Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Un long Calme en mer

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UN LONG CALME EN MER.


Le 26 mai 1826, je quittai la Nouvelle-Orléans, à bord du vaisseau le Délos, commandé par Joseph Hatch esquire, et frété pour Liverpool. Le vapeur Hercules, qui nous remorquait, nous laissa à quelques milles au delà du fort Balize[1], environ dix heures après notre départ. Mais il n’y avait pas le moindre souffle de vent ; la surface de la mer était plus unie que les prairies de l’Oppelousas, et bien que nous eussions déployé toutes nos voiles, nous restions sans avancer sur les ondes, comme une baleine morte qui flotte à la merci des courants. Le temps était extraordinairement beau, la chaleur excessive, et nous demeurâmes plusieurs jours dans cette immobilité désespérante. Une semaine s’écoula ; nous avions enfin perdu le fort de vue, quoique le capitaine m’assurât que, pendant tout ce temps, notre navire avait rarement obéi au gouvernail. Les matelots sifflaient après le vent et tendaient les mains dans toutes les directions, pour tâcher de sentir quelque mouvement dans l’air ; mais tout cela n’y faisait rien : le calme était d’un plat à nous faire croire qu’Éole et Neptune s’étaient donné le mot, pour éprouver notre patience ou nous retenir jusqu’à ce que la liste de nos divertissements fût épuisée. Des divertissements, ai-je dit ? à la vérité, nous n’en manquions pas, soit à bord, soit autour du vaisseau. Et pour vous faire passer le temps, à vous-même, cher lecteur, je ne puis rien imaginer de mieux que de vous donner une idée de nos distractions, durant cet accès de sommeil de l’élément qui nous retenait sous ses lois, et dont le caprice nous empêchait, pour le moment, de continuer notre voyage vers la joyeuse Angleterre.

Des troupes de superbes dauphins glissaient près des flancs du vaisseau, étincelant comme l’or bruni à travers la lumière, et semblables en éclat aux météores de la nuit. Le capitaine et ses matelots étaient habiles à les surprendre avec l’hameçon, non moins qu’à les percer d’un instrument à cinq pointes qu’ils appelaient pique ; et moi aussi je prenais plaisir à cet amusement, d’autant plus que j’y trouvais une occasion d’observer et de noter quelques-unes des habitudes de ce beau poisson, en même temps que celles de plusieurs autres.

Quand il a senti l’hameçon, le dauphin se débat violemment et s’élance avec impétuosité jusqu’à bout de ligne. Alors, se trouvant soudain arrêté, il saute souvent en se tenant tout droit, plusieurs pieds hors de l’eau, se débat encore en l’air, et quelquefois même parvient à se détacher. Quand il est bien pris, le pêcheur expérimenté le laisse d’abord faire ses évolutions ; bientôt il s’épuise, et on le hisse sur le pont. Quelques personnes préfèrent le tirer tout de suite ; mais rarement elles réussissent, car ses brusques secousses, lorsqu’il se sent hors de son élément, suffisent en général pour le dégager. Les dauphins vont par troupes de cinq à vingt individus, chassant en meute dans l’eau, comme les loups sur la terre, quand ils courent après leur proie. L’objet de leur poursuite est d’ordinaire le poisson volant, de temps en temps la bonite ; et quand rien de mieux ne se présente, ils se contentent de la petite perche marine[2] qu’ils attrapent, sans peine, sous la poupe du bâtiment. Les poissons volants leur échappent d’abord par la rapidité de leur fuite ; mais quand ils voient de nouveau le dauphin approcher, ils s’élancent en l’air, déploient leurs larges ailes en forme de nageoires, prennent l’essor et se dispersent dans toutes les directions, comme une couvée de perdrix devant le vorace faucon. Les uns poussent en droite ligne, d’autres divergent à droite et à gauche ; mais ils ne tardent pas à se replonger dans la mer. Pendant qu’ils volaient, leur ennemi subtil et affamé les suivait à vue, comme un lévrier, et par une suite de sauts de plusieurs pieds il a bientôt rejoint quelque malheureux retardataire, qu’il saisit juste au moment où il retombe.

Les dauphins se témoignent les uns aux autres une sympathie vraiment remarquable : du moment que l’un d’eux est pris à l’hameçon ou à la pique, tous ceux de sa société s’approchent de lui et l’entourent, jusqu’à ce qu’on l’ait enlevé sur le pont. Alors ils s’éloignent ensemble, et aucun ne veut plus mordre, quelque chose qu’on leur jette. Cela cependant n’a lieu que lorsqu’il s’agit de gros individus qui se tiennent à part des jeunes, comme on l’observe dans plusieurs espèces d’oiseaux. Au contraire, si vous avez affaire à une troupe de petits dauphins, ils resteront tous sous l’avant du vaisseau et continueront de mordre, l’un après l’autre, à toute sorte de ligne, comme empressés de voir, par eux-mêmes, ce qu’est devenu le camarade qu’ils viennent de perdre ; et de cette manière, ils sont souvent tous capturés.

N’allez pas supposer que le dauphin soit sans ennemis : qui donc, en ce monde, homme ou poisson, peut se vanter de n’en pas avoir, et plus qu’il ne voudrait ? Souvent, au moment même où il se croit sur le point d’avaler un beau poisson, qui n’est qu’un morceau de plomb autour duquel on a laissé flotter quelques plumes pour lui donner l’air d’un poisson volant, il se sent pris et coupé en deux par l’insidieux balacouda[3] ; moi-même, une fois, j’ai vu ce redoutable animal emporter, avec ses dents tranchantes, la meilleure partie d’un dauphin qui tenait à l’hameçon et que déjà l’on avait amené à la surface de l’eau.

Les dauphins que nous prîmes ainsi dans le golfe du Mexique étaient soupçonnés d’avoir la chair vénéneuse, et pour vérifier le fait, notre cuisinier, qui était un nègre d’Afrique, n’en faisait jamais frire ni bouillir sans jeter un dollar dans le vase où ils cuisaient[4]. Si le poisson n’avait pas terni la pièce, lorsqu’il était prêt à être mis sur table, on le servait aux passagers, avec force assurances qu’il était parfaitement bon. Mais, comme sur une centaine de dauphins ainsi éprouvés, pas un seul n’eut la propriété de convertir l’argent en billon, j’en conclus que notre Africain, avec toute sa finesse, n’était pourtant pas sorcier.

Un matin, le 23 juin, par une chaleur étouffante, je fus surpris en sautant de mon hamac, qui se balançait sur le pont, de voir autour de nous la mer couverte d’une multitude de dauphins qui s’ébattaient, en grande liesse, à sa surface. Les matelots m’affirmèrent que c’était un signe certain de vent. Oui ! dirent-ils, et qui plus est, d’un bon vent. Je pris plusieurs dauphins dans l’espace d’une heure, et au bout de ce temps il n’en restait presque plus dans le voisinage du vaisseau. Mais aucun souffle d’air ne vint à notre aide, ni ce jour-là, ni même le suivant. Les matelots étaient désespérés, et moi aussi je me serais sans doute abandonné au même découragement, si un énorme dauphin ne fût venu fort à propos mordre à ma ligne. Quand je l’eus hissé à bord, je le reconnus pour l’un des plus gros que j’eusse jamais pris. C’était réellement un superbe animal ; je l’admirais pendant qu’il frissonnait dans les angoisses de la mort ; sa queue battait le pont retentissant avec un bruit semblable au roulement d’un tambour, et sur son corps se succédaient les plus magnifiques changements de couleur. En un instant il passait du bleu au vert ; il brillait comme l’argent, resplendissait comme l’or, d’autres fois présentait les reflets du cuivre bruni, ou bien laissait voir toutes les teintes entremêlées de l’arc-en-ciel !… Mais hélas ! il vient d’expirer, et soudain a cessé le chatoiement de la lumière. Lui aussi, il s’est endormi dans ce calme profond qui paralyse l’énergie des vents aux bruyantes haleines, et depuis trop longtemps aplanit les vagues orgueilleuses de l’Océan.

Le meilleur appât, pour la pêche au dauphin, est une longue tranche de chair de requin ; et je crois qu’en effet il préfère cette amorce à celle par laquelle on figure un poisson volant, et qu’il ne peut saisir que lorsque le vaisseau est en panne, et qu’on a soin de la tenir à la surface. Cependant, en certains moments, quand la faim le presse et qu’il ne trouve pas mieux, il se jette sur toute sorte d’appât. J’en ai même vu prendre avec un simple morceau d’étoffe blanche attachée à l’hameçon. Leur appétit est complaisant, non moins que celui du vautour ; et chaque fois qu’une bonne occasion se présente, ils se gorgent au point de n’offrir plus qu’une proie facile à leurs ennemis, la Sphyrène et le marsouin à nez en bouteille. Une fois, on en piqua un, tandis qu’il s’en allait nageant nonchalamment sous la poupe de notre vaisseau, et on lui trouva l’estomac complétement garni de poissons volants disposés côte à côte, tous la queue par en bas ; ce qui m’a fait dire que le dauphin avale toujours sa proie en commençant par la queue. Il y en avait vingt-deux, longs chacun de six à sept pouces, et ils étaient empilés, comme les harengs salés dans un baril.

La longueur ordinaire des dauphins qu’on prend dans le golfe du Mexique est d’environ trois pieds ; je n’en ai pas vu qui excédassent quatre pieds deux pouces, et même l’un de ces derniers ne pesait que dix-huit livres. Ce poisson, en effet, est très étroit, eu égard à sa longueur ; seulement en hauteur il regagne un peu. Lorsqu’il vient d’être pris, la nageoire supérieure qui se continue, de l’avant de la tête, presque jusqu’à la queue, paraît d’un beau bleu sombre ; le dessus du corps, dans toute son étendue, présente une couleur d’azur, et le dessous, de splendides reflets d’or irrégulièrement semés de taches bleu foncé. Il faut croire qu’ils entrent parfois dans les eaux extrêmement basses, puisque lors de mon dernier voyage, le long de la côte des Florides, on en prit plusieurs dans une seine, avec le chevalier[5] leur parent, dont je parlerai plus tard.

La chair du dauphin est ferme, blanche, et semble comme feuilletée quand elle est cuite. D’abord on en mange avec grand plaisir ; mais, si l’on vous en sert plusieurs jours de suite, vous finissez par la trouver insipide. Ce n’est pas un mets comparable au barracuda, l’un des meilleurs poissons que puisse fournir le golfe du Mexique.





  1. Balize, à trente lieues S.-O. de la Nouvelle-Orléans.
  2. Rudderfish (Perca sectatrix de Catesby), mot à mot poisson gouvernail, ainsi nommé parce qu’en traversant l’Atlantique, il s’en attache presque toujours au gouvernail des vaisseaux.
  3. C’est, sans doute, la Sphyrœna barracuda, de Cuvier et Valenciennes, quelquefois appelée Bécune. On la dit plus dangereuse encore que le requin ; Catesby assure en avoir vu de dix pieds de long, et Dutertre prétend que sa chair a le goût de celle du brochet.
  4. C’est aussi ce qui se pratique à l’île de la Trinité ; seulement on se sert, pour cette épreuve, d’une cuiller d’argent.
  5. Eques Americanus, Bloch. De la famille des Lophiodontes.