Satanstoe/Chapitre XXV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 296-309).
CHAPITRE XXV.


Tu trembles ; et la pâleur de tes joues en dit plus que toutes tes paroles.
Shakspeare



La curiosité me poussa à suivre l’Indien pour observer ses mouvements. Susquesus s’éloigna de l’habitation, descendit de la butte ; puis arrivé dans ce que appellerai par comparaison la vallée, où l’empreinte des pas s’apercevait plus facilement, il commença par faire le tour de la butte, les yeux attachés à terre, comme le limier qui suit une piste. J’éprouvais trop d’intérêt à observer l’Onondago pour ne pas le suivre, quoique d’assez loin, pour ne pas le gêner dans ses recherches.

Les empreintes étaient nombreuses, surtout sur le terrain bas et humide ou nous étions ; mais elles me paraissaient être sans intérêt pour l’Indien. Nous portions presque tous des moccasins, et je ne voyais pas comment il serait possible de distinguer la trace d’un ami de celle d’un ennemi. Cependant Susquesus montrait, par la persévérance et l’ardeur de ses recherches, qu’il n’était pas du même avis.

D’abord mon compagnon ne fit aucun découverte ; mais, après avoir fait la moitié du tour de l’habitation, en se tenant toujours à trois cents pas de distance, il s’arrêta tout à coup et se coucha contre terre ; puis il se leva, et enfonçant dans le sol une branche brisée en signe de reconnaissance, il me fit signe de me tenir un peu de côté, rebroussa en arrière, de manière à former un angle droit avec la direction qu’il avait suivie jusque-là, et se porta ainsi du côté de notre habitation. Je le suivis lentement, épiant ses mouvements pas à pas.

Nous arrivâmes ainsi à la hutte par une ligne oblique. Susquesus y procéda à un nouvel examen, long et minutieux, mais sans résultat. Les traces étaient si nombreuses que l’Indien lui-même s’y perdait. Alors il retourna à l’endroit où il avait planté la branche en terre, en suivant exactement sa piste. Cela seul aurait suffi pour me convaincre que sa vue était bien plus exercée que la mienne ; car il m’eût été impossible d’en faire autant.

Arrivé près de la branche, Susquesus suivit cette trace, invisible pour moi, qui de la butte et de la source d’eau conduisait dans la forêt. Je restai près de lui, quoiqu’aucun de nous n’eût parlé pendant cette investigation qui avait duré une grande demi-heure. Comme le jour commençait à baisser, et que Jaap venait de faire le signal convenu pour annoncer que notre souper était prêt, je pensai qu’il était temps de rompre le silence.

— Eh bien, que concluez-vous de tout cela, Susquesus ? lui demandai-je. Trouvez-vous quelque piste ?

— Bonne piste, et piste toute récente. Elle sent le Huron.

C’était une nouvelle à faire tressaillir, assurément ; cependant tout disposé que j’étais à m’en rapporter à la pénétration supérieure de mon compagnon en pareille matière, je crus que pour cette fois il se trompait. D’abord, quoique j’eusse vu beaucoup d’empreintes de pas près de l’habitation et dans le long circuit que l’Indien avait fait à l’entour, je n’en apercevais aucune à l’endroit ou nous étions. J’en fis la remarque à l’Indien, et je le priai de me montrer un des signes sur lesquels il basait son opinion.

— Voyez, dit Susquesus en se baissant et en mettant le doigt sur la couche de feuilles mortes qui forment une espèce de tapis éternel dans la forêt ; ici a passé un moccasin ; voila le talon ; voila l’orteil.

Grâce à ces indications, je finis par remarquer une faible empreinte qui pouvait à la rigueur être celle de pas, mais qui pouvait aussi, à ce qu’il me semblait, provenir de toute autre cause.

— Je vois ce que vous voulez dire, Susquesus ; et la chose n’est pas impossible ; mais cette empreinte ne peut-elle avoir été produite par quelque corps qui aurait touché la terre juste à cet endroit, — une branche d’arbre en tombant, par exemple ?

— Où est la branche ? demanda l’Indien, prompt comme l’éclair.

— c’est plus que je ne puis vous dire, j’en conviens ; mais je ne vois pas de raison suffisante pour supposer que ce soit l’empreinte d’un pied de Huron.

— Et ceci, cela, ceci, cela encore ? ajouta l’Indien reculant rapidement, et montrant quatre vestiges semblables, très-faiblement imprimés sur les feuilles ; — pas visible, n’est-ce pas ? et la distance des jambes, juste de l’un à l’autre.

C’était vrai, et maintenant que mon attention était ainsi dirigée, et mes sens mis sur la voie, je reconnus en effet des traces que je n’aurais jamais été capable de distinguer par moi-même.

— Je vois ce que vous voulez dire, Susquesus ; et j’avoue que cette succession régulière d’empreintes ou de marques leur donne l’air de traces de pas. Mais, après tout, est-ce que nos gens ne portent pas pour la plupart des moccasins tout comme les Peaux-Rouges ? Qui vous dit que quelque arpenteur n’a point passé par ici !

— Arpenteur ne ferait pas d’empreinte semblable. Les orteils sont en dedans.

La remarque était juste. Mais, parce que c’était la trace d’un pas indien, il ne s’ensuivait pas nécessairement que cet Indien fût un Huron. D’où seraient-ils venus, dans le peu de temps qui s’était écoulé entre le combat et le moment actuel ? Il était certain que les Français avaient réuni toutes leurs forces à Ticonderoga, Visages Pâles et Peaux Rouges, pour faire face aux Anglais ; et comment une troupe de Hurons aurait-elle pu franchir déjà une pareille distance ? Si le lac n’avait pas été là, j’aurais pu supposer que des maraudeurs, jetés sur les flancs de l’armée pour inquiéter sa retraite, auraient poussé leurs incursions jusqu’au point où nous étions nous-mêmes ; mais le lac leur eût opposé un obstacle infranchissable dans un espace de plus de trente milles. Cette réflexion était si naturelle que je m’empressai de la communiquer à mon compagnon.

— Erreur ! répondit Susquesus en secouant la tête. Cette empreinte est une empreinte de Huron. Vous ne connaissez pas les Peaux Rouges.

— Mais les Peaux Rouges sont des hommes après tout, comme les Visages Pâles. Il y a soixante-dix milles d’ici au bord du lac, George, et pour que votre conjecture fût fondée, il faudrait que des Indiens eussent franchi cette distance en moins de vingt-quatre heures, et qu’ils fussent arrivés ici avant nous ; c’est impossible.

— Ne l’avons-nous pas fait ?

— Sans doute, Susquesus ; mais nous avons fait une grande partie du chemin en canot, dormant et nous reposant tour à tour. Il faudrait que ces Hurons eussent fait toute la route par terre.

— Pourquoi ? Le Huron dirige une barque aussi bien que l’Onondago. Le lac est là ; il y a des canots eu quantité. Pourquoi ne seraient-ils pas venus ?

— Pensez-vous, Susquesus, que des Indiens français se seraient aventurés sur ce lac pendant qu’il était couvert de nos embarcations, comme il l’a été toute la nuit ?

— Nos embarcations ! à quoi ont-elles servi ? à porter des guerriers blessés, à porter des fuyards. Le Huron s’en inquiète bien ! Pourquoi aurait-il peur d’un canot ? est-ce qu’un canot a des yeux ? est-ce qu’il voit ? est-ce qu’il entend ? est-ce qu’il tue ?

— Non, mais ceux qui s’y trouvent peuvent faire tout cela ; et ils héleraient du moins un canot étranger.

— Mon canot n’est-il point un canot étranger, un canot onondago ? Il est bien passé cependant.

Ce raisonnement était plausible. Sans doute il se pouvait qu’un canot, monté par plusieurs rameurs, eût mis moins de temps à traverser le lac dans toute sa longueur, que nous à franchir, avec deux avirons seulement, les deux tiers de la même distance ; il était également possible que des Indiens, débarqués près du fort William-Henry, fussent arrivés à notre habitation quelques heures avant nous. Mais si tout cela était possible, rien n’était moins probable. Comment des Indiens, venus de si loin, auraient-ils su qu’ils devaient suivre exactement cette route ? Comment auraient-ils découvert la position de la hutte ? En retournant lentement pour rejoindre nos compagnons, je fis part de ces objections à l’Onondago.

— Vous ne connaissez pas l’Indien, répondit-il avec plus de gravité et de sérieux qu’il ne lui était ordinaire quand il discutait avec un Visage Pâle les usages de sa tribu. Il se bat d’abord, puis il cherche des têtes à scalper. Vous avez vu quelquefois un cheval mort dans le bois ; il n’y a point de corbeaux, n’est-ce pas ? les corbeaux y viennent en foule. Ainsi de l’Indien. On transporte des soldats blessés ; l’Indien est aux aguets dans le bois, derrière l’armée, à l’affût d’une chevelure. C’est bon une chevelure, après le combat. Il les aime beaucoup. Le bois est plein de Hurons jusqu’à Albany. L’Anglais a le cœur bas dans ce moment, et le Huron l’a très-haut. C’est si bon une chevelure ! Il ne pense qu’à cela.

Nous étions alors arrivés à la hutte, où je trouvai Guert et Dirck qui se mettaient à table. J’avoue que mon appétit n’était pas aussi bon qu’il l’eût été sans la découverte et les conjectures de l’Onondago. Cependant je pris place à côté de mes compagnons, et je me mis à manger avec eux. Pendant le repas, je leur communiquai ce qui venait d’arriver, et je demandai particulièrement à Guert, qui était plus familier avec la vie des bois, ce qu’il en pensait.

— Si les Hurons sont venus ici récemment, répondit l’Albanien, ce sont de malins démons ; car aucun objet n’a été dérangé ni dans la hutte ni au dehors. J’ai fait moi-même une visite approfondie, dès que nous sommes arrivés, pour m’en assurer ; car il n’était pas sans vraisemblance que les Hurons se fussent répandus sur la route entre William-Henry et les établissements, dans l’espoir de trouver des chevelures à couper dans quelque détachement envoyé à l’arrière-garde avec des officiers blessés.

— Mais alors notre ami Bulstrode pourrait courir quelque danger.

— Il est probable qu’il se sera fait porter à Ravensnest, et qu’il y est en sûreté. Quoi qu’il en soit, Corny, je n’aime pas ces empreintes dont vous me parlez. Une Peau Rouge comme l’Onondago se trompe rarement en pareil cas.

— Il est trop tard à présent pour rien faire ce soir, dit Dirck. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il puisse arriver rien de très-fâcheux à aucun de nous ; autrement Dorothée nous en aurait dit quelque chose. Ces sorcières manquent rarement de donner quelque avertissement sous une forme ou sous une autre, quand il se prépare quelque grave événement. Vous voyez, Corny, que nous sommes sortis de toute cette bagarre sans avoir reçu une égratignure, et c’est en faveur de ses prédictions.

Pauvre Dirck ! il était toujours sous le charme. Il avait une foi robuste, et il allait même jusqu’à faire honneur à Dorothée de son silence. Mais néanmoins Dirck avait raison en un sens, c’est qu’il était trop tard pour agir. Il ne s’agissait que de chercher les moyens de pourvoir à notre sûreté pendant la nuit.

L’Indien fut admis à notre délibération. Il fut décidé que la porte serait fortement barricadée, et que nous coucherions tous dans l’intérieur, car les nègres et les Indiens passaient presque toujours la nuit dehors, sous des hangars qu’ils s’étaient construits eux-mêmes avec des broussailles. Il semblait évident qu’après avoir visité la hutte, et l’avoir trouvée vide, l’ennemi, s’il fallait lui donner ce nom, ne reviendrait pas immédiatement, et que cette circonstance seule assurait pour le moment notre tranquillité. Nous avions en outre la chance que ce fussent des vestiges d’Indiens amis et non pas de Hurons, quoique Susquesus ne manquât jamais de faire un signe de tête d’incrédulité, toutes les fois que cette idée était mise en avant. En tout cas, nous n’avions le choix qu’entre trois expédients : ou abandonner la propriété, et chercher notre salut dans la fuite ; ou aller camper dans les bois, ou nous enfermer dans notre forteresse. Le dernier parti fut celui auquel on s’arrêta ; c’était en même temps le plus facile à exécuter et le plus sûr.

Le conseil n’était pas séparé depuis une heure que nous avions tous perdu le sentiment de ce qui venait de s’y passer. Jamais, pour ma part, je ne dormis d’un plus profond sommeil, et chacun de mes compagnons en dit autant le lendemain. La fatigue, la jeunesse, la santé, se réunirent pour nous faire goûter un repos dont nous avions un si grand besoin. Nous nous étions couchés à neuf heures, et ma montre m’apprit qu’il était deux heures du matin, quand l’Indien me réveilla en me frappant sur l’épaule. On prend l’habitude d’être matinal dans les bois, et je fus sur pied en un instant.

Malgré l’obscurité, car la nuit était encore profonde, je pus remarquer que Susquesus était seul debout, et qu’il avait ôté les barricades et ouvert la porte. Il sortit de la hutte, dès qu’il vit que j’étais éveillé. Sans n’amuser à réfléchir, je le suivis, et je le rejoignis à quinze ou vingt pas de l’habitation.

— C’est une bonne place pour entendre, dit l’Indien d’une voix sourde ; maintenant ouvrez l’oreille.

Quelle scène se présenta alors à mes sens ! je la vois encore, après tant d’années de bonheur paisible, et tant d’années de fatigues et de vie aventureuse. La nuit n’était pas très sombre par elle-même, mais le peu de lueur qu’elle laissait pénétrer était encore obscurcie par l’épaisseur des bois, et tout avait un aspect funèbre et solennel. Il était impossible de voir à quelque distance, et c’est à peine si l’on distinguait les objets les plus rapprochés. Néanmoins il était facile à l’imagination de revêtir d’un caractère de majestueuse grandeur cette voûte qui se prolongeait sous le feuillage des arbres. De sons, il n’y en avait littéralement aucun, lorsque l’Indien me dit pour la première fois d’écouter. Le calme était si profond qu’il me semblait entendre les soupirs de l’air de la nuit au milieu des branches les plus élevées. Plus haut encore, les sommets des chênes et des pins géants formaient une sorte de monde supérieur par rapport à nous ; région habitée par les corbeaux, les aigles, les faucons, qui s’abattaient quelquefois pour chercher quelque proie, mais qui remontaient aussitôt à leurs repaires invisibles.

Mais c’était le monde inférieur qui m’occupait alors, et comme il était sombre, muet, mystérieux ! J’écoutais en vain pour saisir le passage de quelque écureuil actif ; car les animaux les plus petits s’agitaient dans la forêt la nuit aussi bien que le jour ; mais, dans ce moment, tout était plongé dans un silence de mort.

— Je n’entends rien, Susquesus, lui dis-je tout bas. Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Vous entendrez bientôt. J’étais couché, et j’ai entendu deux fois. Le son reviendra.

Il revint en effet ! C’était un cri humain, un cri de détresse lamentable ! je ne l’entendis qu’une seule fois ; mais je vivrais cent ans que je ne l’oublierais jamais. Il retentit souvent à mes oreilles pendant mon sommeil, et vingt fois je me suis réveillé en sursaut, le front couvert de sueur. Il était long, perçant, et les mots « au secours ! » s’entendaient distinctement.

— Grand Dieu ! m’écriai-je ; quelqu’un est assailli et appelle à son aide. Réveillons nos amis et courons à son secours. Je ne saurais demeurer ici, Susquesus, avec un pareil cri dans l’oreille.

— Il vaut mieux aller, je le crois aussi, répondit l’Onondago. Pas besoin d’appeler non plus. Deux vaut mieux que quatre. Attendez une minute.

Je restai immobile, écoutant avec la plus pénible anxiété, pendant que l’Indien rentrait dans la hutte, et en rapportait nos carabines. Dès que nous fûmes armés, et qu’il eut refermé la porte, Susquesus partit en avant, de son pas silencieux, dans la direction du sud-ouest, celle d’où le cri semblait partir.

L’Onondago m’avait recommandé de faire le moins de bruit possible, et j’étais trop agité pour songer à parler dans un pareil moment. Mon étude était de suivre de mon mieux les traces de mon compagnon ; son pied posait à peine à terre ; et nous avions fait ainsi un demi-mille quand il s’arrêta en me disant tout bas :

— Pas loin d’ici ! arrêtons-nous.

J’avais toute confiance en Susquesus, et je lui obéis. Il avait choisi pour nous abriter l’ombrage épais de deux ou trois jeunes pins ; et, cachés sous le feuillage des branches inférieures, nous n’aurions pas été découverts à dix pas de distance. L’Onondago me fit signe de m’asseoir auprès de lui sur un arbre renversé. Je remarquai qu’il avait le doigt posé sur le chien de sa carabine, et je n’ai pas besoin d’ajouter que je pris la même précaution.

— Bien ! dit Susquesus d’une voix si basse et si douce que c’était à peine un souffle ; très-bien ; vous allez entendre bientôt, et vous saurez alors.

Un gémissement étouffé se fit entendre en effet, presque au moment où mon compagnon cessait de parler. Je sentis mon sang se glacer à cet indice effrayant des souffrances que devait endurer quelque créature humaine ; et un mouvement irrésistible d’humanité m’entraînait à m’élancer en avant, quand la main de Susquesus m’arrêta.

— Il n’y a rien à faire, dit-il d’un ton ferme ; restez tranquille. Un guerrier sait quand il ne faut pas bouger.

— Mais, grand Dieu ! un être est à l’agonie, tout près de nous. N’avez-vous pas entendu un gémissement ?

— Eh bien ! après ? La souffrance fait toujours gémir un Visage Pâle.

— Vous pensez donc que c’est un blanc qui a poussé ce cri ? Alors ce ne peut être que quelqu’un des nôtres. Si je l’entends encore, je vole à son secours.

— Pourquoi vous conduire comme une squaw ? qu’importent quelques cris ? Il est certain que c’est un Visage Pâle ; l’Indien ne profère jamais une plainte sur le sentier de guerre. Restez en place. L’Indien sait quand il faut agir ; il sait quand il faut attendre.

J’étais tout prêt à élever la voix pour demander qui avait besoin de secours ; cependant les recommandations de mon compagnon, secondées par les sombres mystères de cette vaste forêt, au milieu de la nuit, ne furent pas sans influence, et je me contins. Trois fois, néanmoins, ce cri lamentable fut répété, mais chaque fois plus faible et plus étouffé. Il me sembla même, quand tout était calme dans les bois et que, retenant notre haleine, nous entendions une feuille tomber à terre, que la dernière plainte qui arriva jusqu’à nous, quoique de beaucoup la plus faible, était pourtant la plus rapprochée. Une fois même entendis ou du moins je crus entendre murmurer d’une voix presque éteinte ces mots : de l’eau ! tout auprès de moi. Il me semblait aussi que cette voix ne m’était pas inconnue, quoique, dans l’état ou j’étais, je ne pusse me rappeler exactement où je l’avais entendue.

Nous passâmes ainsi deux des plus cruelles heures de ma vie, attendant le retour si lent de la lumière. J’avais peine à modérer mon impatience, tandis que l’Indien semblait aussi impassible que le tronc sur lequel il était assis, et n’était pas moins immobile. Enfin une faible clarté commença à percer l’épaisseur du feuillage ; les objets les plus proches sortirent successivement de l’obscurité complète qui les enveloppait. Cette anxiété si douloureusement prolongée, touchait à son terme.

Nous ne tardâmes pas ai reconnaître que le fourré dans lequel nous étions entrés était si épais qu’il nous masquait complètement les objets placés en dehors. C’était une position favorable pour reconnaître les lieux avant de quitter notre retraite ; et elle nous permettait de prendre quelques précautions tout en cherchant à remplir les devoirs de l’humanité.

Susquesus regarda autour de lui avec la plus grande prudence avant de s’aventurer au dehors. J’étais tout près de lui, cherchant à plonger mon regard à travers les percées qui pouvaient s’offrir ; car mon intérêt était trop vivement excité pour que je songeasse beaucoup à moi. Bientôt j’entendis l’interjection familière aux Indiens s’échapper des lèvres de mon compagnon :

Hugh !

C’était la preuve qu’il avait découvert quelque chose d’extraordinaire. Il m’indiqua de quel côté je devais regarder. Quel spectacle frappa mes yeux ! Et pourquoi faut-il que les usages des guerriers farouches de ce continent aient sanctionné en quelque sorte des actes de barbarie aussi atroces ! Les cimes de deux jeunes sapins avaient été abaissées de force et inclinées l’une vers l’autre ; à chacune d’elles avait été attachée une des mains de la victime, et ensuite on avait laissé les arbres reprendre leur position naturelle, autant du moins que le permettaient les moyens affreux employés pour les rapprocher. Je pus à peine en croire mes sens quand la terrible vérité me fut révélée. Là pendait la victime, retenue par les bras, à une élévation d’au moins dix à quinze pieds de terre. J’avoue que j’espérai de tout mon cœur que le malheureux était mort, et l’immobilité du corps me donna lieu de croire que je ne me trompais pas. Cependant ces cris de détresse, ces plaintes lamentables que j’avais entendus, c’était lui qui devait les avoir proférés ! Ainsi donc il vivait encore, quand on l’avait ainsi écartelé !

L’Onondago lui-même fut impuissant à me retenir, dès que j’eus vu, dès que j’eus bien compris la nature du supplice qui avait été infligé à ce malheureux, et je sortis du fourré, bien décidé, je l’avoue, à faire feu sur le premier homme de couleur que je rencontrerais. Heureusement pour moi, sans doute, la place était déserte. Comme la victime avait le dos tourné de mon côté je ne pus distinguer qui elle était ; mais à la grossièreté de ses vêtements, il était facile de reconnaître qu’elle appartenait à la dernière classe. Le sang avait coulé à grands flots de sa tête, et je ne doutais pas que le malheureux n’eût été scalpé, quoique la hauteur à laquelle il était suspendu, et la manière dont sa tête retombait sur sa poitrine, m’empêchassent de m’en assurer.

— Vous voyez ! dit Susquesus en me rejoignant ; je vous l’avais dit Les Hurons ont été ici.

En disant ces mots, l’Indien me montra d’un air significatif la peau nue qu’on apercevait entre les souliers grossiers de la victime et le pantalon qu’elle portait. Cette peau était noire. Je courus rapidement de l’autre côté, pour voir la figure, et je reconnus Peter ; le nègre de Guert Ten Eyck. On se rappelle qu’il avait été laissé avec les arpenteurs. Était-il tombé dans les mains des Hurons en s’occupant des détails de son service dans l’habitation, ou bien en allant porter des provisions aux autres dans la forêt ; c’est ce que je ne savais pas alors, c’est ce que j’ignore encore aujourd’hui.

— Donnez-moi votre tomahawk, Sans-Traces, m’écriai-je dès que l’horreur dont j’étais saisi me permit de parler ; que j’abatte ce sapin pour délivrer ce malheureux.

— À quoi bon ? il est mieux ainsi, répondit l’Indien. Ni sanglier, ni loup ne pourront l’atteindre. Laissez la peau noire pendue ; elle est aussi bien là qu’enterrée. Il ne fait pas bon à rester ici. Regardez et comptez les Hurons, puis partons.

— Compter les Hurons ! dis-je en moi-même, et comment cela ? Cependant le jour permettait alors de distinguer des empreintes de pas, s’il y en avait, et l’Onondago se mit à examiner toutes les traces qui avaient pu rester de ce drame sanglant, avec l’intelligence qui le caractérisait.

Au pied d’un chêne séculaire, à vingt pas des funestes sapins, nous trouvâmes les deux paniers couverts, dans lesquels nous savions que Peter avait coutume de porter des provisions à M. Traverse et à ses gens. Ces paniers étaient vides ; mais les provisions étaient-elles arrivées à leur destination, ou bien avaient-elles été interceptées par les Hurons ; c’est ce que nous ne sûmes jamais. Il n’y avait aucune trace d’os ni d’autres fragments ; et si elles étaient tombées entre les mains des Hurons, ils les avaient sans doute transportées sur-le-champ en lieu sûr, sans s’arrêter à les manger. Susquesus acquit la preuve que la victime s’était assise au pied du chêne, et qu’elle y avait été saisie. De nombreuses empreintes de pas attestaient même qu’il devait s’être engagé une courte lutte. On voyait aussi des traces de sang sur les feuilles, depuis le pied du chêne jusqu’à l’endroit où le pauvre Peter était suspendu ; ce qui annonçait qu’il avait été blessé avant d’être abandonné à son cruel destin.

Mais le point le plus intéressant pour Susquesus était de s’assurer du nombre de nos ennemis. Il examina les empreintes rapidement, quoique avec soin, puis il me dit qu’il fallait retourner à l’habitation, de peur que ceux que nous y avions laissés ne fussent surpris pendant leur sommeil. Il m’apprit en chemin que, sur ce point, les Hurons n’avaient pas dû être au nombre de plus de trois ou quatre, qu’ils s’étaient sans doute séparés des autres, et que toute la troupe n’avait pas assisté à cette atroce exécution.

Il faisait grand jour quand la hutte reparut à mes yeux, et je vis Jaap qui lavait ses pots et ses marmites près de la source. Sans doute Guert et Dirck donnaient encore, puisqu’ils ne se montraient nulle part. De la hauteur où nous étions placés, nous jetâmes un long regard de défiance sur tous les alentours de l’habitation, avant d’approcher davantage. N’apercevant aucun indice alarmant, — et la vue pouvait planer assez loin sans obstacle, les arbres en cet endroit s’élançant à une grande hauteur, sans qu’il y eût de branches inférieures ni de broussailles dans le bas, — nous avançâmes sans crainte. Cette facilité de voir à une assez grande distance autour de l’habitation était un grand motif de sécurité, puisqu’en plein jour des ennemis ne pouvaient s’approcher sans être vus. Cela tenait à deux causes, d’abord à la grande quantité de branches de moyenne grosseur que nous avions employée pour notre construction, et ensuite au nombre considérable de fagots que les nègres avaient brûlés.

Comme je m’y attendais, je trouvai mes deux amis profondément endormis, et, par conséquent, très-exposés. Quand je leur eus raconté ce que j’avais vu, ils restèrent stupéfaits. Jaap qui, ne nous voyant pas le matin, en avait conclu que nous étions sortis pour chasser, nous avait suivis dans la hutte, et il entendit mon récit. Son indignation fut extrême en pensant qu’un homme de sa couleur avait été traité ainsi, et il jura entre ses dents de se venger, dans des termes qui n’étaient rien moins que mesurés.

— Par saint Nicolas ! s’écria Guert, qui avait alors fini de s’habiller, la mort du pauvre garçon ne sera pas impunie, si ma bonne carabine se conduit bien ! Et vous dites qu’il a été scalpé, Corny ?

— Je m’en crois sûr, autant qu’il était possible d’en juger à une pareille distance. Vous savez d’ailleurs que c’est une mutilation que l’Indien n’épargne jamais à son prisonnier mort.

— Et voilà trois heures, dites-vous, que vous êtes dans la forêt, Corny ? — vous et Susquesus ?

— À peu près, ce me semble. Il aurait fallu avoir un cœur de pierre pour ne pas être attiré par ces cris.

— Je ne vous blâme pas, Littlepage, bien qu’il eût été plus sage et plus à propos d’emmener vos amis avec vous. Il ne faut plus nous quitter, quoi qu’il arrive. Pauvre Peter ! Je m’étonne que Dorothée ne nous ait pas dit un mot du sort qui l’attendait.

Nous eûmes alors une longue consultation sur le parti à prendre. Je ne la rapporterai pas, puisqu’on verra par la suite même de ce récit quel en fut le résultat, mais elle se termina brusquement par suite de coups de hache que nous entendîmes retentir dans la forêt. Le bruit semblait venir du lieu même où le pauvre Peter était suspendu. On s’arma, on sortit en toute hâte, et nous allions courir de ce côté, quand nous vîmes s’avancer Jaap courbé en deux sous le poids du corps de son ami. Il s’était échappé sans être vu, pour aller accomplir ce pieux devoir. Arrivé près de la source, il se mit à laver la plaie sanglante de la tête, et nous ne vîmes que trop clairement avec quelle atrocité le malheureux avait été dépecé à coups de couteau. Les deux bras semblaient disloqués, et la seule consolation de Guert était de penser que son esclave était mort dès le commencement du supplice, consolation que les cris déchirants que j’avais entendus ne me permettaient guère de partager. Une fosse fut creusée pour recevoir le corps, et nous roulâmes par-dessus deux gros troncs d’arbre pour empêcher des bêtes sauvages de le déterrer. Jaap ne se donna pas un moment de relâche que ces travaux ne fussent terminés ; et au moment où le corps fut placé dans la fosse, Guert récita la prière de Notre-Seigneur et le Credo avec une ferveur qui me surprit un peu.

— Ce n’était qu’un nègre, Corny, il est vrai, me dit-il après la cérémonie, comme s’il jugeait quelque excuse nécessaire ; mais d’abord c’était un très-bon nègre, et puis il avait une âme tout comme un blanc. Peter avait autant de mérite dans son genre qu’un révérend, et j’espère qu’il lui en sera tenu compte au grand jour. Il faisait très-bien la cuisine, et c’était un véritable chien pour la fidélité. Jamais il ne se permit la moindre fredaine sans venir m’en demander la permission, quoique, à coup sûr, il sût bien à qui il s’adressait, et qu’il n’avait pas beaucoup à redouter la sévérité de son maître.

Nous déjeunâmes, je laisse à juger si ce fut avec appétit ; chacun endossa son havre-sac, chaque chose fut remise à la place qu’elle occupait avant notre arrivée, et nous commençâmes notre marche, Susquesus toujours en tête.

Nous allions à la recherche des arpenteurs, que nous supposions à l’extrémité sud-est de la concession, se livrant à leurs travaux ordinaires, et ignorant ce qui s’était passé. D’abord nous avions en l’intention de décharger nos carabines pour les appeler, mais ce signal pouvait apprendre notre présence à nos ennemis ; et d’ailleurs la distance était trop grande pour que nous eussions grande chance de nous faire entendre.