Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’aigle à tête blanche

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L’AIGLE À TÊTE BLANCHE.


La figure de ce noble oiseau est bien connue de par tout le monde civilisé ; blazonnée comme elle l’est sur notre étendard national qui flotte au vent de tous les climats, et porte, aux terres les plus reculées, le souvenir d’un grand peuple vivant dans un état de pacifique indépendance. Puisse cette pacifique indépendance durer toujours !

La grande force, l’audace, le courage et le sang-froid de l’aigle à tête blanche, joints à la puissance de son vol sans rival, en font un type éminemment remarquable parmi ses frères. Si, à toutes ces qualités, s’unissaient quelques dispositions généreuses, il pourrait alors être vanté comme un modèle de noblesse. Et cependant le caractère féroce, dominateur, tyrannique, qu’il déploie le plus souvent dans ses actions, est celui qui convenait le mieux à son état, et que le créateur, dans sa sagesse, a dû lui donner, pour le mettre mieux à même de remplir le rôle qu’il lui avait assigné.

Pour vous donner une idée du naturel de cet oiseau, permettez-moi, cher lecteur, de vous transporter sur le Mississipi. Laissez votre barque flotter doucement au courant des ondes, tandis qu’aux approches de l’hiver s’avancent, sur leurs ailes sifflantes, des bataillons d’oiseaux d’eau qui désertent les contrées du Nord, et cherchent une meilleure saison, sous des latitudes plus tempérées. Regardez : là, tout au bord du large fleuve, l’aigle, dans une attitude droite, est perché sur la dernière cime du plus haut des arbres, son œil étincelant d’un feu sombre, domine sur la vaste étendue ; il écoute, et son oreille subtile est ouverte à chaque bruit lointain, et de temps à autre il jette un regard au-dessous sur la terre, de peur que même le pas léger du faon ne lui échappe. Sa femelle est perchée sur le rivage opposé, et si tout demeure tranquille et silencieux, elle l’avertit par un cri de patienter encore. À ce signal bien connu, le mâle ouvre en partie ses ailes immenses, incline légèrement son corps en bas, et lui répond par un autre cri qui ressemble à l’éclat de rire d’un maniaque ; puis il reprend son attitude droite, et de nouveau tout est redevenu silence. Canards de toute espèce, sarcelles, macreuses et autres[1], passent devant lui en troupes rapides et descendent le fleuve ; mais l’aigle ne daigne pas y prendre garde, cela n’est pas digne de son attention. — Tout à coup, comme le son rauque du clairon, la voix d’un cygne a retenti, distante encore, mais se rapprochant. Un cri perçant traverse le fleuve, c’est celui de la femelle, non moins attentive, non moins alerte que son mâle. Celui-ci se secoue violemment tout le corps, et de quelques coups de son bec aidé par l’action des muscles de la peau, arrange en un instant son plumage. — Maintenant le blanc voyageur est en vue ; son long cou de neige est tendu en avant, ses yeux sont sur le qui-vive, vigilants comme ceux de son ennemi ; ses larges ailes semblent supporter difficilement le poids de son corps, bien qu’elles battent l’air incessamment ; il paraît si fatigué dans ses mouvements, que même ses jambes sont étendues au-dessous de sa queue pour la seconder dans son vol. Il approche néanmoins, il approche ; et l’aigle l’a marqué pour sa proie. Au moment où le cygne va dépasser le sombre couple, complétement préparé pour la chasse, s’élance le mâle en poussant un cri formidable ; le cygne l’entend, et il résonne plus sinistre à son oreille que la détonation du fusil meurtrier.

C’est le moment d’apprécier toute la puissance dont l’aigle dispose : il glisse au travers des airs semblable à l’étoile qui tombe, et, rapide comme l’éclair, il fond sur sa tremblante victime qui, dans l’agonie du désespoir, essaie par diverses évolutions d’échapper à l’étreinte de ses serres cruelles. Elle monte, fait des feintes et voudrait bien plonger dans le courant ; mais l’aigle l’en empêche ; il sait depuis trop longtemps que par ce stratagème elle pourrait lui échapper, et il la force à rester sur ses ailes, en cherchant à la frapper au ventre. Bientôt tout espoir de salut abandonne le cygne ; déjà il se sent beaucoup affaibli, et sa vigueur défaille à la vue du courage et de l’énergie de son ennemi. Il tente un suprême effort, il va pour fuir… Mais l’aigle acharné, de ses serres le frappe en dessous au bord de l’aile, et le pressant avec une puissance irrésistible, le précipite obliquement sur le plus prochain rivage.

Et c’est à présent, lecteur, que vous pouvez juger de la férocité de cet ennemi si redoutable aux habitants de l’air, alors que, triomphant sur sa proie, il peut enfin respirer à l’aise. De ses pieds puissants il foule son cadavre, il plonge son bec acéré au plus profond du cœur et des entrailles du cygne expirant ; il rugit avec délices en savourant les dernières convulsions de sa victime, affaissée maintenant sous ses incessants efforts pour lui faire sentir toutes les horreurs possibles de l’agonie. La femelle cependant est restée attentive à chaque mouvement du mâle, et si elle ne l’a pas secondé dans la défaite du cygne, ce n’était pas faute de bon vouloir, mais uniquement parce qu’elle était bien assurée que la force et le courage de son seigneur et maître suffiraient amplement à un tel exploit. Maintenant la voilà qui vole à la curée où il l’appelle ; et dès qu’elle est arrivée, ils fouillent ensemble la poitrine du malheureux cygne et se gorgent de son sang.

D’autres fois, lorsque ces aigles cherchent après la proie, et qu’ils ont découvert une oie, un canard ou un cygne, qui se sont abattus sur l’eau, ils recourent, pour les perdre, à une manœuvre digne aussi de fixer votre attention. Ils savent parfaitement que les oiseaux d’eau ont l’instinct de plonger à leur approche et d’éviter ainsi leurs atteintes. Ils commencent donc par s’élever en l’air dans deux directions opposées au-dessus de la rivière ou du lac sur lequel ils ont aperçu l’objet qu’ils convoitent. Parvenus à une certaine hauteur, l’un d’eux redescend à toute vitesse vers la proie ; mais celle-ci, devinant les intentions de son ennemi, plonge un instant avant qu’il n’arrive sur elle ; l’aigle alors se relève et rencontre en chemin son camarade lequel glisse à son tour vers le pauvre oiseau, juste au moment où il revenait à la surface pour respirer, et le force à plonger de nouveau pour échapper aux serres de ce second assaillant. Le premier aigle qui se balance à la place même que l’autre vient de quitter, se précipite une seconde fois pour forcer sa victime à plonger encore ; et ainsi, le pressant tour à tour par des attaques promptes et répétées, ils ont bientôt fatigué le malheureux palmipède qui, n’en pouvant plus et tirant le cou, nage pesamment, enfoncé sous l’eau, et tâche de gagner le rivage, dans l’espoir de s’y cacher parmi les grandes herbes. Mais tout cela ne le sauvera pas, car les aigles sont là, suivant chacun de ses mouvements ; et au moment où il approche du bord, l’un d’eux fond sur lui et le tue ; après quoi ils se partagent le butin.

Quand viennent le printemps et l’été, l’aigle à tête blanche suit, pour se procurer sa subsistance, une méthode tout autre et beaucoup moins digne d’un oiseau qui paraît si bien doué pour se suffire par lui-même, sans avoir besoin de se commettre avec d’autres pillards : dès que le faucon pêcheur a fait son apparition sur nos côtes de l’Atlantique, ou remonté nos nombreuses et larges rivières, l’aigle se met à le suivre, et comme un égoïste et un brutal, le dépouille du fruit péniblement acquis par son labeur. Perché sur un sommet élevé, en vue de l’océan ou de quelque cours d’eau, il épie chaque évolution de l’orfraie dans les airs. Quand elle s’enlève de dessus l’eau en emportant un poisson, aussitôt il s’élance après, monte au-dessus d’elle et la menace par des mouvements qu’elle ne comprend que trop bien ; jusqu’à ce qu’enfin, craignant peut-être pour sa vie, elle se décide à lâcher sa proie. Au même instant, l’aigle qui, d’un coup d’œil, a estimé la vitesse avec laquelle tombe le poisson, rapproche ses ailes, le suit rapide comme la pensée et le rattrape en moins de rien. Maître de son butin, il l’emporte en silence dans les bois où il aide à assouvir la faim de sa vorace couvée.

Parfois cependant, cet oiseau pêche par lui-même, et poursuit le poisson dans les bas-fonds des petites criques. C’est ce dont j’ai été témoin à différentes reprises, dans la crique Perkioming en Pensylvanie, où j’ai vu l’un de ces oiseaux se procurer bon nombre de nageoires-rouges[2], en pénétrant lestement dans l’eau et les frappant avec son bec. J’en ai aussi observé deux qui s’escrimaient sur la glace d’un étang, pour tâcher de harponner quelque poisson, mais sans succès.

Ils ne se bornent pas à ce genre de nourriture, mais dévorent avidement cochons de lait, agneaux, faons, volailles, et toutes sortes de matières en putréfaction, ayant soin de chasser les vautours, les corneilles ou les chiens dont ils tiennent toute la bande à l’écart, jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes repus. Ils donnent fréquemment la chasse aux vautours et les forcent à dégorger le contenu de leur estomac, pour se jeter sur cette masse dégoûtante et s’en régaler. J’en ai vu un exemple assez plaisant, non loin de la ville de Natchez, sur le Mississipi : plusieurs vautours étaient occupés à dévorer le corps et les entrailles d’un cheval, lorsqu’un aigle à tête blanche venant à passer par là, tous prirent immédiatement la fuite, l’un d’eux en emportant une portion d’intestin seulement à moitié avalée, et dont l’autre bout, long environ d’un mètre, pendillait de son bec, en l’air. À l’instant, l’aigle l’aperçoit et lui donne la chasse. L’infortuné vautour faisait de vains efforts pour rendre gorge, quand l’aigle arrivant dessus, prend l’extrémité libre du boyau, et traîne, dix ou quinze mètres, le pauvre oiseau qui tire à l’opposé. Enfin, tous deux étant tombés par terre, l’aigle frappe le vautour et le tue en quelques coups ; puis il engloutit le délicieux morceau.

J’ai entendu parler de diverses tentatives de cet aigle pour détruire des enfants ; mais je n’en ai jamais été témoin par moi-même, bien que doutant peu qu’il n’ait assez d’audace pour essayer un pareil coup.

Le vol de l’aigle à tête blanche est puissant, généralement uniforme, et capable de se prolonger à toute distance, comme il lui plaît. Il est entièrement soutenu par des battements d’ailes aisés, égaux et non interrompus, du moins autant que j’ai pu le suivre avec mes yeux, ou à l’aide d’une lunette. Lorsqu’il cherche la proie, il plane, les ailes toutes grandes ouvertes, à angle droit avec la ligne de son corps, et laissant de temps à autre, pendre ses jambes de toute leur longueur. Quand il est ainsi en l’air, il peut monter d’un mouvement circulaire, sans un simple battement d’ailes, sans même qu’on les aperçoive remuer, non plus que la queue ; et de cette manière, il s’élève souvent jusqu’à perte de vue, sa blanche queue étant la dernière à disparaître. En d’autres temps, il s’enlève seulement à quelques centaines de pieds, et prend rapidement son vol en droite ligne ; parfois, de cette distance, fermant en partie les ailes, il glisse longtemps vers la terre ; puis, comme désappointé, il s’arrête subitement pour reprendre son premier et vigoureux essor ; parfois encore étant à une hauteur immense, comme s’il venait d’apercevoir quelque chose sur le sol, il reploie soudain ses ailes, et glisse au travers des airs avec une rapidité telle qu’il produit un bruit sourd mêlé d’une sorte de cliquetis, assez semblable au sifflement d’une violente rafale parmi les arbres. En de tels instants, l’œil peut à peine le suivre, pendant qu’il tombe vers la terre ; et d’autant plus difficilement que ces chutes, du haut des airs, ont ordinairement lieu quand on s’y attend le moins.

Cet oiseau a la force d’enlever, de la surface de l’eau, tout objet flottant, pourvu qu’il ne pèse pas plus que lui. C’est ainsi qu’il dérobe souvent au chasseur, les canards qu’il vient de tuer. Son audace est vraiment remarquable. Un jour, en descendant le haut Mississipi, j’observais un de ces aigles qui poursuivait une sarcelle aux ailes grises. Il vint si près de notre bateau, d’où cependant plusieurs personnes le regardaient, que je pus distinguer l’éclair de ses yeux. La sarcelle, sur le point d’être prise, et n’étant plus qu’à quinze ou vingt pas de nous, fut sauvée des serres de son ennemi par l’un de mes compagnons qui, d’un coup de fusil lui cassa l’aile. Quand nous l’eûmes pris à bord, il fut attaché sur le pont de notre bateau, au moyen d’une corde, et nous le nourrîmes de chair de roussette, dont il ne commença à manger quelques morceaux que le troisième jour de sa captivité ; mais comme il devint bientôt un camarade très désagréable et, qui plus est, dangereux, cherchant en toute occasion à nous frapper l’un ou l’autre de ses serres, nous l’achevâmes, et il fut jeté par-dessus le bord.

Lorsque ces oiseaux se sont laissé surprendre, ils deviennent excessivement couards. Alors on les voit s’enlever brusquement et d’une seule fois, et fuir en volant très bas et en zigzags, jusqu’à une certaine distance, tout en poussant une sorte de sifflement qui ne ressemble plus du tout à cet éclat de rire désagréable qu’ordinairement ils savent imiter. On peut les approcher facilement, quand on n’a pas de fusil ; mais l’usage de cet instrument leur est apparemment bien connu, puisqu’ils évitent avec grand soin de laisser venir trop près toute personne qui en porte un avec elle. Malgré toutes ces précautions, on en tue beaucoup en les joignant, soit à couvert sous un arbre, soit à cheval ou dans un bateau. Mais ils n’ont point la faculté d’éventer la poudre, comme on est assez absurde pour le dire et le croire de la corneille et du corbeau. Ils ne savent pas davantage prévoir l’effet des chausse-trappes, car j’y en ai vu plus d’un de pris.

Leur vue, bien que probablement aussi parfaite que celle d’aucun autre oiseau, perd beaucoup de son action pendant qu’il tombe de la neige ; et c’est un moment où il est facile de les approcher.

L’aigle à tête blanche se montre rarement dans les districts très montagneux ; mais il préfère les terrains bas des rivages de la mer, ceux de nos grands lacs et les bords des rivières. Il réside constamment aux États-Unis, dans chaque partie desquels on peut le rencontrer, et fréquente les lieux où les pigeons se retirent et viennent nicher, pour ramasser les jeunes qui tombent par hasard, ou les vieux, quand ils sont blessés. Cependant, il suit rarement les troupes de ces mêmes oiseaux, lorsqu’ils accomplissent leurs migrations.

Quand on l’a tiré et blessé, il cherche à fuir par des sauts longs, vifs et répétés ; et si on ne le poursuit pas de près, il réussit bientôt à se cacher. Vient-il à tomber dans l’eau, il en frappe violemment la surface de ses ailes déployées, et quelquefois gagne le rivage, s’il n’en est éloigné que de vingt ou trente pas. Il peut vivre longtemps sans rien manger ; plusieurs, m’a-t-on dit, étant retenus en captivité, ont ainsi vécu, et sans paraître trop en souffrir, pendant vingt jours entiers. Toutefois, je ne suis pas en mesure de garantir ces faits, bien qu’ils puissent être parfaitement exacts. Ils se défendent à la manière des autres aigles et des faucons, en se renversant sur le dos, en portant de furieux coups de griffes à chaque objet qu’ils peuvent atteindre, tenant le bec ouvert, et tournant rapidement la tête pour veiller sur les mouvements de l’ennemi. Leurs yeux aussi paraissent beaucoup plus sortis que dans l’état ordinaire.

On suppose généralement que les aigles parviennent à un très grand âge ; quelques personnes disent même jusqu’à cent ans. À ce sujet, je n’ai qu’une observation à faire : c’est qu’un jour je tuai un de ces oiseaux, une femelle qui, à en juger par l’apparence, devait être en effet excessivement vieille. Sa queue et les plumes de ses ailes étaient en si mauvais état et si usées, la couleur en était tellement passée, que je m’imagine que l’oiseau avait perdu la faculté de muer. Les pieds et les jambes étaient couverts de grosses verrues, les serres et le bec émoussés ; à peine pouvait-il voler à plus de cent pas, d’un trait, et encore le faisait-il avec une lourdeur et une faiblesse de mouvements, telles que je n’avais jamais rien vu de pareil, dans aucun oiseau de cette espèce. Le corps était pauvre et la chair coriace. Les yeux seuls semblaient n’avoir point souffert ; ils étaient restés étincelants et pleins de vie ; et même, après la mort, paraissaient n’avoir perdu que peu de leur éclat. Je ne trouvai, sur son corps, aucune ancienne blessure.

On voit rarement cet aigle seul, l’attachement mutuel qui se forme entre les deux individus d’un même couple paraissant durer depuis la première union jusqu’à ce que l’un des époux meure ou soit détruit. Ils chassent pour la subsistance l’un de l’autre, et rarement prennent leur nourriture séparément. Mais ils ont l’habitude d’écarter les autres oiseaux de la même espèce. Leurs ébats amoureux commencent plus tôt, chaque saison, que pour aucun autre oiseau de terre que je connaisse, puisque c’est ordinairement dès le mois de décembre. À ce moment, le long du Mississipi, ou sur les bords de quelque lac assez rapproché de la lisière des forêts, le mâle et la femelle sont devenus très bruyants ; on les voit volant aux environs, tournoyant en l’air de diverses manières, criant fort, se jouant ensemble, puis allant se reposer sur les branches sèches de l’arbre où déjà se prépare le nouveau nid, où peut-être simplement ils s’occupent à reparer l’ancien, tout en se prodiguant de mutuelles caresses. Dans les premiers jours de janvier, l’incubation commence. Je tuai une femelle le dix-sept du même mois, pendant qu’elle était sur ses œufs, dans lesquels je trouvai les germes déjà bien avancés.

Le nid, très vaste dans quelques cas, est ordinairement placé sur un arbre extrêmement élevé, dénué de branches jusqu’à une hauteur considérable, mais non toujours entièrement mort. On n’en trouve jamais sur des rochers. Il se compose de bâtons longs de trois à cinq pieds, de grands morceaux de gazon, d’herbes sauvages et de mousse d’Espagne[3] en abondance, quand il y en a dans le voisinage. Lorsqu’il est terminé, il mesure de cinq à six pieds en diamètre, et l’accumulation des matériaux y est si considérable, que quelquefois il les mesure également en profondeur, le même ayant été souvent occupé pendant une suite d’années et recevant des augmentations à chaque saison. Quand il est placé sur un arbre dépouillé de feuilles et à la bifurcation des branches, on l’aperçoit distinctement d’une grande distance. Les œufs, au nombre de deux à quatre, et plus communément de deux ou trois, sont d’un blanc sale, également arrondis à l’un et l’autre bout, et parfois à écaille granuleuse. L’incubation se prolonge plus de trois semaines, mais sans que j’en aie pu déterminer exactement la durée, ayant à diverses reprises observé que la femelle reste plusieurs jours dans son nid avant de pondre le premier œuf. De cela je me suis positivement assuré moi-même, en grimpant au nid chaque jour pendant ses absences momentanées ; entreprise qui ne laisserait pas que d’être périlleuse, si l’on devait s’y rencontrer en même temps avec elle.

J’ai vu les aiglons, alors qu’ils n’étaient pas plus gros que des poulets à demi venus. À ce moment, ils sont couverts d’une sorte de duvet doux et cotonneux, et ont le bec et les jambes d’une grandeur démesurée. Leur premier plumage est d’une couleur grisâtre mêlée de brun plus ou moins foncé, et les parents ne les expulsent du nid que quand ils sont revêtus de toutes leurs plumes. Une fois, j’en pris trois de cette espèce et complétement emplumés, en faisant couper l’arbre sur lequel était leur nid. Nous eûmes beaucoup de mal à les prendre, car ils s’échappaient moitié sautillant et voletant, bien plus vite qu’aucun de nous ne pouvait courir. Cependant par degrés ils se fatiguèrent, et à la fin se trouvèrent tellement épuisés, qu’ils n’offrirent plus de résistance. Nous nous en assurâmes avec des cordes. Ceci arriva sur les bords du lac Pontchartrain, dans le mois d’avril. Les parents n’avaient pas jugé à propos de s’approcher, pendant que la hache était à l’œuvre.

Ces derniers cependant font preuve d’un grand attachement pour leurs jeunes, tant qu’ils ne sont encore que de petite taille, et monter en ce moment au nid serait certainement dangereux. Mais après qu’ils sont devenus grands, et lorsque étant déjà capables de déployer leurs ailes et de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins ils refusent de s’envoler, alors les vieux les mettent dehors et les battent pour les faire partir. Toutefois, ils reviennent au nid, pendant plusieurs semaines encore, pour passer la nuit ou dormir sur les branches les plus voisines. Tant qu’ils demeurent à la charge de leurs parents, ils sont copieusement nourris ; ceux-ci leur fournissent en abondance du poisson, soit qu’ils le trouvent rejeté sur le rivage, soit qu’ils l’aient volé à l’orfraie.

En même temps, ils leur apportent des lapins, des écureuils, de jeunes agneaux, des cochons de lait, des opossums ou des ratons. Tout ce qu’ils rencontrent est de bonne prise et fait les délices de la jeune famille, non moins que des parents.

Les jeunes commencent à produire dès le printemps suivant, mais non toujours par couples du même âge. Souvent j’ai remarqué que l’un de ces oiseaux, à plumage encore brunâtre, était apparié avec un autre en pleine couleur, et qui avait la tête et la queue d’un blanc pur. Une fois j’en tuai deux dans ces conditions, et l’individu brun, c’est-à-dire le plus jeune, se trouva être la femelle.

En captivité, ces oiseaux demandent au moins quatre ans pour acquérir toute la beauté de leur plumage. J’ai même eu connaissance de deux cas où le blanc de la tête ne se montra qu’à la sixième année. Je suppose que, chez les individus jouissant de toute leur liberté, cet état de perfection est atteint environ une année plus tôt, puisqu’ils peuvent, ainsi que je l’ai dit, se reproduire dès le premier printemps après leur naissance.

Le poids des aigles de cette espèce varie beaucoup. Dans les mâles, il est de six à huit livres, et dans les femelles, de huit à douze. Ces oiseaux sont tellement attachés au canton particulier où ils ont pour la première fois fait leur nid, que rarement ils consentent à s’en éloigner, même pour une nuit, et reviennent souvent percher au plus près dans son voisinage. Ils dorment en ronflant avec un sifflement prolongé qui s’entend jusqu’à cent pas, quand le temps est bien calme. Cependant leur sommeil est très léger, et il suffit pour les éveiller en sursaut du craquement d’une branche sous le pied. Si on essaye de les enfumer pendant qu’ils reposent ainsi, à l’instant ils se lèvent et s’envolent sans pousser un cri ; ce qui ne les empêche pas, dès le soir suivant, de revenir au même juchoir.

Du temps que les vapeurs ne sillonnaient pas encore nos rivières de l’Ouest, ces aigles s’y montraient en grande abondance, particulièrement dans les parties basses de l’Ohio, du Mississipi et des cours d’eau y attenant. J’en ai vu descendre par centaines, depuis l’embouchure de l’Ohio jusqu’à la Nouvelle-Orléans, et qu’il n’eût pas été difficile de tirer. Mais à présent leur nombre est considérablement diminué, le gibier dont ils faisaient leur nourriture ayant été forcé, pour fuir la persécution de l’homme, d’aller chercher de plus lointaines solitudes. Néanmoins il en reste encore beaucoup sur ces rivières, notamment le long des rivages du Mississipi.

En terminant cette histoire de l’aigle à tête blanche, permettez-moi de vous dire, cher lecteur, avec quel déplaisir j’ai vu qu’on l’eût pris pour servir d’emblème à mon pays ! L’opinion de notre grand Franklin, à ce sujet, coïncide si parfaitement avec la mienne, que je ne puis mieux faire que de vous la présenter ici :

« Pour ma part, dit-il dans une de ses lettres, je voudrais que l’aigle chauve n’eût pas été choisi comme le représentant de notre patrie. C’est un oiseau d’un naturel bas et méchant ; il ne sait point gagner honnêtement sa vie : voyez-le, perché sur quelque arbre mort d’où, trop paresseux pour pêcher pour son propre compte, il regarde travailler l’orfraie. Quand cet oiseau laborieux est enfin parvenu à prendre un poisson qu’il va porter à sa famille, le vaurien s’élance et le lui ravit. Avec toute sa rapine il n’en est pas plus heureux, car, de même que les gens qui vivent de ruses et de filouterie, il est généralement pauvre et souvent très misérable. En outre, ce n’est jamais qu’un lâche coquin ! Le petit roitelet, qui n’est pas si gros qu’un moineau, l’attaque résolûment et le chasse de son canton. Ainsi, à aucun titre, ce n’est un emblème convenable pour nos braves et honnêtes Cincinnati[4], eux qui ont chassé toute espèce de roitelets de notre pays. Qu’on le donne bien plutôt pour patron à cet ordre de chevaliers que les Français appellent des chevaliers d’industrie ! »

Je n’ajoute plus qu’un mot : c’est que le nom d’aigle chauve, par lequel cet oiseau est universellement connu en Amérique, n’a aucun fondement. Sa tête est aussi garnie de plumes que chez aucune autre espèce ; à moins que leur couleur blanche n’ait donné lieu à cette idée, qu’elle est réellement nue.





  1. The Widgeon, the Mallard (Anas americana, Anas boschas vel fusca).
  2. Redfins (Cyprinus cornutus).
  3. C’est une usnée, genre de plante cryptogame de la famille des lichens.
  4. On sait qu’entre les défenseurs de l’Indépendance il se forma en 1783, aux États-Unis d’Amérique, une société patriotique, une sorte d’ordre de chevalerie, dit des Cincinnati, ayant à sa tête Washington, et qui admettait, entre autres statuts, l’hérédité. — Cette institution, on le conçoit, ne devait pas tarder à être considérée comme incompatible avec l’esprit républicain ; et bientôt elle tomba en décadence. Cependant il en reste encore quelques débris.