Scènes de la vie des courtisanes/L’Éducation de Korinna

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Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 53-62).

vi

L’Éducation de Korinna

korinna, jeune fille.
krôbylê, sa mère.


krôbylê

Ô Korinna, tu l’as senti, ce n’est pas si terrible que tu le pensais, de perdre sa virginité. Tu as été avec un jeune homme ; pour premier cadeau tu as rapporté cent drachmes et avec cela je vais t’acheter tout de suite un collier.

korinna

Oui, petite maman ; et qu’il ait des pierres flamboyantes comme celui de Philainis.

krôbylê

Il sera tout pareil. Mais écoute, je vais te dire ce qu’il faut que tu fasses et comment tu dois te conduire avec les hommes. Nous n’avons que cela pour vivre, ma fille ; depuis deux ans que ton bienheureux père est mort tu ne sais pas comment nous avons vécu. Quand il était là nous ne manquions de rien. Comme forgeron il avait acquis un grand nom au Peiraieus, et on peut entendre dire à tout le monde qu’il n’y aura jamais un forgeron comme Philinos. Après sa fin j’ai vendu ses tenailles, son enclume et son marteau deux cents drachmes et c’est là-dessus que nous avons vécu ; ensuite j’ai tissé, descendant la trame et tournant les fils, gagnant avec peine de quoi manger ; et je t’ai élevée, ô ma fille, seule espérance qui me fût restée.

korinna

Tu veux parler des cent drachmes ?

krôbylê

Non. Mais j’ai pensé qu’à l’âge où tu es tu me nourrirais, tout en te procurant à toi-même facilement de quoi t’orner, de quoi t’enrichir, de quoi avoir dès robes de pourpre et des esclaves.

korinna

Comment cela, mère ? Pourquoi dis-tu cela ?

krôbylê

En vivant avec les jeunes gens, en buvant en leur compagnie, et en couchant avec, pour de l’argent.

korinna

Comme la fille de Daphnis, Lyra ?

krôbylê

Oui.

korinna

Mais… elle est courtisane !

krôbylê

Cela n’a rien de terrible. Toi aussi tu deviendras riche comme elle et tu auras beaucoup d’amants… Pourquoi pleures-tu, Korinna ? Ne vois-tu pas combien il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, comme elles gagnent de l’argent ! Daphnis, moi je l’ai connue, ô chère Adrasteia, en guenilles, avant que sa fille ne fût nubile, et regardée. Et maintenant tu vois comment elle marche : avec de l’or, des robes fleuries et quatre esclaves.

korinna

Comment a-t-elle gagné cela, Lyra ?

krôbylê

D’abord, en s’habillant avec élégance, en étant aimable et brillante avec tout le monde, non pas riant aux éclats à propos de tout comme tu fais, mais souriante et attirante. Ensuite en traitant avec habileté, mais sans mensonge, ceux qui vont la voir ou qui l’envoient chercher, et en évitant de prendre pour elle aucun homme. Si on la fait venir à un souper, pour un cadeau, elle ne s’enivre pas — car c’est ridicule et les hommes ont cela en horreur — et elle ne se bourre pas de nourriture comme une sotte ; elle ne touche qu’avec le bout des doigts, et en silence, les mets ; elle ne s’emplit pas les joues ; et elle boit tranquillement, non pas à plein gosier, mais par petits coups.

korinna

Même lorsqu’elle a soif, mère ?

krôbylê

Surtout lorsqu’elle a soif, Korinna. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, elle ne se moque pas de ceux qui sont présents et ne regarde que celui qui la paye. Et à cause de cela tout le monde l’aime. Et quand il faut entrer au lit, elle travaille sans obscénité, mais avec soin, et elle ne recherche qu’une chose entre toutes, c’est de soumettre l’homme et d’en faire un amant. C’est ce dont tous la louent. Si tu retiens bien cette leçon, nous aussi nous serons riches, car tu es beaucoup plus désirable qu’elle. Mais (ô propice Adrasteia) je ne dis plus qu’une chose : puisses-tu vivre.

korinna

Dis-moi, mère, tous ceux qui me paieront seront-ils comme Eukritos, avec qui j’ai couché hier ?

krôbylê

Pas tous. Il y en aura de mieux. Quelques-uns seront très vigoureux. D’autres ne seront pas aussi bien faits.

korinna

Et il faudra que je couche aussi avec ceux-là ?

krôbylê

Surtout avec ceux-là, ma fille. Ce sont eux qui donnent le plus. Les beaux ne veulent donner que leur beauté. Prends bien soin de t’attacher ceux qui payent le mieux, si tu veux que dans peu de temps toutes les femmes disent en te montrant du doigt : « Ne vois-tu pas Korinna, la fille de Krôbylê, comme elle est riche, comme elle a fait sa mère trois fois heureuse ! » Qu’en dis-tu ? Tu feras cela ? Tu le feras, moi je le sais, et tu les dépasseras toutes facilement. Maintenant va te laver, si le petit Eukritos revenait aujourd’hui. Car il me l’a promis.