre la plupart de ces bateaux pesamment chargés, et à marcher de conserve, quoique en nous tenant plus rapprochés du bord. Cependant deux ou trois bâtiments, plus légers, parvinrent à se glisser encore entre nous et le rivage, où ils étaient cachés par l’ombre de la montagne, à tel point qu’on ne pouvait les distinguer. C’étaient sans doute quelques bâtiments baleiniers ; il y en avait plus de cent dans la flottille, qui portaient des officiers supérieurs.

Personne ne parlait. Il semblait qu’aucune voix humaine n’osât s’élever au milieu de cette grande catastrophe. Le bruit des avirons troublait seul d’abord le silence de la nuit ; mais à mesure que nous nous rapprochions de la ligne et que nous atteignions les embarcations qui étaient parties les premières, les cris et les gémissements des blessés venaient s’y mêler et en rompre tristement la monotonie. Ces malheureux, au milieu de leurs souffrances, avaient du moins deux motifs de consolation : jamais ils n’auraient pu être transportés d’un champ de bataille d’une manière plus douce ; et ils avaient à leur portée les moyens d’étancher la soif dévorante que la perte du sang ne manque jamais de produire.

Après avoir nagé pendant plusieurs heures, Susquesus fut relevé par Jaap ; Dirck, Guert et moi nous donnions de temps en temps un coup d’aviron, puis nous nous laissions aller un moment au sommeil, et ce peu de repos répara nos forces. Enfin nous atteignîmes la passe étroite qui sépare le lac supérieur du lac intérieur. C’est là que les îles sont en si grand nombre, et nous ne pouvions éviter de passer près de quelques-uns des bateaux, je dis de quelques-uns, car la ligne était rompue, chacun prenant le passage qui lui semblait le plus commode.

— Ohé ! du canot d’écorces, approchez ! cria un officier placé dans une des embarcations ; je veux savoir qui est là !

— Nous sommes des volontaires qui étions venus nous mettre sous les ordres du major Bulstrode ; pourriez-vous nous dire où est cet officier ?

— Pauvre Bulstrode ! il a reçu son affaire presque en débarquant, et je l’ai vu transporter à l’arrière-garde. Il ne pourra de longtemps ni marcher ni monter à cheval, si toutefois on parvient à lui conserver la jambe. Il a dû partir à bord du premier bateau qui a été détaché, et son intention était, m’a-t-on dit, de se faire porter jusqu’à l’habitation d’un ami, qui demeure à peu de distance, pour échapper aux horreurs d’un hôpital ambulant. Il ne manque pas de chevaux, et il pourrait se faire conduire en litière jusqu’au cap Horn, si la fantaisie lui eu prenait. Ce dont je suis bien sûr, c’est que s’il existe un bon gîte en Amérique, Bulstrode saura le dénicher. Pour moi, voilà un bras qui devra sans doute partir dès que nous serons arrivés au fort William-Henry, et une fois que j’en serai débarrassé j’aimerais fort à aller tenir compagnie au major. Que je ne vous arrête pas, messieurs. En voyant un canot d’écorces, j’ai cru de mon devoir de m’assurer si nous n’étions pas suivis par des espions.

Encore une victime de la guerre ! Ce malheureux parlait de se faire couper le bras, comme s’il se fût agi de se faire arracher une dent, et cependant je ne doute pas que, dans le fond de son cœur, il n’éprouvât de vives angoisses. Ainsi donc, Bulstrode allait se faire transporter à Ravensnest, car c’était là sans doute ce toit hospitalier sous lequel il voulait se faire traiter, et, en effet, où pourrait-il être entouré de soins plus dévoués ? L’avouerai-je ? cette idée m’était pénible, et j’aurais voulu aussi avoir reçu quelque bonne blessure qui me donnât le droit de retourner auprès d’Anneke et qui m’assurât sa tendre pitié.

Nous passâmes bientôt après devant un autre bateau, commandé par un officier qui, debout, semblait épier nos mouvements. Il paraissait bien portant, mais il était sans doute chargé de quelque mission spéciale.

— Comme vous vous pressez, mes amis ! nous dit-il ; de grâce, modérez un peu votre zèle. Craignez-vous donc d’être devancés par d’autres pour annoncer les mauvaises nouvelles ?

— Vous jugez mal de notre patriotisme et de notre dévouement, monsieur ; certes ce n’est pas nous qui voudrions être les premiers à raconter l’échec que viennent d’éprouver les armes anglaises, répondis-je d’un ton assez sec.

— L’échec ! mille pardons ! je vois que vous êtes en effet des patriotes, et des patriotes renforcés. L’échec ! c’est le mot propre ; quoique peut-être échec et mat fût encore plus significatif. Eh bien ! nous avons passé une charmante journée, n’est-ce pas, messieurs ?

— Les troupes ont montré beaucoup d’assurance et de courage, et nous, qui n’étions que simples volontaires, nous sommes prêts à l’attester.

— Oh ! ces messieurs étaient des volontaires, reprit l’officier en ôtant son chapeau et en s’inclinant profondément ; je ne savais pas que c’était à des volontaires que j’avais l’honneur de parler. Je leur en fais mon compliment bien sincère. Ainsi c’est volontairement que vous avez pris part au combat ! Pour moi, je ne puis dire que j’aie le même mérite. Eh bien ! sur ma parole, vous allez avoir des choses merveilleuses à raconter, messieurs, quand vous serez assis au coin du feu de la famille.

— Nous aurons à parler de l’intrépidité des montagnards écossais ; car nous les avons vus combattre et tomber près de nous.

— Vraiment ! vous étiez près de ces braves ! s’écria l’officier en quittant son ton à moitié goguenard pour prendre des manières plus franches et plus naturelles ; c’est déjà un honneur d’avoir été spectateurs de tant de courage, surtout si ce n’était pas de trop loin. Oserais-je vous demander vos noms ?

J’obéis en lui apprenant que nous étions les amis de Bulstrode, et combien nous avions été tourmentés de ne pouvoir le rejoindre, ni lui ni son régiment.

— Messieurs, j’honore le courage partout où il se trouve, dit l’officier en bannissant toute contrainte ; et je l’admire surtout dans les habitants de ces colonies lorsqu’il s’agit d’une querelle qui, après tout, est la leur. N’étiez-vous pas auprès du pauvre Howe quand il est tombé si fatalement ? J’espère que nous ferons plus ample connaissance. Quant à M. Bulstrode, il est passé il y a quelques heures, et son intention est d’attendre sa guérison chez quelques parents qu’il a dans cette province. Nous nous reverrons, n’est-ce pas ? Le capitaine Charles Lee sera charmé de vous serrer la main dès que nous serons de retour au camp.

Nous lui exprimions nos remerciements lorsque Susquesus, d’un coup brusque d’aviron, poussa le canot dans la direction du rivage, et mit fin à la conversation.

L’Indien ne dormait plus alors, et il exerçait de nouveau à bord son autorité. Glissant comme une flèche à travers les îles, il nous débarqua bientôt au point précis où nous nous étions embarqués cinq jours auparavant. L’Onondago attacha son petit canot, puis, traversant le ravin, il nous conduisit, après une heure de marche pénible, sur le sommet nu de la montagne où nous avions déjà campé.

Si la nuit avait été si remarquable, le tableau qui s’offrit à nous à la pointe du jour ne l’était pas moins. Lorsque nous arrivâmes au sommet, il pouvait être l’heure où l’Indien m’avait éveillé quelques jours auparavant, et le panorama était à peu près le même, quoique les sensations qu’il causait fussent bien différentes. Comme la première fois, mille embarcations étaient en vue ; une douzaine, tout au plus, étaient arrivées à l’extrémité du lac ; tout le reste de la flottille était disséminé sur la paisible surface de cette immense nappe d’eau, formant une longue ligne de points noirs qui s’étendaient jusqu’à la jetée sous le fort William-Henry d’un côté, et de l’autre aussi loin que l’œil pouvait atteindre. Quel aspect différent présentait cette triste procession de bateaux, se suivant sans ordre, avec celui qu’avaient offert ces mêmes embarcations résonnant des accords d’une musique guerrière, couvertes de jeunes soldats, frais et pleins d’ardeur, qu’animait l’assurance de la victoire ! En regardant ce tableau, je ne pouvais m’empêcher de me figurer toutes les souffrances physiques, toutes les angoisses déchirantes, toutes les profondes mortifications, qu’on aurait pu lire sur les visages, s’il eût été possible de les voir d’assez près. Nous venions de nous trouver mêlés à cette scène d’agonie humaine, et nos imaginations nous retraçaient des détails qui, à la hauteur où nous nous trouvions, étaient hors de la portée des sens.

Une semaine auparavant, le nom d’Abercrombie était dans toutes les bouches en Amérique ; c’était à qui placerait le héros sur le piédestal le plus élevé. Quelques heures avaient renversé l’idole. Ceux qui avaient mis le plus d’empressement à l’encenser étaient les premiers à lui jeter la pierre, et personne n’aurait eu le courage de prendre sa défense. Les hommes, déçus dans leur attente, ne sont jamais justes ; le cri de réprobation que pousse la foule est répété par chaque individu, qui soulage ainsi sa mortification et son orgueil blessé, sans croire sa responsabilité engagée, et la victime est immolée à la vindicte publique. Et cependant Abercrombie n’était pas un sot et stupide fanfaron comme Braddock s’était montré. Son malheur avait été d’ignorer comment il fallait faire la guerre dans le pays où il était envoyé, et, peut-être, de compter trop sur le courage réputé invincible des troupes qu’il commandait. Très-peu de temps après, il fut rappelé, et l’Amérique n’entendit plus parler de lui.

Dès que nous fûmes arrivés sur la hauteur, l’Onondago fit signe à Jaap d’allumer un grand feu, et il tira d’un dépôt qu’il avait eu la prudence de laisser dans cet endroit quelques provisions destinées à former notre déjeuner. Comme aucun de nous n’avait rien pris depuis la veille à la même heure, ce repas fut le bienvenu, et nous y fîmes grand honneur. Le nègre en eut naturellement sa part ; et ensuite la délibération s’ouvrit sur ce que nous allions faire.

Guert posa la question en ces termes : — Devons-nous aller droit à Ravensnest, ou bien nous rendre d’abord auprès de l’arpenteur, pour voir comment vont les choses de ce côté ?

— Il n’y a pas grand danger de poursuite de la part des Français, répondis-je, puisque toutes leurs embarcations sont sur l’autre lac ; et l’état du pays est à peu de chose près le même qu’avant le départ de l’armée.

— Faites cette question à l’Indien, dit Dirck avec quelque insistance… Nous regardâmes Susquesus comme pour l’interroger, car un regard suffisait toujours pour se faire comprendre de lui, surtout lorsqu’une allusion assez claire avait précédé cette interrogation muette.

— L’homme noir a fait une sottise, dit l’Onondago.

— Qu’est-ce que j’ai fait, démon de Peau Rouge que vous êtes ? demanda Jaap, qui éprouvait une sorte d’antipathie naturelle pour tous les Indiens ; sentiment auquel les Indiens répondaient par un mépris assez marqué pour sa race ; qui est-ce que j’ai fait, vilain démon, pour oser parler ainsi de moi à maître Corny ?

Susquesus ne montra aucun ressentiment de cette apostrophe un peu verte ; et il resta assis à sa place aussi immobile que s’il ne l’avait pas entendue. Jaap ne s’en emporta que davantage ; et comme il était toujours prêt à se battre dès que son orgueil était en jeu, la guerre eût éclaté incontinent entre eux deux, si je n’avais pas levé un doigt, pour arrêter dès sa naissance la fureur de Jaap Satanstoé.

— Pour avancer une pareille accusation contre mon esclave, Susquesus, lui dis-je, il faudrait pouvoir la prouver.

— Il a battu un guerrier rouge comme un chien.

— Eh bien ! après ? grommela Jaap, qui n’était encore qu’à moitié pacifié par mon signe ; est-ce qu’on a jamais entendu dire que quelques coups de corde aient fait mal à une Peau Rouge ?

— Le dos d’un guerrier est comme celui d’une squaw ; les coups le blessent. Il ne pardonne jamais.

— Eh bien ! alors, qu’il s’en souvienne ! cria le nègre en ouvrant sa bouche jusqu’aux oreilles dans une horrible grimace ; il était mon prisonnier ; et quel bien cela m’aurait-il fait de le laisser aller sans lui avoir donné une leçon ? Voilà ce que vous devriez dire à maître Corny, au lieu de toutes vos balivernes. Quand maître me bat, qui m’a jamais entendu me plaindre ?

— Et je ne vous ai point battu assez, maître drôle, ou vous auriez de meilleures manières, dis-je à mon tour ; car je crus nécessaire d’intervenir ; jamais Jaap n’avait montré en ma présence un caractère si querelleur, sans doute parce que je ne l’avais jamais vu se disputer avec un Indien. — Finissons, ou je serai obligé de vous payer à l’instant les arrérages.

— Une petite fustigation administrée à propos fait quelquefois grand bien à un nègre, ajouta Guert d’un ton expressif.

Dirck ne dit rien ; mais il aimait jusqu’à mon esclave à cause de moi, et il lui jeta un regard de reproche. Toutes ces démonstrations combinées réussirent in imposer silence à Jaap.

— Voyons, Susquesus, dis-je alors, nous écoutons ; expliquez vous.

— Musquerusque est un chef. — Un chef huron à la peau très-tendre, — il n’oublie jamais la corde.

— Voulez-vous dire que le prisonnier de mon nègre va chercher à se venger de la petite correction qui lui a été infligée ?

— Précisément. L’Indien a bonne mémoire. Il n’oublie pas un ami. — Il n’oublie pas un ennemi.

— Mais votre Huron sera bien embarrassé pour nous trouver, Onondago. Il nous croira naturellement avec l’armée, et, s’il s’aventure à nous y chercher, vous voyez qu’il ne réussira pas.

— Qui sait ? le bois est plein de sentiers. L’Indien est plein de malice. Pourquoi avoir parlé de Ravensnest ?

— Est-ce que le nom de Ravensnest a été prononcé en présence de ce Huron ? demandai-je, plus tourmenté que je n’aurais aimé à l’avouer d’un incident aussi futile.

— Oui ; quelque allusion y a été faite, mais trop indirecte pour que le drôle ait pu y rien comprendre, répondit Guert d’un ton d’insouciance. Au surplus, qu’il revienne, s’il n’en a pas encore eu assez.

Ce n’était nullement ma manière de voir. Je ne pouvais penser à Ravensnest sans songer à Anneke, et je me la représentais exposée à toutes les horreurs d’une vengeance indienne.

— Je vous enverrai auprès du Huron, Susquesus, repris-je, si vous pouvez me dire à quel prix il vendrait son pardon.

L’Onondago me regarda un moment d’un air significatif, puis, s’approchant de Jaap, il traça avec son doigt un cercle autour de la tête du nègre, comme pour indiquer la partie qu’enlève ordinairement le couteau du guerrier pour avoir un trophée de sa victoire. Jaap comprit très-bien, ainsi que nous tous, ce geste expressif ; et la manière dont il aplatit sur sa tête sa toison crépue, comme pour défendre la place, provoqua malgré nous nos éclats de rire. Le nègre ne partagea point notre gaieté, mais il regardait l’Indien à peu près comme le bouledogue montre les dents avant de s’élancer sur sa proie. Un nouveau signe de doigt de ma part suffit néanmoins pour arrêter l’explosion ; et, afin de mettre un terme à cette scène, je dis à Jaap d’aller faire les préparatifs du départ. Délivré de sa présence, j’invitai Susquesus à s’expliquer plus clairement.

— Vous connaissez l’Indien, répondit l’Onondago. Maintenant qu’il croit les Habits Rouges en déroute, il cherche des chevelures — il aime les chevelures de toute espèce, — les jeunes comme les vieilles — chevelure d’homme, — chevelure de femme, — chevelure d’enfant ; toutes rapportent profit ; toutes rapportent honneur — pas de différence entre elles.

— Oui ! s’écria Guert avec l’énergie de quelqu’un qui est vivement convaincu de ce qu’il dit, c’est un démon incarné, dès qu’il est entraîné sur quelque piste par l’odeur du sang ! Ainsi donc, vous pensez que ces Indiens français vont pousser une pointe du côté de nos établissements ?

— Ils iront au plus près ; le reste leur importe peu ; — le plus près, c’est votre ami — ça ne vous irait pas, je crois ?

— Vous avez parfaitement raison, Onondago ; aussi allez-vous nous conduire à vol d’oiseau à Ravensnest, cette maison fortifiée que vous connaissez, où demeurent des personnes qui nous sont plus chères que nous-mêmes.

Susquesus comprenait à merveille tout ce qu’on disait ; aussi ces dernières paroles de Guert le firent-elles sourire.

— La squaw n’est pas mal, répondit-il avec un certain air de complaisance ; il n’est pas étonnant que le jeune homme la trouve de son goût. Mais nous ne pouvons point aller là maintenant. Il faut d’abord trouver les amis qui mesurent la terre — cette terre qui était indienne autrefois !

Cette dernière remarque fut faite d’un ton qui ne me plut pas ; elle semblait avoir été provoquée par quelque idée qui s’était présentée subitement à l’esprit de l’Onondago et que je crus devoir combattre.

— Je serais fâché qu’il en fût autrement, Susquesus, lui dis-je ; car notre titre n’en est que plus valable. Vous savez sans doute que mon père et son ami, le colonel Follock, ont acheté cette terre aux Mohawks, et ils en ont payé le prix qu’ils ont demandé.

— L’homme rouge ne mesure jamais la terre ainsi. Il montre avec son doigt, abat les broussailles et dit : là ! prenez depuis cette eau jusqu’à cette eau.

— Très-bien, mon ami ; mais comme cette manière de mesurer ne peut servir pour établir des fermes séparées, nous sommes obligés de diviser le tout en lots plus petits. Les Mohawks ont commencé par donner à mon père et à son ami toute la terre dont ils pourraient faire le tour pendant deux soleils, en leur accordant la nuit pour se reposer.

— C’est un bon acte celui-là ! s’écria l’Indien avec chaleur. Jambe ne peut pas tromper. Plume est une grande coquine.

— Eh bien ! nous avons réuni les deux genres de concession ; car les propriétaires parcoururent en effet la circonférence du domaine, accompagnés de quelques Indiens qui veillaient à ce que les choses se passassent en règle. Après cela, les chefs signèrent un acte en bonne forme, afin d’empêcher toute méprise ; et ensuite nous obtînmes la concession du roi.

— Qui a donne la terre au roi ? Toute la terre qui est ici est à l’homme rouge ; qui l’a donnée au roi ?

— Qui a fait des femmes des Delawares ? Ne sont-ce pas les guerriers des Six Nations, Susquesus ?

— Oui, les miens ont aidé ; les Six Nations sont grands guerriers ; et ils ont mis des jupons aux Delawares, et les Delawares ne peuvent plus se présenter sur le sentier de guerre. Qu’est-ce que cela a de commun avec la terre du roi ?

— C’est que, voyez-vous, mon camarade, les guerriers du roi ont pris possession de ce pays, juste comme les Six Nations ont pris possession de celui des Delawares, avant d’en faire des femmes.

— Les guerriers du roi ? que sont-ils devenus ? demanda l’Indien avec la rapidité de l’éclair. Où se sont-ils enfuis ? Où est à présent la terre de Ticonderoga ? À qui est la terre de l’autre côté du lac à présent ?

— Il est certain que les troupes du roi ont éprouvé des revers, et que, pour le moment, leurs droits sont affaiblis ; je n’en disconviens pas. Mais, en un jour, tout peut changer, et le roi reprendra sa terre. Faites attention qu’il n’a pas vendu Ticonderoga aux Français, comme les Mohawks nous ont vendu Mooseridge ; et vous serez le premier à convenir que cela fait une grande différence. Un marche est un marché, Onondago.

— Oui, un marché est bon — bon pour l’homme rouge, bon pour le Visage Pâle ; pas de différence. Ce que le Mohawk vend, il ne le reprend pas ; que le Visage Pâle le garde. Mais comment les Mohawks et le roi peuvent-ils vendre en même temps ? Tous deux possèdent donc la terre, heim ?

Cette question était assez embarrassante, surtout lorsque c’était à un Indien qu’il fallait répondre. Nous autres Européens, nous pouvons très-bien comprendre qu’un gouvernement qui, en vertu des principes reconnus par les nations civilisées, exerce un droit de juridiction sur de vastes territoires situés dans des forêts vierges, territoires qui servent seulement à certaines tribus sauvages de terrains de chasse, et encore momentanément, — que ce gouvernement, dis-je, croie juste d’indemniser les tribus avant de diviser ces terres pour les livrer à la culture ; mais il n’est pas si facile de faire comprendre à un enfant de la nature que le même bien peut avoir deux propriétaires. La transaction nous paraît simple, et elle dépose en notre faveur, car nous aurions la faculté d’accorder ces terres sans éteindre le titre indien, pour me servir de l’expression usitée ; mais elle présente des difficultés à l’esprit de ceux qui ne sont pas habitués à considérer la société avec les nombreux intérêts que la civilisation crée autour d’elle. En fait, l’acquisition faite aux Indiens n’a d’autre valeur, au point de vue légal, que d’appuyer la demande en concession que nous faisons auprès de la couronne ; laquelle ensuite nous impose telle autre condition que dans sa sagesse elle croit juste d’exiger. Néanmoins il fallait bien, de manière ou d’autre, répondre à l’Onondago, pour ne pas laisser s’accréditer dans son esprit l’idée erronée que nous n’étions pas légitimes possesseurs de nos domaines.

— Supposons, Susquesus, dis-je après un moment de réflexion, qu’une carabine vous plaise, que vous vouliez l’acheter, et qu’il se trouve deux Indiens qui prétendent qu’elle leur appartient ; si vous payez à chaque guerrier le prix qu’il demande, croyez-vous que votre droit à la propriété de la carabine en sera moins bon ?

L’Indien fut frappé de cette réponse, qui allait au caractère de son esprit. Il étendit la main droite, reçut la mienne et la secoua cordialement, comme pour dire qu’il était content. Cet épisode terminé, nous en revînmes au sujet plus important de la route que nous prendrions.

— Il paraîtrait que l’Onondago regarde comme probable que les Indiens français vont attaquer les établissements, dis-je à mes compagnons, et que nos amis de Ravensnest auront besoin de notre appui ; mais en même temps il pense que nous devons commencer par retourner à Mooseridge, auprès des arpenteurs. Qu’en pensez-vous, mes amis ?

— Entendons d’abord les raisons que donne l’Indien pour rejoindre les arpenteurs, répondit Guert. Si elles sont bonnes, je suis prêt à le suivre.

— Un arpenteur à une chevelure aussi bien qu’une squaw, dit Susquesus dans son langage bref, mais significatif.

— Il suffit ! s’écria Guert ; je comprends maintenant. L’Onondago croit que l’arpenteur et ses agents peuvent être attaqués par les Indiens, isolés et sans défense comme ils le sont, et que nous devons aller les prévenir.

— C’est très-bien, répondis-je, et certes, puisqu’ils travaillent pour nous, ils ont droit à notre appui. Mais, Guert, j’aurais pensé que ces arpenteurs auraient pu rester une année entière où ils sont, au milieu de la forêt, sans courir aucun risque d’être découverts, Qui les trahirait ?

— Voyez ! dit Susquesus avec énergie ; tuez un daim et laissez-le dans le bois. Les corbeaux ne trouveront-ils pas sa carcasse ?

— Il se peut ; mais le corbeau obéit à son instinct carnivore. Et puis il plane dans les airs, et peut voir plus loin qu’un Indien.

— Rien ne voit plus loin qu’un Indien ! Il voit du lac salé à l’eau douce ; il connaît tout dans les bois. Dites-lui une chose qu’il ne connaisse pas !

— Vous ne supposez pas, Susquesus, que les guerriers hurons trouveraient nos arpenteurs à Mooseridge ?

— Et pourquoi ne les trouveraient-ils pas ? Mooseridge est la Butte-aux-Rennes. Ils trouvent le renne ; pourquoi ne trouveraient-ils pas aussi la butte ? Ils trouveront l’arpenteur.

— Tout bien considéré, Corny, me dit Guert, nous ferons bien de suivre son avis. J’ai entendu parler de tant de désastres arrivés à des habitants de la forêt, pour avoir négligé des conseils donnés par des Indiens, que je suis un peu superstitieux à ce sujet. Voyez seulement ce qui est arrivé hier ! Si l’on avait consulté des Peaux Rouges, Abercrombie serait peut-être aujourd’hui vainqueur, au lieu de ne savoir où cacher sa honte.

Susquesus leva un doigt, et une expression singulièrement éloquente anima sa figure basanée.

— Pourquoi ne pas ouvrir l’oreille aux paroles de l’homme rouge ? demanda-t-il avec dignité. Des oiseaux chantent une chanson qui est bonne ; d’autres, une chanson qui est mauvaise ; mais chaque oiseau sait sa propre chanson. Le guerrier mohawk est habitué aux bois, et il suit un sentier de guerre détourné quand il rencontre beaucoup d’ennemis. Le grand chef anglais pense-t-il donc que ses guerriers ont deux vies, pour les placer devant les canons et les carabines, afin qu’ils restent là, debout, pour se faire tuer ? Les Indiens ne font pas de ces folies ; non, jamais !

Il n’y avait point de discussion à engager à cet égard ; Susquesus n’avait que trop raison. Au lieu de lui répondre, je lui annonçai que nous étions prêts à reprendre le chemin par lequel nous étions venus la première fois, et qu’il n’avait qu’à nous conduire. Susquesus, suffisamment reposé, se leva, et, sans impatience comme sans hésitation, il prit les devants. Je ne manquai pas de remarquer, à certains objets devant lesquels nous avions déjà passé, que notre guide ne déviait pas d’un seul arbre, et cependant aucun sentier n’était tracé ; on apercevait bien parfois quelques empreintes de nos pas, mais l’Onondago n’y faisait pas la moindre attention ; il avait d’autres indices plus sûrs pour se diriger.

Guert le suivait immédiatement, et moi j’étais le troisième en ligne. Que de fois, dans cette journée laborieuse, mes regards se portèrent sur mon chef de file, dont j’admirais la prestance et le maintien !… Guert semblait né pour être soldat ; tout robuste, tout vigoureux qu’il était, il n’en était pas moins agile, et c’était en quoi il différait de Dirck, qui, malgré sa jeunesse, avait déjà quelque chose de lourd dans la démarche. Guert marchait la tête droite, le regard intrépide, la démarche ferme et légère en même temps. Guert sautait par-dessus les arbres renversés, franchissait d’un bond des fossés naturels, et prouvait de mille autres manières que ses muscles de fer avaient conservé toute leur vigueur. Je remarquai pour la première fois que le bas de sa blouse avait été coupé dans la bagarre et qu’une balle avait traversé son bonnet. Guert n’avait pu manquer de s’en apercevoir, mais il était d’une nature tellement mâle qu’il n’avait pas songé à en parler.

Nous fîmes une seule halte, comme la première fois, pour dîner. La conversation ne fut ni longue ni animée pendant ce repas, et aucune modification ne fut apportée à nos projets. C’était le point où il eût fallu nous écarter de notre direction première, si nous avions voulu commencer par aller à Ravensnest ; nous le savions tous, mais personne n’en fit l’observation.

— Nous allons porter de tristes nouvelles à M. Traverse, dit Guert après que nous fûmes assis ; car personne n’a pu le prévenir avant nous.

— Nous sommes les premiers, répondit l’Onondago ; il est encore trop tôt pour les Hurons ; personne ne sait rien.

— Je voudrais, Corny, que nous eussions eu l’idée de dire un mot à la mère Dorothée de cette maudite expédition. Il ne sert à rien de faire l’esprit fort, et quand on se met à courir les aventures, il ne serait pas si mal de consulter un diseur de bonne aventure.

— Eh bien, supposé que nous l’eussions fait, et que tout ce qui est arrivé nous eût été prédit, le résultat n’aurait-il pas été le même après tout ?

— En aucune manière ; nous aurions répété ce qu’elle nous aurait dit, et Abercrombie lui-même aurait pu visiter cette étonnante vieille ; car vraiment, Corny, elle a une intelligence qui me passe. Si on l’eût consultée, qui sait si lord Howe ne vivrait pas encore ?

— Comment cela, Guert ? Je ne vois pas quel avantage aurait pu en résulter ?

— Comment cela ? mais de la manière la plus simple du monde. Je suppose que Dorothée eût prédit cette défaite ; il est clair qu’Abererombie, s’il eût en la moindre foi dans les paroles de Dorothée, n’aurait pas commandé l’attaque.

— Mais alors Dorothée aurait menti ; car, pour qu’elle prédise vrai, il faut bien que l’événement soit d’accord avec la prédiction ; le beau mérite vraiment de prédire des malheurs qu’on pourrait ensuite éviter ! Rien ne serait plus facile alors que d’être sorcier.

— Par saint Nicolas ! Corny, je n’y songeais pas. Ce que c’est pourtant que d’avoir été élevé dans un collège ! Je regrette tous les jours de n’avoir rien fait quand j’étais enfant ; et je crains bien d’avoir à le regretter toute ma vie.

Pauvre Guert ! Il était toujours l’humilité même, dès qu’on venait à parler d’éducation ; aussi était-ce un sujet que j’avais grand soin d’éviter avec lui. Cette fois rien ne me fut plus facile. Notre repas était terminé, et il fallut se remettre en marche.

Nous n’étions pas au bout de nos fatigues ; mais personne ne manifesta le moindre découragement. Pour Susquesus, il semblait toujours aussi alerte qu’au moment du départ.

Le soleil était près de se coucher quand nous atteignîmes les limites du domaine de Mooseridge. Quelques entailles faites dans les arbres nous servirent à les distinguer, et nous permirent de nous diriger ensuite en assez droite ligne vers l’habitation.

Susquesus jugea quelques précautions nécessaires au moment où nous approchions du terme de notre voyage. Il nous fit rester en arrière et prit les devants en éclaireur. Bientôt après il nous appela, et nous le trouvâmes près de la hutte, qui était dans l’état où nous l’avions laissée, mais personne ne se montrait. Peut-être les arpenteurs étaient-ils allés travailler à une assez grande distance, et ils avaient préféré camper dans la forêt, comme c’était souvent leur habitude. Peter les avait sans doute accompagnés pour ne pas rester seul. Nous entrâmes donc avec confiance dans la maison. Elle était vide, comme nous nous y attendions ; mais tout annonçait que les habitants n’en étaient sortis que tout récemment ; le matin même, selon toute apparence.

Jaap se mit à préparer le souper avec les provisions qu’il trouva à leur place et en abondance. Tout avait été soigneusement serré, et Jaap fit la remarque que ces dispositions mêmes annonçaient une absence qui devait être de quelque durée, et que très-vraisemblablement M. Traverse était parti avec Peter pour continuer ses opérations dans quelque partie éloignée de la propriété. À cette observation du nègre, l’Indien fit une signe de tête expressif :

— Pas besoin de deviner, dit-il, je vais voir. Assez de jour encore ; assez de temps. L’Indien vous le dira bientôt.

À ces mots il quitta l’habitation.