Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le grand marais de pins

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LE GRAND MARAIS DE PINS

DE LA PENSYLVANIE.


Je quittai Philadelphie à quatre heures du matin, par le coche, n’emportant avec moi que le bagage strictement nécessaire pour l’expédition projetée ; c’est-à-dire, une boîte qui contenait un petit paquet de linge, du papier à dessiner, mon journal, des couleurs et des pinceaux, plus, vingt-cinq livres de plomb, mon fusil « tear-jacket », quelques pierres, un peu d’argent, et par-dessus tout, un cœur plus que jamais enthousiaste de la nature.

Nos voitures ne sont pas des meilleures, et ne se meuvent pas avec toute la célérité qu’on leur connaît dans certains autres pays. Il était donc huit heures et nuit close quand nous atteignîmes « Mauch-Chunk » aujourd’hui si réputé dans toute l’Union pour ses précieuses mines de charbon, et situé à quatre-vingt-huit milles de Philadelphie. Nous avions traversé des contrées d’un aspect très divers, les unes savamment cultivées, d’autres encore à l’état de nature, et qui ne m’en plaisaient que mieux. En descendant de voiture, j’entrai dans la salle des voyageurs et demandai l’hôte. Sur-le-champ, je vis venir à moi un jeune homme de bonne mine auquel je fis part de ce que je désirais. Il me répondit d’un air affable, offrant de me loger et de me nourrir à bien meilleur compte que les voyageurs qui venaient pour le simple plaisir de se faire traîner sur le railway. En un mot, nous étions d’accord au bout de cinq minutes, et je me trouvais installé très confortablement.

Au premier chant du coq annonçant au petit village l’approche du jour, j’étais en route avec mon fusil et mon album, pour juger par moi-même des ressources du pays. Je me dirigeai à travers champs, gravis je ne sais combien de montagnes escarpées, et m’en revins, sinon fatigué, au moins très désappointé de n’avoir pas vu d’oiseaux ; aussi fis-je de suite mes arrangements avec un voiturier, pour être transporté dans les parties centrales du grand marais de pins ; et sans retard nous partîmes. Il commençait alors à s’élever un ouragan furieux ; néanmoins j’ordonnai à mon conducteur de pousser en avant. Il nous fallut tourner plus d’une haute montagne, et nous parvînmes enfin à en franchir une qui dominait toutes les autres aux environs. Le temps était devenu affreux ; la pluie nous transperçait jusqu’aux os, mais ma résolution était inébranlable, et le postillon dut continuer sa route. Après avoir ainsi fait environ quinze milles, nous quittâmes la chaussée, et nous engageâmes dans une montée étroite et difficile qui semblait n’avoir été coupée dans le roc que pour permettre aux habitants du marais de recevoir leurs provisions du village que je venais de quitter. Plusieurs fois nous nous trompâmes de chemin, et il faisait nuit sombre quand un poteau nous indiqua par bonheur celui qui conduisait à la maison d’un M. Jediah Irish à qui j’avais été recommandé. Nous prîmes alors en cahotant par une descente roide que bordaient, d’un côté, des rochers à pic, et de l’autre un petit ruisseau qui semblait gronder à l’approche des étrangers. Le sol était tellement encombré de lauriers et de grands pins de diverse nature, que le tout ne présentait qu’une masse confuse et ténébreuse.

Enfin nous atteignîmes l’habitation dont la porte se trouvait déjà ouverte, l’apparition de visages inconnus n’ayant rien de surprenant, même dans les parties les plus reculées de nos forêts. J’entrai et l’on m’approcha tout d’abord une chaise, tandis qu’on montrait à mon conducteur le chemin de l’étable ; et dès que j’eus exprimé le désir que j’éprouvais de rester quelques semaines dans cette maison, la bonne dame à qui je m’adressais me répondit de la façon la plus obligeante, quoique pour le moment, son mari fût absent de chez lui. J’engageai tout de suite la conversation, en demandant quelle était la nature du pays, et si les oiseaux étaient nombreux dans le voisinage ; mais mistress Irish s’entendant mieux aux affaires de son intérieur qu’à ce qui concernait l’ornithologie, me renvoya, pour les renseignements, à un neveu de son mari, qui ne tarda pas à paraître, et en faveur duquel à première vue, je me sentis prévenu. Son langage indiquait un jeune homme instruit ; de son côté, il s’aperçut que moi-même je n’étais pas non plus sans quelques connaissances ; et finalement il me dit adieu, d’un ton qui me donna beaucoup à espérer.

L’ouragan était déjà balayé, lorsqu’au matin les premiers rayons du soleil étincelaient sur le feuillage humide dont ils faisaient éclater toute la richesse et la splendeur. Mon oreille s’ouvrait délicieusement aux notes si douces, si mélodieuses de la grive des bois et autres oiseaux chanteurs ; à peine avais-je fait quelques pas, que la détonation de mon fusil réveillait l’écho des bois, et je ramassais, parmi les feuilles, une charmante fauvette que j’avais longtemps cherchée, mais jusqu’ici toujours en vain. Je n’en demandais, pour l’instant, pas davantage ; et tout en faisant une courte halte, je pus me convaincre que le marais hébergeait nombre d’autres sujets non moins précieux pour moi.

Le neveu me rejoignit bientôt, sa carabine sur l’épaule, et s’offrit à m’accompagner au travers des bois dont il connaissait toutes les retraites ; mais j’étais impatient de fixer sur le papier, la forme et la beauté de mon petit oiseau ; je le priai donc de casser, pour marquer la place, une branche de laurier en fleurs, et revins avec lui à la maison, ne parlant plus que de l’aspect enchanteur de la contrée, et des scènes pittoresques qu’offrait le paysage autour de nous.

Plusieurs jours se passèrent, durant lesquels je fis connaissance avec mon hôtesse et sa petite famille ; et sauf quelques rares excursions, j’employais la plus grande partie de mon temps à dessiner. Un matin, comme je me tenais près de la fenêtre de ma chambre je vis descendre de cheval un homme grand et d’apparence robuste, qui défit la sangle, enleva la selle d’une main, passa de l’autre, la bride par-dessus la tête de l’animal, et se dirigea vers la maison, tandis que le cheval s’en allait de lui-même boire au petit ruisseau. Il se fit alors un certain mouvement dans l’appartement au-dessous de moi, puis je vis ressortir le grand individu qui prit le chemin des scieries et des magasins situés à environ cent mètres de la maison. Les affaires avant tout ! Telle est la devise des Américains ; et, en cela, ils n’ont pas tort. Au bout de quelques minutes mon hôtesse entra dans ma chambre, accompagnée d’un homme à la mine prévenante, que je reconnus de suite pour un habitant des bois, et qu’elle me présenta comme M. Jediah Irish, son mari. Lecteur, je ne puis vous énumérer toutes les qualités de cet homme réellement excellent ; il faut avoir comme moi, vécu dans l’intimité avec lui, pour bien apprécier la valeur d’une telle rencontre, au milieu de nos forêts. Non-seulement il me fit le meilleur accueil, mais promit de me seconder de tous ses efforts, pour la réussite de mes projets.

Nos longues promenades, et ces conversations que nous aimions davantage encore à prolonger, je ne les oublierai jamais, non plus que tant de beaux oiseaux que nous avons poursuivis, tués ensemble, et que nous admirions si bien tous deux ! Cette venaison succulente, cette délicate chair d’ours, ces truites délicieuses, mon régal de chaque jour, il me semble les savourer encore ; et quel plaisir aussi de l’entendre me lire ses poëmes favoris de Burns, pendant que, le crayon à la main, je donnais la dernière touche au dessin d’un oiseau que j’avais là devant moi ! Oui ! c’en était assez pour faire revivre, dans ma mémoire, les fraîches impressions de mon enfance, alors qu’émerveillé, je lisais les descriptions de cet âge d’or que je retrouvais ici réalisé sous mes yeux.

Le Lehigh qui coule non loin, décrit brusquement plusieurs coudes entre les montagnes, et donne naissance à de nombreuses chutes au-dessous desquelles de vastes réservoirs font, de cette rivière, une ressource précieuse pour l’établissement de toutes sortes de moulins.

Quelques années avant l’époque dont je parle, mon hôte avait été choisi comme agent de la compagnie charbonnière du Lehigh ; il fut chargé en outre de la construction des moulins, et de surveiller l’exploitation des beaux arbres qui couvraient les montagnes aux environs. Jeune, fort, actif, et de plus, industrieux et persévérant, il se mit à la tête de quelques ouvriers, planta tout d’abord sa tente aux lieux où maintenant se voit sa maison ; puis, ayant déblayé à force de bras, la route dont j’ai parlé plus haut, il finit par atteindre la rivière au centre d’un tournant, et y construisit plusieurs moulins. À cet endroit, le passage se rétrécit tellement, qu’il semble avoir été formé par un déchirement de la montagne dont les flancs se dressent abrupts de chaque côté ; aussi la place où s’élevèrent les premiers bâtiments est-elle presque partout d’un difficile accès, la route nouvellement coupée n’étant alors abordable que pour les hommes et les chevaux. Jediah me disait, en me montrant un rocher à cent cinquante pieds au-dessus de nos têtes : c’est par là que, pendant plusieurs mois, on nous descendit à l’aide de cordes, nos provisions enfermées dans des barils. Mais dès qu’il y eut un moulin à scie, les bûcherons commencèrent leur œuvre de dévastation. L’un après l’autre, on les entendit, et maintenant encore on les entend tomber ces pauvres arbres, sans cesse, tant que dure le jour ; et dans le calme des nuits, les insatiables moulins ne disent que trop, triste nouvelle, qu’avant un siècle, les nobles forêts qui les entourent, n’existeront plus. Successivement, de nouveaux moulins furent construits, on éleva maintes écluses, comme autant de défis jetés au cours impétueux du Lehigh. Aujourd’hui déjà un bon tiers des arbres sont abattus, convertis en planches de toutes les dimensions ; et, à cette heure peut-être, flottent jusqu’à Philadelphie.

Dans une pareille entreprise, ce n’est pas tout que d’abattre les arbres, il faut ensuite les hisser jusqu’à la crête des montagnes qui dominent la rivière, les lancer dans le courant et les faire arriver aux moulins, en franchissant des passages où quelquefois les eaux sont très basses, sans compter mille autres difficultés. Étant sur les lieux, je me plaisais à visiter l’un des principaux sommets d’où l’on précipitait les troncs d’arbres. Les voir rouler l’un par-dessus l’autre d’une telle hauteur, donnant çà et là de tout leur poids contre l’angle aigu de quelque rocher, puis, rebondissant comme une balle élastique, aller enfin tomber dans la rivière, avec un craquement épouvantable, c’était, je vous proteste, un spectacle des plus saisissants, mais qu’il m’est impossible de vous décrire. Vous dirai-je que j’ai vu des masses de ces énormes troncs entassés l’un sur l’autre au nombre de cinq mille ? Et pourquoi pas, puisque de mes yeux, je l’ai vu ? Mon ami, M. Irish, m’assura qu’à certains moments, il y en avait bien plus encore ; à ce point, qu’aux endroits où ces piles s’amoncelaient, le cours de la rivière en était complétement intercepté.

L’époque des crues, ou « freshets » est le temps que l’on choisit pour amener les arbres aux différents moulins. C’est ce qu’ils appellent pour eux, une bonne partie ; Jediah qui, généralement en est le chef, se dirige, suivi de ses hommes, vers le tas le plus élevé. Chacun d’eux est muni d’un fort levier de bois, d’une hache à manche court ; et tous, soit l’hiver, soit l’été, se jettent à l’eau comme de vrais terres-neuves. Petit à petit, les troncs sont détachés et s’en vont flottant, de cascade en cascade, sur la rivière ; tantôt heurtant contre un rocher et tournoyant plusieurs fois sur eux-mêmes ; tantôt arrêtés court et par douzaines sur un bas-fond au travers duquel il faut les pousser à grand renfort de leviers. Maintenant ils rencontrent une chaussée qu’on leur fait aussi franchir ; mais, soit ici, soit là, il en reste toujours quelques-uns ; et quand la joyeuse troupe arrive à la dernière écluse qui se trouve juste à l’endroit où le camp de mon ami Jediah fut d’abord établi, le conducteur et ses hommes, au nombre d’environ soixante, trempés à qui mieux mieux, prennent le chemin de la maison, où après un repas copieux, ils passent la soirée et une partie de la nuit à danser et s’amuser à leur manière, c’est-à-dire, avec une simple et franche cordialité, et sans beaucoup se troubler l’esprit de l’idée qu’il leur faudra, dès le matin, commencer de non moins pénibles travaux.

Cependant, le matin est bientôt venu ; l’un d’eux, du seuil des magasins, donne le signal au son de la corne, et chacun retourne à son ouvrage. Scieurs et charpentiers déjà sont à la besogne ; tous les moulins tournent à la fois, et ces gros troncs qui, quelques mois auparavant servaient de support à des cimes verdoyantes et touffues, se voient maintenant taillés, fendus en planches qu’on lance sur le courant, et dont on forme des radeaux pour le marché.

Durant les mois de l’été et de l’automne, le Lehigh qui, de lui-même, est une petite rivière, devient extrêmement bas ; et il serait impossible d’y faire flotter des trains de bois, si l’on n’y eut artificiellement pourvu, en mettant en réserve un supplément d’eau. Pour cet objet, à la gorge de la chaussée la moins haute, on a pratiqué une porte que l’on ouvre à l’approche des trains. Ils passent alors avec la rapidité de l’éclair, poussés par les eaux accumulées dans l’écluse et qui suffisent d’ordinaire à les porter jusqu’à Mauch-Chunk ; après quoi, entrant dans des canaux réguliers, ils ne rencontrent plus d’obstacle pour arriver à destination.

Du temps que la population ne s’était pas encore multipliée dans cette partie de la Pensylvanie, il y avait aux environs, abondance de toute sorte de gibier. L’élan même, ne dédaignait pas de venir brouter sur le flanc des montagnes, près du Lehigh ; ours et daims devaient aussi y être nombreux, puisqu’à l’époque où j’écris ces lignes, les chasseurs résidants en tuent encore beaucoup. Le dindon sauvage, le faisan et le tetrao n’y manquent pas non plus ; et les truites, ah ! lecteur, si vous êtes amateur de pêche, allez-y vous même chercher fortune. Quant à moi, ce que je puis dire, c’est que souvent ma main s’est fatiguée à enlever, des moindres ruisseaux, le poisson aux écailles étincelantes, qu’attirait en foule l’appât d’une simple sauterelle se débattant à mon hameçon.

À propos d’ours, il se passa une petite scène assez comique et que je veux vous raconter : une après-midi, quelques travailleurs de M. Jediah s’en revenant de Mauch-Chunk, avaient pris au court par-dessus les montagnes ; c’était la saison où les baies du myrtille sont en pleine maturité. Tout à coup ils s’arrêtent, avertis de l’approche de plusieurs ours qu’ils entendent renifler bruyamment l’air. À peine ont-ils eu le temps de se mettre sur leurs gardes, qu’ils voient paraître une troupe composée, au grand complet, de huit de ces animaux. Armés chacun de leur hache à courte poignée, mes braves font face et s’avancent pour livrer bataille ; mais bientôt les assaillis deviennent les assaillants et jouent si bien des dents et des griffes, qu’en un clin d’œil, ils mettent les hommes en déroute ; et vous les eussiez vus qui se sauvaient à toutes jambes et se précipitaient en tumulte du sommet de la montagne. Le bruit de l’aventure se répandit rapidement ; ce fut à qui saisirait sa carabine pour voler sur le théâtre de l’action ; mais quand on y arriva, les ours avaient entièrement disparu. La nuit ramena les chasseurs à la maison, et de grands éclats de rire furent la conclusion de l’affaire.

Je demeurai six semaines dans la grande forêt de pins (à proprement parler, ce n’est pas un marais), et j’y enrichis mon album de nombreux dessins. Cependant, il était temps de quitter la Pensylvanie pour suivre, vers le sud, les troupes de nos oiseaux émigrants ; je dis donc adieu à l’excellente femme de mon ami, ainsi qu’à ses enfants aux joues de rose, sans oublier le bon neveu. Pour Jediah, s’étant chargé de sa pesante carabine, il voulut absolument m’accompagner ; et, après une marche pénible, tout droit au travers des montagnes, nous arrivâmes à Mauch-Chunk à temps pour le dîner. Ce brave et généreux camarade, aurai-je jamais le plaisir de le revoir ?

À Mauch-Chunk où nous passâmes la nuit ensemble, je reçus la visite de M. White, l’ingénieur civil qui me pria de lui laisser examiner mes cartons. Les nouvelles qu’il me donna de mes fils, alors dans le Kentucky, augmentèrent encore mon impatience de les rejoindre ; et, longtemps avant qu’il ne fît jour, j’échangeais une cordiale poignée de main avec mon hôte de la forêt, et me trouvais en route pour la capitale de la Pensylvanie. Livré à mes réflexions, et n’ayant d’autre compagnon qu’une bise piquante et glaciale, je me demandais, tout en cheminant, comment il se pouvait faire que nos philadelphiens ignorassent, à ce point, l’existence d’un lieu tel que la grande forêt de pins, vers laquelle, sans doute pas un seul d’entre eux n’eût été capable de diriger mes pas. Quel dommage, me disais-je en moi-même, que tant de jeunes gentlemen qui ne savent comment tuer le temps, ne s’avisent, un jour, de consacrer leur loisir à l’exploration de ces retraites sauvages, si riches et si bien peuplées pour un ami de la nature ! Que leurs pensées prendraient un tour différent, si au lieu de perdre des semaines à perfectionner leurs insipides courbettes, à courir le monde en grand équipage, n’ayant d’autre ambition que de faire admirer la tournure de leurs jambes, ou de déguster leurs vins dans quelque rendez-vous, ils voulaient s’occuper enfin à contempler les trésors que la nature, avec tant de profusion, a répandus tout autour d’eux ; ou seulement, s’ils cherchaient à doter, de quelque nouveau spécimen, leur musée dont autrefois on admirait l’ordre parfait et les précieuses collections ! Mais hélas ! ils ne se soucient guère des richesses que renferme le grand marais de pins ; et probablement, l’hospitalité qu’on y trouve serait encore moins de leur goût !