Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/9

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE IX.


J’allais par la Voie Sacrée, méditant, selon ma coutume, je ne sais quelles bagatelles, et tout absorbé. Un homme, qui m’est connu seulement de nom, accourt et me saisit la main : — « Comment es-tu, très-cher ? » — « Fort bien pour l’instant, dis-je, et je te souhaite tout ce que tu veux. »

Comme il me suivait, je lui dis : « Désires-tu quelque chose ? » Lui répond : « Tu me connais ; je suis un savant aussi. » Moi, je dis : « Je ne t’en estime que plus. » Cherchant avec angoisse à me dépêtrer, tantôt j’allais plus vite et tantôt m’arrêtais, disant je ne sais quoi à l’oreille de mon esclave ; et la sueur me coulait jusqu’aux talons — « Ô Bolanus, disais-je en moi-même, que tu es heureux d’avoir la tête chaude ! » Lui bavardait à tort et à travers, louant la ville et les faubourgs. Comme je ne répondais rien, il me dit : « Tu voudrais bien t’échapper ; je le vois depuis longtemps ; mais tu n’en feras rien. Je te tiens et je te suivrai partout où tu iras. » — « Tu n’as que faire de tant marcher : je vais visiter quelqu’un qui ne t’est pas connu, bien loin au delà du Tibéris, près des jardins de Cæsar. » — « Je n’ai rien à faire et je ne suis point paresseux ; je te suivrai jusque-là. »

Je baisse les oreilles, comme un âne irrité, quand il a sur le dos un fardeau trop lourd. Lui recommence : « Si je me connais bien, tu m’aimeras autant que tes amis Viscus et Varius ; car qui peut écrire plus de vers et plus promptement que moi ? Qui peut mouvoir ses membres avec plus de grâce ? Hermogénès m’envie quand je chante. » C’était l’instant de l’interrompre : — « Tu as une mère, des parents qui s’inquiètent de ta vie ? » — « Non, personne ; je les ai tous enterrés. » — « Ils sont heureux ! moi, je vis. Achève-moi, car ma lamentable destinée s’accomplit, qu’une vieille divinatrice du Sabinum me prédit dans mon enfance en remuant son urne magique : « Ni le terrible poison, ni l’épée de l’ennemi, ni un point de côté, ni la toux, ni la goutte pesante ne feront périr celui-ci ; mais un bavard le tuera. Quand il sera plus grand, et s’il est sage, il évitera les bavards ! »

Nous étions arrivés au temple de Vesta ; le quart de la journée était passé, et, par hasard, mon homme devait repondre alors à une assignation, ou, à défaut, perdre son procès. — « Si tu m’aimes, dit-il, attends un instant ici. » — « Que je meure si je puis rester debout, ou si je connais rien au droit civil ; et d’ailleurs je vais en hâte où tu sais. » — « J’hésite, je ne sais que faire, dit-il. Dois-je te quitter ou renoncer à mon affaire ? » — « Quitte-moi, de grâce ! » — « Je n’en ferai rien. » Et le voilà qui marche devant moi. Comme il est dur de lutter contre le plus fort, je le suis. Il reprend : « Et Mæcenas, comment est-il avec toi ? Il voit peu de monde, il est sage, et personne n’a usé plus adroitement de la fortune. Si tu voulais introduire l’homme que voici, tu aurais un excellent auxiliaire qui jouerait les seconds rôles. Que je meure si, alors, tu n’évinçais tout le monde. » — « Nous ne vivons point là comme tu l’imagines. Aucune maison n’est plus honnête que celle-là, ni plus étrangère à ces intrigues. Personne ne m’y nuit, plus riche ou plus savant ; chacun y a sa place. » — « Tu m’apprends une chose étonnante, à peine croyable. » — » Cependant, c’est ainsi. » — « Tu irrites mon désir d’en approcher de plus près. » — « Tu n’as qu’à vouloir : avec ton mérite tu l’emporteras. Mæcenas est de ceux qu’on peut vaincre, et c’est pour cela qu’il a l’accès difficile, » — « Je ne me manquerai pas à moi-même ; je corromprai ses esclaves par des présents ; si je suis éconduit aujourd’hui, je persévérerai ; je choisirai les moments ; je le rencontrerai dans les carrefours ; je l’accompagnerai. La vie n’accorde rien aux mortels sans beaucoup de travail. »

Pendant qu’il parle, voici que Fuscus Aristius vient à nous ; il m’est cher, et il connaît bien l’homme. Nous nous arrêtons. « D’où viens-tu ? et où vas-tu ? » On se questionne et on se répond. Je lui tire et lui serre les bras qui restent inertes, faisant des signes de tête et roulant les yeux, afin qu’il me délivre. Le mauvais plaisant rit et ne veut rien voir. La bile me brûle le foie : — « Tu avais à me confier je ne sais quel secret, » lui dis-je. — « Je m’en souviens bien, mais je te dirai cela dans un meilleur moment. C’est aujourd’hui le trentième sabbat ; voudrais-tu offenser les Juifs circoncis ? » — « Je n’ai aucune religion, » dis-je. — « Moi, j’en ai, étant plus faible d’esprit, comme bien d’autres. Pardonne ; je te parlerai une autre fois. »

Faut-il qu’un jour si noir se soit levé pour moi ! Le traître s’enfuit et me laisse sous le couteau. L’adversaire de mon homme arrive par hasard et crie à haute voix : « Te voilà, misérable ! » Et il me demande d’être témoin ; mais je fais sourde oreille. Il l’entraîne en justice. Clameur des deux côtés, et grande foule. C’est ainsi qu’Apollo m’a sauvé.