Scènes de la vie de bohème/XII

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Lévy frères (p. 127-145).


XII

UNE RÉCEPTION DANS LA BOHÈME.


Le soir où il avait, dans un café, soldé sur sa cassette particulière la note d’un souper consommé par les bohèmes, Carolus s’était arrangé de façon à se faire accompagner par Gustave Colline. Depuis qu’il assistait aux réunions des quatre amis dans l’estaminet où il les avait tirés d’embarras, Carolus avait spécialement remarqué Colline, et éprouvait déjà une sympathie attractive pour ce Socrate, dont il devait plus tard devenir le Platon. C’est pourquoi il l’avait choisi tout d’abord pour être son introducteur dans le cénacle. Chemin faisant, Barbemuche offrit à Colline d’entrer prendre quelque chose dans un café qui se trouvait encore ouvert. Non-seulement Colline refusa, mais encore il doubla le pas en passant devant ledit café, et renfonça soigneusement sur ses yeux son feutre hyperphysique.

— Pourquoi ne voulez-vous pas entrer là ? dit Barbemuche, en insistant avec une politesse de bon goût.

— J’ai des raisons, répliqua Colline : il y a dans cet établissement une dame de comptoir qui s’occupe beaucoup de sciences exactes, et je ne pourrais m’empêcher d’avoir avec elle une discussion fort prolongée, ce que j’essaye d’éviter en ne passant jamais dans cette rue à midi, ni aux autres heures du soleil. Oh ! c’est bien simple, répondit naïvement Colline, j’ai habité ce quartier avec Marcel.

— J’aurais pourtant bien voulu vous offrir un verre de punch et causer un instant avec vous. Ne connaîtriez-vous pas dans les alentours un endroit où vous pourriez entrer sans être arrêté par des difficultés… mathématiques ? ajouta Barbemuche, qui jugea à propos d’être énormément spirituel.

Colline rêva un instant.

— Voici un petit local où ma situation est plus nette, dit-il.

Et il indiquait un marchand de vin.

Barbemuche fit la grimace et parut hésiter.

— Est-ce un lieu convenable ? fit-il.

Vu son attitude glaciale et réservée, sa parole rare, son sourire discret, et vu surtout sa chaîne à breloques et sa montre, Colline s’était imaginé que Barbemuche était employé dans une ambassade, et il pensa qu’il craignait de se compromettre en entrant dans un cabaret.

— Il n’y a pas de danger que nous soyons vus, dit-il ; à cette heure, tout le corps diplomatique est couché.

Barbemuche se décida à entrer ; mais, au fond de l’âme, il aurait bien voulu avoir un faux nez. Pour plus de sûreté, il demanda un cabinet et eut soin d’attacher une serviette aux carreaux de la porte vitrée. Ces précautions prises, il parut moins inquiet et fit venir un bol de punch. Excité un peu par la chaleur du breuvage, Barbemuche devint plus communicatif ; et, après avoir donné quelques détails sur lui-même, il osa articuler l’espérance qu’il avait conçue de faire officiellement partie de la Société des bohèmes, et il sollicitait l’appui de Colline pour l’aider dans la réussite de ce dessein ambitieux.

Colline répondit que pour son compte il se tenait tout à la disposition de Barbemuche, mais qu’il ne pouvait cependant rien assurer d’une manière absolue.

— Je vous promets ma voix, dit-il, mais je ne puis prendre sur moi de disposer de celle de mes camarades.

— Mais, fit Barbemuche, pour quelles raisons refuseraient-ils de m’admettre parmi eux ?

Colline déposa sur la table le verre qu’il se disposait à porter à sa bouche, et d’un air très-sérieux parla à peu près ainsi à l’audacieux Carolus :

— Vous cultivez les beaux-arts ? demanda Colline.

— Je laboure modestement ces nobles champs de l’intelligence, répondit Carolus, qui tenait à arborer les couleurs de son style.

Colline trouva la phrase bien mise, et s’inclina :

— Vous connaissez la musique ? fit-il.

— J’ai joué de la contre-basse.

— C’est un instrument philosophique, il rend des sons graves. Alors, si vous connaissez la musique, vous comprenez qu’on ne peut pas, sans blesser les lois de l’harmonie, introduire un cinquième exécutant dans un quatuor ; autrement ça cesse d’être quatuor.

— Ça devient un quintette, répondit Carolus.

— Vous dites ? fit Colline.

— Quintette.

— Parfaitement, de même que, si à la Trinité, ce divin triangle, vous ajoutez une autre personne, ça ne sera plus la Trinité, ce sera un carré, et voilà une religion fêlée dans son principe !

— Permettez, dit Carolus, dont l’intelligence commençait à trébucher parmi toutes les ronces du raisonnement de Colline, je ne vois pas bien…

— Regardez et suivez-moi… continua Colline, connaissez-vous l’astronomie ?

— Un peu ; je suis bachelier.

— Il y a une chanson là-dessus, fit Colline. « Bachelier dit Lisette… » Je ne me souviens plus de l’air… Allons, vous devez savoir qu’il y a quatre points cardinaux. Eh bien, s’il surgissait un cinquième point cardinal, toute l’harmonie de la nature serait bouleversée. C’est ce qu’on appelle un cataclysme. Vous comprenez ?

— J’attends la conclusion.

— En effet, la conclusion est le terme du discours, de même que la mort est le terme de la vie, et que le mariage est le terme de l’amour. Eh bien ! mon cher monsieur, moi et mes amis nous sommes habitués à vivre ensemble, et nous craignons de voir rompre, par l’introduction d’un autre, l’harmonie qui règne dans notre concert de mœurs, d’opinions, de goûts et de caractères. Nous devons être un jour les quatre points cardinaux de l’art contemporain ; je vous le dis sans mitaines ; et, habitués à cette idée, cela nous gênerait de voir un cinquième point cardinal…

— Cependant, quand on est quatre, on peut bien être cinq, hasarda Carolus.

— Oui, mais on n’est plus quatre.

— Le prétexte est futile.

— Il n’y a rien de futile en ce monde, tout est dans tout, les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petites syllabes font des alexandrins, et les montagnes sont faites de grains de sable ; c’est dans la Sagesse des nations ; il y en a un exemplaire sur le quai.

— Vous croyez alors que ces messieurs feront des difficultés pour m’admettre à l’honneur de leur compagnie intime ?

— Je le crains, de cheval, fit Colline, qui ne ratait jamais cette plaisanterie.

— Vous avez dit ?… demanda Carolus étonné.

— Pardon… c’est une paillette ! Et Colline reprit : Dites-moi, mon cher monsieur, quel est, dans les nobles champs de l’intelligence, le sillon que vous creusez de préférence ?

— Les grands philosophes et les bons auteurs classiques sont mes modèles ; je me nourris de leur étude. Télémaque m’a le premier inspiré la passion qui me dévore.

Télémaque, il est beaucoup sur le quai, fit Colline. On l’y trouve à toute heure, je l’ai acheté cinq sous, parce que c’était une occasion ; cependant je consentirais à m’en défaire pour vous obliger. Au reste, bon ouvrage, et bien rédigé, pour le temps.

— Oui, Monsieur, continua Carolus, la haute philosophie et la saine littérature, voilà où j’aspire. À mon sens, l’art est un sacerdoce.

— Oui, oui, oui… dit Colline, il y a aussi une chanson là-dessus.

Et il se mit à chanter :


Oui, l’art est sacerdoce
Et sachons nous en servir.


Je crois que c’est dans Robert le Diable, ajouta-t-il.

— Je disais donc que, l’art étant une fonction solennelle, les écrivains doivent incessamment…

— Pardon, Monsieur, interrompit Colline qui entendait sonner une heure avancée, il va être demain matin, et je crains de rendre inquiète une personne qui m’est chère ; d’ailleurs, murmura-t-il à lui-même, je lui avais promis de rentrer… c’est son jour !

— En effet, il est tard, dit Carolus ; retirons-nous.

— Vous logez loin ? demanda Colline.

— Rue Royale-Saint-Honoré, numéro 10…

Colline avait eu autrefois occasion d’aller dans cette maison, et se ressouvint que c’était un magnifique hôtel.

— Je parlerai de vous à ces messieurs, dit-il à Carolus en le quittant, et soyez sûr que j’userai de toute mon influence pour qu’ils vous soient favorables… Ah ! permettez-moi de vous donner un conseil.

— Parlez, dit Carolus.

— Soyez aimable et galant avec mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie ; ces dames exercent une autorité sur mes amis, et, en sachant les mettre sous la pression de leurs maîtresses, vous arriveriez plus facilement à obtenir ce que vous voulez de Marcel, Schaunard et Rodolphe.

— Je tâcherai, dit Carolus.

Le lendemain, Colline tomba au milieu du phalanstère bohème : c’était l’heure du déjeuner, et le déjeuner était arrivé avec l’heure. Les trois ménages étaient à table et se livraient à une orgie d’artichauts à la poivrade.

— Fichtre ! dit Colline, on fait bonne chère ici, ça ne pourra pas durer. Je viens, dit-il ensuite, comme ambassadeur du mortel généreux que nous avons rencontré hier soir au café.

— Enverrait-il déjà redemander l’argent qu’il a avancé pour nous ? demanda Marcel.

— Oh ! fit mademoiselle Mimi, je n’aurais pas cru ça de lui, il a l’air si comme il faut ?

— Il ne s’agit pas de ça, répondit Colline ; ce jeune homme désire être des nôtres, il veut prendre des actions dans notre société, et avoir une part dans les bénéfices, bien entendu.

Les trois bohèmes levèrent la tête et s’entre-regardèrent.

— Voilà, termina Colline ; maintenant la discussion est ouverte.

— Quelle est la position sociale de ton protégé ? demanda Rodolphe.

— Ce n’est pas mon protégé, répliqua Colline : hier soir, en vous quittant, vous m’aviez prié de le suivre ; de son côté, il m’a invité à l’accompagner, ça se trouvait parfaitement bien. Je l’ai donc suivi ; il m’a abreuvé une partie de la nuit d’attentions et de liqueurs fines, mais j’ai néanmoins gardé mon indépendance.

— Très-bien, dit Schaunard.

— Esquisse-nous quelques-uns des traits principaux de son caractère, fit Marcel.

— Grandeur d’âme, mœurs austères, a peur d’entrer chez les marchands de vin, bachelier ès lettres, hostie de candeur, joue de la contre-basse, nature qui change quelquefois cinq francs.

— Très-bien, dit Schaunard.

— Quelles sont ses espérances ?

— Je vous l’ai déjà dit, son ambition n’a pas de bornes ; il aspire à nous tutoyer.

— C’est-à-dire qu’il veut nous exploiter, répliqua Marcel. Il veut être vu montant dans nos carrosses.

— Quel est son art ? demanda Rodolphe.

— Oui, continua Marcel, de quoi joue-t-il ?

— Son art ? dit Colline, de quoi il joue ? Littérature et philosophie mêlées.

— Quelles sont ses connaissances philosophiques ?

— Il pratique une philosophie départementale. Il appelle l’art un sacerdoce.

— Il dit sacerdoce ! fit Rodolphe avec épouvante.

— Il le dit.

— Et en littérature quelle est sa voie ?

— Il fréquente Télémaque.

— Très-bien, dit Schaunard en mâchant le foin des artichauts.

— Comment ! très-bien, imbécile ? interrompit Marcel ; ne t’avise pas de répéter cela dans la rue.

Schaunard, contrarié de cette réprimande, donna par-dessous la table un coup de pied à Phémie, qu’il venait de surprendre faisant une invasion dans sa sauce.

— Encore une fois, dit Rodolphe, quelle est sa condition dans le monde ? de quoi vit-il ? son nom ? sa demeure ?

— Sa condition est honorable, il est professeur de toutes sortes de choses au sein d’une riche famille. Il s’appelle Carolus Barbemuche, mange ses revenus dans des habitudes de luxe et loge rue Royale, dans un hôtel.

— Un hôtel garni ?

— Non, il y a des meubles.

— Je demande la parole, dit Marcel. Il est évident pour moi que Colline est corrompu ; il a vendu d’avance son vote pour une somme quelconque de petits verres. N’interromps pas, fit Marcel, en voyant le philosophe se lever pour protester, tu répondras tout à l’heure. Colline, âme vénale, vous a présenté cet étranger sous un aspect trop favorable pour qu’il soit l’image de la vérité. Je vous l’ai dit, j’entrevois les desseins de cet étranger. Il veut spéculer sur nous. Il s’est dit : Voilà des gaillards qui font leur chemin ; faut me fourrer dans leur poche, j’arriverai avec eux au débarcadère de la renommée.

— Très-bien, dit Schaunard ; est-ce qu’il n’y a plus de sauce ?

— Non, répondit Rodolphe, l’édition est épuisée.

— D’un autre côté, continua Marcel, ce mortel insidieux que patronne Colline n’aspire peut-être à l’honneur de notre intimité qu’avec de coupables pensées. Nous ne sommes pas seuls ici, Messieurs, continua l’orateur en jetant sur les femmes un regard éloquent ; et le protégé de Colline, en s’introduisant à notre foyer sous le manteau de la littérature, pourrait bien n’être qu’un séducteur félon. Réfléchissez ! Pour moi, je vote contre l’admission.

— Je demande la parole pour une rectification seulement, dit Rodolphe. Dans son improvisation remarquable, Marcel a dit que le nommé Carolus voulait, dans le but de nous déshonorer, s’introduire chez nous sous le MANTEAU DE LA LITTÉRATURE.

— C’était une figure parlementaire, fit Marcel.

— Je blâme cette figure ; elle est mauvaise. La littérature n’a pas de manteau.

— Puisque je fais ici les fonctions de rapporteur, dit Colline en se levant, je soutiendrai les conclusions de mon rapport. La jalousie qui le dévore égare les sens de notre ami Marcel, le grand artiste est insensé…

— À l’ordre ! hurla Marcel.

— …Insensé, au point que lui, si bon dessinateur, vient d’introduire dans son discours une figure dont le spirituel orateur qui m’a succédé à cette tribune a relevé les incorrections.

— Colline est un idiot, s’écria Marcel en donnant sur la table un violent coup de poing qui détermina une profonde sensation parmi les assiettes, Colline n’entend rien en matière de sentiment, il est incompétent dans la question, il a un vieux bouquin à la place du cœur. (Rires prolongés chez Schaunard.)

Pendant tout ce tumulte, Colline secouait gravement les torrents d’éloquence contenus aux plis de sa cravate blanche. Quand le silence fut rétabli, il continua ainsi son discours.

— Messieurs, je vais d’un seul mot faire évanouir dans vos esprits les craintes chimériques que les soupçons de Marcel auraient pu y faire naître à l’endroit de Carolus.

— Essaye un peu de faire évanouir, dit Marcel en raillant.

— Ce ne sera pas plus difficile que ça, répondit Colline, en éteignant d’un souffle l’allumette avec laquelle il venait d’allumer sa pipe.

— Parlez ! parlez ! crièrent en masse Rodolphe, Schaunard et les femmes, pour qui le débat offrait un grand intérêt.

— Messieurs, dit Colline, bien que j’aie été personnellement et violemment attaqué dans cette enceinte, bien qu’on m’ait accusé d’avoir vendu l’influence que je puis exercer parmi vous pour des spiritueux, fort de ma conscience, je ne répondrai pas aux attaques qu’on fait à ma probité, à ma loyauté, à ma moralité. (Émotion.) Mais, il est une chose que je veux faire respecter, moi. (L’orateur se donne deux coups de poing sur le ventre.) C’est ma prudence bien connue de vous qu’on a voulu mettre en doute. On m’accuse de vouloir faire pénétrer parmi vous un mortel ayant le dessein d’être hostile à votre bonheur… sentimental. Cette supposition est une insulte à la vertu de ces dames, et, de plus, une insulte à leur bon goût. Carolus Barbemuche est fort laid. (Dénégation visible sur le visage de Phémie, teinturière, rumeur sous la table. C’est Schaunard qui corrige à coups de pied la franchise compromettante de sa jeune amie.)

— Mais, continua Colline, ce qui va réduire en poudre le misérable argument dont mon adversaire se fait une arme contre Carolus en exploitant vos terreurs, c’est que ledit Carolus est philosophe PLATONICIEN. (Sensation au banc des hommes, tumulte au banc des femmes.)

— Platonicien, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Phémie.

— C’est la maladie des hommes qui n’osent pas embrasser les femmes, dit Mimi, j’ai eu un amant comme ça, je l’ai gardé deux heures.

— Des bêtises, quoi ! fit mademoiselle Musette.

— Tu as raison, ma chère, lui dit Marcel, le platonisme en amour, c’est de l’eau dans du vin, vois-tu ? Buvons notre vin pur.

— Et vive la jeunesse ! ajouta Musette.

La déclaration de Colline avait déterminé une réaction favorable envers Carolus. Le philosophe voulut profiter du bon mouvement opéré par son éloquente et adroite inculpation.

— Maintenant, continua-t-il, je ne vois pas quelles seraient justement les préventions qu’on pourrait élever contre ce jeune mortel, qui, après tout, nous a rendu service. Quant à moi qu’on accuse d’avoir agi à l’étourdie en voulant l’introduire parmi nous, je considère cette opinion comme attentatoire à ma dignité. J’ai agi dans cette affaire avec la prudence du serpent ; et si un vote motivé ne me conserve pas cette prudence, j’offre ma démission.

— Voudrais-tu poser la question de cabinet ? dit Marcel.

— Je la pose, répondit Colline.

Les trois bohèmes se consultèrent, et d’un commun accord on s’entendit pour restituer au philosophe le caractère de haute prudence qu’il réclamait. Colline laissa ensuite la parole à Marcel, lequel, revenu un peu de ses préventions, déclara qu’il voterait peut-être pour les conclusions du rapporteur. Mais avant de passer au vote définitif qui ouvrirait à Carolus l’intimité de la Bohème, Marcel fit mettre aux voix cet amendement :

« Comme l’introduction d’un nouveau membre dans le cénacle était chose grave, qu’un étranger pouvait y apporter des éléments de discorde, en ignorant les mœurs, les caractères et les opinions de ses camarades, chacun des membres passerait une journée avec ledit Carolus, et se livrerait à une enquête sur sa vie, ses goûts, sa capacité littéraire et sa garde-robe. Les bohémiens se communiqueraient ensuite leurs impressions particulières, et l’on statuerait après sur le refus ou l’admission : en outre, avant cette admission, Carolus devrait subir un noviciat d’un mois, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas avant cette époque le droit de les tutoyer et de leur donner le bras dans la rue. Le jour de la réception arrivé, une fête splendide serait donnée aux frais du récipiendaire. Le budget de ces réjouissances ne pourrait pas s’élever à moins de douze francs. »

Cet amendement fut adopté à la majorité de trois voix contre une, celle de Colline, qui trouvait qu’on ne s’en rapportait pas assez à lui, et que cet amendement attentait de nouveau à sa prudence.

Le soir même, Colline alla exprès de très-bonne heure au café, afin d’être le premier à voir Carolus.

Il ne l’attendit pas longtemps. Carolus arriva bientôt, portant à la main trois énormes bouquets de roses.

— Tiens ! dit Colline avec étonnement, que comptez-vous faire de ce jardin ?

— Je me suis souvenu de ce que vous m’avez dit hier, vos amis viendront sans doute avec leurs dames, et c’est à leur intention que j’apporte ces fleurs ; elles sont fort belles.

— En effet, il y en a au moins pour quinze sous.

— Y pensez-vous ? reprit Carolus : au mois de décembre, si vous disiez quinze francs.

— Ah ! ciel ! s’écria Colline, un trio d’écus pour ces simples dons de Flore, quelle folie ! Vous êtes donc parent des Cordillères ? Eh bien, mon cher Monsieur, voilà quinze francs que nous allons être forcés d’effeuiller par la fenêtre.

— Comment ! Que voulez-vous dire ?

Colline raconta alors les soupçons jaloux que Marcel avait fait concevoir à ses amis, et instruisit Carolus de la violente discussion qui avait eu lieu entre les bohèmes à propos de son introduction dans le cénacle. J’ai protesté que vos intentions étaient immaculées, ajouta Caroline, mais l’opposition n’a pas été moins vive. Gardez-vous donc de renouveler les soupçons jaloux qu’on a pu concevoir sur vous en étant trop galant avec ces dames, et, pour commencer, faisons disparaître ces bouquets.

Et Colline prit les roses et les cacha dans une armoire qui servait de débarras.

— Mais ce n’est pas tout, reprit-il : ces messieurs désirent avant de se lier intimement avec vous, se livrer, chacun en particulier à une enquête sur votre caractère, vos goûts, etc. Puis, pour que Barbemuche ne heurtât pas trop ses amis, Colline lui traça rapidement un portrait moral de chacun des bohèmes. Tâchez de vous trouver d’accord avec eux séparément, ajouta le philosophe, et à la fin ils seront tous pour vous.

Carolus consentit à tout.

Les trois amis arrivèrent bientôt, accompagnés de leurs épouses.

Rodolphe se montra poli avec Carolus, Schaunard fut familier, Marcel resta froid. Pour Carolus, il s’efforça d’être gai et affectueux avec les hommes, en étant très-indifférent avec les femmes.

En se quittant le soir, Barbemuche invita Rodolphe à dîner pour le lendemain. Seulement, il le pria de venir chez lui à midi.

Le poëte accepta.

— Bon, se dit-il à lui-même, c’est moi qui commencerai l’enquête.

Le lendemain, à l’heure convenue, Rodolphe se rendit chez Carolus. Barbemuche logeait en effet dans un fort bel hôtel de la rue Royale, et y occupait une chambre où régnait un certain confortable. Seulement, Rodolphe parut étonné de voir, bien qu’on fût en plein jour, les volets fermés, les rideaux tirés et deux bougies allumées sur une table. Il en demanda des explications à Barbemuche.

— L’étude est fille du mystère et du silence, répondit celui-ci. On s’assit et on causa. Au bout d’une heure de conversation, Carolus, avec une patience et une adresse oratoire infinies, sut amener une phrase qui, malgré sa forme humble, n’était rien moins qu’une sommation faite à Rodolphe d’avoir à écouter un petit opuscule qui était le fruit des veilles dudit Carolus.

Rodolphe comprit qu’il était pris. Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s’inclina poliment, en assurant qu’il était enchanté de ce que…

Carolus n’attendit pas le reste de la phrase. Il courut mettre le verrou à la porte de la chambre, la ferma à clef en dedans, et revint près de Rodolphe. Il prit ensuite un petit cahier dont le format étroit et le peu d’épaisseur amenèrent un sourire de satisfaction sur la figure du poëte.

— C’est là le manuscrit de votre ouvrage ? demanda-t-il.

— Non, répondit Carolus, c’est le catalogue de mes manuscrits, et je cherche le numéro de celui que vous me permettez de vous lire… Voilà : Don Lopez, ou la Fatalité, no 14. C’est sur le troisième rayon, dit Carolus, et il alla ouvrir une petite armoire dans laquelle Rodolphe aperçut avec épouvante une grande quantité de manuscrits. Carolus en prit un, ferma l’armoire et vint s’asseoir en face du poëte.

Rodolphe jeta un coup d’œil sur l’un des quatre cahiers dont se composait l’ouvrage, écrit sur un papier format du Champ de Mars.

— Allons, se dit-il, ce n’est pas en vers… mais ça s’appelle Don Lopez !

Carolus prit le premier cahier et commença ainsi sa lecture :

« Par une froide nuit d’hiver, deux cavaliers, enveloppés dans les plis de leurs manteaux et montés sur des mules indolentes, cheminaient côte à côte sur l’une des routes qui traversent la solitude affreuse des déserts de la Sierra Morena… »

— Où suis-je ? pensa Rodolphe atterré par ce début. Carolus continua ainsi la lecture du premier chapitre, écrit tout dans ce style.

Rodolphe écoutait vaguement et songeait à trouver un moyen de s’évader.

— Il y a bien la fenêtre, se disait-il en lui-même ; mais, outre qu’elle est fermée, nous sommes au quatrième. Ah ! je comprends maintenant toutes ces précautions.

— Que dites-vous de mon premier chapitre ? demanda Carolus ; je vous en supplie, ne me ménagez pas les critiques.

Rodolphe crut se rappeler qu’il avait entendu des lambeaux de philosophie déclamatoire sur le suicide, proférés par le nommé Lopez, héros du roman, et il répondit à tout hasard :

— La grande figure de Don Lopez est étudiée avec conscience ; ça rappelle la Profession de foi du vicaire savoyard ; la description de la mule de don Alvar me plaît infiniment ; on dirait une ébauche de Géricault. Le paysage offre de belles lignes ; quant aux idées, c’est de la graine de J-J Rousseau semée dans le terrain de Lesage. Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de virgules, et vous abusez du mot dorénavant ; c’est un joli mot qui fait bien de temps en temps, ça donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser.

Carolus prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D. Lopez ou la Fatalité.

— J’ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe ; il vendait des cigarettes et du chocolat de Bayonne, c’était peut-être un parent du vôtre… Continuez…

À la fin du second chapitre, le poëte interrompit Carolus.

— Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal à la gorge ? Lui demanda-t-il.

— Aucunement, répondit Carolus ; vous allez savoir l’histoire d’Inésille.

— J’en suis très-curieux… Cependant, si vous étiez fatigué, dit le poëte, il ne faudrait pas…

Chapitre III ! dit Carolus d’une voix claire.

Rodolphe examina attentivement Carolus, et s’aperçut qu’il avait le cou très-court et le teint sanguin. J’ai encore un espoir, pensa le poëte après qu’il eut fait cette découverte. C’est l’apoplexie.

— Nous allons passer au Chapitre IV. Vous aurez l’obligeance de me dire ce que vous pensez de la scène d’amour.

Et Carolus reprit sa lecture.

Dans un moment où il regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l’effet que produisait son dialogue, Carolus aperçut le poëte qui, incliné sur sa chaise, tendait la tête dans l’attitude d’un homme qui écoute des sons lointains.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il.

— Chut ! dit Rodolphe : n’entendez-vous pas ? Il me semble qu’on crie au feu ! Si nous allions voir ?

Carolus écouta un instant, mais n’entendit rien.

— L’oreille m’aura tinté, fit Rodolphe, continuez ; don Alvar m’intéresse prodigieusement ; c’est un noble jeune homme.

Carolus continua à lire et mit toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune don Alvar.

« Ô Inésille, qui que vous soyez, ange ou démon, et quelle que soit votre patrie, ma vie est à vous, et je vous suivrai, fût-ce au ciel, fût-ce en enfer. »

En ce moment on frappa à la porte, et une voix appela Carolus du dehors.

— C’est mon portier, dit-il en allant entre-bâiller sa porte.

C’était en effet le portier ; il apportait une lettre ; Carolus l’ouvrit avec précipitation. Fâcheux contre-temps, dit-il ; nous sommes obligés de remettre la lecture à une autre fois ; je reçois une nouvelle qui me force à sortir sans retard.

— Oh ! pensa Rodolphe, voilà une lettre qui tombe du ciel ; je reconnais le cachet de la Providence.

— Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course à laquelle m’oblige ce message, après quoi nous irons dîner.

— Je suis à vos ordres, dit Rodolphe.

Le soir, quand il revint dans le cénacle, le poëte fut interrogé par ses amis à propos de Barbemuche.

— Es-tu content de lui ? T’a-t-il bien traité ? demandèrent Marcel et Schaunard.

— Oui, mais ça m’a coûté cher, dit Rodolphe.

— Comment ? Est-ce que Carolus t’aurait fait payer ? demanda Schaunard avec une indignation croissante.

— Il m’a lu un roman dans l’intérieur duquel on se nomme don Lopez et don Alvar, et où les jeunes premiers appellent leur maîtresse Ange ou Démon.

— Quelle horreur ! dirent tous les bohèmes en chœur.

— Mais autrement, fit Colline, littérature à part, quel est ton avis sur Carolus ?

— C’est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire personnellement vos observations : Carolus compte nous traiter tous les uns après les autres. Schaunard est invité à déjeuner pour demain. Seulement, ajouta Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, méfiez-vous de l’armoire aux manuscrits, c’est un meuble dangereux.

Schaunard fut exact au rendez-vous, et se livra à une enquête de commissaire-priseur et d’huissier opérant une saisie. Aussi revint-il le soir l’esprit rempli de notes ; il avait étudié Carolus sous le point de vue des choses mobilières.

— Eh bien lui demanda-t-on, quel est ton avis ?

— Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est pétri de bonnes qualités ; il sait les noms de tous les vins, et m’a fait manger des choses délicates, comme on n’en fait pas chez ma tante le jour de sa fête. Il me paraît lié assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des Panoramas. J’ai remarqué, en outre, qu’il était à peu près de notre taille à tous, ce qui fait qu’au besoin nous pourrions lui prêter nos habits. Ses mœurs sont moins sévères que Colline voulait bien le dire ; il s’est laissé mener partout où j’ai voulu le conduire, et m’a payé un déjeuner en deux actes, dont le second s’est passé dans un cabaret de la halle, où je suis connu pour y avoir fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entré là-dedans comme un homme naturel. Voilà ! Marcel est invité pour demain.

Carolus savait que Marcel était, parmi les bohèmes, celui qui faisait le plus obstacle à sa réception dans le cénacle : aussi il le traita avec une recherche particulière ; mais où il se rendit surtout l’artiste favorable, ce fut en lui donnant l’espérance qu’il lui procurerait des portraits dans la famille de son élève.

Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n’y trouvèrent plus cette hostilité de parti pris qu’il avait montrée d’abord contre Carolus.

Le quatrième jour, Colline informa Barbemuche qu’il était admis.

— Quoi ! je suis reçu, dit Carolus au comble de la joie.

— Oui, répondit Colline, mais à corrections.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je veux dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra vous corriger.

— Je ferai en sorte de vous imiter, répondit Carolus.

Pendant tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien fréquenta assidûment les bohèmes ; et, mis à même d’étudier plus profondément les mœurs, il n’était pas sans éprouver quelquefois de grands étonnements.

Un matin, Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.

— Eh bien, mon cher, lui dit-il, vous êtes définitivement des nôtres, c’est fini. Reste maintenant à fixer le jour de la grande fête et l’endroit où elle aura lieu ; je viens m’entendre avec vous.

— Mais ça se trouve parfaitement, répondit Carolus : les parents de mon élève sont en ce moment à la campagne ; le jeune vicomte, dont je suis le mentor, me prêtera pour une soirée les appartements : comme ça, nous serons plus à notre aise ; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.

— Ce serait assez délicat, répondit Colline ; nous lui ouvrirons les horizons littéraires ; mais croyez-vous qu’il consente ?

— J’en suis sûr d’avance.

— Alors il ne reste plus qu’à fixer le jour.

— Nous arrangerons cela ce soir au café, dit Barbemuche.

Carolus alla ensuite retrouver son élève et lui annonça qu’il venait d’être reçu membre d’une haute société littéraire et artistique, et que, pour célébrer sa réception, il comptait donner un dîner suivi d’une petite fête ; il lui proposait donc de faire partie des convives :

— Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fête se prolongera dans la nuit, pour notre commodité, ajouta Carolus, nous donnerons ce petit gala ici, dans les appartements. François, votre domestique, est discret, vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.

— Imprimés ? dit le jeune homme.

— Imprimés, certainement ; l’un d’eux est rédacteur en chef de l’Écharpe d’Iris que reçoit madame votre mère ; ce sont des gens très-distingués, presque célèbres ; je suis leur ami intime ; ils ont de charmantes femmes.

— Il y aura des femmes ? dit le vicomte Paul.

— Ravissantes, reprit Carolus.

— Ô mon cher maître, je vous remercie ; certainement, nous donnerons la fête ici ; on allumera tous les lustres et je ferai ôter les housses des meubles.

Le soir, au café, Barbemuche annonça que la fête aurait lieu le samedi suivant.

Les bohèmes invitèrent leurs maîtresses à songer à leur toilette.

— N’oubliez pas, leur dirent-ils, que nous allons dans des vrais salons. Ainsi donc, préparez-vous ; toilette simple, mais riche.

À compter de ce jour, toute la rue fut instruite que mesdemoiselles Mimi, Phémie et Musette allaient dans le monde.

Le matin de la solennité, voici ce qui arriva. Colline, Schaunard, Marcel et Rodolphe se rendirent en chœur chez Barbemuche, qui parut étonné de les voir si matinalement.

— Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise ? demanda-t-il avec une certaine inquiétude.

— Oui et non, répondit Colline. Seulement, voici ce qui arrive. Entre nous, nous ne faisons jamais de cérémonie ; mais quand nous devons nous trouver avec des étrangers, vous voulons garder un certain décorum.

— Eh bien ? fit Barbemuche.

— Eh bien, continua Colline, comme nous devons nous rencontrer ce soir avec le jeune gentilhomme qui nous ouvre ses salons, par respect pour lui et par respect pour nous, que notre tenue quasi-négligée pourrait compromettre, nous venons simplement vous demander si vous ne pourriez pas, pour ce soir, nous prêter quelques hardes d’une coupe avantageuse. Il nous est presque impossible, vous devez le comprendre, d’entrer en vareuse et en paletot sous les lambris somptueux de cette résidence.

— Mais, dit Carolus, je n’ai pas quatre habits noirs.

— Ah ! dit Colline, nous nous arrangerons de ce que vous aurez.

— Voyez donc, fit Carolus en leur ouvrant une garde-robe assez bien fournie.

— Mais vous avez là un arsenal complet d’élégances.

— Trois chapeaux ! dit Schaunard avec extase ; peut-on avoir trois chapeaux quand on n’a qu’une tête ?

— Et les bottes, dit Rodolphe, voyez donc !

— Il y en a des bottes ! hurla Colline.

En un clin d’œil ils avaient choisi chacun un équipement complet.

— À ce soir, dirent-ils en quittant Barbemuche ; ces dames se proposent d’être éblouissantes.

— Mais, dit Barbemuche en jetant un coup d’œil sur les porte-manteaux complétement dégarnis, vous ne me laissez rien, à moi. Comment vous recevrai-je ?

— Ah ! vous, c’est différent, dit Rodolphe, vous êtes le maître de la maison ; vous pouvez laisser l’étiquette de côté.

— Cependant, dit Carolus, il ne reste plus qu’une robe de chambre, un pantalon à pied, un gilet de flanelle et des pantoufles ; vous avez tout pris.

— Qu’importe ? nous vous excusons d’avance, répondirent les bohémiens.

À six heures, un fort beau dîner était servi dans la salle à manger. Les bohémiens arrivèrent. Marcel boitait un peu et était de mauvaise humeur. Le jeune vicomte Paul se précipita au-devant des dames et les conduisit aux meilleures places. Mimi avait une toilette de haute fantaisie. Musette était mise avec un goût plein de provocation. Phémie ressemblait à une fenêtre garnie de verres de couleur, elle n’osait pas se mettre à table. Le dîner dura deux heures et demie et fut d’une gaieté ravissante.

Le jeune vicomte Paul marchait avec fureur sur le pied de Mimi qui était sa voisine, et Phémie redemandait quelque chose à chaque service. Schaunard était dans les pampres. Rodolphe improvisait des sonnets et cassait des verres en marquant le rhythme. Colline causait avec Marcel, qui était toujours maussade.

— Qu’as-tu ? lui disait-il.

— Je souffre horriblement des pieds et ça me gêne. Ce Carolus a un pied de petite-maîtresse.

— Mais, dit Colline, il suffira de lui faire comprendre que ça ne peut pas durer comme ça, et qu’à l’avenir il ait à faire faire sa chaussure quelques points plus large ; sois tranquille, j’arrangerai cela. Mais passons au salon, où les liqueurs des îles nous appellent.

La fête recommença avec plus d’éclat. Schaunard se mit au piano et exécuta, avec une verve prodigieuse, sa nouvelle symphonie : la Mort de la jeune Fille. Le beau morceau de la marche du Créancier obtint les honneurs du ter. Il y eut deux cordes brisées au piano.

Marcel était toujours morose, et comme Carolus venait s’en plaindre à lui, l’artiste lui répondit :

— Mon cher Monsieur, nous ne serons jamais amis intimes, et voici pourquoi. Les dissemblances physiques sont presque toujours l’indice certain d’une dissemblance morale, la philosophie et la médecine sont d’accord là-dessus.

— Eh bien ? fit Carolus.

— Eh bien, dit Marcel en montrant ses pieds, votre chaussure, infiniment trop étroite pour moi, m’indique que nous n’avons pas le même caractère ; du reste, votre petite fête était charmante.

À une heure du matin, les bohémiens se retirèrent et rentrèrent chez eux en faisant de longs détours. Barbemuche fut malade et tint des discours insensés à son élève qui, de son côté, rêvait aux yeux bleus de mademoiselle Mimi.