Satyricon (Heguin)/Avertissement

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Traduction par Charles Héguin de Guerle.
Garnier frères (p. i-vi).


AVERTISSEMENT


DU TRADUCTEUR


Les amis des lettres classiques connaissent la traduction en vers du poëme de la Guerre civile de Pétrone, par M. de Guerle, mon beau-père, et ses imitations des autres morceaux de poésie que renferme le Satyricon.

Ces jolies pièces perdaient beaucoup de leur prix à être ainsi isolées du roman satirique où Pétrone les a si heureusement semées, et où elles répandent tant de charme et de variété. Le désir de les replacer dans leur cadre naturel est ce qui m’a engagé à faire cette traduction.

Ce qui, surtout, m’encourageait dans cette entreprise, c’est la médiocrité de toutes les traductions du Satyricon publiées jusqu’à ce jour. En effet, sans parler de celle que l’on doit à la plume infatigable de l’abbé de Marolles, la plus mauvaise, peut-être, de toutes celles qu’il a faites, et ce n’est pas peu dire, Nodot et Lavaur, tous les deux bons latinistes, en s’imposant une fidélité trop scrupuleuse, ont bien rendu la lettre, mais non l’esprit de Pétrone ; ils semblent avoir oublié qu’ils avaient à reproduire un des écrivains les plus délicats et les plus ingénieux de l’antiquité : toutes les grâces du modèle, toute la vivacité de son coloris, disparaissent sous leur pinceau lourd et blafard. D’autres, comme Boispréaux (Desjardins) et M. Durand, ont voulu donner à leur version une allure leste et dégagée ; mais, par une erreur encore plus grande, en habillant Pétrone à la française, ils lui ont ôté sa physionomie originale, et l’ont rendu méconnaissable.

Placé entre ces deux écueils, j’ai tâché, tout en suivant d’assez près le texte, que ma fidélité n’eût rien de servile. Si je n’ai pu rendre tout l’éclat des morceaux saillants, j’ai quelquefois pallié les défauts de l’original. Sans doute cette version n’est qu’une bien pâle copie d’un brillant tableau ; mais je prie le lecteur de considérer que, si j’ai souvent échoué dans mes efforts, c’est que j’avais à lutter contre des obstacles presque insurmontables.

La première difficulté qui se présentait, c’était le choix d’un texte : l’ouvrage de Pétrone a tellement souffert de l’injure des temps et de l’ignorance des copistes, qu’il offre à chaque instant des passages mutilés ou corrompus, dont il est impossible de fixer le véritable sens, malgré les doctes et laborieuses élucubrations des Reinesius, des Douza, des Gonsalle de Salas, des Barthius, des Heinsius, des Pithou, des Bourdelot, des Bouhier, des Burmann, et d’une foule d’autres savants illustres.

Le texte de Burmann (Amsterdam, 1733), l’édition Bipontine de 1790, et celle que M. Ant.-Aug. Renouard a publiée en 1797, sous le format in-18, ont servi de base à mon travail. Lorsque je m’en suis écarté, c’est que j’avais, pour le faire, d’imposantes autorités.

Tout en reconnaissant, avec Burmann et Breugière de Barante, pour apocryphes les prétendus fragments du Satyricon trouvés à Belgrade en 1688, et publiés par Nodot en 1692, je n’ai pas laissé de les admettre dans mon texte, en les plaçant toutefois entre deux crochets, pour les distinguer de ce qui est entièrement conforme aux manuscrits. J’ai suivi en cela l’édition Bipontine et l’opinion de Basnage : ce critique célèbre pense que ces fragments, qui remplissent d’énormes lacunes, donnent de la liaison et de la suite à un ouvrage qui n’en avait pas, et rendent la lecture du Satyricon plus facile et plus agréable.

Quant aux notes, je ne me suis fait aucun scrupule d’emprunter, soit aux commentateurs, soit aux traducteurs mes devanciers, tout ce qui, dans leurs remarques, se trouvait à ma convenance : j’ai surtout mis à profit celles de Lavaur, qui se distinguent par une solide érudition.

J’avais d’abord eu l’intention de faire précéder cette traduction d’une notice historique et littéraire sur Pétrone : la préface de Bourdelot m’offrait d’excellents matériaux pour ce travail ; mais, au moment de les mettre en œuvre, je me suis rappelé que mon beau-père avait publié, à la suite de sa traduction de la Guerre civile, des Remarques sceptiques sur le Satyricon et sur son auteur, qui atteignaient parfaitement le but que je me proposais. J’ai donc pensé que c’était la meilleure introduction que je pusse placer en tête de cet ouvrage. J’espère que le lecteur sera de mon avis, et qu’il me saura gré de reproduire ici cette ingénieuse dissertation, où l’érudition la plus variée s’unit à une critique fine et spirituelle. Le seul reproche que l’on pourrait faire à l’auteur de ces Remarques, c’est de laisser le lecteur dans le doute, et de ne rien conclure ; mais le titre de sceptiques, qu’il leur a donné, répond d’avance à cette objection.

Si j’osais, après tant de savants qui se sont épuisés en conjectures sur cet ouvrage, émettre mon opinion personnelle, je dirais :

Non, le Satyricon n’est pas la diatribe contre Néron, que Pétrone composa à l’article de la mort, tandis que sa vie s’écoulait avec son sang : la longueur de cette Satyre ne permet pas de le croire ; mais il est très-probable que quelque compilateur du moyen âge aura réuni sous ce titre général de Satyricon ou plutôt de Satyricôn, comme le veulent Rollin, Baillet et Burmann, tous les fragments épars des différents écrits de Pétrone, tels que l’Albutia, l’Eustion et la diatribe en question, pour en former un corps d’ouvrage : dès lors, le défaut de plan et de suite dans ce roman serait facile à expliquer.

Non, ce n’est pas l’empereur Néron que Pétrone a représenté sous le personnage de Trimalchion, mais bien plutôt Tigellin, l’infâme Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, par la corruption de ses mœurs et ses lâches adulations, prit en peu de temps un grand ascendant sur l’esprit de l’empereur, et fut le principal auteur de la disgrâce de Pétrone. Celui-ci s’en vengea sans doute en homme d’esprit, et peignit cet ignoble favori du prince sous les traits d’un amphitryon fastueux et ridicule ; peut-être aussi le festin de Trimalchion est-il la parodie de cette fameuse orgie que Néron donna sur l’étang d’Agrippa, par les soins et sous la direction de Tigellin[1].

Dans tous les cas, il n’est pas douteux, selon moi, que le Satyricon ne soit, du moins en grande partie, l’ouvrage de ce même Pétrone dont parle Tacite[2], et qui fut, à la cour de Néron, l’arbitre du goût, arbiter elegantiarum, ce qui lui fit donner le surnom d’Arbiter, non pas comme une simple épithète, mais comme un de ces surnoms si communs chez les Romains, et qu’on employait indifféremment en place du nom propre.

Il ne me reste plus qu’un mot à dire sur les fragments qui viennent à la suite du Satyricon. Parmi tous ceux que l’on attribue à Pétrone, je n’ai traduit que ceux qui m’ont paru présenter quelque intérêt, sans m’occuper de leur plus ou moins d’authenticité. La plupart sont extraits du recueil intitulé Veterum poetarum catalecta, publié par Joseph Scaliger en 1573, et que l’on a joint depuis à presque toutes les éditions de Pétrone.


HÉGUIN DE GUERLE.
  1. TACITE, Annales, liv. XV, ch. 37.
  2. Ibid., liv. XVI, ch. 14 et 18.