Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La grande pie-grièche

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LA GRANDE PIE-GRIÈCHE CENDRÉE.


Cette pie-grièche passe, il est vrai, la majeure partie de l’année dans les États les plus orientaux de l’Union et dans des régions encore plus reculées vers le nord ; toutefois nombre d’individus restent dans les districts montagneux des États du centre et y font leur nid. Pendant les hivers rudes, elle émigre vers le sud, jusqu’au voisinage de la ville de Natchez, sur le Mississipi, où j’en ai vu beaucoup et même tué quelques-unes. Elle n’est pas rare au Kentucky et elle y reste aussi l’hiver ; mais le long des côtes de nos États du sud, je n’en ai jamais rencontré, et je ne sache pas non plus qu’on y en ait aperçu.

Quand viennent le printemps et l’été, elle quitte les basses terres du milieu pour gagner les montagnes, où elle demeure généralement jusqu’à l’automne. Vers le 20 d’avril, on voit le mâle et la femelle occupés à bâtir leur nid dans les parties couvertes et reculées des forêts. J’ai trouvé plusieurs de ces nids sur des buissons, à dix pieds au plus de terre et sans aucune apparence de choix entre les diverses espèces d’arbres ; néanmoins, il est ordinairement placé vers le haut et assis à la jonction de deux branches. Grand comme celui du robin, il se compose en dehors de grosses herbes, de feuilles et de mousse ; intérieurement, de racines fibreuses sur lesquelles est étendu un lit de plumes de dindon et de faisan. Les œufs, au nombre de quatre à cinq, sont d’un cendré foncé, avec de nombreuses taches et des raies d’un brun clair au gros bout. L’incubation dure quinze jours.

Les petits paraissent d’abord d’un bleuâtre terne ; mais quand ils sont recouverts de plumes, ils prennent, en dessus, une teinte d’un roux sombre, avec des barres en zigzag, de la gorge à l’abdomen. Ils conservent cette livrée jusque bien avant dans l’automne, et quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude d’observer ces oiseaux, regarderait ceux-ci comme appartenant à une espèce différente. Ils demeurent tout ce temps avec leurs parents et souvent même pendant l’hiver. Leur première nourriture consiste en chenilles, araignées, insectes, et en baies de diverses sortes ; mais à mesure qu’ils grandissent, les parents leur apportent de la chair d’oiseau, dont ils se repaissent avec avidité, même avant de quitter le nid.

Ce vaillant petit guerrier est doué de la faculté d’imiter les notes de ses frères des bois, spécialement celles qui indiquent la détresse. C’est ainsi qu’il contrefait le cri des moineaux et autres de cette taille, de manière à vous faire jurer que vous les entendez gémir sous la serre de l’épervier, et je soupçonne fort que ce n’est qu’une ruse de guerre pour attirer les voisins hors du bocage au secours de leur pauvre camarade. En maintes occasions, je l’ai surpris précisément lorsqu’il faisait entendre cette sorte de plainte, et bientôt, comme un trait, je le voyais s’élancer de sa branche dans un buisson d’où sortaient immédiatement les cris, cette fois trop réels, d’un oiseau qu’il avait pris. Sur les bords du Mississipi, j’en remarquai un qui, plusieurs jours de suite, vint régulièrement se poser tout au haut d’un grand arbre. De là, après avoir imité les cris de diverses espèces de passereaux, il piquait en bas, comme un faucon, les ailes ramenées près du corps, et rarement manquait-il d’atteindre l’objet de sa poursuite, après lequel il s’acharnait jusqu’au milieu des ronces et des broussailles. S’il revenait sans gibier, il remontait sur sa branche, et, d’une voix rauque et forte, exhalait son mécontentement en cris de colère. Chaque fois qu’il voulait frapper sa victime, il s’abattait sur son dos et l’attaquait à la tête, que je trouvais souvent fendue de part en part. — Quand elle n’est pas troublée, la pie-grièche déchire le corps par lambeaux, n’en laisse rien que les ailes et l’avale par gros quartiers, qu’elle n’a même qu’en partie plumés. Quelquefois elle poursuit à une distance considérable des oiseaux qui sont en plein vol : ainsi j’en vis une qui donnait la chasse à une tourterelle, et celle-ci, sur le point d’être prise, plongea vers le sol, où son crâne fut en un instant brisé. Mais aussi, l’instant d’après, l’une et l’autre étaient en ma possession.

Son courage, son activité et sa persévérance sont véritablement étonnants. J’ai su qu’en hiver, quand il y a pénurie d’insectes et que, dans les États de l’est, les oiseaux sont rares, elle entre dans les villes et attaque ceux qu’elle peut atteindre jusque dans leurs cages. Pendant mon séjour à Boston, on m’en apporta plusieurs qui avaient été prises dans des appartements où l’on gardait ainsi des canaris en cage, et chaque fois le petit favori avait été massacré. Près de la même ville, j’en observai une qui, pendant plusieurs minutes de suite, restait comme immobile sur ses ailes, à la manière d’un épervier ; elle planait au-dessus d’herbes sèches et de joncs qui couvraient des marais salants, puis fondait subitement sur quelque petit oiseau qu’elle venait de voir y chercher un refuge.

Ses pieds sont petits et, en apparence, faibles ; mais elle est armée de griffes aiguës qui peuvent infliger de cruelles blessures au doigt ou à la main. Elle mord avec une grande opiniâtreté, et ordinairement ne lâche prise que lorsqu’on la serre à la gorge.

Son vol est vif, fort et soutenu ; elle se meut, au travers des airs, en longues ondulations, de vingt à trente verges chacune, mais d’ordinaire ne s’élève pas très haut, si ce n’est pour gagner un bon point d’observation. Le plus souvent elle glisse au-dessus des broussailles, rapidement et en silence, par saccades de cinquante à cent verges ; je n’en ai jamais vu marcher ni se promener par terre.

Elle est extrêmement friande de criquets, sauterelles et autres insectes, et elle mange de la chair d’oiseau chaque fois qu’elle peut s’en procurer. Les individus que j’ai tenus en cage me paraissaient beaucoup aimer les tranches de bœuf frais ; mais ils restaient généralement tristes et taciturnes, et finissaient par mourir. Comme je n’en ai eu en captivité que l’hiver, alors qu’il n’y avait pas de coléoptères à leur donner, je n’ai pu m’assurer si, de même que les faucons, ils ont la faculté de dégorger les parties dures des animaux qu’ils ont avalés ; mais je suis porté à croire qu’il en est ainsi. Quant à cette habitude qu’on leur prête d’empaler des insectes et des petits oiseaux sur des piquants d’arbre et des épines, j’avoue que c’est pour moi un vrai mystère, d’autant plus que je ne vois pas trop quelle en pourrait être l’utilité.