Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Souvenirs de Thomas Bewick

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SOUVENIRS DE THOMAS BEWICK.


Par l’intermédiaire obligeant de M. Selby de Twizelhouse, dans le Northumberland, j’eus le plaisir d’être mis en rapport avec le célèbre Bewick, aussi recommandable par son caractère que par son talent, et dont les travaux font époque dans l’histoire de la gravure sur bois. C’était en 1827, lors de mon voyage vers le sud. Après avoir quitté Édimbourg, j’arrivai à Newcastle, sur la Tyne, au milieu d’avril, c’est-à-dire à cette époque de l’année où la nature commence à revêtir d’une parure nouvelle les riches campagnes des environs. L’alouette, de retour, chantait à pleine gorge ; le merle exhalait, en sifflements joyeux, l’exubérance de ses transports ; le laboureur s’était remis, le cœur content, à ses paisibles travaux, et moi-même, étranger sur une terre lointaine, je pouvais jouir de tout ce qui m’entourait, car je m’étais fait des amis affables et bons, et je comptais sur la durée de leur affection. Mes espérances n’ont point été déçues.

Bewick avait été instruit de mon arrivée à Newcastle, et avant même que j’eusse pu profiter d’une occasion pour aller le voir, il m’envoya son fils avec le billet suivant : « Thomas Bewick présente ses compliments à M. Audubon ; il sera flatté d’avoir aujourd’hui l’honneur de sa compagnie, et l’attend à six heures, pour prendre le thé. » Ces quelques mots peignaient l’homme : simple et franc ; et comme mes travaux se trouvaient terminés pour la journée, je suivis son fils.

Je n’avais encore qu’à peine aperçu la ville, n’étant pas passé de l’autre côté de la rivière. Le premier monument remarquable qui attira mes regards, fut une belle église que mon compagnon me dit être Saint-Nicolas. En traversant la Tyne sur un pont de pierre de plusieurs arches, j’aperçus, le long des quais, un nombre considérable de navires, parmi lesquels j’en distinguai quelques-uns de construction américaine. La vue, sur l’un et l’autre bord, me parut très agréable ; le terrain, onduleux, offrait une variété de maisons, de moulins à vent et de verreries qui plaisait à l’œil ; et sur l’eau, glissaient ou s’avançaient, poussés par de longues rames, plusieurs bateaux d’une forme singulière, pesamment chargés des produits souterrains des montagnes voisines.

Enfin nous atteignîmes l’habitation du graveur, et je fus immédiatement conduit à son atelier où je trouvai le vieil artiste qui venait au-devant de moi, et m’accueillit par une cordiale poignée de main, en mettant de côté, pour un moment, son bonnet de coton un peu noirci par la fumée du lieu. C’était un homme grand, nerveux, à forte charpente, avec une grosse tête et des yeux si écartés, que je n’avais encore rien vu de pareil. — Véritable Anglais de la vieille roche, plein de vie, malgré ses soixante-quatorze ans, toujours actif et prompt au travail. — D’abord, il me proposa de me montrer l’ouvrage qu’il était en train d’exécuter, ce qu’il fit, sans quitter ses outils. C’était une petite vignette, taillée sur une plaque de buis, de trois pouces de surface sur deux, et qui représentait un chien ayant peur, la nuit, devant des objets qu’il croyait vivants, tandis qu’en réalité ce n’étaient que des racines, des branches d’arbres et des rochers auxquels on avait donné la forme d’êtres humains. Cette œuvre, comme toutes celles qui sortaient de ses mains, était exquise ; et plus d’une fois je me sentis tenté de lui demander quelque pièce de rebut ; mais je craignais de paraître indiscret, et d’ailleurs j’en fus empêché par l’invitation qu’il m’adressa de monter dans son appartement, où, me dit-il, j’allais bientôt voir se rassembler l’élite des artistes de Newcastle.

En entrant au salon, je fus présenté aux demoiselles Bewick, jeunes personnes aimables et gracieuses, qui n’avaient d’autre désir que de me rendre la soirée agréable. Parmi les visiteurs, je distinguai M. Goud, et pus admirer l’une des productions de son pinceau, je veux dire la miniature en pied et à l’huile de Bewick, bien dessinée et d’un fini remarquable.

Le vieux gentleman et moi, nous ne nous quittâmes pas ; lui, parlant de mes planches, et moi, de ses gravures. De temps à autre, il ôtait son bonnet et remontait ses bas de laine grise jusqu’à ses culottes ; mais bientôt, dans le feu de la conversation, le bonnet, un instant remis en place, se trouvait, comme par enchantement, tout à fait ramené en arrière, et les bas, abandonnés à leur tendance naturelle, retombaient sur les talons. Les yeux du bonhomme pétillaient d’esprit, et il me donnait son avis avec une vivacité et une franchise qui me charmaient. On lui avait dit que mes dessins avaient été exposés à Liverpool, et il me proposa de venir le lendemain matin, de bonne heure, les voir chez moi, avec ses filles et quelques amis. Me rappelant, de mon côté, combien mes fils, alors dans le Kentucky, désiraient avoir une copie de ses travaux sur les quadrupèdes, je lui demandai où je pourrais me les procurer. — Ici même, me répondit-il ; et sur-le-champ il m’en offrit une magnifique collection.

Cependant, on finissait de prendre le thé ; le jeune Bewick, pour me distraire, prit une cornemuse d’un nouveau modèle, appelée la musette de Durham, et nous joua quelques airs écossais, anglais et irlandais, tous d’un rhythme simple et doux. J’avais peine à comprendre comment il s’y prenait, avec ses larges doigts, pour couvrir chaque trou séparément. L’instrument avait le son d’un hautbois, sans fatiguer l’oreille de ces notes criardes et belliqueuses de la cornemuse, dont les montagnards écossais ont coutume de s’accompagner à la guerre. La société se retira d’assez bonne heure, et moi, en me séparant, ce soir-là, de Bewick, je pus dire que je me séparais d’un ami.

Quelques jours après, je reçus un second billet de lui, mais que je lus à la hâte, étant retenu en ce moment par diverses personnes qui venaient examiner mes dessins. Dans ce billet, du moins comme je le compris, il m’exprimait le désir de m’avoir, ce même jour, à dîner. En conséquence, je m’y rendis. Mais jugez de mon désappointement : en arrivant chez lui, à cinq heures, avec un appétit tel que l’occasion le réclamait, je trouvai qu’on ne m’avait invité qu’au thé, et non pas à dîner. La méprise fut bientôt expliquée, à la satisfaction de tout le monde, et l’on plaça sur la table, à mon intention, quelque chose d’un peu plus substantiel. Le révérend William Turner s’était joint à nous ; la soirée me parut délicieuse. D’abord, la conversation fut enjouée : on passait légèrement d’un sujet à l’autre ; mais quand la table fut desservie, M. Bewick rapprocha sa chaise du feu, et l’on parla de ce qui nous intéressait plus particulièrement. Lorsqu’enfin l’heure de se retirer fut venue, nous nous en retournâmes chacun chez nous, mutuellement satisfaits d’avoir fait connaissance, et enchantés de notre hôte.

J’avais été invité, la veille, à déjeuner avec Bewick pour le lendemain à huit heures. C’était le 16 avril, et je trouvai toute la famille si bonne et si attentionnée, que je pouvais me croire chez moi. Aussitôt après déjeuner, l’excellent homme se mit à l’ouvrage, voulant, disait-il en riant, me montrer combien c’était chose facile que de couper du bois ; mais je ne tardai pas à reconnaître que le couper comme lui, ce n’était pas tout à fait un jeu, bien qu’effectivement il parût se jouer de toutes les difficultés. Ses outils, si délicats et d’un travail achevé, étaient tous de sa façon, et je puis le dire en vérité : son atelier est le seul atelier d’artiste que j’aie jamais vu si parfaitement propre et bien tenu. Dans le courant de la journée, Bewick me fit appeler de nouveau, et s’inscrivit sur ma liste de souscripteurs, au nom de la Société littéraire et philosophique de Newcastle. En cela, cependant, son enthousiasme le trompa, car le corps savant pour lequel il s’était si spontanément avancé ne jugea pas à propos de ratifier l’engagement.

Une autre invitation m’étant venue de Gate-Head, je trouvai mon bon ami assis à sa place d’habitude. Sa figure semblait rayonner de joie quand il me prit la main. Je ne pouvais, dit-il, supporter l’idée de vous laisser partir, sans vous faire connaître, par écrit, ce que je pense de vos Oiseaux d’Amérique. Prenez cette lettre ; c’est tout simplement exprimé avec le papier et l’encre ; faites-en l’usage qu’il vous plaira, si tant est que cela puisse être bon à quelque chose. Je mis la lettre non cachetée dans ma poche, et nous babillâmes sur divers sujets, mais toujours en rapport avec l’histoire naturelle. De temps à autre, il bondissait sur son siége et s’écriait : Ah ! que ne suis-je jeune, j’irais aussi en Amérique ! — Quel beau pays ce sera, monsieur Audubon ! Dites plutôt : Quel beau pays c’est déjà ! M. Bewick. — Au milieu de notre conversation sur les oiseaux et les animaux en général, il but un coup à ma santé et à la paix du monde. Moi, je lui répondis, d’accord sans doute avec ses propres sentiments, en portant un toast à la prospérité de tous nos ennemis. Ses filles étaient présentes, jouissant de cette petite scène de famille, et elles remarquèrent que depuis nombre d’années leur père n’avait paru si bien en train.

Je regrette de n’avoir pas en ce moment sur moi la lettre de ce digne et généreux ami ; autrement je la transcrirais ici, pour l’amour de lui ; mais je la garde en lieu sûr, comme souvenir d’un homme dont la mémoire me sera toujours chère. Et croyez-le bien : je ne l’ai pas lue avec moins de plaisir et ne la conserve pas moins précieusement que cet autre manuscrit, « Synopsis des Oiseaux d’Amérique, par Alex. Wilson », que ce célèbre naturaliste m’a donné à Louisville, il y a déjà plus de vingt ans. Quoi qu’il en soit, la lettre de Bewick vous sera présentée en temps et lieu, ainsi que nombre d’autres, collectivement avec certains faits intéressants qui, j’espère, ne seront pas sans utilité pour le monde. Notre causerie se prolongea au delà de l’heure où nous avions coutume de nous souhaiter le bonsoir pour aller dormir ; et sur ses vives instances comme aussi à ma grande satisfaction, je promis de lui consacrer toute la matinée du lendemain, la dernière que, pour cette fois du moins, je dusse passer à Newcastle.

Le 19 du même mois, je lui rendis donc ma dernière visite. Quand nous nous séparâmes, il me répéta, par trois fois : Dieu vous garde ! Dieu vous bénisse ! et il dut s’apercevoir de l’émotion que j’éprouvais, et qui se lisait dans mes yeux, bien que je fisse effort pour m’abstenir de parler.

Quelques semaines avant de mourir, cet admirateur enthousiaste de la nature vint, avec ses filles, me rendre visite à Londres. Il paraissait en aussi bonne santé que quand je l’avais vu à Newcastle. Notre entretien fut court, mais agréable ; et quand nous nous dîmes adieu, j’étais certes loin de penser que ce fût pour la dernière fois. Il en devait pourtant être ainsi, car très peu de temps après j’appris sa mort par les journaux.

Mon opinion sur cet homme remarquable, c’est qu’il était un vrai fils de la nature, et qu’à la nature seule il avait dû presque tout ce qui le caractérisait comme homme et comme artiste. Chaud dans ses affections, d’une sensibilité profonde, doué d’une imagination puissante et d’un esprit droit, pénétrant et observateur, il n’avait eu besoin que de peu de secours étrangers, pour devenir ce qu’il fut réellement : le premier graveur sur bois qu’ait produit l’Angleterre. Regardez ses vignettes, et dites-moi si vous avez jamais rien vu de si bien exprimé, de si vivant, depuis son glouton qui précède le grand goëland à manteau noir, jusqu’à ces enfants qui s’amusent à jouer au cerf-volant ? et que penser de son chasseur désappointé qui, pour tuer une pie, laisse échapper un coq de bruyère ; de son cheval cherchant à gagner l’eau, de son taureau beuglant contre une barrière, de son mendiant attaqué par le dogue du riche… Chaque feuille que vous tournez du commencement à la fin de cet incomparable recueil, fait passer sous vos yeux une succession de scènes qui toutes se disputent votre admiration ; et sans aucun doute vous concluez, comme moi, que, dans cette voie qui est proprement la sienne, personne jusqu’ici ne l’a égalé. Cependant je ne prétends pas qu’il n’y ait, de nos jours, ou que dans la suite il ne doive y avoir des hommes dont les travaux, sous certains rapports, ne soient appelés à balancer, sinon même à surpasser ceux-ci ; mais toujours est-il qu’on peut dire de Thomas Bewick, en ce qui concerne la gravure sur bois, ce que l’on dira éternellement de Linné, pour l’histoire naturelle : que, s’il ne l’a pas créée, il a du moins jeté sur cet art une vive lumière, qu’il l’a renouvelé et en a été l’illustre promoteur.