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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/23

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CHAPITRE XXIII

Jour après jour, avec quelques courts intervalles de repos, Jeanne garda sa place dans cette chambre. Il ne faut pas s’étonner de ce que la chambre de malade et le lazaret aient été souvent un lieu de refuge contre les atteintes du doute intellectuel — un lieu de repos pour les esprits fatigués et blessés. Il y a un devoir au sujet duquel toutes les croyances et toutes les philosophies ne font qu’un ; là, au moins, la conscience ne peut être pervertie par le doute, ni les bons mouvements arrêtés par une théorie contraire ; là, vous pouvez commencer à agir sans poser une des questions préliminaires. Humecter pendant les longues veilles de la nuit les lèvres sèches de celui qui souffre, soutenir la tête retombante, soulever les membres inertes, deviner les désirs qui ne peuvent s’exprimer que par un faible mouvement de main ou un regard suppliant — voilà des services qui ne demandent aucun examen, aucune casuistique, aucun assentiment à quelque proposition, ou aucune appréciation des conséquences. Entre les quatre murs dont l’agitation et l’éclat du monde sont bannis, et où toute voix se modère — où un être humain est étendu sans force, livré à la pitié de son semblable, la relation morale d’homme à homme est réduite à sa clarté et à sa simplicité extrêmes ; la bigoterie ne peut pas la troubler, la théorie ne peut la pervertir, la passion que la vénération réduit au repos ne peut ni la souiller, ni la bouleverser. Pendant que nous nous inclinons sur le lit du malade, toutes les forces de notre nature se réunissent dans la pitié, la patience et l’amour, et effacent les misérables traces de nos débats, de notre prétendue sagesse et de nos désirs égoïstes. Ce dégagement serein des importunités de l’opinion se retrouve dans tous les actes simples et directs de la pitié, et c’est une des sources de ce calme que ressent souvent celui qui veille dans une chambre de malade, même lorsqu’il doit y remplir les devoirs les plus difficiles.

Quelque chose de ce résultat bienfaisant fut ressenti par Jeanne pendant sa réclusion. Quand les premières heures douloureuses furent passées, quand son horreur pour le délire eut perdu sa nouveauté, elle commença à se sentir soulagée du fardeau d’une décision à prendre quant à sa conduite future. La question qui l’agitait, touchant son retour vers son mari, avait été résolue en un instant ; et cette maladie, après tout, pourrait être l’annonce d’une bénédiction, de même que cet affreux minuit où elle était livrée au froid dans l’obscurité avait été suivi par l’aurore d’une nouvelle espérance. Robert irait mieux ; cette maladie le changerait ; il serait longtemps faible, il aurait besoin d’aide, marchant avec une béquille, peut-être. En le soignant avec tendresse, avec amour et pardon, son ancienne dureté se fondrait pour toujours sous les rayons du soleil d’amour dont elle l’inonderait. Son sein se soulevait à cette pensée, et elle versait des larmes délicieuses. Jeanne était d’une nature où la haine et la vengeance ne pouvaient trouver aucune place ; ses longues années d’amertume tiraient la moitié de leurs blessures du souvenir toujours vivant des deux courtes années d’amour qui les avaient précédées ; et la pensée que son mari pût jamais porter de nouveau sa main à ses lèvres et rappeler les jours où ils s’asseyaient ensemble sur le gazon et où il posait des coquelicots dans ses cheveux noirs et l’appelait sa reine de Bohême, faisait refluer l’oubli sur l’espace rude et pierreux qu’ils avaient traversé depuis. L’amour divin, qui avait déjà brillé sur elle, serait encore avec elle ; elle élèverait constamment son âme vers le secours ; M. Tryan, elle le savait, prierait pour elle. Si elle se sentait faiblir, elle le lui avouerait aussitôt ; si ses pieds commençaient à glisser, elle avait là un appui pour se retenir. Oh ! elle ne pourrait jamais être entraînée de nouveau dans cette froide caverne du péché et du désespoir ; elle avait senti le soleil du matin, elle avait aspiré l’air doux et pur de la confiance, du repentir et de la soumission.

Telles étaient les pensées qui traversaient l’esprit de Jeanne tandis qu’elle s’inclinait sur le lit de son mari, et telles furent les espérances qu’elle confia à M. Tryan lorsqu’il vint la voir. Il était si évident que ces idées la fortifieraient dans sa nouvelle lutte, elles jetaient un tel éclat d’enthousiasme sur son visage, que M. Tryan ne put se décider à proférer quelques paroles de doute sur ses espérances, quoique une conversation antérieure qu’il avait eue avec M. Pilgrim l’eût convaincu qu’il n’y avait pas la plus légère probabilité à ce que Dempster se rétablît. La pauvre Jeanne ne comprenait pas la signification du changement des symptômes, et lorsque, au bout d’une semaine, le délire perdit une partie de sa violence et fut interrompu par des intervalles de plus en plus longs de torpeur, elle voulut croire que son malade était en voie de guérison et elle évita de questionner M. Pilgrim, dans l’appréhension qu’il ne confirmât les craintes qui, par moments, se glissaient dans son esprit. Mais le docteur jugea convenable de ne pas lui permettre de s’aveugler plus longtemps. Un jour — c’était justement près de midi, l’heure où les mauvaises nouvelles paraissent le plus pénibles — il la conduisit au salon, où était assise Mme Raynor, et lui dit, d’un ton de sympathie qui donnait quelquefois un air soudain de douceur à cet homme rude :

« Ma chère madame Dempster, il est convenable, dans des cas semblables à celui-ci, d’être préparé à ce qu’il y a de pire. Mon devoir est de vous empêcher d’entretenir un espoir vain, et l’état de M. Dempster est maintenant tel, que je crains que nous ne devions regarder la guérison comme impossible. L’affection du cerveau aurait pu n’être pas considérée comme incurable ; mais, voyez-vous, il y a une terrible complication ; et je suis fâché de dire que la jambe cassée perd sa vitalité. »

Jeanne l’écouta le cœur défaillant. Cet avenir d’amour et de pardon se reculait de sa vue pour toujours, là où sa pitié ne pourrait jamais l’atteindre. Elle devint toute tremblante.

« Pensez-vous qu’il doive mourir, dit-elle, sans reprendre connaissance, sans jamais me reconnaître ?

— On ne peut rien dire avec certitude. Il n’est pas impossible que la congestion cérébrale diminue et qu’il reprenne quelque connaissance S’il est quelque chose que vous désiriez qui soit fait dans ce cas, il serait bien d’y être préparée. Je pense, continua M. Pilgrim en se tournant vers Mme Raynor, que les affaires de M. Dempster sont en ordre……, son testament est……

— Oh ! je ne voudrais pas qu’on l’inquiétât de ces choses-là, interrompit Jeanne ; il n’a que des parents très éloignés, personne que moi. Je ne voudrais pas l’occuper de cela. Je désirerais seulement…… »

Elle ne put achever ; elle sentit venir les sanglots et quitta la chambre. « Ô mon Dieu ! dit-elle, ton amour n’est-il pas plus grand que le mien ? Aie compassion de lui ! Sois miséricordieux ! »

Cela arrivait le mercredi, dix jours après le fatal accident. Le dimanche suivant, la faiblesse de Dempster avait rapidement augmenté ; et lorsque M. Pilgrim, qui, en alternant avec son aide, avait couché dans la maison dès le commencement, entra à dix heures et demie du soir comme d’habitude, il comprit que la faible lutte de la vie durerait à peine jusqu’au matin. Pendant ces quelques derniers jours il avait donné des stimulants pour combattre l’épuisement qui avait succédé aux alternatives de délire et de torpeur. Ce secours était tout ce qui restait à faire pour le malade ; aussi, à onze heures, M. Pilgrim alla se coucher, ayant donné ses directions au garde et lui ayant demandé de l’appeler s’il survenait quelque changement ou si Mme Dempster désirait le voir.

On ne put persuader Jeanne de quitter la chambre. Elle épiait avec anxiété le moment où les yeux de son mari pourraient s’arrêter sur elle avec quelque intelligence, et où il pourrait apprendre qu’elle lui avait pardonné.

Combien il était changé depuis ce terrible lundi ! Étendu sans autre mouvement que la respiration irrégulière qui soulevait sa large poitrine et son cou musculeux, ses traits n’étaient plus empourprés, mais pâles, affaissés et hagards. Une sueur froide se condensait en gouttelettes sur son front saillant et sur ses mains maigres, étendues inertes sur les draps du lit. C’était mieux de les voir ainsi qu’agitées convulsivement, comme la semaine précédente.

Jeanne resta assise sur le bord du lit pendant les longues heures de veille, examinant les yeux fermés à moitié, essuyant la transpiration du front et des joues et pressant la froide main insensible. Elle était presque aussi pâle que le mourant, et il y avait des lignes sombres sous ses yeux, car c’était la troisième nuit qu’elle passait à veiller ; mais le regard inquiet de ses yeux noirs et la sensibilité indiquée par les lignes de sa bouche faisaient un singulier contraste avec l’insensibilité et la maigreur du visage qu’elle épiait.

Il y avait un calme profond dans la maison. Jeanne n’entendait d’autre bruit que celui de la respiration de son mari et le tic-tac de la montre posée sur la cheminée. La lampe suspendue jetait une douce clarté sur l’objet qui seul l’intéressait. Il y avait dans la chambre une odeur d’eau-de-vie ; on en donnait de temps en temps à son mari ; mais ce fumet, qui d’abord lui avait causé un léger frémissement, lui était maintenant devenu indifférent ; elle ne l’apercevait même pas ; elle avait trop peu la perception d’elle-même pour être sensible à la tentation. Elle savait seulement que l’époux de sa jeunesse était mourant, loin, bien loin de son atteinte ; comme si elle restait désespérée sur le rivage, tandis qu’il s’enfonçait sous les vagues orageuses ; elle implorait un instant, un seul instant, où elle pût satisfaire son âme miséricordieuse par un regard d’amour, par une parole de tendresse.

Ses sensations et ses pensées étaient si persistantes qu’elle ne put compter les heures, et ce fut une surprise pour elle lorsque le garde éteignit la lampe et laissa pénétrer dans la chambre la faible clarté du matin. Mme Raynor, inquiète de Jeanne, était déjà levée et lui apportait du café ; et M. Pilgrim, s’étant réveillé, s’habilla à la hâte pour venir voir comment était Dempster.

Ce passage de la lumière artificielle à celle du matin, ce retour du même cours des choses que celui de la veille amena du découragement plutôt que du soulagement pour Jeanne. Elle ressentit davantage sa fatigue ; cette nouvelle clarté sur le visage de son mari semblait révéler le travail de la mort ; elle sentit s’évanouir le reste d’espoir qu’il pût jamais la reconnaître.

En ce moment M. Pilgrim, ayant tâté le pouls du malade, mit quelques gouttes d’eau-de-vie dans une cuiller à thé et l’approcha des lèvres de Dempster ; l’eau-de-vie descendit et, la respiration devint plus libre. Jeanne remarqua ce changement, et son cœur battit plus fort. Tout d’un coup un léger mouvement, comme le passage d’une ombre, passa sur son visage ; Dempster ouvrit complètement les yeux et regarda Jeanne.

C’était presque une résurrection, après la nuit de la tombe.

« Robert, me reconnaissez-vous ? »

Il tint les yeux fixés sur elle et il eut comme un mouvement des lèvres à peine perceptible, comme s’il désirait parler.

Mais le moment de parler était passé pour jamais. Put-il lire le pardon complet écrit dans les yeux de Jeanne ? Elle ne le sut jamais, car, tandis qu’elle se baissait pour l’embrasser, le voile épais de la mort tomba entre eux, et ses lèvres touchèrent le front d’un cadavre.