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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/10

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CHAPITRE X

Les observateurs les moins favorables à M. Tryan étaient forcés d’admettre qu’il ne se donnait point de repos. Trois sermons le dimanche, une école du soir pour les jeunes gens le mardi, une méditation dans une chaumière le jeudi, des exhortations aux maîtres d’école, le catéchisme aux écoliers, des visites pastorales se multipliant à mesure que son influence s’étendait au delà de son propre district de la commune de Paddiford, auraient suffi pour mettre à bout de forces un homme bien plus vigoureux que lui. M. Pratt l’admonesta sur son imprudence, mais ne put lui persuader d’économiser du temps et de la force en se procurant un cheval. Par quelque motif que ses amis trouvaient difficile à expliquer, M. Tryan paraissait vouloir s’user complètement. Ses ennemis n’étaient pas en peine d’expliquer cette conduite. L’égoïsme du ministre évangéliste était d’une nature trop spécialement mauvaise pour se manifester comme un égoïsme régulier et respectable. « Il veut se faire la réputation d’un saint, dit l’un. — Il est rongé d’orgueil spirituel, dit un autre. — Il a en vue quelque beau bénéfice, et il veut se glisser dans la manche de l’évêque », dit un troisième.

M. Sickney, de Salem, qui considérait tout malaise volontaire comme un reste de l’esprit de la loi, prononça une sévère condamnation de cette négligence de soi-même et exprima ses craintes que M. Tryan ne fût encore loin de la vraie liberté chrétienne. M. Jérôme saisit avec empressement cette vue dogmatique du sujet comme une confirmation de ce que lui suggérait sa propre bienveillance, et, par un après-midi de novembre, par un temps couvert, il enfourcha sa jument, déterminé à se rendre à Paddiford et à discuter le point avec M. Tryan.

Le visage du vieux monsieur semblait tout triste, tandis qu’il suivait les sentiers du village disséminé de Paddiford, entre des rangées de laides maisons, assombries par des métiers, et que la noire poussière, chassée par le vent d’automne, était soulevée en tourbillons qui l’enveloppaient. Il réfléchissait au but de sa promenade, et ses pensées, suivant son habitude lorsqu’il était seul, se traduisaient de temps en temps en paroles distinctes. Comme ses yeux erraient sur le théâtre des travaux de M. Tryan, il lui sembla comprendre les privations que s’imposait le ministre, sans recourir à la théorie de M. Sickney sur le défaut d’instruction spirituelle. Les docteurs en philosophie ne nous disent-ils pas que nous sommes incapables de discerner un arbre, autrement que par une habileté inconsciente qui combine beaucoup de sensations passées et diverses ; qu’aucun sens n’est indépendant d’un autre, de sorte que dans l’obscurité nous pouvons à peine déguster un ragoût, ou dire si notre pipe est allumée ou non, et que le garçon le plus intelligent qui aurait des griffes ou des sabots au lieu de doigts ne serait probablement susceptible d’aucun développement ? S’il en est ainsi, il est facile de comprendre que notre discernement à l’égard des motifs des autres hommes dépend de l’ensemble complet des éléments que nous pouvons tirer de nos propres conceptions et de notre propre expérience. Pensez à cela, ami, avant de prononcer un jugement précipité, afin que vos sentiments moraux ne soient pas de l’espèce des sabots ou des griffes. L’œil le plus perçant ne servira à rien, si vous n’avez pas des doigts délicats, avec leurs filaments nerveux et subtils, qui échappent aux lentilles scientifiques et vont se perdre dans le monde invisible des sensations humaines.

Quant à M. Jérôme, il tirait les éléments de son opinion sur la morale des profondeurs de sa vénération et de sa pitié. S’il se sentait lui-même si vivement intéressé en faveur des pauvres créatures pour lesquelles la vie était si misérable et chétive, que devait éprouver l’homme qui s’était engagé devant Dieu à être leur berger ?

« Ah ! murmurait-il, c’est un fardeau trop lourd pour sa conscience, le pauvre homme ! Il tient à devenir leur frère tout à fait ; il ne veut pas prêcher à ceux qui jeûnent, sans jeûner lui-même. Il est meilleur que nous, voilà ; — il est meilleur que nous. »

Ici M. Jérôme secoua la bride violemment, et leva les yeux au ciel, avec un air de courage moral, comme si M. Stickney était là et prêt à s’offenser de cette conclusion. Bientôt il arriva à la maison de Mme Wagstaff, où logeait M. Tryan. Il était souvent venu là auparavant, en sorte que le contraste de cette laide maison en briques et de son maigre morceau de gazon sur lequel, de tous côtés, avaient jour des fenêtres de chaumières, comparée avec sa jolie maison blanche, son verger, son jardin, sa prairie, n’était pas nouveau pour lui ; mais il le sentit avec une force nouvelle en ce jour, tout en attachant sa jument par la bride à la barrière de bois. Il frappa à la porte. M. Tryan était chez lui et fit prier M. Jérôme de monter à son cabinet de travail, le feu étant éteint au salon d’en bas.

À ce mot de cabinet de travail, peut-être votre imagination trop vive se figure une chambre commode, où l’air de confort emprunte quelque chose d’ecclésiastique à la forme des meubles, au dessin du tapis, aux gravures qui ornent les murs ; où, si l’on fait un somme, c’est dans un agréable fauteuil à dossier gothique, tandis que les pieds reposant sur un moelleux tapis représentant des vitraux ; où l’art très pur du rigorisme anglais se montre au-dessus de la cheminée dans le portrait souriant d’un éminent évêque, ou celui du goût raffiné anglais dans une gravure allemande d’Overbeck ; où de belles reliures brillent dans la bibliothèque ; où la lumière est adoucie par un store représentant du feuillage avec une église grise dans le fond.

Je vous prierai d’effacer votre joli tableau, quelque convenable qu’il puisse être pour le caractère et le teint d’un ministre, et je dois vous avouer que la chambre d’étude de M. Tryan était une très laide petite chambre, avec une tapisserie claire sur les murs, un mauvais tapis sur le plancher, et pour perspective une réunion de toits de chaumières et de jardins de choux. La personne du ministre, sa table à écrire et sa petite bibliothèque étaient les seuls objets de la chambre qui eussent quelque air d’élégance, et la seule recherche de bien-être consistait dans un lourd fauteuil à dossier droit, recouvert de serge. L’homme qui pouvait habiter une semblable chambre, sans y être forcé par la pauvreté, devait avoir un but intérieurement entretenu par une passion intense, ou devait avoir choisi cette forme de mortification personnelle moins attrayante que celle qui porte un capuchon et observe les jours maigres, mais qui, par contre, accepte ce qui est vulgaire, lieu commun et laid, toutes les fois que le devoir le plus élevé semble s’y trouver.

« J’espère, monsieur Tryan, que vous voudrez bien m’excuser de venir vous déranger, dit M. Jérôme. Mais j’ai quelque chose de particulier à vous dire.

— Vous ne me dérangez pas du tout, monsieur Jérôme ; je suis très content de recevoir votre visite, dit M. Tryan en lui secouant cordialement la main et lui offrant le fauteuil. Il y a quelque temps que je n’ai eu l’occasion de vous voir, excepté le dimanche.

— Ah ! monsieur, votre temps est tellement pris ; je le sais bien ; non, ce n’est pas seulement parce que vous avez à faire, mais surtout par vos courses ; et vous n’avez pas de cheval, monsieur Tryan. Vous ne prenez pas assez soin de vous-même : vous ne le faites pas, vraiment, et c’est de cela que je viens vous parler.

— C’est très bon de votre part, monsieur Jérôme ; mais je vous assure que la marche ne me fait pas de mal. C’est plutôt un soulagement pour moi, après avoir parlé ou écrit. Vous savez que je n’ai pas un très grand trajet à parcourir. La distance la plus grande où j’aie à me rendre est l’église de Milby, et si, par hasard, un dimanche, j’ai besoin d’un cheval, je loue celui de Radley, qui demeure assez près d’ici.

— Bien ; mais l’hiver approche ; vous aurez les pieds humides, et Pratt me dit que votre constitution est faible : ce qu’on voit sans être médecin. Et voici à quel point de vue j’envisage la chose, monsieur Tryan. Qui pourrait remplir votre place, si vous veniez à en être empêché ? Considérez de quelle valeur est votre vie. Vous avez commencé un grand travail à Milby, et vous le mèneriez à bien si vous aviez la santé. Plus vous prendrez soin de vous, plus longtemps vous vivrez, si Dieu le veut, pour faire du bien à vos semblables.

— Je crois, mon cher monsieur Jérôme, que dans tous les cas je n’aurai pas une longue vie ; et, si je prenais soin de moi sous prétexte de faire plus de bien, je pourrais très probablement mourir sans avoir rien fait du tout.

— Bien ! mais avoir un cheval ne vous empêcherait pas de travailler. Cela vous aiderait à faire davantage, quoique Pratt dise que ce qui vous fait le plus de mal, c’est d’être obligé de parler constamment. Voyons, n’est-ce pas vrai — je ne suis pas un savant, monsieur Tryan, et je ne veux rien vous dicter — mais n’est-ce pas vous tuer que d’en faire ainsi au delà de vos forces ? Nous ne devons pas perdre notre vie de cette façon.

— Non, nous ne devons pas la perdre légèrement ; mais il nous est permis de la sacrifier pour une bonne cause. Il y a bien des devoirs, comme vous le savez, monsieur Jérôme, qui passent avant le soin de notre vie.

— Je ne puis discuter avec vous, monsieur Tryan ; mais voici ce que je voulais vous dire. Vous connaissez mon petit cheval brun ; je regarderais comme une bonté de votre part si vous vouliez le garder cet hiver et le monter. J’ai souvent pensé à le vendre, car Mme Jérôme ne l’aime pas ; et qu’ai-je besoin de deux chevaux ? Mais j’aime le petit, et je ne puis me décider à le vendre. Si vous vouliez seulement le monter pour moi, vous me rendriez service, je vous assure, monsieur Tryan.

— Je vous remercie, monsieur Jérôme. Je vous promets de vous le demander quand je sentirai que j’ai besoin d’une monture. Il n’est personne plus que vous à qui je voulusse avoir des obligations ; mais, pour le présent, je préfère n’avoir pas de cheval. Je le monterais, et le garder serait plutôt un embarras pour moi. »

M. Jérôme parut troublé et hésitant, comme s’il avait sur l’esprit une chose difficile à exprimer. Enfin, il dit : « Vous m’excuserez, monsieur Tryan, je ne voudrais pas prendre trop de liberté ; mais je sais qu’on demande beaucoup de vous comme ministre. Est-ce la dépense, monsieur Tryan ? Est-ce l’argent ?

— Non, mon cher monsieur. J’en possède beaucoup plus qu’il n’en faut à un homme seul. Ma façon de vivre est tout de mon choix, et je ne fais rien que ce que je me sens engagé à faire, tout à fait en dehors des considérations pécuniaires. Nous ne pouvons pas juger pour un autre, vous savez ; nous avons chacun nos faiblesses et nos tentations particulières. Je conviens qu’il serait bon pour un autre de se permettre plus de luxe, et je vous assure que je ne considère point comme une supériorité de ma part de m’en priver. Au contraire, si mon cœur était moins rebelle et moins sujet à la tentation, je n’aurais pas besoin de cette espèce de renoncement. Mais, ajouta-t-il, en tendant la main à M. Jérôme, je comprends votre bienveillance, et je vous en bénis. Si j’ai besoin d’un cheval, je vous demanderai le petit brun. »

M. Jérôme fut obligé de se contenter de cette promesse, et retourna tristement chez lui, se reprochant de n’avoir pas dit une chose qu’il avait l’intention de dire en partant de sa maison, et d’avoir entièrement oublié « les arguments » de M. Stickney.

M. Jérôme n’était pas le seul qui s’inquiétât sérieusement en voyant le ministre s’accabler de travail. Il y avait des tendres femmes dont l’anxiété à l’égard de l’état de son cœur commençait à se changer en tourment sur l’état de sa santé. Miss Élisa Pratt avait naguère passé bien des nuits d’insomnie à penser à la possibilité que M. Tryan fût attaché à quelque dame — à Laxeter peut-être, où il avait eu une cure précédemment, et ses beaux yeux étaient très attentifs à ce qu’aucun symptôme d’affection de sa part à lui ne pût lui échapper. Elle regardait comme un fait très alarmant que ses mouchoirs fussent supérieurement marqués en cheveux, jusqu’à ce qu’elle réfléchit qu’il avait une sœur dont il parlait avec beaucoup d’affection, comme étant la compagne et la consolation de leur vieux père. Outre cela, M. Tryan n’avait jamais fait de visite à distance, excepté une de peu de jours à son père, et il ne laissait deviner aucune intention de prendre une maison ou de changer sa manière de vivre. Non ! il ne devait pas être engagé, quoiqu’il pût avoir eu des espérances déçues. Mais ce dernier malheur est un de ceux dont on a vu un ministre se remettre volontiers quand une paire de beaux yeux bleus lui témoignent un respect affectionné. Avant Noël, cependant, ses pensées commencèrent à prendre une autre direction. Elle entendit son père dire confidentiellement que « Tryan était menacé de consomption, et que, s’il ne se soignait pas, sa vie n’était pas à vendre pour une année » ; le regret d’avoir spéculé sur des suppositions qui devaient être probablement si fausses, rejeta, avec d’autant plus d’impétuosité, les sentiments de la pauvre miss Élisa dans un courant d’inquiétude à la perspective de perdre le pasteur qui lui avait ouvert une nouvelle vie de piété. C’est une de nos faiblesses que la pensée de la mort d’un homme le sanctifie à nos yeux ; comme si la vie n’était pas sacrée aussi — comme si c’était une chose inutile que d’éprouver de l’amour et du respect pour le frère qui doit faire péniblement sa route avec nous, tandis que nos larmes et notre tendresse sont dévouées à celui à qui ce fatigant voyage est épargné.

Les miss Linnet aussi commencèrent à envisager l’avenir à un autre point de vue, complètement dépourvu de jalousie à l’égard de miss Élisa Pratt.

« Avez-vous remarqué, dit Marie, un après-midi que Mme Pettifer prenait le thé avec elles, avez-vous remarqué hier cette petite toux sèche de M. Tryan ? Je crois qu’il est plus mal chaque semaine ; si je connaissais sa sœur, je lui écrirais à son sujet. Il faudrait absolument qu’il renonçât à une partie de son travail, et il ne veut écouter personne ici.

— Ah ! dit Mme Pettifer, c’est pitié que son père et sa sœur ne puissent venir vivre avec lui s’il ne se marie pas. Je voudrais de tout mon cœur qu’il eût pris une gentille petite femme, qui lui aurait arrangé un intérieur confortable. Je pensais qu’il se serait attaché à miss Élisa Pratt ; c’est une bonne fille et très jolie ; mais je n’en vois aucune probabilité maintenant.

— Non, vraiment, dit Rébecca avec quelque emphase ; le cœur de M. Tryan n’est à gagner par aucune femme ; il est tout dévoué à son œuvre, et je ne désirerais pas le voir uni à une jeune femme sans expérience, qui serait un empêchement pour lui plutôt qu’une aide.

— Il aurait besoin d’une femme, jeune ou vieille, dit Mme Linnet, pour lui faire mettre un gilet de flanelle et changer de souliers quand il rentre. Mon opinion est qu’il a pris ce rhume en gardant des chaussures mouillées ; et cette Mme Wagstaff est une pauvre tête d’oie, qui ne prend pas assez soin de lui.

— Ô ma mère, dit Rébecca, c’est une femme très pieuse ; je suis sûre qu’elle trouve que c’est un grand privilège d’avoir chez elle M. Tryan, et qu’elle fait de son mieux pour qu’il soit bien. Mais elle ne peut pas faire que ses chambres ne soient pas pauvrement meublées.

— Je n’ai rien à dire contre sa piété, ma chère ; mais je sais très bien que je n’aimerais point qu’elle préparât mes repas. Quand un homme rentre affamé et fatigué, ce n’est pas la piété qui le nourrira. J’ai fait visite un jour qu’elle servait le dîner de M. Tryan, et j’ai vu que les pommes de terre étaient aussi pleines d’eau que possible. Il est très bien de s’occuper des choses spirituelles : je n’ai rien à dire contre cela ; mais j’aime que mes pommes de terre soient mangeables. Je ne crois pas que personne doive mieux aller au ciel parce que son dîner est impossible à digérer — pourvu qu’on ne meure pas avant, comme cela arrivera peut-être à M. Tryan, le pauvre homme.

— Ce sera une terrible journée pour nous toutes, dit Mme Pettifer. Nous ne trouverons jamais personne qui puisse remplir sa tâche. Il y a le nouveau ministre qui vient d’arriver à Shepperton, M. Parry ; je l’ai vu l’autre jour chez Mme Bond. C’est peut-être un homme très bon et un habile prédicateur ; on dit qu’il l’est ; mais j’ai pensé, à part moi : Quelle différence entre lui et M. Tryan ! Il a le ton tranchant, et rien des sympathiques manières de M. Tryan. Ce qu’il y a de plus étonnant pour moi en M. Tryan, c’est sa manière de se mettre au niveau de chacun et de parler à chacun comme un frère. Je n’ai jamais peur de lui dire quoi que ce soit. Il ne prend avec personne un air de supériorité. Il sait relever ceux qui sont abattus, comme ne l’a jamais su faire aucun homme.

— Oui, dit Marie. Et, quand je vois tous les yeux tournés vers lui dans l’église de Paddiford, je pense souvent combien la position serait difficile pour tout ministre venant après lui ; il s’est fait tellement aimer ! »