Satanstoe/Chapitre XXVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 310-324).
CHAPITRE XXVI.


C’est par trop horrible ! la vie humaine la plus triste, la plus maudite, celle que l’âge, la misère, la souffrance, accablent le plus, est un paradis auprès de ce que nous craignons de la mort.
Mesure pour mesure.



Nous ne tardâmes pas à arriver à la partie de la forêt où les arpenteurs avaient déjà travaillé, et, guidés par les marques faites sur les arbres, il nous fut facile de nous diriger vers l’emplacement de leurs opérations actuelles. Pendant une heure et demie nous marchâmes d’un pas rapide, Susquesus en avant, toujours silencieux, attentif, aux aguets. Pas une syllabe ne fut prononcée pendant ce temps, quoique tous nos sens fussent sur le qui-vive, et nous évitions avec soin tous les endroits couverts qui auraient pu cacher une embuscade. Tout à coup l’Indien s’arrêta ; l’instant d’après il était derrière un arbre ; prompts comme la pensée, au même moment nous en avions fait autant, car nous savions que, dans la guerre qui se fait au milieu des forêts, le premier soin doit être d’avoir où se cacher, et c’était la recommandation que nous avions reçue dans le cas où nous rencontrerions quelque ennemi. Jusqu’alors, cependant, aucun ne se montrait ; après avoir regardé autour de nous dans toutes les directions, voyant que tout était tranquille et désert comme auparavant, Guert et moi nous sortîmes de derrière nos arbres, et nous rejoignîmes Sans-Traces au pied du pin gigantesque qu’il avait choisi.

— Qu’est-ce donc, Susquesus ? demanda l’Albanien d’un ton sec ; car il commençait à soupçonner l’Indien de chercher à se faire valoir en exagérant ses craintes ; — il n’y a ici ni Visage Pâle ni Peau Rouge ; cessons toutes ces simagrées, et allons en avant.

— Ce n’est pas bon ; guerrier a été ici ; peut-être est il parti, peut-être non. Vous verrez bientôt ; ouvrez les yeux et regardez !

Comme un geste expressif accompagnait ces paroles, nous regardâmes dans la direction indiquée. À trois cents pas de nous était un châtaignier que nous pouvions voir depuis ses racines jusqu’à ses branches. Sur la terre, en partie cachée par l’arbre, en partie exposée aux regards, était une jambe d’homme, étendue de manière à faire supposer que l’individu auquel elle appartenait était couché sur le dos et dormait ; elle laissait voir un moccasin, et l’entourage de la jambe était dans le goût indien ; mais la cuisse et tout le reste de la personne étaient cachés. L’œil perçant de l’Onondago l’avait aperçue malgré la distance ; il avait compris sur-le-champ la vérité, et son premier mouvement avait été de se mettre derrière un arbre. Guert et moi, nous eûmes quelque peine, même après avoir été mis sur la voie, à reconnaître l’objet indiqué.

— Est-ce une jambe de Peau Rouge ? demanda Guert en ajustant son fusil, comme s’il allait essayer son adresse.

— Je ne sais, répondit l’Indien ; il y a le moccasin, il y a l’entourage ; je ne puis voir la couleur. On dirait plutôt un Visage Pâle : la jambe est grosse.

Il était difficile de concevoir ce qui pouvait, à une pareille distance, établir pour lui une distinction entre la jambe d’un blanc et celle d’un Indien. L’Onondago nous l’expliqua dans son langage concis et sentencieux.

— L’orteil est en dehors, l’Indien le tourne en dedans ; ce n’est pas du tout la même chose ; le Visage Pâle est gros et l’Indien pas très-gros.

La première remarque était assez juste quant à la manière de marcher, et il était présumable que la même différence existait pendant le sommeil. Guert déclara toutefois qu’il était inutile d’hésiter plus longtemps ; si c’était un Indien, il approcherait tout doucement de lui et le ferait prisonnier avant qu’il eût pu se lever pour se défendre ; et si c’était un blanc, ce ne pouvait être qu’un des nôtres, qui revenait d’une longue course, et qui prenait un instant de repos. Susquesus s’était sans doute assuré de son côté qu’il n’y avait pas de danger immédiat à courir, car il se contenta de dire : — Allons tous ensemble ; — et, sortant de son abri, il se dirigea vers le châtaignier d’un pas rapide, mais sans bruit. Arrivés à l’arbre tous ensemble, nous vîmes Sam, un de nos chasseurs, que nous supposions avec M. Traverse, étendu sur le dos, raide mort ; il avait à la poitrine une large blessure faite avec un couteau ; lui aussi il avait été scalpé !

Le regard que nous échangeâmes entre nous exprimait assez les sentiments que cette nouvelle découverte faisait naître en nous. Susquesus seul fut impassible ; il s’attendait, je crois, à ce spectacle. Après avoir examiné le corps, il se contenta de dire : Il a été tué la nuit dernière.

Il était évident en effet que le pauvre Sam était mort depuis plusieurs heures, et c’était pour le moment un motif de sécurité. Il était rare que les farouches guerriers des bois restassent longtemps près des lieux qu’ils venaient de désoler, mais ils poursuivaient leur course, comme l’ouragan ou la tempête. Guert, toujours prompt quand il fallait agir, me montra une de ces cavités naturelles qui sont si communes dans les forêts, et qui ont pu être formées dans le principe par la chute d’arbres violemment déracinés ; le corps fut déposé dans cette tombe improvisée, recouvert de notre mieux, d’abord d’une couche épaisse de terre, puis de pierres plates ; et des troncs d’arbres furent roulés sur le tout, comme nous l’avions fait à la fosse de Peter. Guert était alors dans un état d’exaltation tel qu’aux prières qu’il avait récitées la première fois avec tant de ferveur, il crut devoir joindre une courte allocution pour terminer la cérémonie ; et ce fut très-sérieusement qu’il s’acquitta de ce pieux devoir ; car, malgré sa légèreté apparente, il y avait en lui un fonds de simplicité et de bonne foi qui le rendait particulièrement susceptible de fortes émotions religieuses.

— La mort, mes pons amis, dit-il en reprenant son accent hollandais qui reparaissait dès qu’il était fortement impressionné, la mort n’annonce pas ses visites ; elle vient, comme un voleur, pendant la nuit, ainsi que vous l’avez entendu dire maintes fois au révérend ; et heureux celui dont les reins sont ceints et dont la lampe est prête. J’espère que vous êtes tous dans ce cas, car il ne faut pas se faire illusion : nous allons avoir une rude besogne. Il n’est que trop évident que les Indiens ont passé par ici et qu’ils sont sur le sentier de guerre, cherchant des chevelures anglaises, et qui pis est, pour M. Follock et pour moi, des chevelures hollandaises. Raison de plus pour nous tenir tous sur nos gardes, et pour veiller tous les uns sur les autres, comme le chien du berger veille sur le troupeau. Dieu me préserve de prêcher la vengeance sur la tombe d’un ami ! mais le guerrier ne s’en bat pas moins bien pour savoir qu’il a reçu un sanglant outrage. Ce serait peut-être ici le cas de dire un mot en faveur du pauvre Sam, puisqu’il nous a dit un éternel adieu. Sam était un excellent chasseur, comme son ennemi le plus acharné en conviendrait ; et maintenant qu’il est parti, il en reste peu de meilleurs après lui. Il avait un faible, et ce n’est pas sur sa tombe qu’il convient de le dissimuler, il aimait la boisson ; mais, après tout, il n’était pas le seul. Néanmoins il était honnête, et l’on pouvait se fier à sa parole, et je le laisse entre les mains miséricordieuses de son Créateur. Mes amis, je n’ajouterai qu’un mot ; c’est que la vie est incertaine et que la mort est sûre. Sam n’a fait que nous précéder de quelques jours ; tenons-nous tous prêts à rendre aussi notre grand compte !

Ce discours n’était ni très-éloquent, ni très-pathétique ; et cependant il fit sur nous une vive impression, parce qu’il était prononcé avec un accent de sincérité qui vaudra toujours mieux que toutes les figures de rhétorique.

Nous laissâmes la tombe du chasseur dans les profondeurs de cette forêt sans limites, de même que le vaisseau s’éloigne après avoir déposé un mort dans les abîmés de l’Océan. Un jour peut-être le laboureur, en passant le soc de la charrue sur ces ossements rendus tout à coup à la lumière, se demandera à qui ils ont pu appartenir, et se perdra en conjectures sur le sort probable de la victime. Au moment où nous allions nous éloigner, Susquesus nous arrêta un moment pour nous mettre sur nos gardes.

— Le Huron n’a pas fait cela sans intention, nous dit-il ; ne voyez-vous pas la différence ? Sam n’a pas été pendu comme Peter.

— Sans doute, répondit Guert que son âge, sa plus grande habitude des bois, son courage personnel, nous faisaient regarder comme le chef de notre petite troupe, mais pouvez-vous nous en dire la raison ?

— Musquerusque est un grand chef — le dos lui cuit. Je le connais bien ; il n’aime pas le fouet. Aucun Indien ne l’aime.

— Ainsi donc vous pensez que le prisonnier de Jaap est pour quelque chose dans tout ceci ; que le sentier de guerre est ouvert pour la vengeance privée aussi bien que pour un intérêt public ; — et qu’on nous fait la chasse moins pour avoir nos chevelures que pour mettre un emplâtre sur le dos du Huron ?

— C’est certain. Trois canots sont venus par le lac. C’est Musquerusque ; je le connais, il ne pourra pas dormir tant que son dos ne sera pas guéri. Voyez comme il a traité le nègre ! Il l’a pendu à un arbre. Le Visage Pâle, il s’est contenté de le tuer et de prendre sa chevelure.

— Vous croyez donc que la différence de la couleur a été la seule cause de la différence du traitement infligé aux deux captifs ; et qu’il ne s’est montré si cruel à l’égard de Peter que parce qu’un autre nègre, Jaap, l’avait battu ?

— Juste ! le dos s’en est bien trouvé. Rien n’est bon pour le dos comme de pendre un nègre. Jaap le verra quelque jour.

Je dois rendre à mon nègre cette justice que, pour le courage, il avait à peine son égal. Il ne craignait personne au monde ; car le respect qu’il avait pour moi, tempéré par l’affection, suffisait pour lui commander l’obéissance. En général, son visage était d’un noir luisant ; mais je remarquai qu’en dépit de son exaltation et des idées de vengeance dont il était rempli, sa peau prenait cette teinte grisâtre qu’on ne remarque guère chez les hommes de sa race que dans les froids rigoureux. Il était évident que le langage de Sans-Traces avait fait impression ; et j’ai toujours pensé qu’il en était résulté un grand bien pour nous, en ce que Jaap avait compris la nécessité de tenir éveillées toutes les facultés de son corps et de son esprit. Il n’avait plus un instant de repos, et rôdait constamment autour de moi, cherchant les occasions de me faire le dépositaire de ses doléances.

— J’espère, maître Corny, me dit-il, que vous ne croyez pas un mot de ce que dit l’Indien ?

— Je crois au contraire, Jaap, que vous ne sauriez vous tenir trop sur vos gardes, et que, si vous veniez à tomber entre les mains de votre ami Musquerusque, il vous arriverait pis encore qu’au pauvre Peter. Que ce soit pour vous un avertissement de traiter à l’avenir vos prisonniers avec plus de bonté, si vous avez le bonheur d’en faire encore.

— La belle avance, maître, de faire un prisonnier, s’il faut le laisser aller sans le battre un peu — un tout petit peu seulement, maître Corny ! Pensez donc aussi comme l’occasion était belle. J’avais la corde à la main, le dos nu devant les yeux, et puis le cœur un peu excité, après toute la peine que j’avais eue à prendre cette vermine.

— Eh bien ! Jaap, il n’y a plus à revenir sur le passé, et toutes les réflexions du monde n’y feraient rien ; mais ce dont vous pouvez être bien certain, c’est que, si nous avons le malheur de tomber dans les mains de cette vermine, comme vous dites, votre compte est bon, et vous n’avez à attendre aucune pitié.

Le nègre murmura entre ses dents je ne sais quelles paroles de mauvaise humeur, et je vis qu’il était bien décidé à se défendre vaillamment, avant de laisser entamer son cuir chevelu par le couteau d’un sauvage. L’instant d’après, il se retira en arrière et rendit à Dirck la place qu’il avait usurpée dans la ligne de marche. Nous pouvions être à deux milles de l’endroit où nous avions enterré Sam, le chasseur, lorsqu’en montant une petite hauteur, l’Indien agita le bras, eu signe qu’il venait de faire une nouvelle découverte. Cette fois cependant le geste indiquait plutôt la joie que l’horreur. Comme en même temps il s’était arrêté tout court, nous nous empressâmes de le rejoindre, et nous vîmes ce qui avait causé ces démonstrations.

De l’endroit où nous étions, le terrain descendait pendant quelque temps par une sorte de pente douce ; et comme les arbres s’élevaient tous à une grande hauteur sans qu’aucune branche inférieure masquât la vue, ce lieu avait quelque chose de l’apparence d’une vaste galerie dont la cime des arbres formait le toit, tandis que les troncs des chênes, des tilleuls, des hêtres et des érables, pouvaient être regardés comme les colonnes qui le soutenaient. Dans l’intérieur de ce vaste et lugubre édifice, qui n’était pourtant pas sans charmes, pénétrait une sombre lumière, comme celle qui passe à travers les fenêtres d’un bâtiment gothique, jetant sur tous les objets une teinte à la fois douce et grave. Une source se précipitait du haut d’un roc ; et, au pied, étaient assis en cercle M. Traverse et ses deux aides, qui semblaient prendre leur repas du soir, ou plutôt qui venaient de le terminer, car on voyait encore devant eux une partie des provisions. Tom, le second chasseur, était couché un peu à l’écart.

— Grâce à Dieu, dit Guert d’un ton joyeux, il n’y a pas eu même d’alarme de ce côté, et nous arrivons à temps pour les instruire du danger. Je vais les appeler ; le son de notre voix retentira agréablement à leurs oreilles.

— N’appelez pas ! dit vivement Susquesus ; le bruit ne sert à rien. Allez tout près, et parlez à voix basse.

Comme, après tout, ce conseil était prudent, nous avançâmes tous ensemble, sans prendre toutefois la peine de cacher notre approche, mais en marchant d’un pas mesuré. Une sensation étrange s’empara de moi en remarquant qu’aucun des arpenteurs ne bougeait. Le soupçon de l’affreuse vérité se présenta aussitôt à mon esprit, mais je puis à peine dire que l’horreur que j’éprouvai en fut moins grande quand, en approchant, nous reconnûmes à la lividité des visages, à la fixité des yeux, que tous nos amis étaient morts. Les Indiens s’étaient fait un atroce plaisir de placer les corps dans des attitudes qui pussent faire croire que leurs victimes se livraient tranquillement au repos.

— Juste ciel ! s’écria Guert en laissant tomber à terre la crosse de son fusil, nous arrivons trop tard !

Personne ne parla. En ôtant les bonnets, nous découvrîmes que nos malheureux compagnons avaient été scalpés, et que ceux que nous avions laissés si peu de jours auparavant pleins de force et de santé n’étaient plus que des cadavres inanimés. L’autre Indien, le Sauteur restait seul à retrouver. Les quatre autres avaient été tués à coups de balle. M. Traverse en avait reçu à trois endroits différents.

J’avinerai que, pour la première fois, je ne pus n’empêcher de soupçonner le Sauteur ; et je n’hésitai pas à faire part de mes soupçons à mes compagnons, dès qu’il nous fut possible de parler ou d’écouter.

— Erreur ! dit Sans-Traces d’un ton positif. Le Sauteur est un pauvre Indien, c’est vrai ; il aime le rhum ; mais pas capable de tuer un ami. Musquerusque est le guerrier qui s’est vengé ; c’est bien lui. Non, le Sauteur aime le rhum ; mais ce n’est pas un mauvais Indien.

Mais alors où donc était-il ? Seul de tous ceux que nous avions laissés derrière nous, il restait à trouver. Nous fîmes une longue recherche après son corps, mais sans succès. Susquesus examina les empreintes de pas et les corps, et il en vint à cette conclusion qu’il n’y avait que trois ou quatre heures que l’arpenteur et ses aides avaient été tués, et que les meurtriers, car il nous était impossible d’appeler autrement ceux qui avaient commis de telles atrocités, devaient ne s’être éloignés qu’une vingtaine de minutes avant notre arrivée. Il n’était pas étonnant que nous n’eussions pas entendu les coups de fusil : la distance jusqu’à la hutte était de plusieurs milles, et, deux heures auparavant, nous n’étions pas éloignés de l’endroit où nous avions passé la nuit. Il y avait tout lieu de regarder comme positif que l’attaque avait en lieu de jour : et comme il était également certain que Peter avait été saisi vivant, les sauvages avaient pu obtenir de lui l’indication du lieu où les malheureux arpenteurs l’attendaient. Néanmoins ce n’était après tout que des conjectures, et nous ne sûmes jamais quelle victime avait succombé la première, et si le nègre avait été pris près de l’endroit où nous l’avions trouvé pendu. L’infernale cruauté de Musquerusque avait pu le garder quelque temps prisonnier avant la catastrophe finale, et le promener ainsi à travers la forêt, pour prolonger son agonie, car, suivant l’expression de Susquesus, le dos lui cuisait.

Nous enterrâmes le pauvre Traverse et ses aides près de la source, dans une de ces cavités qui se trouvaient creusées naturellement dans les bois, comme nous avions fait pour le chasseur. Nous reconnûmes que les armes et les munitions avaient été enlevées et les poches des victimes vidées. L’Indien d’Amérique est rarement voleur, dans l’acception ordinaire du mot ; mais s’il a tué quelqu’un, il regarde comme à lui ce qui appartenait au mort. À cet égard, il ne diffère guère des soldats civilisés, le pillage étant généralement considéré comme le bénéfice légitime de la victoire. Les Hurons avaient pris la boussole et les instruments d’arpentage ; ils n’avaient laissé que les plans et les notes de Traverse, qui ne pouvaient leur être d’aucune utilité. Sous d’autres rapports, la visite des sauvages dans ce lieu fatal semblait avoir été précipitée.

Dans cette occasion, Guert ne fit ni phrases ni sermon ; le choc avait été trop rude pour permettre cette fois des manifestations de ce genre, et la cérémonie des funérailles fut accomplie avec la sérieuse préoccupation d’hommes qui pensent que le même sort peut leur arriver d’un moment à l’autre. On se mit sérieusement à l’œuvre, et pas une minute ne fut perdue en réflexions inutiles. Aussi fûmes-nous bientôt prêts à partir. Il fut convenu que nous suivrions les traces des Hurons, comme le plus sûr moyen de les surprendre, et par conséquent de ne pas être surpris par eux. L’Indien n’aurait aucune peine à se guider d’après les empreintes qui étaient toutes récentes et qui semblaient avoir été faites par une douzaine d’hommes.

Le lecteur qui ne connaît pas les usages du sauvage d’Amérique ne doit pas supposer que cette troupe avait traversé la forêt sans ordre et sans faire attention à la nature des vestiges qu’elle aurait pu laisser de son passage. Les guerriers indiens n’agissent jamais ainsi. Ils marchent sur une seule file, ordre de marche que nous avons appelé ligne indienne ; et toutes les fois qu’ils ont des motifs sérieux de cacher leur nombre, chacun a grand soin de poser le pied sur la trace même du guerrier qui précède, de manière à déjouer tous les calculs. C’était ainsi que nos ennemis avaient évidemment marché ; mais Susquesus, qui avait examiné attentivement les empreintes qui se trouvaient autour de la source pendant que nous étions occupés à ensevelir les morts, nous déclara que nos ennemis étaient pour le moins au nombre de douze. Cette nouvelle n’avait rien de rassurant, puisqu’une lutte ouverte ne nous offrait aucune chance de succès. C’était du moins mon avis ; mais l’intrépide Guert pensait différemment, et il eût vu devant lui cent Indiens rangés de front qu’il se fût, je crois, précipité sur eux, sans se donner le temps de la réflexion.

L’Onondago n’eut pas de peine à suivre la piste, qui nous conduisit d’abord pendant quelque temps dans la direction de Ravensnest, puis qui se détourna brusquement vers la hutte, c’était sans doute à cause de ce circuit, et parce que les Hurons n’avaient pas de plan arrêté que nous ne les avions pas rencontrés en nous avançant vers « la source sanglante, » nom qui fut donné par la suite à l’endroit où Traverse avait péri.

Nous ne tardâmes pas à nous retrouver près de nos propres traces, mais sans les suivre exactement, ce qui fut peut-être un bonheur pour nous. Si notre marche avait été découverte, sans doute l’ennemi serait venu nous prendre par derrière, position dans laquelle les Indiens sont toujours redoutables. Quoi qu’il en soit, c’était nous qui avions alors cet avantage, et nous poursuivîmes notre route avec d’autant plus de confiance que nous savions bien que nous n’avions de danger à craindre que par devant ; aussi était-ce de ce côté que tous nos regards étaient dirigés.

Si notre retour fut rapide, il fut encore plus silencieux. On eût dit la marche d’un cortège funèbre. C’est qu’en effet le deuil était dans tous les cœurs. Comment ne pas compatir au sort de nos malheureux compagnons et aux atroces souffrances qu’ils avaient dû endurer ? Jamais Susquesus ne nous avait vus le suivre d’aussi près. À peine notre chef de file avait-il levé le pied que celui qui venait après lui posait le sien dans la même empreinte. La piste nous conduisit tout près de la hutte, où nous arrivâmes vers midi. En approchant, nous prîmes les plus grandes précautions de peur que nos ennemis n’y fussent placés en embuscade.

La piste ne s’étendait pas tout à fait jusqu’au bâtiment, elle se détournait dans la direction de l’ouest, à la distance de peut-être trois cents pas de notre habitation, qui de ce point était en vue. Nous y trouvâmes tous les indices d’un rassemblement qui y aurait eu lieu récemment, et nous en conclûmes y avait tenu un conseil pour délibérer si l’on retournerait à la hutte, ou si l’on se dirigerait d’un autre côté. L’examen que Susquesus fit des lieux le convainquit de nouveau qu’il ne s’était pas trompé en portant au moins à douze le nombre de nos ennemis. Nous laissant le soin de chercher les traces qui pouvaient se trouver dans les environs immédiats de la hutte, il suivit la piste pendant un demi-mille pour s’assurer qu’elle ne rejoignait pas la maison de l’autre côté. Mais il reconnut tout au contraire qu’elle se dirigeait en droite ligne vers Ravensnest. Guert et moi nous ne pouvions rien apprendre de plus affligeant, et nous aurions préféré mille fois que l’Onondago eût vu se confirmer ses premiers soupçons que les Hurons nous attendaient dans notre propre enceinte. Mais les plaintes étaient inutiles, et personne ne se communiqua ses inquiétudes.

Susquesus n’était pas d’un caractère à s’en fier entièrement aux apparences. il arrivait souvent que les Indiens expérimentés laissaient une piste visible uniquement pour tromper ; et l’Onondago, qui connaissait personnellement Musquerusque, savait bien qu’il avait affaire à un ennemi artificieux. Non content même de ce qu’il avait vu, il ne nous permit de quitter l’abri d’où nous faisions nos observations qu’après qu’il nous eut rejoints. Alors, pour franchir le dernier intervalle qui nous séparait de la hutte, il eut recours et autant de précautions qu’en prendraient des assiégeants pour s’approcher d’un fort. Chacun de nous devait choisir l’arbre le plus proche pour s’y tenir caché, et ne le quitter que pour passer derrière un autre avec la rapidité de l’éclair. Il nous fallut dix minutes pour arriver ainsi à vingt pas de la porte de l’habitation. Guert ne put s’astreindre plus longtemps à cette marche lente, et, suivant lui, si peu courageuse ; mais, quittant son abri, il alla droit à la porte d’un pas résolu, l’ouvrit toute grande et nous annonça que la hutte était vide. Susquesus, après avoir fait encore en dehors le tour de l’habitation, nous dit qu’il était sûr que personne n’y était entré depuis notre départ. Cette nouvelle était rassurante en ce que c’était le seul moyen que nos ennemis eussent pu avoir de connaître notre retour.

Il fallait décider à présent ce que nous allions faire. Il ne pouvait être question de rester ou nous étions : la prudence, le danger que couraient nos amis, nous appelaient ailleurs. Certes, c’était une entreprise hasardeuse d’essayer de gagner Ravensnest, mais cependant c’était le seul parti qu’il semblait possible de prendre. Tout en discutant cette question, ceux d’entre nous qui avaient quelque appétit profitèrent de la halte pour dîner. Un Indien sur le sentier de guerre sait manger ou jeûner à volonté, et l’on ne saurait croire à quel point sous ce rapport il peut maîtriser la nature.

Pendant que Susquesus et Jaap en particulier s’acquittaient ainsi de leur tâche en conscience, et que nous autres nous avions à peine le cœur de manger un morceau, comme des hommes chez qui une profonde douleur a absorbé toute autre sensation, j’aperçus dans l’éloignement une forme humaine qui se glissait à travers les arbres en venant à nous. Dans le premier mouvement de surprise et de terreur, je ne pus prononcer une parole, mais je montrai vivement du doigt à l’Onondago l’objet que l’avais vu. Sans doute il l’avait aperçu même avant moi, car, loin de manifester aucune émotion, il continua son repas, et se contenta de remuer la tête en disant :

— Bon ! nous allons avoir des nouvelles, le Sauteur vient.

C’était lui en effet ; et en le voyant paraître sain et sauf, nous poussâmes tous un long cri de joie. Il continua à s’avancer de ce pas allongé qui est naturel aux coureurs ; puis, arrivé au milieu de nous, il resta calme et immobile. Il ne salua pas ; mais, s’asseyant tranquillement sur un tronc d’arbre, il attendit qu’on le questionnât. L’impatience était à ses yeux une faiblesse qui ne convenait qu’à des femmes.

— Par saint Nicolas ! mon ami, s’écria Guert d’une voix que l’émotion rendait tremblante, soyez le bienvenu ! Ces diables incarnés, les Hurons, ne vous ont du moins pas fait de mal.

La boisson avait engourdi en général les facultés du Sauteur, quoique, pour le moment, il fût parfaitement sobre. Il regarda celui qui lui parlait d’un air presque hébété, qui indiquait pourtant qu’il le reconnaissait, et il répondit d’une voix basse et traînante :

— Beaucoup de Hurons ! les bois en sont pleins. Le Visage Pâle du fort m’envoie avec un message.

Nous l’aurions accablé de questions, s’il ne s’était pas mis à déplier un coin de sa chemise de calicot, et à nous montrer plusieurs lettres à notre adresse. Il y en avait pour Guert, pour Dirck et pour moi. Une quatrième, de l’écriture d’Herman Mordaunt, était adressée au pauvre M. Traverse. Voici la mienne :


« Mon bon père est si occupé que c’est moi qu’il charge de vous écrire ce billet. M. Bulstrode a envoyé hier un exprès qui nous a appris les tristes nouvelles de Ticonderoga. Il nous a annoncé en même temps son arrivée, et nous l’attendons ce soir. Le bruit court que des sauvages se sont montrés dans nos bois. Je m’efforce de croire que c’est une de ces vaines rumeurs qui ont couru si souvent depuis quelque temps. Mon père n’en prend pas moins toutes les précautions nécessaires, et il vous prie instamment de rassembler votre monde, et de venir nous rejoindre sans délai. Nous avons appris de la bouche de l’envoyé de M. Bulstrode votre belle conduite. Nous savons aussi que vous vous êtes retirés sains et saufs ; son maître ayant eu de vos nouvelles par M. Lee, officier d’un caractère très-original, mais d’un grand talent, à ce qu’il paraît, que mon père se trouve connaître. J’espère que ce billet vous trouvera de retour à l’habitation, et que nous vous verrons tous ici, sans un seul moment de retard.

« Anneke. »


Certes, il n’y avait rien dans ce billet qui fût de nature à satisfaire l’impatience d’un amant, quoique ce fût pour moi une vive jouissance de voir l’écriture d’Anneke Mordaunt, et de pouvoir baiser les caractères qu’elle avait tracés. Mais il y avait un post-scriptum, cette partie de la lettre où l’on dit qu’une femme dépose toujours sa pensée la plus intime. Il était ainsi conçu :


« En vous disant que c’était moi que mon père avait chargée de vous écrire, de préférence à tout autre, je m’aperçois que j’ai souligné le mot moi. C’est que, Corny, nous avons déjà passé ensemble par une scène terrible ; et s’il devait en arriver quelque autre, ce serait une grande consolation pour moi de vous voir avec nous, vous et les vôtres, derrière les retranchements de cette maison, plutôt que de vous savoir exposé sans défense à toutes les attaques, dans la forêt. Venez donc, je vous le répète, le plus tôt possible. »

Ce postsriptum me causa beaucoup plus de plaisir que le corps même du billet ; et je n’éprouvais pas moins d’empressement à me rendre à la demande d’Anneke que la chère enfant n’en montrait de me revoir. La lettre de Guert contenait ce qui suit :


« M. Mordaunt nous a recommandé, à Anneke et à moi, d’écrire aux personnes de votre petite troupe, auprès desquelles il pense que chacune de nous à le plus d’influence, pour vous presser de venir à Ravensnest en toute hâte. Nous avons reçu de bien tristes nouvelles, et une terreur panique s’est répandue parmi nos pauvres colons. Nous apprenons que M. Bulstrode, accompagné de M. Worden, est à quelques heures de marche de nous, et les familles des environs viennent se réfugier ici, tout éplorées. Ce n’est pas que moi-même je ressente de vives alarmes ; je me repose sur la miséricordieuse Providence ; mais enfin Celui en qui j’espère se sert d’agents humains, et je ne sache personne qui m’inspire plus de confiance que Guert Ten Eyck.

« Mary Wallace. »


— Par saint Nicolas ! Corny, voilà un de ces appels auxquels un homme n’hésite jamais à obéir, s’écria Guert, se levant tout à coup, et s’apprêtant à endosser son havre-sac. En faisant grande diligence, nous pouvons encore arriver ce soir à Ravensnest et les tranquilliser.

J’étais tout à fait du même avis, et Dirck fut loin d’élever aucune objection. Certes, ces lettres stimulèrent encore notre activité, bien qu’au fond il n’y eût rien d’autre à faire ; à moins que nous ne voulussions rester exposés à tous les effets de la vengeance des Indiens. La lettre à Dirck était d’Herman Mordaunt ; et elle allait droit au but en faisant connaître les faits dans toute leur nudité.

— Cher Dirck, — les Indiens approchent, nous n’en saurions douter ; et il est de notre intérêt commun d’unir nos forces. Venez, au nom du Ciel, vous joindre à nous avec tous vos compagnons. J’ai envoyé des éclaireurs de différents côtés, et tous s’accordent à dire qu’il y a des traces nombreuses dans la forêt. Je prévois que nous aurons au moins cent guerriers à notre porte demain, et je fais mes préparatifs en conséquence. En approchant de la maison, je vous engage à suivre le ravin qui s’étend du côté du nord, et qui vous offrira un abri. Vous arriverez ainsi à couvert jusqu’à cent pas de la porte, et vous aurez beaucoup plus de chances de nous rejoindre, si la maison venait à être investie au moment de votre arrivée. Dieu vous protège, mon cher Dirck, et vous amène en santé auprès de vos amis !

« Herman Mordaunt. »


Ravensnest, 11 juillet 1738.


Je lus rapidement cette lettre ; et, abandonnant la hutte et ce qu’elle contenait à la merci de quiconque voudrait en prendre possession, nous partîmes d’un pas rapide, n’emportant que nos armes, nos munitions, et ce qu’il nous fallait de provisions pour soutenir nos forces jusqu’au lieu de notre destination.

Comme dans nos marches précédentes, Sans-Traces prit les devants ; et le Sauteur marcha à quelque distance sur la même ligne que lui, car le danger de rencontrer des ennemis était encore considérablement augmenté. Il était vrai que nous étions encore derrière la bande qui s’était signalée à Mooseridge par tant d’atrocités ; mais l’Onondago cessa de suivre la même piste pour prendre une direction qui menait plus droit au but.