Aller au contenu

Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Tourne-pierre

La bibliothèque libre.
LE TOURNE-PIERRE.


Cet oiseau, l’un des plus beaux de sa famille, quand il a revêtu la livrée du printemps, se rencontre, en hiver, le long des côtes méridionales des États-Unis, depuis la Caroline du Nord jusqu’à l’embouchure de la rivière Sabine, et j’ajoute que là on le trouve en nombre considérable, bien qu’en cette même saison il y en ait peut-être tout autant qui voyagent dans le Texas et le Mexique, où j’ai pu les voir, du commencement d’avril à la fin de mai, lors de leurs migrations vers l’est. Je m’en procurai plusieurs spécimens dans le cours de mes explorations sur les clefs de la Floride, et au voisinage de Saint-Augustin ; en mai et juin, aussi bien qu’en septembre et octobre, il y en a sur presque toutes nos côtes maritimes, du Maine au Maryland ; mais au Labrador j’en cherchai vainement, quoique le docteur Richardson assure qu’ils viennent nicher sur les bords de la baie d’Hudson, et depuis l’océan Arctique jusqu’au soixante-quinzième parallèle.

Au printemps, les Tourne-pierres se réunissent rarement par troupes de plus de cinq ou six individus ; mais ils s’associent souvent avec d’autres espèces telles que chevaliers, maubèches et alouettes de mer. Cependant, vers la fin de l’automne, ils forment des rassemblements bien plus considérables et qui durent tout l’hiver. Je n’en ai jamais rencontré au bord des rivières et des lacs, mais toujours près de la mer, et surtout au long des larges îlots, si nombreux sur nos côtes. Ils s’avancent assez loin en mer ; j’en ai vu sur des îles rocheuses, à trente milles du continent, et deux fois, en traversant l’Atlantique, j’en ai remarqué, non loin des grands bancs, plusieurs troupes qui volaient rapidement ; elles rasaient presque les vagues autour des vaisseaux, puis, partant tout droit dans la direction du sud-ouest, en quelques minutes elles disparurent à nos regards. Au commencement de juin, j’en vis aussi un certain nombre sur les hautes terres de l’île de Grand-Manan, ce qui me fit supposer qu’ils y nichaient ; mais nous ne pûmes jamais trouver de nids ; et j’ai su depuis qu’effectivement, vers la fin de juillet, on prend beaucoup de petits sur cette île, de même qu’au long des côtes du Maine.

J’ai observé que, lorsqu’ils sont en compagnie d’oiseaux d’une autre espèce, les Tourne-pierres se montrent bien plus farouches que quand ils se tiennent entre eux ; dans ce dernier cas, ils ne semblent même pas avoir peur de l’homme.

Je pourrais, à cet égard, citer plusieurs faits : Un jour, sur l’île Galveston, au Texas, mon ami Harris, avec mon fils et divers individus de notre société, avait tué quatre daims, que les matelots apportèrent à notre petit camp, près du rivage. Me sentant un peu fatigué, je ne voulus pas retourner à la chasse et me proposai pour dépouiller la venaison, avec l’aide de l’un de nos hommes. Quand l’opération fut terminée et qu’on eut retranché de chaque animal la tête et les pieds, mon matelot et moi nous portâmes le gibier à la mer pour l’y laver ; et je fus tout étonné d’apercevoir, juste devant nous, quatre Tourne-pierres qui se tenaient dans l’eau. Ils ne s’éloignèrent que très peu en nous voyant, et à peine commencions-nous à nous retirer qu’ils revinrent à la même place. Ceci se répéta quatre fois de suite ; et quand nous fûmes enfin partis, ils se remirent à chercher tranquillement leur nourriture. Le plus éloigné ne se trouvait qu’à quinze ou vingt pas, et je prenais plaisir à voir leur confiance et leur air délibéré, pendant qu’ils retournaient coquilles d’huîtres, mottes de boue et autres petits corps qu’en se retirant la marée avait laissés à sec. Quand l’objet n’était pas trop gros, l’oiseau, les jambes à moitié ployées, introduisait son bec par-dessous, donnait subitement un coup de tête, avalait prestement la proie ainsi mise en vue, et sans plus de cérémonie passait à une autre. Mais s’il arrivait que l’huître ou le petit monceau de boue se trouvassent trop pesants pour être si aisément remués, alors ils employaient non-seulement le bec et la tête, mais encore la poitrine, et poussaient de toute leur force ; à peu près comme je faisais moi-même pour tourner sens dessus dessous quelque grosse tortue. Quand il s’agissait d’herbes marines rejetées sur la grève, ils ne se servaient que du bec ; et j’admirais avec quelle dextérité ils savaient les secouer et les épandre de côté et d’autre. Je vis ainsi mes quatre Tourne-pierres fouiller tous les recoins du rivage, sur un espace de trente ou quarante mètres ; après quoi je les fis partir, de crainte que les chasseurs ne les tuassent en revenant.

Une autre fois, en compagnie de M. Harris et sur la même île, je fus témoin d’une scène semblable : nous vîmes plusieurs Tourne-pierres occupés à chercher leur nourriture et s’y prenant avec non moins d’adresse. En différentes occasions, notamment au voisinage de Saint-Augustin, dans la Floride orientale, je me suis amusé à guetter ces oiseaux avec une lunette, tandis qu’ils travaillaient sur les bancs d’huîtres du Raton. Ils recherchaient de préférence les huîtres que l’ardeur du soleil avait tuées, et retiraient le corps d’entre les valves, précisément à la manière de l’huîtrier commun ; mais, pour les coquilles minces, ils les frappaient et les brisaient, comme je pus le reconnaître en allant examiner les lieux. Sur la côte de la Floride, près du cap Sable, j’en tuai un au mois de mai, qui avait l’estomac rempli de ces jolis coquillages auxquels leur ressemblance avec les grains de riz a fait donner communément le nom de coquilles de riz.

J’ai toujours considéré le Tourne-pierre, surtout sous le rapport de ses mœurs, comme une espèce très voisine de l’huîtrier. Certainement il en diffère en plusieurs points ; mais si je n’avais à consulter que ses affinités pour déterminer sa place, je le ferais sortir de la famille des Tringœ. Sa manière de chercher la nourriture autour des petits cailloux et autres objets semblables, la force relative de ses jambes, sa disposition à la solitude, ses notes sifflantes pendant qu’il vole, tout cela finira par prouver, je l’espère, que ce que je viens d’avancer ici pourrait bien être d’accord avec le seul système vrai, je veux dire le simple système de la nature, si l’on est jamais assez heureux pour le comprendre.

Cet oiseau reste chez nous plusieurs mois ; cependant on en voit très peu qui soient dans toute la beauté de leur plumage ; et parmi les nombreux spécimens que je me suis procurés, depuis le commencement de mars jusqu’à la fin de mai, ou depuis août jusqu’en mai, j’en ai à peine trouvé deux qui fussent marqués exactement de la même manière. Pour cette raison, je ne mets pas en doute que cet oiseau, de même que le chevalier et plusieurs autres, ne perde sa riche livrée d’été immédiatement après la saison des œufs, époque où les vieux peuvent difficilement se distinguer des jeunes. J’ai remarqué toutefois que chaque mois du printemps apporte un nouvel éclat à leur parure, et qu’ils revêtent successivement ces plumes brillamment tachetées qui les décorent en dessus et en dessous, comme il arrive pour le chevalier, la bécassine à gorge rouge, les barges et mainte autre espèce. D’après M. Hewitson, les œufs, au nombre de quatre, se terminent brusquement en pointe par le petit bout, et ont, en général, un pouce quatre huitièmes et demi de long, sur un pouce un huitième et demi de large. Le fond de la coquille est d’un vert jaunâtre pâle, avec des taches irrégulières et des traits d’un rouge-brun croisés de quelques lignes noires.

Pour la couleur du plumage, je n’ai pas remarqué de différence sensible entre les deux sexes, quelle que fût la saison ; seulement le mâle est d’ordinaire un peu plus gros que la femelle, ce qui, comme on le sait, n’est pas le cas dans la famille des Tringœ proprement dits.

Mon digne ami le docteur Bachmann avait chez lui un de ces oiseaux vivants et qui portait une légère blessure à l’aile. Après qu’il s’en fut guéri, il le donna à une dame de nos amies, qui le nourrit de riz bouilli et de pain trempé dans du lait, qu’il aimait également bien. Elle le garda ainsi en captivité près d’une année, mais il périt par accident. Il était devenu très familier, mangeait dans la main de sa bonne maîtresse, se baignait fréquemment dans un bassin qu’on avait mis exprès à côté de lui, et ne tenta jamais de s’échapper, bien qu’il eût toute liberté pour le faire.