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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/9

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CHAPITRE IX

Le dimanche critique arrivé, M. Tryan ne montra aucun signe de faiblesse. Il rejeta sans hésiter la proposition de se rendre à l’église dans la voiture de M. Landor et déclara qu’il ne prendrait point de précautions, mais qu’il se confierait simplement en Dieu et en sa bonne cause. Quelques-uns de ses amis les plus timides trouvèrent que cette conduite ressemblait plus à un défi qu’à de la sagesse. Ils pensaient que la punition légale des auteurs de désordre est une satisfaction peu suffisante pour celui qui a eu la tête cassée par une brique, et ils commençaient à se demander si ce n’était pas un devoir envers leurs familles que de rester à la maison le dimanche soir. Ces gens timorés n’étaient cependant qu’en faible minorité, et la plupart des amis et des auditeurs de M. Tryan se réjouissaient presque de l’occasion de braver les insultes, en soutenant la cause d’un prédicateur auquel ils étaient sérieusement attachés. Miss Pratt parlait de Cranmer, de Ridley et de Latimer, et remarqua que la crise actuelle offrait une occasion de rivaliser avec eux, tandis que des personnes d’instruction moins profonde, dont la mémoire était moins approvisionnée, exprimaient simplement leur résolution, comme l’avait fait M. Jérôme, de « soutenir » le prédicateur et sa cause, qu’ils regardaient comme la cause de Dieu.

Le dimanche soir, donc, à six heures un quart, M. Tryan, partant de chez M. Landor, avec plusieurs de ses amis qui s’y étaient rassemblés, fut bientôt rejoint par deux autres groupes sortant de chez M. Pratt et de chez M. Dunn, de sorte que, en y rejoignant les personnes qui se rendaient seules à l’église et se plaçaient naturellement à la suite de cette réunion principale, les amis de M. Tryan, au moment où ils atteignirent l’église, formaient un cortège imposant. C’était dans la rue du Verger et près des portes de l’édifice religieux que la foule était rassemblée, et aux fenêtres de M. Dempster s’était établie une société plus choisie d’antitryanites, pour jouir du spectacle de M. Tryan se rendant à l’église au milieu des huées de la foule.

Pour fournir à l’esprit public des sobriquets de circonstance, de nombreuses affiches du programme de spectacle, composées par M. Dempster, étaient collées sur les murs, en caractères gigantesques. Comme il se peut que le plus actif collectionneur de littérature murale ne soit pas assez heureux pour posséder cette production, qui devrait être conservée parmi les documents de notre histoire religieuse provinciale, en voici une copie exacte :

. . . . .

GRAND SPECTACLE
Donné à Milby, Dimanche soir prochain,
PAR LE
FAMEUX COMÉDIEN RIEZ-EN[1]
Et sa troupe distinguée,
composée non seulement d’un choix sans égal d’ailleurs pour la comédie,
mais d’une grande réunion d’animaux régénérés et convertis.
ENTRE AUTRES :
Un Ours (Bear) qui avait l’habitude de danser !
Un Perroquet (Parrot) naguère adonné à jurer !!
Un Porc polygame !!!
Un Singe qui prenait habituellement des puces le dimanche !!!!
ET DE PLUS
Une paire de Linottes (Linnets) apprivoisées et douées d’un chant et d’un plumage nouveaux.
M. RIEZ-EN
passera d’abord dans les rues, en cortège, avec ses artistes sans rivaux, promettant de tenir les yeux levés vers le ciel et les coins de la bouche descendant plus bas que ceux d’aucune autre troupe de saltimbanques du pays !

APRÈS QUOI
Le Théâtre sera ouvert et le spectacle commencera
à six heures et demie par
LA REPRÉSENTATION
d’une pièce qui n’a encore été représentée sur aucune scène :
LE LOUP DÉGUISÉ EN BREBIS
OU
LE MÉTHODISTE MASQUÉ
ACTEURS
M. Sciedoux
M. Riez-en.
M. Dix pour cent
M. Gander.
M. le docteur Remontant
M. Tonique.
M. Engluedames
M. Riez-en.
Miss Piété-l’Amorce
Miss Tonique.
Angélique
Miss Séraphine Tonique.

APRÈS QUOI
Un intermède musical varié commençant par
LES LAMENTATIONS DE JÉROME I-AH !
Récitatif nasal, suivi par
LES CAQUETS
QUATUOR FAVORI PAR

Deux Poules qui ne sont pas des poulettes, la Haute-contre bien connue, M. Done et un Gander (jars) descendant directement de l’oie qui pondait des œufs d’or.


On finira par un grand chœur
L’ORCHESTRE COMPLET DES ANIMAUX RÉGÉNÉRÉS !!

Mais, à cause de l’absence inévitable (pour cause de maladie) du Bull-dog qui a cessé de combattre, M. Tonique a bien voulu se charger au premier avertissement de fournir l’aboyement[2].

Le tout sera terminé par la Farce hurlante
LE VOLEUR DE CHAIRE
Où M. Riez-en remplira à lui seul les rôles de :
MM. Saint-Douce-Face, MM. Malveillant-Toutprière,
Ver-Rampant, S’imposant-Partout,
Toute-Grâce-Sans-Œuvre, Parvenu-Sans-Respect !!

ENTRÉE LIBRE

Une Collecte se fera aux Portes.
VIVAT REX !

. . . . .

Cette satire, bien qu’elle fût le produit le plus affilé de l’esprit de Milby, ne vous frappe pas, je suppose, comme très acerbe. Mais la haine est comme le feu : elle rend mortels de légers frottements. Et les sarcasmes de M. Dempster ne se lisaient pas seulement sur les murailles : ils étaient reflétés par les regards moqueurs et répercutés par les méchantes plaisanteries de la foule. C’est à travers cette averse de quolibets et de calembours, avec accompagnement (ad libitum) de grognements, de huées, de sifflets et de hi-ha, mais heureusement sans aucun projectile plus meurtrier, que passa M. Tryan, pâle et grave, donnant le bras au vieux M. Landor, dont la marche était lente. De l’autre côté il avait M. Jérôme, qui cheminait encore avec fermeté, quoiqu’il eût les épaules légèrement voûtées.

M. Tryan paraissait calme ; mais il souffrait cruellement de ces accents de haine et de mépris. Quelle que fût sa persuasion de bien agir, elle était pour lui une arme insuffisante contre ces regards moqueurs et ces paroles virulentes ; sa conscience était en repos, mais sa vie était brisée.

Une dernière fois, notre ministre évangéliste dut repasser par cette rue du Verger, suivi par une réunion d’amis ; il y eut alors de nouveau une foule assemblée pour le voir entrer à l’église. Mais on n’entendait que des accents de tristesse et des bénédictions ; et Jeanne Dempster, dédaigneuse, ne regardait point ; ses yeux étaient fatigués par les larmes et les veilles, car elle accompagnait à la tombe son ami le pasteur chéri.

L’histoire est sujette à se répéter et à nous présenter les mêmes incidents avec un léger changement de costume. Depuis le temps de Xerxès jusqu’à nos jours, nous avons vu des généraux faire des bravades au commencement de leurs campagnes, et vaincre l’ennemi, dans leurs discours, avec la plus grande facilité. Mais les événements sont sujets à se trouver en contradiction avec les prévisions des plus ingénieux tacticiens ; les difficultés de l’expédition sont en désaccord absolu avec les calculs les plus habiles ; l’ennemi a l’impudence de ne pas se mettre en désordre, comme on l’attendait de lui ; l’esprit du brillant général commence à être distrait par les nouvelles des intrigues qui s’ourdissent contre lui, et, malgré les beaux compliments qu’avant de partir il a adressés à la Providence, dont le bon vouloir à son égard ne pouvait être mis en doute, il semble qu’il y a toute probabilité à ce que le Te Deum se chante du côté des ennemis.

C’est ce qui arriva à M. Dempster dans sa mémorable campagne contre les tryanites. Après le premier triomphe du retour d’Elmstoke, la bataille des méditations du soir avait été perdue ; l’ennemi était en possession du champ de bataille ; et la seule espérance qui restât était que par d’incessantes escarmouches de guérillas on pût le forcer à évacuer le pays.

Pendant quelque temps ce genre d’attaque fut poussé avec activité. La calomnie vint prêter son concours au ridicule et le rendre plus redoutable. De très vilaines histoires, racontées avec des circonstances très minutieuses, furent bientôt mises en circulation sur M. Tryan et ses auditeurs, histoires d’après lesquelles on put déduire clairement que l’Évangélisme avait pour conséquence nécessaire l’indulgence pour le vice. Quelques vieilles amitiés se rompirent, et il se trouva des gens qui estimèrent que des différences religieuses, qui n’étaient atténuées par aucune perspective de legs, constituaient un motif suffisant pour mettre au jour leur antipathie de famille. M. Budd rassembla ses ouvriers et les menaça de les renvoyer s’il apprenait qu’aucun d’eux ou de leurs familles fréquentât la méditation du soir ; et M. Tomlinson, en découvrant que son premier employé était tryanite, se mit fort en colère et aurait immédiatement chassé ce précieux fonctionnaire, si cette manière de lui payer ses honoraires n’avait pu avoir des inconvénients.

Après tout, cependant, au bout de quelques mois, la perte principale fut du côté des antitryanites. M. Pratt, il est vrai, avait perdu un ou deux malades, outre la famille de M. Dempster ; mais, comme il était évident que l’Évangélisme n’avait pas desséché le courant de ses anecdotes, ni altéré en rien sa connaissance de la constitution de ses clientes, il est probable qu’un changement qui se manifestait par si peu de signes visibles était le prétexte plutôt que la raison de son renvoi dans ces quelques cas particuliers. M. Dunn fut menacé de perdre plusieurs de ses bonnes pratiques, Mme Phipps et Mme Lowme ayant donné l’exemple, en lui faisant demander son mémoire ; et le marchand de drap commença à envisager ses prochains approvisionnements avec une inquiétude qui ne réussit pas à adoucir la comparaison que sa femme lui fit de sa position avec celle de Shadrach, Méshech et Abednego, qui furent jetés dans une fournaise enflammée. Car, ainsi qu’il lui en fit l’observation le lendemain matin, avec cette perspicacité qu’on a au moment où l’on se rase : tandis que leur délivrance consistait dans le fait que leur linge et leurs vêtements de laine ne furent pas consumés, sa propre délivrance avait le résultat précisément contraire. Mais nos convenances, cette admirable branche du grand système de l’intérêt personnel, nous engagent tous à nous entr’aider, en dépit de la différence de nos opinions. Il est probable qu’aucune haine philosophique ou théologique ne serait assez forte pour résister jusqu’à la fin au pouvoir de nos convenances : il est à croire qu’un boulanger latitudinaire dont le pain serait exempt d’alun obtiendrait forcément la pratique de tout puseyite bilieux ; qu’un Arménien qui aurait mal aux dents aimerait mieux un habile dentiste calviniste qu’un adversaire décidé des dogmes de l’Élection et du Rétablissement final, s’il devait lui briser la dent dans la mâchoire ; et qu’un Frère de Plymouth qui posséderait un magasin d’épiceries bien approvisionné se trouverait avoir occasionnellement le plaisir de fournir du sucre ou du vinaigre à des familles orthodoxes du voisinage qui se trouveraient à l’improviste « dépourvues » de ces objets indispensables. C’est ce pouvoir persuasif de ce qui nous est commode qui donnait au marchand drapier la certitude finale de n’avoir pas de martyre à redouter. Sa draperie était la meilleure de Milby ; l’habitude et le désir de se procurer et sans retard des articles satisfaisants triomphèrent du zèle antitryanite ; et le drapier put bientôt penser à ses prochains achats, sans être soutenu par la comparaison tirée de l’Ancien Testament.

D’un autre côté, M. Dempster avait perdu son meilleur client, M. Jérôme, et l’effet moral de cette perte lui était plus sensible que le déficit pécuniaire qu’elle représentait. Le procureur aimait l’argent, mais il aimait encore mieux le pouvoir. Il avait toujours été fier d’avoir de bonne heure obtenu la confiance d’un assistant au service séparatiste et d’être capable de « tourner le propriétaire de Salem autour de son pouce ». Comme beaucoup d’autres hommes, aussi, il avait une certaine bienveillance pour ceux qui l’avaient employé quand il faisait ses premiers pas dans la carrière ; et, de même que nous n’aimons pas à nous défaire d’un vieux thermomètre de notre chambre de travail, ou d’un mètre que nous avons toujours porté en poche depuis que nous avons commencé les affaires, de même M. Dempster n’aimait pas à ôter le nom de son vieux client de la case spéciale de son bureau. Notre vie habituelle est comme un mur contre lequel sont suspendus des tableaux : enlevez un des tableaux, il laissera vide une place vers laquelle vos yeux ne pourront jamais se tourner sans une sensation de malaise. Bien plus, la perte de quelque objet familier amène presque toujours comme un frisson de mauvais présage ; cela semble comme une première ombre du doigt de la Mort qui s’avance.

En raison de toutes ces causes combinées, M. Dempster ne pouvait jamais penser à son client sans une forte irritation, et la seule vue de M. Jérôme passant dans la rue lui était pénible.

Un jour que le vieux monsieur remontait la rue du Verger sur sa paisible jument, secouant la bride et lui chatouillant les flancs avec son fouet comme d’habitude, quoiqu’il fût tacitement convenu entre eux deux qu’elle ne devait pas hâter le pas, Jeanne se trouva sur sa porte, et il ne put résister à la tentation de s’arrêter pour parler à cette gentille petite femme, comme il l’appelait toujours, quoiqu’elle fût plus grande que toutes les femmes de sa connaissance. Jeanne, malgré sa disposition à prendre le parti de son mari dans toutes les choses publiques, ne pouvait conserver aucune malveillance contre son vieil ami ; aussi se donnèrent-ils une cordiale poignée de main.

« Vraiment, madame Dempster, je suis affligé de ne pas vous voir quelquefois, je vous assure, dit M. Jérôme d’un ton plaintif. Mais, si vous avez quelqu’un de vos protégés qui ait besoin de secours et qui, selon vous, mérite qu’on s’intéresse à lui, envoyez-le-moi tout de même.

— Je vous remercie, monsieur Jérôme, je le ferai. Adieu. »

Jeanne abrégea l’entretien autant qu’elle le put, mais pas assez pour que cette rencontre fortuite échappât à l’observation de son mari. Celui-ci revenait de son étude à l’autre bout de la rue, et l’offense que sa femme lui faisait en parlant à M. Jérôme fut souvent, depuis ce jour, le thème des terribles reproches de M. Dempster.

En associant la perte de son vieux client à l’influence de M. Tryan, Dempster commença à sentir plus distinctement le motif de sa haine contre un ministre aussi incommode. Mais une haine passionnée, tout comme un amour passionné, demande quelque loisir et quelque liberté d’esprit. La persécution et la vengeance, comme la flirtation ou l’adulation, ne peuvent réussir sans une considérable dépense de temps et d’habileté, et ces deux conditions sont difficiles à remplir pour un homme dont les affaires et le foie commencent à donner des inquiétudes. Aussi M. Dempster, tourmenté par sa propre situation, ne pouvait former des plans assez habiles pour inquiéter l’ennemi.

Pendant ce temps les méditations attiraient une congrégation de plus en plus nombreuse, — peut-être peu de personnes du cercle aristocratique où dominaient les Lowme et les Pittman, mais un grand nombre des auditeurs du matin et du soir de M. Crewe, — et enlevaient une notable fraction des assistants au service du soir de M. Stickney à Salem. L’Évangélisme faisait son chemin à Milby et introduisait peu à peu son parfum subtil dans des chambres verrouillées et cadenassées contre lui. Ce mouvement, comme tous les autres « réveils religieux », eut un effet mélangé. Les idées religieuses ont le sort des airs, qui, une fois lancés dans le monde, sont adaptés à toutes sortes d’instruments, les uns grossiers, faibles ou faux, jusqu’à ce que les gens finissent par déclarer mauvaise la mélodie elle-même. Il se peut que quelques-uns des auditeurs de M. Tryan eussent gagné un vocabulaire religieux plutôt qu’une expérience religieuse ; qu’ici ou là quelque femme de tisserand, qui, peu de mois auparavant, était une niaise négligente, fût simplement devenue une sainte négligente ; que le vieil Adam, avec l’opiniâtreté de l’âge mûr, continuât à dire des mensonges derrière sa banque, quoiqu’il se fût nouvellement adonné à la lecture de la Bible et à la prière en famille ; que les enfants de l’école du dimanche à Paddiford eussent la mémoire remplie de phrases sur le sang qui lave, sur la justice attribuée, sur la justification par la foi seule, mémoire qu’une expérience consistant principalement en jeux de palets, en toupies, en taloches paternelles et en désirs de sucre d’orge non satisfaits servait plutôt à obscurcir qu’à éclairer. Il se peut qu’à Milby, dans ce temps reculé, comme en tout autre temps et en tout autre endroit où l’atmosphère spirituelle est en voie de changement, et où les hommes sont envahis par de nouvelles idées, la sottise se prît souvent pour de la sagesse, que l’ignorance se donnât des airs de savoir, et que l’égoïsme levant les yeux au ciel s’appelât religion.

Toutefois l’Évangélisme avait amené dans la société de Milby l’existence de l’idée du devoir, cette connaissance d’un principe pour lequel on pouvait vivre en dehors de la simple satisfaction de soi-même, principe qui est à la loi morale ce que l’addition d’un grand ganglion nerveux est à la vie animale. Aucun homme ne peut adopter une nouvelle foi ou une nouvelle idée sans s’élever à un ordre de conception plus relevé ; un principe de subordination, d’empire sur soi-même a été introduit dans sa nature ; il n’est plus un simple faisceau d’impressions, de désirs et d’entraînements. Quelles que pussent être les faiblesses des dames qui diminuaient le luxe de leurs dentelles et de leurs rubans, qui coupaient des vêtements pour les pauvres, qui distribuaient des traités, qui citaient l’Écriture et définissaient le véritable Évangile, elles avaient appris ceci : qu’il y avait un travail divin à faire dans la vie, une règle de ce qui est bon supérieure à l’opinion de leurs voisins, et que, si la notion d’un ciel en réserve pour elles-mêmes était un peu trop prononcée, cependant le moyen de pouvoir arriver à ce ciel consistait dans la pureté du cœur, dans une compassion semblable à celle du Christ, et dans l’empire sur les désirs égoïstes. Elles pouvaient donner le nom de piété à ce qui n’était qu’un égoïsme puritain, appeler péché des choses qui ne l’étaient point ; mais elles avaient au moins le sentiment que l’on doit éviter le péché et lui résister ; et ce daltonisme qui fait confondre le vert et le rouge vaut mieux qu’une cécité complète. Miss Rébecca Linnet, en costume sombre, l’expression peut-être un peu solennelle, donnant des leçons à l’école du dimanche, visitant les pauvres gens, et s’efforçant de suivre un modèle de pureté et de bonté, avait sûrement plus d’amabilité morale qu’à l’époque de toilette prétentieuse où elle ne portait d’autres costumes que ceux des héroïnes du cabinet littéraire… Miss Élisa Pratt, écoutant dans un ravissement attentif la méditation du soir de M. Tryan, trouvait certainement des portes ouvertes à sa vanité et à sa personnalité ; mais elle était avancée moralement, comparée à miss Phipps assoupie sous ses plumes par l’élocution du vieux M. Crewe. Et même des personnes âgées, dont l’esprit, tel que celui de Mme Linnet, était trop épais pour recevoir beaucoup de dogmatique, avaient leurs cœurs mieux disposés en faveur du nouveau prédicateur, qu’ils regardaient comme un envoyé de Dieu. Ils avaient honte de leur mauvaise humeur, de leur mondanité, de leur passé trivial ou futile. La première condition de la bonté humaine est d’avoir quelqu’un à aimer ; la seconde, quelque chose à respecter. Et ce dernier don fut apporté à Milby par M. Tryan et l’Évangélisme.

Oui, le mouvement fut bon, quoiqu’il y eût ce mélange de folie et de mal qui souvent fait que ce qui est bon blesse les esprits faibles et dédaigneux, qui ont besoin que les actions et les caractères humains s’insinuent dans la sève de leurs propres idées avant de pouvoir leur accorder sympathie ou admiration. De tels esprits, j’ose le dire, auraient trouvé M. Tryan très dépourvu de ce procédé d’insinuation. L’œuvre bénie qui a pour objet d’aider le monde à progresser n’attend heureusement pas pour s’accomplir la perfection chez ses ministres ; et je m’imagine que ni Luther, ni John Bunyan, par exemple, n’auraient satisfait au type moderne d’un héros qui ne croit à rien que ce qui est vrai, ne sent rien que ce qui est exalté et ne fait rien que ce qui est plein de grâce. Les véritables héros que Dieu crée sont tout différents : ils ont leur héritage naturel d’amour et de conscience qu’ils ont sucé avec le lait de leur mère ; ils connaissent une ou deux de ces profondes vérités spirituelles que l’on n’acquiert qu’en luttant contre ses propres péchés et ses propres tristesses ; ils ont gagné en foi et en force, en proportion du travail personnel qu’ils ont fait ; mais le reste est pour eux théorie vide, préjugé sans raison, vague ouï-dire. Leur vue intérieure est simple ; leur sympathie est peut-être enserrée dans les canaux rétrécis du dogme, au lieu de couler avec la liberté d’un torrent qui fructifie toute semence sur sa route ; l’obstination dans ce qu’ils affirment s’amalgamera peut-être avec leurs plus nobles élans ; et même leurs actes de sacrifice personnel ne sont quelquefois que le résultat de leur égoïsme passionné. Il en était ainsi de M. Tryan, et quiconque l’étudiait à vue d’oiseau avec le regard d’un critique aurait pu dire, peut-être, qu’il commettait l’erreur d’identifier le christianisme avec une dogmatique trop étroite ; qu’il voyait l’œuvre de Dieu trop exclusivement dans l’antagonisme contre le monde, la chair et le démon ; que son instruction intellectuelle était trop limitée, et ainsi de suite : prenant M. Tryan pour texte d’une sage péroraison sur les critères de l’école évangéliste de son temps.

Mais je ne suis pas à cette position dominatrice. Je suis à son niveau et dans la mêlée, comme lui, tandis qu’il lutte pour avancer sur la route pierreuse, au travers de la foule de ses semblables. Il trébuche, peut-être ; son cœur bat, tantôt de crainte, tantôt d’angoisse ; ses yeux sont quelquefois obscurcis par des larmes qu’il s’empresse d’essuyer ; il s’avance bravement, avec des fluctuations de foi et de courage, avec un corps qui a conscience de ses chutes ; enfin il tombe ; la lutte est terminée, et la foule se referme sur le sillon qu’il a laissé.

« Il faisait partie du clergé évangéliste, c’était un disciple de Venn, dit un de ces critiques dont je viens de parler. Ce n’était pas un échantillon très remarquable ; l’anatomie et les habitudes de cette espèce de gens sont déterminées depuis longtemps. »

Cependant, bien certainement ce n’est que la connaissance de nos semblables qui nous permet de sentir avec eux, qui nous donne l’ouïe assez fine pour entendre les pulsations d’un cœur qui bat sous le mobile des circonstances et de l’opinion. Notre analyse la plus subtile des écoles et des sectes oubliera la vérité la plus essentielle, si elle n’est pas éclairée par l’amour, qui voit dans toutes les formes de la pensée et du travail humain les luttes de la vie et de la mort chez des êtres humains différents les uns des autres.


  1. Calembour par « à peu près », intraduisible en français. (N. du trad.)
  2. Bark signifie « aboyement » et « quinquina ».