Scènes de la vie de bohème/XI

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Lévy frères (p. 119-127).


XI

UN CAFÉ DE LA BOHÈME.


Voici par quelle suite de circonstances Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe platonicien, devint membre de la Bohème en la vingt-quatrième année de son âge.

En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe, Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poëte, comme ils s’appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu’on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s’en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble digne de l’orchestre du conservatoire.

Ils avaient choisi pour se réunir une salle où quarante personnes eussent été à l’aise ; mais on les trouvait toujours seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués ordinaires.

Le consommateur de passage qui s’aventurait dans cet antre y devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes inouïs sur l’art, le sentiment de l’économie politique faisaient tourner la crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l’âge.

Cependant les choses arrivèrent à un tel point d’arbitraire, que le maître du café perdit enfin patience, et il monta un soir faire gravement l’exposé de ses griefs :

1o  M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa salle tous les journaux de l’établissement ; il poussait même l’exigence jusqu’à se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres habitués, privés des organes de l’opinion, demeuraient jusqu’au dîner ignorants comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les noms des membres du dernier cabinet.

M. Rodolphe avait même obligé le café à s’abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de l’établissement s’y était d’abord refusé ; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d’heure le garçon, et criaient à haute voix : le Castor ! apportez-nous le Castor ! Quelques autres abonnés, dont la curiosité était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi le Castor. On prit donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les mois, orné d’une vignette et d’un article de philosophie en Variétés, par Gustave Colline.

2o Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient des travaux de l’intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin jusqu’à minuit ; et comme l’établissement ne possédait qu’une seule table de trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce jeu par l’accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu’on venait le leur demander, se bornaient à répondre :

— Le trictrac est en lecture ; qu’on repasse demain.

La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses premières amours ou à jouer au piquet.

3o M. Marcel, oubliant qu’un café est un lieu public, s’est permis d’y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l’inconvenance jusqu’à appeler des modèles de sexes divers.

Ce qui peut affliger les mœurs de la société Bosquet.

4o Suivant l’exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans le café, et n’a pas craint d’y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie : l’Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d’enseigne au café un transparent sur lequel on lit :

COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE,
À L’USAGE DES DEUX SEXES.
S’adresser au comptoir.

Ce qui fait que ledit comptoir est tous les soirs encombré de personnes d’une mise négligée, qui viennent s’informer par où qu’on passe.

En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s’appelle Phémie, teinturière, et qui a toujours oublié son bonnet.

Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu’il ne mettrait plus les pieds dans un établissement où l’on outrageait ainsi la nature.

5o Non contents de ne faire qu’une consommation très-modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu’ils ont surpris le moka de l’établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu’ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.

6o Corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s’est permis d’adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il l’excite à l’oubli de ses devoirs de mère et d’épouse ; au désordre de son style on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l’influence pernicieuse de M. Rodolphe et de sa littérature.

En conséquence, et malgré le regret qu’il éprouve, le directeur de l’établissement se voit dans la nécessité de prier la société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences révolutionnaires.

Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la parole, et, à priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient ridicules et mal fondées ; qu’on lui faisait grand honneur en choisissant son établissement pour en faire un foyer d’intelligence ; que son départ et celui de ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la hauteur de café artistique et littéraire.

— Mais, dit le maître du café, vous et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.

— Cette sobriété dont vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua Colline. Au reste, il ne tient qu’à vous que nous fassions une dépense plus considérable ; il suffira de nous ouvrir un compte.

— Nous fournirons le registre, dit Marcel.

Le cafetier n’eut pas l’air d’entendre, et demanda quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait adressée à sa femme. Rodolphe, accusé d’avoir servi de secrétaire à cette passion illicite, s’innocenta avec vivacité.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, la vertu de Madame était une sûre barrière qui…

— Oh ! dit le cafetier avec un sourire d’orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.

Bref, Colline acheva de l’enferrer complétement dans les replis de son éloquence insidieuse, et tout s’arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café eux-mêmes, que l’établissement recevrait désormais le Castor gratis, que Phémie, teinturière, mettrait un bonnet ; que le trictrac serait abandonné à la société Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu’on ne demanderait pas de nouveaux crédits.

Tout alla bien pendant quelques jours.

La veille de Noël, les quatre amis arrivèrent au café accompagnés de leurs épouses.

Il y a mademoiselle Musette, mademoiselle Mimi, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, une adorable créature dont la voix bruyante avait l’éclat des cymbales, et Phémie, teinturière, l’idole de Schaunard. Ce soir-là, Phémie, teinturière, avait un bonnet. Quant à Madame Colline, qu’on ne voyait jamais, elle était comme toujours restée chez elle, occupée à mettre des virgules aux manuscrits de son époux. Après le café qui fut, par extraordinaire, escorté d’un bataillon de petits verres, on demande du punch. Peu habitué à ces grandes manières, le garçon se fit répéter deux fois l’ordre. Phémie, qui n’avait jamais été au café, paraissait extasiée et ravie de boire dans des verres à patte. Marcel disputait Musette à propos d’un chapeau neuf dont il suspectait l’origine. Mimi et Rodolphe, encore dans la lune de miel de leur ménage, avaient ensemble une causerie muette alternée d’étranges sonorités. Quant à Colline, il allait de femme en femme égrener avec une bouche en cœur toutes les galantes verroteries de style ramassées dans la collection de l’Almanach des Muses.

Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée, observait le spectacle animé qui se passait devant lui avec des yeux dont le regard était étrange.

Depuis quinze jours environ, il venait ainsi tous les soirs : c’était de tous les consommateurs le seul qui avait pu résister au vacarme effroyable que faisaient les bohémiens. Les scies les plus farouches l’avaient trouvé inébranlable, il restait là toute la soirée, fumant sa pipe avec une régularité mathématique, les yeux fixes comme s’il gardait un trésor, et l’oreille ouverte à tout ce qui se disait autour de lui. Au demeurant, il paraissait doux et aisé, car il possédait une montre retenue en esclavage dans sa poche par une chaîne d’or. Et un jour que Marcel s’était rencontré avec lui au comptoir, il l’avait surpris changeant un louis pour payer sa consommation. Dès ce moment, les quatre amis le désignèrent sous le nom du capitaliste.

Tout à coup Schaunard, qui avait la vue excellente, fit remarquer que les verres étaient vides.

— Parbleu ! dit Rodolphe, c’est aujourd’hui le réveillon ; nous sommes tous bons chrétiens, il faut faire un extra.

— Ma foi oui, fit Marcel ; demandons des choses surnaturelles.

— Colline, ajouta Rodolphe, sonne un peu le garçon.

Colline agita la sonnette avec frénésie.

— Qu’allons-nous prendre ? dit Marcel.

Colline se courba en deux comme un arc et dit en montrant les femmes :

— C’est à ces dames qu’il appartient de régler l’ordre et la marche des rafraîchissements.

— Moi, dit Musette en faisant claquer sa bouche, je ne craindrais pas du champagne.

— Es-tu folle ? exclama Marcel, du champagne, ce n’est pas du vin, d’abord.

— Tant pis, j’aime ça, ça fait du bruit.

— Moi, dit Mimi en câlinant Rodolphe d’un regard, j’aime mieux du beaune, dans un petit panier.

— Perds-tu la tête ? fit Rodolphe.

— Non, je veux la perdre, répondit Mimi, sur qui le beaune exerçait une influence particulière. Son amant fut foudroyé par ce mot.

— Moi, dit Phémie, teinturière, en se faisant rebondir sur l’élastique divan, je voudrais bien du parfait amour. C’est bon pour l’estomac.

Schaunard articula d’une voix nasale quelques mots qui firent tressaillir Phémie sur sa base.

— Ah ! bah ! dit le premier Marcel, faisons pour cent mille francs de dépense, une fois par hasard.

— Et puis, ajouta Rodolphe, le comptoir se plaint qu’on ne consomme pas assez. Il faut le plonger dans l’étonnement.

— Oui, dit Colline, livrons-nous à un festin splendide : d’ailleurs nous devons à ces dames l’obéissance la plus passive, l’amour vit de dévouement, le vin est le jus du plaisir, le plaisir est le devoir de la jeunesse, les femmes sont des fleurs, on doit les arroser. Arrosons ! Garçon ! garçon ! Et Colline se pendit au cordon de sonnette avec une agitation fièvreuse.

Le garçon arriva rapide comme les aquilons.

Quand il entendit parler de champagne, et de beaune, et de liqueurs diverses, sa physionomie exécuta toutes les gammes de la surprise.

— J’ai des trous dans l’estomac, dit Mimi, je prendrais bien du jambon.

— Et moi des sardines et du beurre, ajouta Musette.

— Et moi des radis, fit Phémie, avec un peu de viande autour…

— Dites donc tout de suite que vous voulez souper, alors, reprit Marcel.

— Ça nous irait assez, reprirent les femmes.

— Garçon ! montez-nous ce qu’il faut pour souper, dit Colline gravement.

Le garçon était devenu tricolore à force de surprise.

Il descendit lentement au comptoir, et fit part au maître du café des choses extraordinaires qu’on venait de lui demander.

Le cafetier crut que c’était une plaisanterie, mais à un nouvel appel de la sonnette, il monta lui-même et s’adressa à Colline, pour qui il avait une certaine estime. Colline lui expliqua qu’on désirait célébrer chez lui la solennité du réveillon, et qu’il voulût bien faire servir ce qu’on lui avait demandé.

Le cafetier ne répondit rien, il s’en alla à reculons en faisant des nœuds à sa serviette. Pendant un quart d’heure il se consulta avec sa femme, et, grâce à l’éducation libérale qu’elle avait reçue à Saint-Denis, cette dame, qui avait un faible pour les beaux-arts et les belles-lettres, engagea son époux à faire servir le souper.

— Au fait, dit le cafetier, ils peuvent bien avoir de l’argent, une fois par hasard. Et il donna ordre au garçon de monter en haut tout ce qu’on lui demandait. Puis il s’abîma dans une partie de piquet avec un vieil abonné. Fatale imprudence !

Depuis dix heures jusqu’à minuit le garçon ne fit que monter et descendre les escaliers. À chaque instant on lui demandait des suppléments. Musette se faisait servir à l’anglaise et changeait de couvert à chaque bouchée ; Mimi buvait de tous les vins dans tous les verres ; Schaunard avait dans le gosier un Sahara inaltérable ; Colline exécutait des feux croisés avec ses yeux, et, tout en coupant sa serviette avec ses dents, pinçait le pied de la table, qu’il prenait pour le genoux de Phémie. Quant à Marcel et Rodolphe, ils ne quittaient point les étriers du sang-froid, et voyaient, non sans inquiétude, arriver l’heure du dénoûment.

Le personnage étranger considérait cette scène avec une curiosité grave ; de temps en temps on voyait sa bouche s’ouvrir comme pour un sourire ; puis on entendait un bruit pareil à celui d’une fenêtre qui grince en se fermant. C’était l’étranger qui riait en dedans.

À minuit moins un quart, la dame de comptoir envoya l’addition. Elle atteignait des hauteurs exagérées, 25 fr. 75 c.

— Voyons, dit Marcel, nous allons tirer au sort quel sera celui qui ira parlementer avec le cafetier. Ça va être grave.

On prit un jeu de dominos et on tira au plus gros dé.

Le sort désigna malheureusement Schaunard comme plénipotentiaire. Schaunard était excellent virtuose, mais mauvais diplomate. Il arriva justement au comptoir comme le cafetier venait de perdre avec son vieil habitué. Fléchissant sous la honte de trois capotes, Momus était d’une humeur massacrante, et, aux premières ouvertures de Schaunard, il entra dans une violente colère. Schaunard était bon musicien, mais il avait un caractère déplorable. Il répondit par des insolences à double détente. La querelle s’envenima, et le cafetier monta en haut signifier qu’on eût à le payer, sans quoi l’on ne sortirait pas. Colline essaya d’intervenir avec son éloquence modérée, mais en apercevant une serviette avec laquelle Colline avait fait de la charpie, la colère du cafetier redoubla, et, pour se garantir, il osa même porter une main profane sur le paletot noisette du philosophe et sur les pelisses des dames.

Un feu de peloton d’injures s’engagea entre les bohémiens et le maître de l’établissement.

Les trois femmes parlaient amourettes et chiffons.

Le personnage étranger se dérangeait de son impassibilité ; peu à peu il s’était levé, avait fait un pas, puis deux, et marchait comme une personne naturelle ; il s’avança près du cafetier, le prit à part et lui parla tout bas. Rodolphe et Marcel le suivaient du regard. Le cafetier sortit enfin en disant à l’étranger :

— Certainement que je consens, monsieur Barbemuche, certainement ; arrangez-vous avec eux.

M. Barbemuche retourna à sa table pour prendre son chapeau, le mit sur sa tête, fit une conversion à droite, et, en trois pas, arriva près de Rodolphe et de Marcel, ôta son chapeau, s’inclina devant les hommes, envoya un salut aux dames, tira son mouchoir, se moucha et prit la parole d’une voix timide :

— Pardon, Messieurs, de l’indiscrétion que je vais commettre, dit-il. Il y a longtemps que je brûle du désir de faire votre connaissance, mais je n’avais pas trouvé jusqu’ici d’occasion favorable pour me mettre en rapport avec vous. Me permettez-vous de saisir celle qui se présente aujourd’hui ?

— Certainement, certainement, fit Colline qui voyait venir l’étranger.

Rodolphe et Marcel saluèrent sans rien dire.

La délicatesse trop exquise de Schaunard faillit tout perdre.

— Permettez, Monsieur, dit-il avec vivacité, vous n’avez pas l’honneur de nous connaître, et les convenances s’opposent à ce que… Auriez-vous la bonté de me donner une pipe de tabac ?… Du reste, je serai de l’avis de mes amis…

— Messieurs, reprit Barbemuche, je suis comme vous un disciple des beaux-arts. Autant que j’ai pu m’en apercevoir en vous entendant causer, nos goûts sont les mêmes, j’ai le plus vif désir d’être de vos amis, et de pouvoir vous retrouver ici chaque soir… Le propriétaire de cet établissement est un brutal, mais je lui ai dit deux mots, et vous êtes libres de vous retirer… J’ose espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de vous retrouver en ces lieux, en acceptant le léger service que…

La rougeur de l’indignation monta au visage de Schaunard.

— Il spécule sur notre situation, dit-il, nous ne pouvons pas accepter. Il a payé notre addition : je vais lui jouer les vingt-cinq francs au billard, et je lui rendrai des points.

Barbemuche accepta la proposition et eut le bon esprit de perdre, mais ce beau trait lui gagna l’estime de la Bohème.

On se quitta en se donnant rendez-vous pour le lendemain.

— Comme ça, disait Schaunard à Marcel, nous ne lui devons rien ; notre dignité est sauvegardée.

— Et nous pouvons presque exiger un nouveau souper ajouta Colline.