Scènes de la vie des courtisanes/Les Mensonges hors de propos

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Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 127-139).

xiii

Les Mensonges hors de propos

léontichos, fanfaron.
chênidas, son ami.
hymnis, courtisane très jeune.
grammis, son esclave.


léontichos

Et dans le combat contre les Galates, dis, ô Chênidas, comment je partis en avant des autres cavaliers, monté sur mon cheval blanc, et comment les Galates, qui sont vaillants pourtant, tremblèrent aussitôt qu’ils me virent, si bien que nul ne me résista. Alors, moi, lançant mon javelot, je transperçai l’Hipparque et son cheval ; et contre les autres qui s’étaient rassemblés, — car il y en avait qui après avoir rompu la phalange, s’étaient reformés en carré, — contre ceux-là je tirai l’épée avec courage, et l’élan de mon cheval renversa les sept premiers ; d’un coup d’épée je fendis en deux la tête du chef, et les tiens arrivèrent alors, ô Chênidas, quand tous étaient déjà en fuite.

Chênidas

Et quand, en Paphlagonie, ô Léontichos, tu as combattu seul le Satrape, n’as-tu pas fait de grandes choses là encore ?

Léontichos

C’est bien de m’avoir rappelé ce combat extraordinaire. Ce Satrape était gigantesque, on le disait merveilleux tireur d’épée ; il tenait les Grecs en mépris. Il s’avança entre les deux armées et cria : quelqu’un veut-il combattre seul contre moi ? — Tous furent saisis d’effroi, les lochagues, les taxiarques, et même notre hégémon qui pourtant n’est pas un lâche : car c’était Aristaikhmos l’Aitôle qui nous commandait, et il est admirable à lancer le javelot ; moi je n’étais encore que chiliarque. Par un coup d’audace, et repoussant mes amis qui me prenaient dans leurs bras, car ils craignaient pour moi en voyant ce barbare étincelant de ses armes dorées, énorme, avec son effrayant panache et son javelot brandi…

Chênidas

Moi aussi j’avais peur pour toi, ô Léontichos. Tu sais comme je te retenais, en te suppliant de ne pas affronter le danger pour nous. La vie me serait impossible si tu mourais.

Léontichos

Mais moi, par un coup d’audace je m’avance au milieu, non pas moins bien armé que le Paphlagonien, mais tout en or comme lui, de sorte qu’un cri s’éleva chez les nôtres et chez les barbares, car ils m’avaient reconnu surtout à mon bouclier, et à mes ornements et à mon panache. Dis, ô Chénidas, à qui tous alors me comparaient !

Chênidas

À quel autre, par Dzeus ! si ce n’est à Akhilleus, fils de Thetis et de Pêleus ? Comme ton casque t’allait bien ! comme ta pourpre était éclatante et ton bouclier lumineux !

Léontichos

Quand nous nous rencontrâmes, le barbare le premier me blessa, m’écorcha la peau un peu au-dessous du genou. Moi, je traversai son bouclier d’un coup de sarisse et je l’atteignis en pleine poitrine ; alors le foulant aux pieds, je lui coupai la tête facilement avec mon épée, je m’emparai de ses armes et revins avec sa tête à la pointe de ma sarisse, ruisselant du sang versé.

hymnis

Ah ! va-t’en, Léontichos ! que c’est dégoûtant et odieux, ce que tu racontes ! Qui pourrait te regarder encore te félicitant de cette boue sanglante ! qui pourrait boire ou coucher avec toi ! moi je m’en vais.

Léontichos, (la retenant)

Je te donnerai double prix.

hymnis

Je ne pourrais pas dormir près d’un meurtrier.

Léontichos

N’aie pas peur, ô Hymnis. Tout cela s’est passé en Paphlagonie. Maintenant je suis en pais.

hymnis

Non, tu es un homme abominable. Le sang dégouttait sur toi de la tête du barbare que tu portais sur ta sarisse. Et après cela, moi, je prendrais un pareil homme dans mes bras et je lui donnerais des baisers ! ô Charités, je ne ferai pas cela ! Celui-là n’est pas meilleur que le bourreau.

Léontichos

Ah ! si tu me voyais en armes, je le sais bien, tu m’aimerais.

hymnis

Rien qu’à t’entendre, Léontichos, mon cœur se soulève et mes cheveux se hérissent ; je crois voir des ombres, les fantômes de tes victimes, et surtout de ce malheureux chef dont tu as fendu la tête en deux. Que serait-ce si j’avais vu le fait lui-même, et le sang, et les cadavres étendus. Il me semble que j’en serais morte, moi qui n’ai jamais vu tuer un poulet.

Léontichos

Que tu es poltronne, ô Hymnis, et d’âme petite. Moi je croyais te faire plaisir en te racontant cela.

hymnis

Fais de pareils récits aux Lemniades ou aux Danaïdes si tu en trouves. Moi je retourne auprès de ma mère jusqu’à ce qu’il soit jour. Suis-moi Grammis. Porte-toi bien, brave chiliarque, mets à mort ceux qu’il te plaira. (Elle s’en va.)

Léontichos

Reste, ô Hymnis, reste !… Elle est partie !

Chênidas

C’est toi, aussi, Léontichos, qui as effrayé cette enfant avec tes panaches, et tes hauts faits invraisemblables. Je l’ai vue devenir toute jaune dès que tu as commencé l’histoire du capitaine ; puis elle a changé de visage et a frissonné quand tu as dit que tu avais coupé la tête.

Léontichos

Je croyais lui paraître par là plus aimable. Mais c’est toi qui m’as perdu, Chênidas, en me jetant l’idée de ce duel.

Chênidas

Ne fallait-il pas t’aider à mentir, voyant la cause de cette fanfaronnade ? Mais toi tu as rendu cela beaucoup trop horrible. Tu pouvais couper la tête de l’infortuné Paphlagonien, mais pourquoi la piquer à la pointe de ta sarisse et te couvrir de sang ?

Léontichos

Il est vrai que c’est dégoûtant, Chênidas, mais le reste n’était pas mal imaginé. Va donc et persuade-la de coucher avec moi.

Chênidas

Je lui dirai donc que tu as tout inventé pour paraître brave auprès d’elle.

Léontichos

C’est honteux, Chênidas.

Chênidas

Autrement elle ne reviendra pas. Choisis donc de deux choses l’une : ou d’être haï et passer pour brave, ou de coucher avec Hymnis en lui avouant avoir menti.

Léontichos

Les deux sont pénibles. Mais je prends Hymnis. Va donc, et dis-lui, ô Chênidas que j’ai menti ; — mais pas en tout !