Satyricon (Heguin)/Recherches sceptiques

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Traduction par Charles Héguin de Guerle.
Garnier frères (p. vii-xlv).


RECHERCHES
SCEPTIQUES


SUR LE SATYRICON
ET SON AUTEUR
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PREMIÈRE PARTIE


Si l’on en croit plusieurs savants, onze auteurs célèbres ont porté le nom de Pétrone : malheureusement, il ne nous reste de chacun d’eux que des fragments. Parmi ces différents Pétrones, le plus illustre est distingué par le surnom d’Arbiter : c’est à lui qu’on doit le Satyricon, monument de littérature autrefois précieux sans doute par son élégance et sa légèreté, puisque ses ruines même ont encore de quoi plaire ; mais dont la clef, depuis longtemps perdue, ne se retrouvera probablement jamais, quoi qu’en aient dit quelques modernes antiquaires.

Nul écrivain, si l’on en excepte Aristote, n’a trouvé peut-être autant d’interprètes[1] ; cependant il n’en est ni mieux compris, ni plus connu.

De graves auteurs, qui ne doutent jamais, nous ont donné la vie de Pétrone bien circonstanciée. Le temps où il vécut, la cité qui le vit naître, les charges dont il fut honoré, les ouvrages qu’il composa, le caractère qui lui fut propre, la manière dont il mourut, rien n’est oublié : ils connaissent Pétrone comme s’ils eussent été ses contemporains, ses compatriotes, ses amis. Et tout cela se trouve, selon eux, dans une page de Tacite ! Il s’agit ici d’un passage des Annales[2], relatif à la mort du consul Pétrone. « C’était, dit Tacite, un courtisan voluptueux, passant avec aisance des plaisirs aux affaires, et des affaires aux plaisirs. Habitué à donner le jour au sommeil, il partageait la nuit entre ses devoirs, la table et ses maîtresses. Idole d’une cour corrompue, qu’il charmait par son esprit, ses grâces et ses dépenses, il y fut longtemps l’arbitre du goût, le modèle du bon ton, le favori du prince. Mais enfin, supplanté par Tigellin son rival, il prévint, par une mort volontaire, la cruauté de Néron. Fidèle épicurien, même à son dernier soupir, il regardait en souriant la vie s’échapper avec son sang de ses veines entr’ouvertes. Quelquefois il les faisait fermer un instant, pour s’entretenir quelques minutes de plus avec ses amis, non de l’immortalité de l’âme ou des opinions des philosophes, mais de poésies badines, de vers légers et galants. Loin d’imiter ces lâches victimes du tyran, qui baisaient en mourant la main de leur bourreau, et léguaient leurs biens à leur avare assassin, il s’amusa dans ses derniers moments à tracer un récit abrégé des débauches de Néron ; il le peignit outrageant à la fois la pudeur et la nature dans les bras de ses mignons et de ses prostituées. Après avoir adressé à Néron lui-même ce testament accusateur, scellé de l’anneau consulaire, il se laissa tranquillement expirer, et sembla s’endormir d’une mort naturelle. »

Rien de plus beau que ce morceau de Tacite : pour en sentir tout le mérite, il faut le lire dans l’original. Mais peut-il s’appliquer à l’auteur du Satyricon ? Voilà le point à résoudre.

On peut dire en faveur de l’affirmative :

1° S’il est vrai que tout écrivain se peigne dans ses ouvrages, la ressemblance est parfaite entre le courtisan et l’auteur. L’un donne le jour au sommeil et la nuit aux plaisirs ; l’autre prête à ses acteurs cette maxime d’Aristippe : Vivamus, dum licet esse, bene. Le premier ne disserte point comme Socrate, à son dernier soupir, sur l’immortalité de l’âme ; mais il récite nonchalamment à ses amis quelques strophes d’Anacréon ou d’Horace, et, sur le bord même de la tombe, il semble jouer avec la mort ; le second nous peint de jeunes débauchés, calmes sur un navire battu par l’orage, raillant, au milieu d’une mer en courroux, la piété tardive des matelots, et s’écriant au sein d’une orgie :

La crainte a fait les dieux. . . . . .

Le favori disgracié adresse à Néron, pour dernier adieu, une diatribe sanglante où sont livrés à l’opprobre, et ce tyran sans pudeur, et ses infâmes complices ; or, dans les scènes symboliques du Satyricon, qui ne reconnaît les nuits du Sardanapale romain et le scandale de sa cour ?

2° Pline et Plutarque confirment ce qu’avance Tacite touchant le luxe délicat de Pétrone et la satire dont il flétrit en mourant les vices de Néron. Ils nous apprennent aussi qu’un moment avant d’expirer, Pétrone, pour dérober une coupe précieuse à l’avidité du tyran, la fit briser en sa présence.

3° Terentianus Maurus cite Pétrone comme faisant un usage familier du vers ïambe, et la lecture de Pétrone justifie la remarque de Terentianus : or, ce poëte écrivait, dit-on, sous Domitien. Pétrone est donc antérieur à ce prince.

4° Enfin, entre les règnes de Néron et de Domitien, nul auteur connu n’a porté le nom de Pétrone ; car on ne peut citer Petronius aristocrates de Magnésie, philosophe contemporain de Perse, mais duquel il ne nous reste aucun ouvrage. Donc Terentianus, Tacite, Pline et Plutarque ont, sous le nom de Pétrone, désigné un seul et même homme ; donc l’auteur du Satyricon vécut dans le premier siècle de l’ère vulgaire ; donc il fut un personnage célèbre à la cour des empereurs, où il se vit décorer des honneurs du consulat ; donc sa mort coïncide avec la douzième année du règne de Néron ; donc le Satyricon est la peinture des vices de ce prince.

Ce qui pourrait donner quelque poids à cette opinion, c’est qu’elle fut celle de P. Pithou, justement surnommé le Varron français dans le XVIe siècle. Mais, d’abord, on peut opposer à ce savant des savants non moins respectables, un Juste Lipse, un Petit, les deux Valois, puis Voltaire et beaucoup d’autres. Viennent ensuite quelques objections assez fortes contre le sentiment commun. Les voici : j’en attends la solution.

1° C’est en vain qu’on invoquerait dans les deux Pétrones la ressemblance des noms. Le seul Pétrone qui se vit honorer du consulat sous Néron fut Caïus Petronius Turpillianus ; Tacite et les fastes consulaires sont d’accord sur ce point. Or, l’auteur du Satyricon est Titus Petronius Arbiter. Cette double différence et de prénoms et de surnoms suffirait seule pour détruire l’identité des personnes. Mais, dira-t-on, Tacite n’appelle-t-il pas son Pétrone elegantiæ arbiter ? Oui, mais ces deux mots doivent être traduits par ceux-ci : « Arbitre du goût ; » ils ne forment donc là qu’une épithète. Séparez l’attribut du sujet, il ne vous restera qu’une abstraction. S’agit-il, au contraire, du Satyricon ? le mot seul Arbiter présente l’idée complète de son auteur ; il fait l’office de nom propre ; Arbiter et Pétrone sont alors synonymes. Aussi voyons-nous ces deux mots employés indifféremment l’un pour l’autre par Planciades Fulgence, Diomède, Servius Honoratus, Macrobe, Victorin, Sidoine Apollinaire, saint Jérôme, et Terentianus Maurus lui-même. C’est pour n’avoir pas fait cette remarque, que plusieurs savants ont erré.

2° Il n’existe pas plus de parité entre les ouvrages qu’entre les personnes. La diatribe dont parle Tacite fut composée un instant avant la mort de son auteur. Elle était donc fort courte, et contenait au plus quelques pages. Au moment où ses forces et son génie s’écoulaient avec son sang, restait-il au consul assez de verve pour improviser sur la guerre civile un poëme de trois cents vers, qui, selon quelques écrivains, valent seuls toute la Pharsale ? L’impromptu, sans doute, eût été merveilleux ; mais il serait venu à contre-temps : Lucain en eût été plus piqué que Néron, et ce n’était pas Lucain que Pétrone voulait punir. Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Douza, nous avons à peine aujourd’hui la dixième partie du Satyricon ; cependant ce faible débris, échappé aux injures du temps, forme encore un volume assez considérable. Or, à qui persuadera-t-on qu’un ouvrage de si longue haleine ait été conçu et dicté en un seul jour, et par un homme à l’agonie ?

3° La diatribe du favori disgracié était la chronique du jour ; chronique scandaleuse, mais véridique et basée sur des faits trop certains. Elle dénonçait à l’indignation publique les turpitudes confiées au secret de la nuit. Les agents du crime et ses complices, leurs noms, leur sexe, leur âge, les lieux qui le virent commettre, tout s’y trouvait décrit en peu de mots comme sans emblème. Ainsi l’exigeait la vengeance : le voile de l’énigme en eût émoussé les traits, et le raccourci du tableau donnait un jeu plus fort aux figures. Mais que voit-on dans le Satyricon ? Là, chaque acteur, sous un nom supposé, voyage dans le pays des fables, raconte quelque aventure galante, fait tour à tour, à l’aide de récits imaginaires, la satire de quelque vice, et jette le ridicule à pleines mains sur les objets qui lui déplaisent. Tantôt on y déplore la corruption du goût, l’avilissement des beaux-arts, la chute de l’éloquence : on y donne parfois d’excellents préceptes de morale et de poésie. Tantôt l’auteur nous promène sur les mers, à travers les écueils ou les querelles des passagers ; puis tout à coup, interrompant son récit, il repose agréablement l’esprit du lecteur sur l’épisode de la matrone d’Éphèse, et donne aux prudes une leçon utile. Plus loin, il embouche fièrement la trompette de Mars, décrit en vers ïambes l’embrasement de Troie, ou consacre à peindre les fureurs de la guerre civile la majesté de l’hexamètre. Enfin son vol s’abaisse, et sa dernière scène nous présente un fripon dupe de sa propre fourberie. En vérité, voir, dans ces jeux d’un esprit qui s’amuse, les débauches d’un tyran et la vengeance d’une de ses victimes, c’est avoir l’œil bien pénétrant !

4° Sous quel personnage du Satyricon Néron serait-il donc caché ? Encolpe et son cher Ascylte n’ont ni feu ni lieu ; ils sont réduits à voler pour vivre. Néron est maître de l’univers ; le monde met en tremblant ses richesses aux pieds de ce tyran. Eumolpe est un pauvre poëte maltraité de la fortune ; il fait d’assez bons vers qu’on bafoue : Néron, bel esprit couronné, voit partout ses méchants vers applaudis [3] . Pour Trimalchion, c’est un vieillard cassé, chauve, difforme, cacochyme, du reste assez bon homme. Néron est dans la fleur de l’âge ; mais, sous les grâces extérieures de la jeunesse [4] , il cache un cœur féroce. Trimalchion fut autrefois esclave en Asie ; le commerce a fait sa fortune : Néron, né d’un sang illustre, petit-fils de Germanicus, fils adoptif d’un empereur, doit à sa naissance, et non point à son industrie, le pouvoir suprême dont il abuse. De plus, si le Satyricon est la peinture des nuits de Néron, si Trimalchion est Néron lui-même, comme quelques-uns le prétendent, pourquoi l’ouvrage entier ne nous offre-t-il qu’une seule orgie nocturne ? Pourquoi Trimalchion n’y préside-t-il pas en personne ? Pourquoi n’en est-il pas même un des acteurs subalternes ? Serait-ce là une finesse de l’art ? Mais, dans ce cas, comment l’empereur se serait-il reconnu dans ces hiéroglyphes perpétuels ? D’ailleurs, pour couvrir d’opprobre Néron, le consul avait-il besoin de ces détours ? et puisqu’il ne devait pas survivre à son ouvrage, pouvait-il craindre de faire briller aux yeux du tyran l’éclat terrible de la vérité nue ?

5° Favori de la fortune et du prince, le consul se vit combler de richesses et d’honneurs ; mais, parmi les anciens écrivains, nul n’a fait de notre Pétrone un magistrat romain, un second Lucullus, un courtisan de Néron, une victime de ses fureurs. Ce qui est bien plus décisif encore, c’est le silence absolu des auteurs jusqu’au troisième siècle. Martial, Suétone, Pline, Juvénal, Quintilien même, qui a parlé de presque tous ceux qui l’ont précédé, ne disent pas un mot du Satyricon, ni de Petronius Arbiter. Les premiers qui en aient fait mention sont Diomède, Priscien, Victorin, Macrobe et saint Jérôme.

6° L’autorité du poëte Terentianus Maurus ne prouve rien en fait d’époque, puisqu’on ignore quand il vécut lui-même.

7° Lactance-Placide [5] accuse T. Pétrone d’avoir dérobé au troisième livre de la Thébaïde cet hémistiche fameux que nous y lisons encore aujourd’hui :

Primus in orbe deos fecit timor.

Or, ce fut sous Trajan que mourut Stace : son prétendu plagiaire lui est nécessairement postérieur ; il n’est donc pas le Pétrone dont Tacite a parlé.

8° Les regrets de notre Pétrone sur la triste situation de la peinture, disparue, dit-il, jusqu’à la dernière trace, au temps où il vivait, picturæ ne vestigium quidem reliquum, ne démontrent-ils pas jusqu’à l’évidence combien il est plus récent que Néron, puisque Rome possédait encore des chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture sous le règne même de Commode ?

9° Henri Valois fait vivre l’auteur du Satyricon sous Marc-Aurèle ; Adrien, son frère, sous Gallien ; Statilius, Bourdelot et Jean Leclerc, sous Constantin ; Lylio Giraldi, sous Julien ; d’autres, par une méprise assez plaisante, en ont fait un évêque de Bologne, mort dans le cinquième siècle, et qu’il plut au pape de canoniser. Le chantre un peu profane du plaisir ne s’attendait guère, apparemment, que les dévotes lui crieraient un jour : « Saint Pétrone, priez pour nous ! » Quoi qu’il en soit, Henri Valois, qui lui donne le plus d’antiquité, le place, comme on voit, environ un siècle après Néron. Il est bon de remarquer combien est moderne l’opinion qui le recule vers le milieu du premier siècle. Avant P. Pithou, personne ne s’était avisé d’appliquer le passage de Tacite à l’auteur du Satyricon. Du moins, ce savant modeste ne l’a fait qu’en hésitant ; il donne son sentiment pour une simple conjecture. « Si je ne me trompe, dit-il, l’auteur du Satyricon est le Pétrone dont Tacite a parlé. » Ainsi ses premiers mots expriment l’incertitude. Ceux qui depuis ont d’abord partagé son doute, ont trouvé bientôt plus commode de trancher que d’examiner ; ils ont juré, par paresse, in verba magistri. Mais, quoique les adversaires de cette opinion ne s’accordent point entre eux sur l’époque où vécut T. Pétrone, le consentement unanime de ces derniers à le faire postérieur aux douze Césars sar, n’en est pas moins par lui-même une réfutation suffisante du système opposé ; et tout ce qui résulte, en saine logique, de tant de variations, c’est qu’on ignore à quel siècle T. Pétrone appartient.

10° Ceux qui font de l’auteur du Satyricon un seigneur romain, n’ont pas même daigné motiver leur assertion, tant la chose leur paraît claire. Sidoine Apollinaire n’est pourtant pas de leur avis. Il semble indiquer Marseille pour la patrie de notre Pétrone, ou du moins pour le lieu de sa résidence ordinaire. Cette opinion paraîtrait plus probable encore, si, comme l’atteste Servius Maurus, il faut compter parmi les ouvrages de T. Pétrone, qui ne sont pas venus jusqu’à nous, une histoire des Marseillais. Elle est d’ailleurs soutenue par plusieurs savants estimables, tels que Lylio Giraldi, et Conrad Gesner, le Pline de l’Allemagne. Malgré ces considérations, Bouche attribue l’honneur d’avoir vu naître notre Pétrone au village de Pétruis, assez voisin de Sisteron et des rives de la Durance. Il se fonde sur ce que le nom latin de ce village est Vicus Petronii ; ce qu’il prouve en citant une inscription trouvée en 1560, et qui, en parlant d’un préfet du prétoire assassiné à Pétruis, s’exprime en ces termes : A sicariis nefandum facinus in vico Petronii, ad ripam Druentiæ.

D’après cet exposé impartial, voici, je crois, tout ce qu’on peut raisonnablement conclure :

1° Nous n’avons rien de certain sur la personne de T. Pétrone.

2° Peut-être son berceau doit-il être placé dans l’ancienne Provence, et c’est le sentiment qu’ont adopté les savants compilateurs de notre Histoire littéraire[6].

3o Le silence absolu des auteurs des deux premiers siècles semble prouver qu’il leur est postérieur.

4o Les différents passages de T. Pétrone, rapportés par quelques écrivains du troisième siècle, défendent, à mon avis, de le placer au-dessous de Dioclétien.

5o On se tromperait probablement fort peu en le faisant contemporain du philosophe Longin, ministre de la célèbre Zénobie, et mis à mort, l’an 273, par l’ordre du superbe Aurélien.

6o Dans aucun cas, le Satyricon, dont quelques parties seulement sont parvenues jusqu’à nous, sous le nom de T. Petronius Arbiter, ne peut être le testament de mort du consul Caïus Petronius Turpillianus, ni l’histoire secrète de Néron [7].

Si l’on me reprochait d’avoir détruit sans réédifier : Quelle nécessité, répondrais-je, de bâtir des systèmes ? Ne peut-on montrer au doigt l’erreur, parce qu’on ne se flatte point de tenir la vérité ?

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DEUXIÈME PARTIE


Après avoir principalement cherché l’homme dans Pétrone, occupons-nous plus spécialement de son ouvrage. Ici, la même incertitude va présider, malgré nous, à ce nouvel examen. Considérons attentivement les fragments de Pétrone sous leurs trois principaux rapports : l’objet, la forme et le style. Au milieu des opinions contradictoires qui déjà nous assiégent, nous saurons nous borner aux fonctions modestes de rapporteur ; c’est aux lecteurs éclairés par la discussion qu’il appartient d’être juges.


I
OBJET DU SATYRICON

J’ai réfuté, dans la première partie, ceux qui regardent l’ouvrage de Pétrone comme la satire de Néron ; n’en parlons plus. D’autres ont cru reconnaître le vieux Claude dans Trimalchion, Agrippine dans Fortunata, Lucain dans Eumolpe, Sénèque dans Agamemnon : Tiraboski, Burmann et Dotteville semblent pencher de ce côté. Selon les deux Valois, le Satyricon n’est que le tableau ordinaire de la vie humaine, une véritable Ménippée, mêlée de prose et de vers, dans le goût de Varron, une satire générale des ridicules et des vices qui appartiennent à tous les peuples, à tous les temps. Quelques-uns ont presque fait de Pétrone un casuiste ; ils y voient à chaque page des sermons très-édifiants, et le Satyricon est, à leur avis, un traité complet de morale, qui vaut bien celui de Nicole : c’est, du moins, ce que semble insinuer Burmann, quand il appelle Pétrone virum sanctissimum. L’ingénieux Saint-Évremond a réfuté d’une manière agréable ce dernier sentiment. À l’appui de cet écrivain, Leclerc, toujours caustique, ajoute avec un peu d’humeur : « Que dirait-on d’un peintre qui, pour inspirer l’horreur du vice, tracerait avec toute la délicatesse possible les postures de l’Arétin ? » Enfin, si l’on en croit Macrobe, le Satyricon est un pur roman, dont l’unique but est de plaire.

Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait opposer à l’autorité de Macrobe. Il fut l’écrivain du quatrième siècle le plus versé dans la connaissance de l’antiquité ; sa sagacité dans la critique égalait sa vaste érudition. Il vivait dans un temps où l’on ne pouvait encore avoir perdu le secret du Satyricon, s’il eût renfermé quelque mystère. Son opinion individuelle peut donc ici passer pour celle de ses contemporains ; et, dans le cas où l’une eût différé de l’autre, un auteur aussi judicieux aurait-il manqué d’exposer au lecteur les motifs qui l’engageaient à s’écarter du sentiment général ? Parmi les modernes, Huet, Leclerc, Basnage se sont rangés à l’avis de Macrobe. Défions-nous de ces esprits systématiques ou malins, qui se plaisent à torturer un auteur pour lui faire penser ce qu’ils eussent dit : leur pupitre est, en fait de critique, le lit de fer de Procuste. La Bruyère riait sous cape des prétendues clefs ajustées à ses Caractères par des devins en défaut. Peut-être, un jour, tirant Artamène ou Clélie de la poussière, quelques savants en us les publieront tour à tour, grossis de nouveaux tomes ; et, pour prouver que Louis XIV est Cyrus ou Porsenna, ils joindront aux fadeurs de Scudéry, avec leurs propres visions, les variorum des commentateurs.


II
FORME DU SATYRICON.

L’Espagnol Joseph-Antoine-Gonsalle de Salas a fait jadis une belle dissertation sur ce seul mot Satyricon. Son étymologie est-elle grecque ou latine ? grande question parmi les érudits. Voici ce qu’Heinsius, Scaliger, et plusieurs autres, allèguent en faveur de la première opinion. Les Grecs appelaient satyriques certains drames, moitié sérieux, moitié bouffons, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillé de lie, imitaient les danses grotesques, ainsi que les propos un peu lestes des divinités des bois, et tournaient en ridicule, dans la personne des magistrats et des riches, les véritables dieux de la terre. Ces drames eurent cours longtemps encore après Thespis : il nous en reste un modèle dans le Polyphème d’Euripide. D’après cette hypothèse, notre mot satyre vient du grec Σὰτυροϛ, Faune ou Satyre ; il doit alors s’écrire par un y.

Casaubon, Spanheim et Dacier ne manquent point d’arguments pour combattre Heinsius et Scaliger. Ils dérivent satire du latin satura (plat rempli de différents mets). Si vous demandez quelle analogie peut exister entre un plat rempli de différents mets et les satires d’Horace, par exemple, on vous répond que ce genre de poésie est farci, pour ainsi dire, de quantité de choses diverses, comme s’exprime élégamment Porphyrion : Multis et variis rebus hoc carmen refertum est. Ce raisonnement est fort ! Au compte de ces messieurs, que d’auteurs qui ne s’en doutent guère sont des Juvénals ! que de satires sont des pots-pourris ! Quoi qu’il en soit, selon cette doctrine, de satura l’on a fait satira, comme on a fait optimus d’optumus, et maximus de maxumus. Vous voyez bien que, dans ce cas, on doit écrire satire ; et que l’y est chassé par l’i [8].

Le vulgaire des écrivains, assez dénué d’érudition, a simplement distingué la satire en deux espèces. L’une, a-t-on dit, tend directement à réformer les mœurs, ou à ridiculiser les travers de l’esprit humain ; ceux qui la craignent l’accusent de misanthropie ou de malignité. C’est sans doute pour adoucir l’austérité du précepte ou l’acerbe du sarcasme qu’elle emprunte à la poésie les grâces de son langage. Sœur cadette de la comédie, elle n’en diffère que dans la forme. Elle est plus courte, et n’est pas essentiellement dramatique. Horace, Juvénal et Perse ont porté dans Rome cette espèce de satire à sa perfection ; elle n’a point dégénéré en France sous la plume des Regnier, des Boileau, des Gilbert.

La seconde espèce de satire est celle qu’on nomme Ménippée. Le plus savant des Romains, Varron, la mit en honneur chez ses concitoyens. Si son but est également d’instruire, elle y vise par des détours plus cachés : plaire est son premier désir ; l’instruction chez elle n’est que secondaire. Ses tableaux plus variés embrassent toutes les scènes de la vie, comme toutes les branches de la littérature. Son caractère distinctif est un mélange agréable de prose et de vers. La fiction est son arme favorite ; sa marche approche de celle du roman, dont elle usurpe impunément l’étendue. Elle caresse plus souvent qu’elle n’égratigne ; et, pour faire aimer la vertu, elle l’affuble quelquefois des livrées de la Folie. L’Apokolokyntosis de Sénèque, le Misopogon de l’empereur Julien, la Consolation de Boëce sont autant de Ménippées. La France peut leur comparer sans honte le Pantagruel de Rabelais, le Catholicon d’Espagne, la Pompe funèbre de Voiture, par Sarrazin.

Aux yeux de ceux pour qui les disputes de mots ne sont que de doctes âneries, Rome paraîtra peut-être redevable à la Grèce de ces deux espèces de satires. Varron, de son aveu même [9] , avait imité Ménippe le Cynique ; et les satires du second genre s’appellent encore aujourd’hui Ménippées, du nom du philosophe grec. Pour la satire du premier genre, elle fut évidemment chez les Romains, dans son origine, une copie informe de ces tragi-comédies grecques, que les acteurs de Thespis allaient représentant de ville en ville sur des tombereaux. Avant qu’Épicharme de Mégare eût inventé la bonne comédie, la Sicile, qui servait de lien commun entre la Grèce et l’Italie, avait porté dans la seconde les satyriques de la première. Elles succédèrent sur le théâtre des Romains aux danses des Étrusques, que des histrions toscans avaient jusqu’alors exécutées au son de la flûte, mais sans les accompagner d’aucune pièce réglée qui représentât une action. La satyre grecque, ainsi naturalisée chez les Romains, y fut encore longtemps mêlée, comme dans son pays natal, de chants bouffons, de danses burlesques, de postures lascives, de railleries grossières. Bientôt Ennius essaya de la faire descendre du théâtre, pour la rendre plus décente. Il la restreignit à de simples discours en vers, destinés à être lus dans des cercles d’amis. Mais, sous sa plume, elle ne changea que de forme ; à l’exception du chant et de la danse, elle retint son nom, son fiel et sa gaieté. Pacuvius, neveu d’Ennius, imita son oncle par complaisance ou par goût. Enfin parut Lucilius : en faveur du sel et de la politesse qu’il répandit dans cette composition nouvelle, il mérita d’en être appelé l’inventeur. Ce n’est que dans ce sens qu’il faut entendre le Græcis intactum carmen d’Horace, et ces paroles de Quintilien : Satira quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem ademptus est Lucilius ; « la satire appartient tout entière à Rome ; Lucilius s’y distingua le premier. »

Au reste, les Grecs avaient aussi cette espèce de satire dont parle Quintilien ; ils lui avaient donné le nom de Silles ; et les fragments des Silles de Timon le Phliasien, sceptique célèbre par ses vers mordants contre les dogmatiques, prouvent assez que la Grèce avait ses Lucile et ses Horace. N’étaient-ce donc pas une satire, ces ïambes lancés par le Grec Sotade contre Ptolémée-Philadelphe, ces ïambes que Suidas appelle ϰύναιδοι (cyniques, sans pudeur) : ces ïambes cruels qui mirent en fureur leur royale victime, et firent enfin précipiter dans le Nil leur malheureux auteur ? Personne n’ignore que Lucile, Pacuvius, Ennius même, ne parurent qu’après Ptolémée-Philadelphe ; or, Timon et Sotade florissaient sous ce prince. Les Grecs connurent donc la satire proprement dite ; ils la connurent donc même avant les Romains. Ainsi la satire fut d’abord à Rome ce qu’elle avait été dans Athènes : la seule différence qui la distingua par la suite chez ces deux peuples, c’est qu’en changeant de forme, elle retint en Italie son nom primitif, tandis qu’elle prenait tour à tour chez les Grecs celui de Silles ou de Ménippée.

Les mots ne tiennent pas toujours ce que leur étymologie promet ; l’usage, ce tyran des langues, est plus fort que les grammairiens, et souvent l’expression est la même, quand la chose a changé. Charmés de la marche libre et facile que donnait à la Ménippée le mélange des vers et de la prose, les Romains s’accoutumèrent insensiblement à désigner par son nom les écrits revêtus de la même forme, quoique éloignés de son caractère original. Histoire, romans, philosophie, morale, tout fut bientôt de son ressort. On oublia qu’elle était née caustique, pour ne plus voir en elle qu’une ingénieuse babillarde. Pourvu que, dans un même ouvrage, elle semât avec esprit et les vers et la prose, on lui pardonna de ne plus médire ; en dépit de son changement, elle resta Ménippée. Cette satire n’est donc point essentiellement mordante. Celle même de Varron, quoique plus proche de son origine, montre rarement le vice couvert de ridicule ou d’opprobre. Sa philosophie badine plus qu’elle ne dogmatise ; elle cache sous les fleurs les épines de l’érudition ; et ses leçons de morale, elle ne les donne qu’en se jouant. La satire, chez Pétrone, est encore plus indulgente. Ne cherchez pas en elle un pédagogue : enfant gâté d’Épicure, sa malignité s’endort auprès du vice aimable ; craignez qu’elle ne s’éveille aux sermons de la sagesse. Près de Pétrone, l’âne d’Apulée est un Caton. Il censura fort bien les travers de son siècle ; cependant il n’a pas l’honneur de siéger parmi les satiriques. Cet âne, content de parler mieux que certains hommes, négligea d’employer le langage des dieux ; et, je l’ai déjà dit, il n’est point de Ménippées sans le mélange de la prose et des vers.

Pétrone ne pouvait choisir pour son roman une forme de composition plus variée, plus agréable que celle de la Ménippée ; aussi n’y manqua-t-il point, et voilà sans doute tout le mystère du Satyricon. Quant à la désinence du mot, les Latins, selon Gonsalle de Salas, ont fait satyricon de satyra, comme ils faisaient epigrammation d’epigramma, elegidarion d’elegia : le diminutif ne changeait rien d’essentiel dans l’objet principal de l’expression ; il annonçait seulement dans le dérivé moins de prétention et plus d’enjouement. Peut-être aimerez-vous mieux la leçon de Rollin, Baillet, Burmann et autres : ils font longue la dernière syllabe de satyricôn, et la prononcent comme l’oméga des Grecs. Dans cette hypothèse, le Satyricôn serait un recueil de satires. Mais l’omicron n’en fait qu’un innocent badinage ; je suis pour l’omicron.


III
STYLE DU SATYRICON.

Le style de Pétrone a trouvé des censeurs, même parmi les meilleurs juges en cette matière. « Quoique Pétrone, dit Huet, paraisse avoir été un grand critique, et d’un goût exquis, son style pourtant ne répond pas tout à fait à la délicatesse de son jugement. On y remarque quelque affectation ; il est un peu trop peint et trop étudié ; il dégénère de cette simplicité naturelle et majestueuse, de l’heureux siècle d’Auguste. Peut-être doit-il une partie de sa réputation à la liberté de ses portraits ; il aurait été moins lu, s’il avait été plus modeste. » Rollin porte à peu près le même jugement[10] ; et Rapin assure[11] que Pétrone, s’il donne quelquefois d’excellents préceptes d’éloquence, ne les suit pas toujours. Valois [12] croyait remarquer dans son style un air un peu étranger ; il se servait même de cet argument, pour prouver que notre auteur était Gaulois, et qu’il vécut après Suétone. Saumaise ne trouve dans les fragments de Pétrone que des extraits faits sans goût par quelques libertins obscurs du Bas-Empire. « Pétrone, dit Bayle [13] , est moins dangereux dans ses tableaux trop nus, que dans les délicatesses dont Bussy-Rabutin les a revêtus ; et la galanterie se présente, dans les Amours des Gaules, sous des formes bien plus aimables que dans le Satyricon. » Aux yeux de Voltaire [14] , cet ouvrage n’est pas plus un modèle de style qu’il n’est l’histoire secrète de Néron ; les suppôts de nos tavernes tiennent, à l’entendre, des discours plus honnêtes que les convives de Trimalchion ; à l’exception de quelques vers heureux, de deux ou trois contes agréables, tout le livre n’est qu’un amas confus d’images ampoulées ou lascives, d’érudition ou de débauches. Selon Baillet et Tiraboski, on y rencontre des tours ingénieux et de jolies pensées ; mais ces beautés sont obscurcies par l’inégalité du style, par des mots barbares, par des récits où l’on ne comprend rien. C’est peut-être, ajoutent-ils, la faute des copistes ; mais l’ouvrage, en somme, ne méritait pas les peines qu’on s’est données pour en rechercher et recoudre les lambeaux. Leclerc maltraite encore plus Pétrone. Mais c’est trop longtemps parler de ses détracteurs ; écoutons enfin ses panégyristes.

À la tête des nombreux admirateurs de Pétrone, marchent Vossius et Douza, Turnèbe et Pithou, Briet et Ronsin. Les censures même, hasardées contre Pétrone, sont mêlées, disent-ils, d’éloges arrachés par la force de la vérité ; et, dans la bouche d’un ennemi, la louange est d’un bien plus grand poids que les reproches. Cette barbarie même et cette bassesse d’expressions, qui paraissent défigurer quelquefois le style de Pétrone, sont, aux yeux de Ménage, le chef-d’œuvre de l’art ; il ne les a placées que dans la bouche des valets et des débauchés sans délicatesse. Voyez, au contraire, avec quelle élégance il fait parler les gens de la bonne compagnie. Pétrone donne à chacun de ses acteurs le langage qui lui convient. Ce mérite est d’autant plus précieux, qu’il est plus rare ; et les ombres qu’un peintre habile répand dans ses tableaux, en rendent les beautés plus saillantes. Barthius trouve réunies dans Pétrone seul, quand il n’est pas défiguré par l’ignorance des copistes, toutes les finesses de Plaute, toutes les grâces de Cicéron ; et Juste Lipse l’appelle auctor purissimæ impuritatis. Telle était l’admiration du vainqueur de Rocroi pour Pétrone, qu’il pensionnait un lecteur, uniquement chargé de lui réciter le Satyricon. En parlant du poëme de la Guerre civile, dans lequel Pétrone, dit-on, prétendit lutter contre Lucain, l’abbé Desfontaines s’écrie : « Quelle finesse dans la peinture des vices des Romains et des défauts de leur gouvernement ! que d’esprit dans ses fictions ! Ces beautés sont relevées par un style mâle et nerveux, en faveur duquel on doit pardonner au poëte quelques fautes contre l’élocution, et certains traits qui sentent le rhéteur. » Fréron, dont le goût fut presque toujours d’accord avec la raison, quand il ne jugea que les anciens, parle de Pétrone dans le sens de Desfontaines : « Il est riant, dit-il, dans ses descriptions, coulant, net et facile dans sa narration, admirable dans ses vers ; et, ce qui le caractérise plus particulièrement, il est toujours fin et délicat en fait de galanterie, quand il parle de celle que la nature avoue. » Je fais grâce des éloges prodigués à Pétrone par ses différents traducteurs : ils pourraient paraître suspects ; mais on me permettra, du moins, d’opposer à ses censeurs le suffrage de Saint-Évremond. De tous les panégyristes de Pétrone, aucun n’eut plus de ressemblances morales avec son héros que cet ingénieux épicurien ; et comme nul n’apprécia notre auteur avec plus de connaissance de cause, nul aussi ne l’a vanté avec plus d’esprit. Qu’on me permette de citer ce passage, malgré son étendue :

« Pétrone est admirable partout, dans la pureté de son style, dans la délicatesse de ses sentiments. Ce qui me surprend davantage est cette grande facilité à nous donner ingénieusement toutes sortes de caractères. Térence est peut-être l’auteur de l’antiquité qui entre le mieux dans le naturel des personnes : j’y trouve cela à redire, qu’il a trop peu d’étendue ; et tout son talent est borné à faire bien parler des valets et des vieillards, un père avare, un fils débauché : voilà où s’étend la capacité de Térence. N’attendez de lui ni galanterie, ni passion, ni les sentiments, ni les discours d’un honnête homme. Pétrone, d’un esprit universel, trouve le génie de toutes les professions, et se forme, comme il lui plaît, à mille naturels différents. S’il introduit un déclamateur, il en prend si bien l’air et le style, qu’on dirait qu’il a déclamé toute sa vie. Rien n’exprime plus naïvement le désordre d’une vie débauchée, que les querelles d’Encolpe et d’Ascylte sur le sujet de Giton. Quartilla ne représente-t-elle pas admirablement ces femmes prostituées, quarum sic accensa libido, ut sæpius peterent viros quam a viris peterentur ? Les noces du petit Giton et de l’innocente Pannychis ne nous donnent-elles pas l’image d’une impudicité accomplie ? Tout ce que peut faire un faux délicat, un impertinent, vous l’avez sans doute au festin de Trimalchion. Quoi de mieux touché, dans le portrait d’Eumolpe, que la vanité des poëtes, et cette manie de réciter leurs vers à tout venant ? Est-il rien de plus naturel que le personnage de Chrysis ? toutes nos confidentes n’en approchent pas. Sans parler de sa première conversation avec Polyœnos, ce qu’elle lui dit de sa maîtresse sur l’affront qu’elle a reçu est d’une naïveté inimitable. Quiconque a lu Juvénal, connaît assez impotentiam matronarum, et leur méchante humeur, si quando vir aut familiaris infelicius cum ipsis rem habuerit. Mais il n’y a que Pétrone qui ait pu nous décrire Circé si belle, si voluptueuse et si galante. Enothéa, la prêtresse de Priape, me ravit avec les miracles qu’elle promet, avec ses enchantements, ses sacrifices, sa désolation sur la mort de l’oie sacrée, et la manière dont elle s’apaise, quand Polyœnos lui fait un présent dont elle peut acheter une oie et des dieux, si bon lui semble. Philumène, cette honnête dame, n’est pas moins bonne, qui, après avoir escroqué plusieurs héritages, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, devenue vieille, et par conséquent inutile à tout plaisir, tâchait de continuer ce bel art par le moyen de ses enfants, qu’avec mille beaux discours elle introduisait auprès des vieillards qui n’en avaient point ; enfin, il n’y a profession dont Pétrone ne suive admirablement le génie. Il est poëte, il est orateur, il est philosophe, quand il lui plaît.

« Pour ses vers, j’y trouve une force agréable, une beauté naturelle : naturali pulchritudine carmen exsurgit ; en sorte que Douza ne saurait plus souffrir la fougue et l’impétuosité de Lucain, quand il a lu la prise de Troie :

Jam decuma mœstos, etc.,


ou l’essai sur la guerre civile :

Orbem jam totum, etc.


Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Lucrèce n’a pas traité si agréablement la matière des songes :

Somnia quæ mentes, etc.


Et que peut-on comparer à cette nuit voluptueuse, dont l’image remplit l’âme de telle sorte, qu’on a besoin d’un peu de vertu pour s’en tenir aux simples impressions qu’elle fait sur l’esprit :

Qualis nox fuit illa, dii ! etc.

« Quoique le style de déclamateur semble ridicule à Pétrone, il ne laisse pas de montrer beaucoup d’éloquence en ses déclamations ; et, pour faire voir que les plus débauchés ne sont pas incapables de méditations et de retour, la morale n’a rien de plus sérieux ni de mieux touché que les réflexions d’Encolpe sur l’inconstance des choses humaines et sur l’incertitude de la mort. Quelque sujet qui se présente, on ne peut ni penser plus délicatement, ni s’exprimer avec plus de netteté. Souvent, en ses narrations, il se laisse aller au simple naturel, et se contente des grâces de la naïveté ; quelquefois, il met la dernière main à son ouvrage, et il n’y a rien de si poli. Catulle et Martial traitent les mêmes choses grossièrement ; et si quelqu’un pouvait trouver le secret d’envelopper les ordures avec un langage pareil au sien, je réponds pour les dames qu’elles donneraient des louanges à sa discrétion. Mais ce que Pétrone a de plus particulier, c’est qu’à la réserve d’Horace, en quelques odes, il est peut-être le seul de l’antiquité qui ait su parler de galanterie. Virgile est touchant dans les passions ; les amours de Didon, les amours d’Orphée et d’Eurydice, ont du charme et de la tendresse ; toutefois il n’a rien de galant ; et la pauvre Didon, tant elle a l’âme pitoyable, devient amoureuse du pieux Énée, au récit de ses malheurs. Ovide est spirituel et facile, Tibulle délicat ; cependant il fallait que leurs maîtresses fussent plus savantes que mademoiselle de Scudéry ; car ils allèguent sans cesse les dieux, les fables, et des exemples tirés de l’antiquité la plus éloignée ; ils promettent toujours des sacrifices, et je pense que Chapelain a pris d’eux la manière de brûler les cœurs en holocauste. Lucien, tout ingénieux qu’il est, devient grossier, sitôt qu’il parle d’amour ; ses courtisanes ont plutôt le langage des lieux publics que les discours des ruelles. Autant que les autres nations nous le cèdent en galanterie, autant Pétrone l’emporte sur nous dans ce genre de mérite. Nous n’avons point de roman qui nous fournisse une histoire si agréable que la matrone d’Éphèse ; rien de si délicat que les poulets de Circé à Polyœnos. Toute leur aventure, soit dans l’entretien, soit dans les descriptions, a un caractère fort au-dessus de la politesse de notre siècle. Jugez cependant s’il eût traité délicatement une belle passion, puisque c’était une affaire de deux personnes qui, à la première vue, devaient goûter les derniers plaisirs. »

Ce n’est pourtant pas sans quelque injustice peut-être, ou du moins sans un peu de prévention, que Saint-Évremond, après Douza, semble élever au-dessus de la Pharsale l’Essai de Pétrone sur la Guerre civile, et même son Fragment de la guerre de Troie. Mais, si le premier de ces morceaux, à peine composé de trois cents vers, ne peut être mis en parallèle avec un poëme en dix chants, il n’en étincelle pas moins de beautés sublimes. Quant au fragment de la prise de Troie, son seul défaut peut-être est de rappeler un des plus beaux épisodes de l’Enéide : sans le Laocoon de Virgile, celui de Pétrone pourrait passer pour un chef-d’œuvre.

Voilà sans doute de quoi contre-balancer les reproches qu’on a pu faire au style de Pétrone. Je n’ai parlé que de ses vers ; sa prose est peut-être plus élégante encore. Qui ne sait que La Fontaine lui doit son joli conte de la Matrone d’Ephèse ? et Bussy-Rabutin, en transportant dans les Amours des Gaules l’épisode piquant de Polyœnos et de Circé, n’a changé que le nom des acteurs.

Résumons-nous : 1° Pétrone, sans doute, n’a voulu faire qu’un roman ; 2° Le Satyricon peut être classé parmi les Ménippées ; 3° Son style est mêlé de beautés et de défauts ; mais risquerait-on beaucoup, en attribuant les beautés à Pétrone, et les défauts à ses copistes ?


TROISIÈME PARTIE


Nous venons de traiter, en quelque sorte, l’histoire ancienne du roman de Pétrone ; traçons maintenant en peu de mots l’histoire moderne de ses fragments.


I
DES PRINCIPALES ÉDITIONS DE PÉTRONE.

Parmi les livres qui n’ont pu soustraire qu’une partie d’eux-mêmes aux outrages du temps, le Satyricon est un de ceux qui ont le plus souffert. Ce qui nous en reste n’est, comme nous l’avons déjà dit, qu’un mince débris de cet ingénieux ouvrage. Il contenait plusieurs livres, divisés en plusieurs chapitres : on peut citer, pour preuve de cette assertion, l’autorité des anciens glossaires et le témoignage des savants Daniel, Douza, Gonsalle, Saumaise, Burmann, etc. Encore le peu que nous avons du Satyricon ne nous est-il parvenu que par lambeaux. La première antiquité ne nous en avait transmis, jusqu’en 1476, que des fragments successifs. Était-ce, comme le croit Nodot, des collections qu’un homme studieux avait faites de quelques lieux choisis de cette satire ? Dans cette supposition, ne peut-on pas dire, avec Huet, que ce recueil eut le sort de tant d’autres, celui de faire négliger d’abord, puis bientôt perdre entièrement l’original, comme il est arrivé, par exemple, à Justin, abréviateur de Trogue-Pompée ? Faut-il, comme d’autres le veulent, accuser les moines, si longtemps possesseurs exclusifs des débris littéraires de Rome et d’Athènes, d’avoir mutilé Pétrone dans les endroits que leur pudeur n’osait regarder sans rougir ? Saumaise ne le pense pas. Enfin, de ce que Jean de Sarisbéry, évêque de Chartres au XIIe siècle, rapporte quelques fragments de Pétrone qui ne se trouvent dans aucune édition du Satyricon, peut-on conjecturer avec l’évêque d’Avranches, ou que l’ouvrage de Pétrone subsistait encore à cette époque en son entier, ou qu’il en existait du moins alors une collection manuscrite plus ample que celle que nous en avons ? Quoi qu’il en soit, la première édition connue, et l’une des plus estimées de Pétrone, est celle publiée à Milan, en 1477.

Les deux Pithou, à qui l’on doit la découverte des fables de Phèdre, publièrent, en 1587, quelques additions trouvées dans un manuscrit, pris à Budes par Mathias Corvin. Soixante-seize ans après, c’est-à-dire en 1663, Pierre Petit déterra à Trau, en Dalmatie, dans la bibliothèque de Nicolas Cippius un manuscrit in-folio, dans lequel, à la suite des poésies de Catulle, Tibulle et Properce, se trouvait un fragment considérable de Pétrone, contenant la suite du festin de Trimalchion. Il commence par ces mots : Venerat jam tertius dies, et finit par ceux-ci : ex incendio fugimus. La date du manuscrit était du 20 novembre 1423 : en tête du fragment, on lisait : Petronii Arbitri fragmenta ex libro quintodecimo et decimo sexto. Les premiers mots de chaque chapitre étaient écrits avec de l’encre rouge, et les caractères en étaient bien lisibles.

À peine ces fragments eurent-ils paru, imprimés pour la première fois à Padoue, en 1664, et l’année suivante à Paris, que soudain éclata, dans la république des lettres, une espèce de guerre civile. On vit les Schaefer, en Suède, les Reinesius et les Wagenseil, en Allemagne, les deux Valois et les Petit, en France, inonder, coup sur coup, le public de dissertations. Selon les uns, le fragment n’était qu’un enfant supposé : on ne pouvait, selon les autres, lui contester son adoption. Mantel, Lucius et Gradi s’en déclarèrent les premiers champions. L’auteur de la découverte, caché sous le nom de Statilius, en défendit éloquemment l’authenticité dans une apologie latine ; il fit plus, il envoya le manuscrit du Fragment à Grimani, ambassadeur de Venise à Rome, et le pria de le soumettre à l’examen des connaisseurs. Le 28 août 1668, une assemblée nombreuse de savants se réunit, à ce sujet, dans le palais de l’ambassadeur. L’avis unanime fut que le manuscrit comptait au moins deux cents ans d’ancienneté ; la date de sa transcription devait être à peu près celle du temps où fleurit Pétrarque, et la nature des caractères et du vélin parut être une preuve incontestable de son authenticité. Le manuscrit, revenu en France, y excita de nouvelles contestations. De nouvelles conférences, tenues chez le grand Condé, produisirent le même résultat. L’ouvrage fut alors déposé dans la bibliothèque du roi ; et, malgré les doutes affectés de certains critiques obstinés qui se rendent difficilement à l’évidence, il passa, dès cette époque, pour être de Pétrone. On l’a constamment imprimé depuis, comme tel, dans toutes les éditions du Satyricon. Cependant, plus de vingt ans après cette décision solennelle, la conviction, s’il faut en croire un critique célèbre [15], n’était pas générale. « L’arrêt de partage, écrivait-il en 1692, subsiste encore aujourd’hui : peut-être subsistera-t-il jusqu’à la fin du monde, car la république des lettres n’a point de tribunal souverain qui prononce sans appel. »

En cette même année, 1692, Nodot, officier français, fit imprimer à Rotterdam, chez Leers, une édition de Pétrone, augmentée de nouveaux fragments. Ils avaient été, disait-il, trouvés à Belgrade en 1688 : un heureux hasard lui en avait procuré, en 1690, une copie très-exacte ; et l’Europe, ajoutait-il, pouvait se glorifier désormais de posséder Pétrone tout entier. On avait réclamé contre l’original de Trau : jugez si la copie de Belgrade trouva des incrédules ! Malgré les lettres flatteuses des académies d’Arles et de Nîmes, ainsi que de Charpentier, alors directeur de l’Académie française, malgré les petits vers de quelques poëtes enthousiastes dont Nodot n’avait pas manqué d’enfler son édition, les nouveaux fragments ne passèrent point pour un rare trésor, comme Nodot se plaisait à les qualifier ; et, quoi qu’en ait dit Charpentier dans une missive latine que peu de personnes s’empressèrent de lire, la France, dont les armes victorieuses faisaient alors trembler l’Allemagne, s’honora beaucoup plus par la brillante campagne de 1690, que par la prétendue découverte dont Nodot revendiquait la gloire.

L’adversaire le plus obstiné des nouveaux fragments fut Breugière de Barante, célèbre avocat de Riom. Dans des observations publiées en 1694, il prétendit prouver que ces fragments n’étaient que de maladroites interpolations, ouvrage d’un moderne sans goût, et facilement reconnaissables à de fréquents gallicismes. Pourquoi d’ailleurs, si le Satyricon de Belgrade était entier, n’y retrouvait-on pas, par exemple, le non bene semper olet qui bene semper olet, cité par saint Jérôme comme appartenant à Pétrone ? Burmann ne fut pas plus sensible au présent que Nodot croyait avoir fait à l’Europe. Il gourmanda même assez rudement, sans respect pour les académies, ceux de leurs membres qui s’étaient laissé, disait-il, trop grossièrement surprendre à de trompeuses apparences. Nodot répondit en savant courroucé : on remarqua dans sa Contre-critique plus de présomption que de politesse, plus de pédantisme que de savoir, plus d’injures que de raisons. C’est ainsi que madame Dacier, mais dans une cause meilleure sans doute, avait défendu contre Lamotte l’honneur d’Homère, attaqué par les modernes. Il faut avouer pourtant que la dernière objection de Breugière de Barante n’était pas trop solide. Le pentamètre cité par saint Jérôme ne pouvait-il pas avoir fait partie, non du Satyricon, mais de l’Eustion ou de l’Albutia, deux des ouvrages de Pétrone mentionnés par Planciade Fulgence, mais qui ne sont pas venus jusqu’à nous ? C’est aussi la solution qu’en donna Nodot. Quant aux gallicismes, n’en avait-on pas aussi reproché au fragment de Dalmatie, et n’avait-il pas néanmoins été reconnu pour antique ? Au reste, c’est toujours un mérite aux yeux de plus d’un lecteur que d’avoir rempli des lacunes. C’est du moins le sentiment de Basnage : « Grâce à Nodot, dit-il, la lecture de Pétrone est devenue plus commode : on ne s’y trouve plus de temps à autre, comme auparavant, dans un pays perdu. La liaison et la suite qui règnent désormais dans le Satyricon, si elles ne sont pas l’ouvrage de son auteur, rendent du moins intelligible ce qui ne l’était pas. » Peu de personnes seront ici de l’avis de Basnage.

Malgré les recherches des savants, Pétrone est encore incomplet [16] . Parmi ceux dont l’érudition a consacré quelques veilles à fixer le véritable sens de notre auteur dans les endroits difficiles ou corrompus, on distingue Tornésius, Sambucus, Richard, Muret, Scioppius, Brassican, Junius, Vouwer, Pontanus, Pulman, Barthius, Arnaud, Lundorpius, Binet, Passerat, Lotichius, Goldast, Gonsalle, Hermann, les deux Daniel, les deux Douza, les deux Pithou, Bourdelot, Burmann et Bouhier. Postérieurement à la plupart de ces commentateurs, l’abbé Sévin a rétabli un passage de Pétrone visiblement altéré par l’ignorance des copistes, et sur lequel les meilleurs critiques semblent avoir erré. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres : « Pétrone, après avoir donné de grands éloges à ces hommes illustres qui avaient consacré leurs veilles au bien de la société, ajoute : Itaque, Hercula, omnium herbarum succos Democritus expressit ; et ne lapidum virgultorumque vis lateret, œtatem inter experimenta consumpsit. La difficulté roule sur Hercula. On ne rapporte point ici les différentes conjectures que ce mot a fait naître ; la plupart ne paraissent appuyées que sur des fondements peu solides. Dans le dessein de rehausser le prix de tant de découvertes dues aux soins de Démocrite, Pétrone insinue que les travaux de ce fameux philosophe, dans l’art de la médecine, pouvaient entrer en parallèle avec ceux qui avaient rendu le nom d’Hercule si célèbre dans la Grèce ; et par une comparaison fort à la mode parmi les anciens, Pétrone n’aura pas cru pouvoir mieux exprimer sa pensée qu’en disant, pour désigner Démocrite, Hercules alter. C’est là sans doute ce qu’il faut lire, au lieu d’Hercula, qui ne signifie rien. »

L’abbé Sévin appuie son sentiment sur divers passages de Plutarque, de Cicéron et de Pline ; ils prouvent qu’en effet Démocrite fut souvent assimilé à Hercule. Il est étonnant qu’une restitution si naturelle et si facile en apparence, n’ait pas été proposée plus tôt. Mais combien de secrets merveilleux ressemblent à l’œuf de Christophe Colomb !

Outre le Satyricon, Scaliger, Daniel et dom Rivet attribuent à notre Pétrone l’Eustion, l’Albutia, et les petits poëmes connus sous le nom de Priapées (Lusus in Priapum), ainsi que les épigrammes revendiquées par les différents Pétrone, et dont Lotichius a grossi son recueil. Cependant Tillemont fait auteur de la plupart d’entre elles le poëte Optatien Porphyre, qu’il ne faut pas confondre avec Porphyre le philosophe. Selon Raphaël de Volterre, on doit aussi faire honneur à Pétrone d’un grand nombre de Fragments poétiques sur la médecine ; mais, comme l’observe Conrad Gesner, il est évident que l’on confond ici Pétrone avec Petrichius, qui, au rapport de Pline, a écrit en vers sur les matières médicales. Enfin, La Monnoie donne, sans hésiter, à Pétrone, la jolie épigramme latine de la Boule de neige, qu’Antoine Govea s’est appropriée, page 11 de son Recueil, imprimé à Lyon en 1540, chez Sébastien Gryphius.

Les bibliomanes, qui désireraient avoir sous les yeux une nomenclature plus étendue des diverses éditions de Pétrone, peuvent consulter l’Histoire de la littérature française, par Labastide et d’Ussieux.


II
DES PRINCIPALES TRADUCTIONS FRANÇAISES DE PÉTRONE.

Il semble qu’un auteur aussi galant que Pétrone ne pouvait manquer de trouver en France beaucoup de traducteurs ou d’imitateurs. Cependant nous ne sommes pas très riches de ce côté. Le premier morceau du Satyricon que l’on ait fait passer en notre langue est la Matrone d’Éphèse, et c’est un moine qui s’en avisa. On la trouve sous le titre de Fable du chevalier et de la femme veuve, dans celles d’Ésope, d’Avianus et du Poge, publiées en français, l’an 1475, par frère Julien des Augustins de Lyon, docteur en théologie. Comme il n’existe point d’édition de Pétrone qui date de si loin, frère Julien avait probablement tiré cette fable de quelque manuscrit du Satyricon, enseveli dans la bibliothèque de son couvent ; mais il n’en dit rien. C’est sur le même épisode que Brinon de Baumartin bâtit, en 1614, sa tragi-comédie de l’Éphésienne. On en trouve aussi une imitation dans le Quatrième discours de Brantôme sur les femmes galantes ; une autre dans la trente-quatrième lettre du Recueil épistolaire de Méré. Tout le monde sait que La Fontaine a fait de la Matrone d’Éphèse l’un de ses plus jolis contes. Saint-Évremond s’est également amusé à traduire ce passage célèbre : sa traduction, assez littérale, est en prose, et suit immédiatement sa Dissertation sur Pétrone. Elle a trouvé un nouveau traducteur dans Lavaleterie [17] . On doit encore à ce dernier une imitation du début de Pétrone contre les déclamateurs. Fréron, dans ses Opuscules, a traduit le même fragment. Prépétit de Grammont a mis en vers français ceux que déclame Agamemnon sur la poésie latine. Ces différents essais sont agréables à lire ; mais ils sont loin de soutenir la comparaison avec l’original, dont ils ne sont qu’une faible copie ; j’en excepte le conte de La Fontaine.

Dans son Histoire amoureuse des Gaules, Bussy-Rabutin introduit le comte de Guiche racontant sa dolente aventure avec la comtesse d’Olonne. Ses rendez-vous, ses désirs, son impatience amoureuse cruellement trompée par ses sens en défaut, ses serments de réparer sa faute, sa rechute involontaire, l’emportement de sa maîtresse, tout, jusqu’aux lettres des deux amants, est une traduction littérale des Amours de Polyœnos et de Circé. Rabutin n’avait point indiqué la source où sa plume trop maligne avait puisé : les parties offensées ne prirent point la raillerie, comme Joconde, en véritables gens de cour. L’indiscret plagiaire pouvait acheter sa grâce, en décelant dans Pétrone le principal et le premier coupable ; mais l’amour-propre du bel-esprit l’emporta ; il ne dit rien, et son silence lui valut la Bastille et l’exil. Nul peut-être n’était plus capable de faire parler Pétrone en français que Bussy-Rabutin. On assure qu’il l’avait entrepris de concert avec le maréchal de Vivonne et le célèbre abbé de la Trappe ; mais les scrupules tardifs du dernier firent échouer ce projet.

Il n’est personne qui ne connaisse la traduction en vers du poëme de la Guerre civile, donnée en 1737 par le président Bouhier. Le public applaudit alors à son élégance ; on y voudrait aujourd’hui plus de chaleur ; mais la critique la plus sévère ne contestera jamais aux notes qui l’accompagnent le mérite du goût le plus pur et de l’érudition sans faste.

Parmi les mille et une traductions dont l’infatigable abbé de Marolles fit gémir les presses de son siècle, on compte une version en prose du festin de Trimalchion, publiée en 1677, et non moins plate qu’infidèle. Goujet attribue encore à l’abbé de Marolles le Pétrone en vers français, imprimé chez Barbin en 1667, d’après l’édition latine de Gabbéma. Marolles, dont la modestie n’était pas la vertu favorite, et qui se vantait avec complaisance d’avoir enfanté cent trente trois mille cent vingt-quatre vers, se déguisa pourtant, dans ce recueil, sous les lettres M. L. D. B. ; mais il aurait dû condamner ses vers maussades à l’oubli, comme alors il y condamna son nom.

On prétend, ajoute Goujet, que François Galaup de Chasteuil, Provençal, homme de beaucoup d’esprit, mort en 1678, avait traduit tout ce qui nous reste de Pétrone ; et Gui-Patin parle, dans ses Lettres, d’un savant qui, après avoir rempli les lacunes du Satyricon, ne put obtenir la permission d’en publier une édition latine et française.

Les éditeurs des poésies de Lainez attribuent à cet aimable épicurien une traduction complète du Satyricon ; elle s’est perdue manuscrite, et l’on ne peut que regretter cette perte.

Les Fragments d’histoire et de littérature, imprimés à la Haye, en 1706, parlent d’une autre traduction anonyme de la première partie du Festin de Trimalchion, publiée en 1687. « Le traducteur, dit-on dans ces Fragments, a trouvé le secret de changer un auteur très-impur en un poëte très-chaste, qui peut être lu par les dévotes mêmes dans leurs moments de loisir. » Beau service rendu à Pétrone !

Fabricius, dans sa Bibliothèque latine, fait mention d’une traduction plus complète par Venette, auteur du Tableau de l’amour conjugal. Elle parut à Amsterdam en 1697 ; mais elle était déjà devenue si rare au bout de quelques années, que les compilateurs de l’Histoire littéraire de France, malgré toutes leurs recherches, ne purent, de leur aveu même, s’en procurer un seul exemplaire. Ce savant médecin avait aussi composé un dictionnaire raisonné du Satyricon, pour en faciliter l’intelligence : il est resté manuscrit.

Il est plus aisé de se procurer la traduction du Festin de Trimalchion [18] , donnée par Lavaur, en 1726, sous le titre d’Histoire secrète de Néron. Les notes et la préface en sont la partie la plus estimable.

Nodot, déjà connu par ses Fragments de Belgrade, voulut avoir l’honneur d’enrichir le public de ce qu’il appelait une traduction entière du Satyricon. Sa première édition parut, en 1694, à Cologne ; la seconde, plus estimée, est de 1713, à Paris. On ne peut nier qu’il n’ait assez fidèlement rendu les pensées de l’original ; mais sa prose dénuée de grâce et ses vers prosaïques n’ont fait de Pétrone qu’un squelette pour ceux qui ne peuvent l’admirer dans sa langue. Ses notes historiques et critiques supposent plus de connaissance des usages antiques que d’habitude à sentir les beautés des anciens. Son édition a du moins cela de recommandable pour les esprits superficiels, qu’elle est la seule qui réunisse à un texte sans lacune apparente une traduction assez exacte, quoique fort maussade.

En 1742 parut à Londres, chez Nourse, une traduction nouvelle de Pétrone, par Dujardin, caché sous le nom de Boispréaux. Il a suivi, comme Nodot, le texte de Belgrade ; mais il s’est dispensé de le joindre à sa traduction. Elle est plus élégante, plus vive, plus enjouée que celle de son prédécesseur ; mais Boispréaux, moins fidèle que lui, tronque souvent l’original, même dans sa prose, ce qui ne peut s’excuser. Sa plume, qu’il croit l’épée d’Alexandre, coupe le nœud gordien qu’il eût fallu délier. Est-ce pour se dérober au désavantage de la comparaison que Boispréaux a privé du texte les admirateurs de Pétrone [19] ? Ce qui me plairait le plus dans son ouvrage serait la préface, si elle ne pouvait passer pour un plagiat de Saint-Évremond, qu’il ne daigne pas nommer. La dernière traduction de Pétrone que je connaisse est celle de Durand, publiée par Gérard, Paris, 1803 ; elle n’est pas plus exacte que celle de Boispréaux : comme lui, le nouveau traducteur allonge, tronque l’original à sa fantaisie, au point de le rendre quelquefois méconnaissable.

J’allais augmenter cette dissertation d’un beau chapitre sur la morale de Pétrone ; mais, me suis-je dit, ce titre seul menacerait d’un sermon, et ce siècle n’aime pas les sermons. J’ai donc déchiré mon chapitre.

  1. Huetiana, Jugement sur Pétrone.
  2. Tacite, Annales, liv. XVI, ch. 14 et 18.
  3. Vossius (de Poetis latinis) prétend que les vers de Néron n’étaient pas à mépriser ; et Voltaire dit quelque part, en parlant de cet empereur : « Ce jeune prince, après tout, avait de l’esprit et des talents. » Mais Perse a réfuté d’avance ce sentiment par ce vers qu’il applique à Néron, dans sa première Satire :
    Auriculas asini Mida rex habet……
  4. Selon Tacite, Néron était d’un extérieur agréable ; Suétone le fait difforme. Auquel ajouter foi ?
  5. Lactance-Placide, Comment. in Stacii Thebaïd. Il ne faut pas confondre, comme quelques-uns l’ont fait, ce grammairien avec Lactance le Philosophe : tous deux fleurirent sous Constantin.
  6. Hist. litt. de France, in-4o, tome I.
  7. Histoire secrète de Néron. C’est le titre que Lavaur a donné à sa traduction du festin de Trimalchion.
  8. Les disputes de ce genre ne sont pas rares chez les savants. Le Parnasse, selon Boccalin, fut longtemps partagé entre Lambin et Manuce, pour un p : il s’agissait de savoir s’il fallait écrire consumptus ou consumtus. Que de veilles passa Politien à rechercher si l’on doit prononcer
  9. Varron, cité par Cicéron dans ses Questions académiques, liv. 1.
  10. Rollin, Hist. ancienne.
  11. Rapin, de Poesi.
  12. Valesius, Dissert. sup. fragm. tugur.
  13. Bayle, Éclaircissements sur les obscénités, etc.
  14. Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Pétrone.
  15. Basnage, Histoire des ouvrages des savants. — Cette assertion de Basnage n’a rien qui m’étonne. Le doute des savants dont il parle était-il au fond si déraisonnable ? N’avait-on pas déjà vu les plus fins critiques pris pour dupes dans plus d’une occasion de cette nature ? Sans parler du tour de Michel-Ange, qui ne sait que Muret fit prendre
  16. On connaît l’équivoque de nom qui fit faire inutilement un long voyage à Henry Meibomius, professeur dans l’université de Helmstadt. Le bruit venait de se répandre (c’était en 1691) qu’on avait trouvé un manuscrit complet de la satyre de Pétrone ; il n’en était rien. Meibomius, ayant lu dans un itinéraire d’Italie : Petronius Bononiœ intiger asservatur, egoque ipsum meis oculis non sine admiratione vidi, il part aussitôt de Lubeck pour aller voir cette merveille. À peine arrivé à Bologne, il court chez le médecin Copponi qu’il connaissait de réputation ; et là, ouvrant son livre dont il avait exprès marqué la page, il lui demande si le fait est véritable. « Très-véritable, répond le médecin ; et je puis faire en sorte, par mon crédit, que votre curiosité soit satisfaite. » Meibomius le suit avec une joie qui ne se peut exprimer ; mais quelle fut sa surprise, lorsque son guide, l’ayant conduit à la porte de l’église, le pria d’entrer, lui disant que c’était là qu’il trouverait ce qu’il cherchait. « Comment ! s’écria Meibomius, dans une église, un livre aussi infâme ? — Que voulez-vous dire, interrompit Copponi, avec votre livre infâme ! C’est ici l’église de Saint-Pétrone, évêque et patron de Bologne ; on y garde son corps tout entier, et vous allez vous-même le voir tout à l’heure. » Meibomius reconnut le quiproquo ; et Copponi de rire.
  17. Lavaleterie, Œuvres mêlées de Saint-Évremond.
  18. L’abbé Margon fit mieux que de traduire le Festin de Trimalchion : il le réalisa. Cet abbé, fort gourmand de son naturel, ayant un jour reçu du régent, je ne sais trop pour quel service secret, une gratification de 30,000 francs, imagina de la manger dans un souper, qu’il pria son patron de lui laisser donner à Saint-Cloud. Il en fit la disposition, Pétrone à la main, et exécuta, avec la plus grande exactitude, le repas de Trimalchion. On surmonta toutes les difficultés à force de dépenses. Le régent eut la curiosité d’aller surprendre les acteurs, et il avoua qu’il n’avait jamais rien vu de si original.
  19. Boispréaux ou Dujardin n’a pas trouvé grâce aux yeux de Fréron, qui s’écrie : « Pourquoi Boispréaux a-t-il énervé la force des pensées de Pétrone par des paraphrases insipides, éteint le feu de ses idées par des tours froids et languissants, altéré la charmante naïveté de ses sentiments par un choix affecté de mots précieux ; substitué, en un mot, à un original plein de vie une copie languissante et inanimée ? N’est-ce pas imiter ce tyran dont il est parlé dans Virgile, qui appliquait des corps morts à des corps vivants ? »