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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/24

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CHAPITRE XXIV

Les gens qui entourèrent la fosse de M. Dempster parurent sévères et impassibles, tandis que le vieux M. Crewe lisait le service funèbre de sa voix basse et cassée. Les familiers revêtus du manteau noir étaient des hommes du genre de M. Pittman, M. Lowme et M. Budd, des hommes que Dempster avait, de son vivant, appelés ses amis ; et les visages mondains ne paraissent jamais plus mondains qu’aux funérailles. Ils produisent le même effet d’incongruité qu’une voix rauque rompant le solennel silence de la nuit.

Le seul visage qui exprimât le chagrin était couvert d’un épais voile de crêpe, et le chagrin était contenu et silencieux. Personne ne savait combien il était profond, car la plupart des voisins pensaient que Mme Dempster ne pouvait avoir eu une meilleure chance que de perdre un mauvais mari qui lui laissait un joli revenu. Ils trouvaient difficile de concevoir qu’elle envisageât cette mort autrement que comme une délivrance. La personne la plus convaincue de la douleur de Jeanne fut M. Pilgrim, peu porté cependant à croire aux sentiments désintéressés.

« Cette femme a un noble cœur, lui entendit-on souvent dire dans ses tournées du matin. Je croyais qu’il y avait beaucoup d’étalage chez elle ; mais vous pouvez être certain qu’il n’y a là aucune affectation. Si c’eût été le meilleur mari du monde, elle n’aurait pu être plus affligée. Il y a beaucoup de bon en Mme Dempster, beaucoup de bon.

— C’est ce que j’ai toujours dit, répondit Mme Lowme ; elle a toujours eu mille attentions pour moi quand j’étais malade. Mais on m’a dit qu’elle est devenue tryanite, à présent ; s’il en est ainsi, nous ne pourrons plus nous accorder. C’est très inconsistant de changer ainsi, après avoir été la première à se moquer du jargon tryanite, et surtout pour une femme qui a de telles habitudes ; elle devrait s’en guérir, avant de prétendre à un excès de religion.

— Eh bien, je pense qu’elle veut se corriger, dit M. Pilgrim, dont le bon vouloir en faveur de Jeanne était au-dessus du point tempéré auquel il pouvait accorder à ses clients un peu de critique. Je suis sûr qu’elle n’a pris aucun spiritueux pendant toute la maladie de son mari ; et Dieu sait que ces choses étaient constamment à sa portée. Je puis voir qu’elle souffre de cette privation ; cela n’en montre que mieux sa résolution. Ces guérisons sont rares, mais il y en a eu quelquefois chez des personnes de forte volonté. »

Mme Lowme saisit l’occasion de répéter cette conversation à Mme Phipps, qui, victime de M. Pratt et de l’embonpoint, pouvait rarement jouir d’un semblable plaisir elle-même. Mme Phipps avait des opinions décidées, quoiqu’elle les émît avec difficulté.

« Pour ma part, dit-elle, je suis charmée d’apprendre qu’il y ait quelque chance d’amélioration chez Mme Dempster ; mais je pense que, d’après la manière dont les choses ont tourné, elle était plus à blâmer qu’on ne le supposait ; autrement, pourquoi ressentirait-elle autant la perte de son mari ? Et Dempster, à ce que j’ai compris, a laissé à sa femme presque toute sa propriété pour en faire ce qu’elle voudra ; voilà qui n’est pas se conduire comme un méchant mari. Je ne crois pas que Mme Dempster ait eu autant de contrariétés qu’on le prétend. J’ai connu des maris qui ont fait des plans pour tourmenter leurs femmes quand ils seront sous terre — liant leur argent et les empêchant de se remarier. Non que je puisse jamais désirer me remarier ; je crois en toute assurance que c’est assez d’un mari dans la vie d’une femme. » Ici elle lança un regard féroce à l’aimable M. Phipps, qui se réjouissait innocemment des facéties du Rotherby Guardian, et pensait que l’éditeur devait être un plaisant individu. « Mais c’est vexant d’être liée de cette manière. Vraiment, on dit que Mme Dempster aura une fortune de six cents livres par année. C’est une belle affaire pour elle : une pauvre fille qui n’avait pas le sou. Ce sera heureux si elle n’en fait pas des dépenses sans nom. »

L’opinion de Mme Phipps à l’égard de Jeanne était toutefois loin de prévaloir à Milby. Même des voisins qui ne lui portaient pas grand intérêt pouvaient à peine voir cette femme grande et belle dans son costume de veuve, sans être touchés d’une sincère admiration pour elle et sans avoir le sentiment qu’elle était entrée dans une nouvelle vie à laquelle on ne devait pas faire allusion, non plus qu’au passé. Et les vieux amis qui avaient de la bienveillance pour elle, mais dont la cordialité avait paru refroidie pendant les dernières années, retournèrent à elle avec franchise. M. Jérôme se trouvait positivement plus heureux, maintenant qu’il pouvait recommencer à faire des visites à cette « gentille petite Mme Dempster », et pensait à elle avec satisfaction, au lieu de le faire avec tristesse. Les Pratt ne perdirent pas de temps pour se remettre avec Jeanne et sa mère sur leur ancien pied d’amitié, et miss Pratt sentit qu’il lui incombait d’émettre en toute occasion une approbation très emphatique de la force d’esprit très remarquable que lui paraissait déployer Mme Dempster. Les miss Linnet furent très vivement disposées à complaire à M. Tryan, en accueillant Jeanne, qui serait probablement pour elles une sœur en sentiments religieux et en bonnes œuvres ; et Mme Linnet fut si agréablement surprise de ce que Dempster avait laissé à sa femme l’argent « de cette belle manière, pour en faire ce qu’elle voudrait », qu’elle fit entrer Dempster lui-même, et sa plaidoirie à propos du champ du Pâté, dans son oubli magnanime des offenses passées. Elle et Mme Jérôme s’accordèrent, en prenant amicalement une tasse de thé ensemble, à trouver qu’il « y avait bien des maris dont on disait beaucoup de bien, et qui cependant tenaient sous clef un testament qu’ils vous cachaient et qui vous liait aussi serré que possible.

« Je vous assure, continua Mme Jérôme en abaissant la voix au ton confidentiel, que je n’en sais pas plus jusqu’à ce jour, au sujet du testament de M. Jérôme, que l’enfant qui est à naître. Je ne crains rien au sujet d’une rente, je suis bien assurée que M. Jérôme m’en laissera une ; mais j’aimerais à avoir une ou deux mille livres à ma disposition ; cela donne beaucoup plus de considération à une veuve. »

Peut-être ce motif de respect pour les veuves n’était-il pas tout à fait sans influence sur les esprits de Milby, et eut-il quelque pouvoir pour réconcilier les connaissances plus aristocratiques de Jeanne, qui, autrement, auraient été portées à regarder à un point de vue très sévère son apostasie en faveur de l’évangélisme. Les erreurs paraissent si déplaisantes chez les personnes peu riches — on trouve qu’elles prennent, en s’écartant de la routine, des libertés inexcusables, tandis que les personnes riches peuvent se permettre quelques inconvenances. « Elles ont de l’argent pour ça », disait une fille en parlant de sa maîtresse, qui s’était rendue malade en mangeant du saumon mariné. Quoi qu’il en fût, il n’y eut pas une connaissance de Jeanne dans Milby qui ne lui montrât de la politesse pendant les premiers jours de son veuvage. La sévère Mme Phipps elle-même ne fit point exception ; car le Ciel sait ce que deviendrait notre sociabilité, si nous renoncions à voir les gens dont nous disons du mal ; il nous faudrait vivre, comme les ermites égyptiens dans la solitude au milieu de la foule.

Peut-être les attentions les plus agréables à Jeanne furent-elles celles de sa vieille amie Mme Crewe, dont l’attachement pour sa favorite se montra très supérieur à tout ressentiment au sujet de M. Tryan. La vieille petite dame sourde ne pouvait se passer de sa visiteuse habituelle, qu’elle avait vue, de petite fille, devenir femme, toujours aussi bien disposée à causer avec elle, quoiqu’elle fût sourde, et à lui raconter toutes les nouvelles ; tandis que d’autres personnes trouvaient fatigant de lui crier aux oreilles et la fâchaient en lui recommandant toute espèce de cornets acoustiques.

Toute cette bienveillance fut précieuse à Jeanne. Elle comprenait l’aide que cela lui donnait pour la conquête d’elle-même, grâce qu’elle implorait chaque jour. La force de son caractère reposait surtout dans l’affection ; cela donnait une tendresse fraternelle à ses actions bienveillantes et la faisait s’attacher avec persévérance à tout objet qui avait une fois excité sa sympathie. Hélas ! c’était une affection déçue, blessée, qui avait rendu ses peines si insupportables ! Et maintenant il n’existait plus d’obstacle au cours de ce fleuve abondant de sa nature — aucune angoisse secrète et rongeuse — aucune terreur — aucune honte. Des regards amis l’accueillaient ; elle sentait que des cœurs amis l’approuvaient et lui voulaient du bien, et ce doux soleil de bonne volonté tombait comme un bienfait sur ses nouvelles espérances et ses nouveaux efforts, comme la douce lumière qui suit la pluie tombe sur les tendres pousses du printemps et leur fait tenir toutes leurs promesses.

Et elle avait besoin de ces secours secondaires, car sa lutte avec son passé n’était pas toujours facile. Les fortes émotions qui donnent à la vie d’un être humain une nouvelle direction remportent la victoire de la même manière que la mer ; quoique les eaux avancent avec certitude, souvent, après une vague plus puissante que d’habitude, elles semblent reculer, comme pour perdre tout le terrain qu’elles avaient gagné !

Jeanne montrait la direction fortement arrêtée de son esprit, en prenant toutes les précautions possibles contre la tentation. Sa mère ne la quittait plus, ayant fermé sa petite habitation pour venir demeurer dans la rue du Verger ; Jeanne lui donna à garder toutes les clefs dangereuses, la priant de les tenir dans quelque endroit secret. Toutes les fois que l’abattement et son désir bien connu la menaçaient, elle cherchait un refuge dans ce qui avait toujours été sa plus pure jouissance — elle visitait quelqu’un de ses voisins pauvres, leur portait quelque secours, s’approchait d’un lit de malade, réjouissait de ses sourires quelque sombre habitation. Mais la grande source de courage, le grand secours pour persévérer, fut le sentiment qu’elle avait en M. Tryan un ami et un directeur ; elle pouvait lui avouer ses difficultés ; elle savait qu’il priait pour elle ; elle avait toujours la perspective de le voir et d’entendre des paroles d’avertissement et d’encouragement, qui lui arrivaient chargées d’un pouvoir divin tel qu’elle ne l’avait jamais trouvé auparavant dans des paroles humaines.

Le temps se passa ainsi jusqu’à la fin de mai, presque un mois après la mort de son mari. Un matin qu’elle déjeunait avec sa mère, regardant par la fenêtre ouverte le jardin, où le gazon blanchissait sous la neige des fleurs de pommiers, on apporta une lettre à Mme Raynor.

« Tiens, il y a le timbre de poste de Thurston, dit-elle. Cela doit concerner votre tante Anna. Ah ! c’est cela ; pauvre femme ; elle a été plus malade ces deux derniers jours et a prié qu’on m’envoyât chercher. Cette hydropisie va l’emporter, je crois. Pauvre femme ! ce sera une heureuse délivrance. Il faut que j’y aille, ma chère — quoique je sois fâchée de vous quitter. C’est la dernière sœur de votre père. Il se peut que je n’aie pas à y rester plus d’une ou deux nuits. »

Jeanne fut désolée ; cependant elle dit : « Oui, il faut que vous y alliez, ma mère. Mais que ferai-je sans vous ? Je vais prier Mme Pettifer de venir demeurer avec moi pendant votre absence. Je suis sûre qu’elle y consentira. »

À midi, Jeanne, ayant mis sa mère dans la voiture qui devait la mener à Thurston, voulut, en revenant, voir Mme Pettifer ; mais, à son grand désappointement, sa vieille amie était sortie pour la journée. Elle écrivit sur une feuille de son agenda une requête pressante à Mme Pettifer pour qu’elle vînt demeurer avec elle pendant l’absence de sa mère ; et, après avoir recommandé à la petite servante de donner ce papier à sa maîtresse dès qu’elle rentrerait, elle alla à la cure, voir Mme Crewe, pensant soulager ainsi le sentiment de désolation et de crainte indéfinie qui s’emparait d’elle en se trouvant seule pour la première fois, depuis cette grande crise de sa vie. Mme Crewe aussi était sortie !

Jeanne, avec un découragement qu’elle se reprochait comme un enfantillage, retourna tristement chez elle ; quand elle entra dans la salle à manger, elle ne put s’empêcher de fondre en larmes. Ce sont ces états de susceptibilité nerveuse indéfinissables — états d’agitation et d’abattement moitié intellectuels, moitié physiques — qui déterminent plus d’une tragédie dans la vie des femmes. Vint l’heure de dîner ; Jeanne mangea à peine ; elle essaya en vain de fixer son attention sur un livre ; elle se promena au jardin et trouva mélancoliques même les rayons du soleil.

Entre quatre et cinq heures elle reçut la visite du vieux M. Pittman ; elle le reçut au jardin, où elle était assise sous un des grands pommiers, pensant à Robert, qui, dans ses moments de bonne humeur, avait l’habitude de mener la « petite maman » voir les concombres ou bien la vache d’Alderney et son veau dans l’étable. Les pleurs et les sanglots étaient revenus à ces pensées ; et, quand M. Pittman s’approcha d’elle, elle se sentait épuisée. Mais la vue et la sensibilité du vieux monsieur étaient obtuses, et, à la satisfaction de Jeanne, il ne parut nullement s’apercevoir de son chagrin.

« J’ai une tâche à vous imposer, madame Dempster, dit-il avec une certaine emphase qui lui était habituelle ; je désire que vous regardiez de nouveau les lettres dans le bureau de Dempster, pour voir si vous pourrez en trouver une de Poole au sujet de l’hypothèque sur ses maisons de Dingley. Cela vaudrait vingt livres ; je ne sais où elle peut être, si elle n’est pas avec ses lettres dans le bureau. Je l’ai cherchée partout à l’étude. Je vous quitte ; mais je reviendrai demain, si vous voulez avoir la bonté de chercher. »

Jeanne dit qu’elle allait s’occuper tout de suite de la chose et entra dans la maison avec M. Pittman. Cette recherche devrait prendre quelque temps ; elle lui dit adieu et alla aussitôt au bureau, qui était dans une petite chambre du fond, où Dempster écrivait quelquefois des lettres et recevait les gens qui venaient lui parler d’affaires, en dehors des heures de l’étude. Elle avait examiné plus d’une fois ce que contenait le bureau ; mais ce jour-là, en remuant le dernier paquet de lettres, elle vit ce qu’elle n’avait jamais remarqué auparavant, une petite entaille dans le bois en forme d’ongle, évidemment comme moyen de pousser de côté le fond mobile du compartiment. Elle n’avait encore rien trouvé de semblable à la lettre que M. Pittman lui avait décrite — peut-être y avait-il encore des lettres derrière cette séparation. Elle la repoussa aussitôt et vit — non des lettres, mais un flacon à moitié rempli d’eau-de-vie blanche, boisson habituelle de Dempster.

Un désir impétueux agita tout le corps de Jeanne ; il sembla la dominer avec cette force des parfums puissants qui inondent nos sens avant que nous nous en soyons aperçus. Sa main était sur le flacon ; pâle et excitée, elle le tirait de sa place, quand, par un mouvement énergique, elle le lança par terre, où il se brisa, remplissant la chambre de son odeur. Sans s’arrêter pour fermer le bureau, Jeanne se précipita hors de la chambre, saisit son chapeau et son manteau qui étaient restés dans la salle à manger, et sortit à la hâte.

Où irait-elle ? En quel lieu ce démon qui était rentré en elle serait-il de nouveau conjuré ? Elle marcha rapidement le long de la rue dans la direction de l’église. Elle est bientôt à la porte du cimetière ; elle marche à travers les tombes vers une place qu’elle connaît, une place où le sol a été remué il n’y a pas longtemps, où l’on érigera avant peu une pierre tumulaire : c’est très près du mur de l’église, du côté qui reçoit une ombre vigoureuse, abrité des rayons du soleil couchant par une clôture élevée.

Jeanne s’assit par terre. C’était un endroit obscur. Une haie épaisse, surmontée par des ormes, était en face d’elle ; une clôture de chaque côté. Mais elle désirait même ne pas voir ces objets. Son voile de crêpe était baissé : elle ferma les yeux et les pressa de sa main. Elle voulait rappeler la vision du passé, chasser le démon de son âme par les souvenirs cuisants de ses anciennes douleurs ; renouveler l’ancienne horreur et l’ancienne angoisse, afin de pouvoir se jeter avec une étreinte plus énergique au pied de la croix, où la divine souffrance lui donnerait une forme divine. Elle essaya de se rappeler ces premiers moments de honte, qui furent semblables à la découverte frémissante du lépreux qui s’aperçoit que la teinte fatale est sur lui ; les moments affreux passés près du lit de son mari, qui avait causé lui-même sa folie. Puis elle essaya de revivre par un souvenir que le contraste rendait plus vif, pendant ces heures bénies de joie et de paix qu’elle avait passées dernièrement, depuis que son âme avait été dirigée par la recherche de la sainteté.

Maintenant que le plus fort de la tentation était passé, l’effroi et l’abattement commencèrent à se placer, comme un brouillard, entre elle et le ciel, où elle cherchait lumière et directions. La tentation reviendrait — à la première occasion, cette impétuosité de désir pourrait l’emporter — et elle pourrait de nouveau glisser dans ce puits dangereux dont elle avait été une fois délivrée, et il n’y aurait plus de délivrance possible pour elle. Ses prières ne lui apportaient pas de secours, car la crainte l’emportait sur la confiance ; elle n’avait point de certitude que le secours qu’elle cherchait lui fût donné ; l’idée de sa chute future avait trop fortement saisi son esprit. Seule sur cette route, elle était impuissante. Si elle pouvait voir M. Tryan ; si elle pouvait tout lui avouer, elle retrouverait l’espérance. Il faut qu’elle le voie ; il faut qu’elle aille à lui.

Elle se leva et s’en alla d’un pas rapide et résolu. Elle était restée là longtemps assise, et le soleil était déjà couché. Il était tard pour qu’elle allât à Paddiford chez M. Tryan, où elle n’était jamais allée auparavant ; mais il n’y avait pas d’autre moyen de le voir ce soir-là, et elle ne pouvait hésiter. Elle prit à travers champs un sentier qui la conduirait à Paddiford sans la forcer de traverser la ville. La route était assez longue ; mais elle la préféra, parce qu’il y avait moins de probabilité qu’elle rencontrât quelqu’un de connaissance, et il lui répugnait de parler à qui que ce fût.

Les couleurs du couchant étaient presque effacées lorsque Jeanne frappa à la porte de Mme Wagstaff. La bonne femme fut surprise de voir une dame à cette heure ; mais les vêtements de deuil de Jeanne et l’agitation de son visage lui donnèrent la pensée que quelque difficulté immédiate l’avait amenée.

« M. Tryan vient de rentrer, dit-elle. Si vous voulez attendre au parloir, je monterai lui dire que vous êtes ici. Il paraît très fatigué et souffrant. »

Dans un autre moment, Jeanne aurait été désolée à l’idée de déranger M. Tryan quand il avait besoin de repos ; mais maintenant elle avait trop de désir de secours pour penser à cela ; elle ne sentit qu’un soulagement quand elle entendit le pas du ministre sur l’escalier et qu’elle le vit entrer.

Il s’approcha d’elle avec un regard inquiet, et dit : « Je crains qu’il ne vous soit arrivé quelque chose ».

Alors la pauvre Jeanne lui raconta sa triste histoire de tentation et d’abattement, et, tandis qu’elle se confessait, elle se sentit soulagée de la moitié de son fardeau. Le fait de se confier à la sympathie humaine, la conscience qu’un de ses semblables l’écoutait avec une patiente pitié, prépara son âme à un élan plus fort, par lequel la foi saisit l’idée de la sympathie divine. Lorsque M. Tryan lui adressa des paroles de consolation et de soulagement, elle fut en état de croire à la nouvelle de la grâce ; les flots qui avaient menacé de l’engloutir reculèrent de nouveau, et la vie se rouvrit pour elle sous la voûte des cieux. Elle avait été incapable de prier seule ; maintenant sa prière emportait sa propre âme avec elle, comme une grande flamme emporte dans son ascension vigoureuse les petits feux vacillants qui pourraient à peine rester allumés par eux-mêmes.

Mais M. Tryan ne voulait pas que Jeanne retournât seule à cette heure tardive. Lorsqu’il la vit calmée : « Je vous accompagnerai, dit-il, nous pourrons causer en chemin ». Mais l’esprit de Jeanne était maintenant assez libre pour qu’elle pût remarquer la fatigue du pasteur ; elle ne voulut point qu’il l’augmentât à son sujet.

« Non, dit-elle avec vivacité, vous me feriez beaucoup de peine en sortant de nouveau ce soir à cause de moi. » Et comme il insistait, craignant que de la voir seule si tard ne pût donner lieu à quelques remarques fâcheuses, elle lui dit d’un ton suppliant, avec des sanglots : « Que ferais-je, que feraient ceux qui sont comme moi, si vous nous quittiez ? Pourquoi ne voulez-pas penser davantage à cela et prendre soin de vous ? »

Il avait souvent entendu cette requête auparavant — mais ce soir-là — venant des lèvres de Jeanne — elle eut pour lui une nouvelle éloquence, et il céda. D’abord, il ne le fit, à la vérité, qu’à condition qu’elle permettrait que Mme Wagstaff l’accompagnât, mais Jeanne était décidée à retourner seule chez elle. Elle préférait la solitude ; elle désirait que ses sentiments actuels ne fussent pas distraits par quelque conversation.

Ainsi elle partit par l’humide crépuscule, et lorsque M. Tryan l’eut vu partir, il sentit plus que jamais le désir que sa vie fragile à lui pût durer jusqu’à ce que le retour de Jeanne au bien fût complètement assuré — pour ne plus la voir s’échapper, lutter, gravir les côtés escarpés du précipice d’où elle pouvait à chaque instant être rejetée dans les profondeurs du désespoir ; mais marcher avec fermeté sur le terrain de l’habitude. Il résolut de ne pas quitter Milby à moins d’un devoir absolu et de ne pas cesser de veiller sur Jeanne tant qu’il vivrait.

Jeanne marcha rapidement jusqu’à ce qu’elle fût dans les prés ; mais alors elle ralentit le pas, jouissant de cette solitude qui, quelques heures auparavant, lui avait été insupportable. La présence divine ne lui paraissait pas à une distance où l’on ne pouvait l’atteindre ; la prière même paraissait superflue dans ces instants de calme confiance. La tentation qui, si récemment, l’avait fait frissonner pour l’avenir, était maintenant une source de confiance ; car n’en avait-elle pas été délivrée ? N’avait-elle pas reçu le secours dans l’extrême danger ? Oui ; l’Amour infini prenait soin d’elle. Elle se sentait comme un petit enfant dont la main est tenue avec fermeté par son père, tandis que ses faibles jambes cheminent sur un terrain raboteux ; s’il vient à trébucher, le père ne le laissera pas.

Cette promenade à la clarté des étoiles resta toujours dans le souvenir de Jeanne, comme l’une de ces époques de sanctification, où l’âme, plongée dans les eaux sacrées de la joie et de la paix, en ressort avec une nouvelle énergie, avec des dispositions plus inaltérables.

Quand elle arriva chez elle, elle y trouva Mme Pettifer, l’attendant avec inquiétude. Après l’avoir remerciée d’être venue, Jeanne lui dit seulement : « J’ai été chez M. Tryan ; je désirais lui parler » ; puis, se rappelant comment elle avait laissé le bureau et les papiers, elle se rendit à la chambre du fond, où il lui parut que personne n’était entré depuis qu’elle l’avait quittée, car les fragments du verre étaient encore sur le plancher, et la chambre était encore remplie de l’odeur détestable. Que la tentation lui parut faible et misérable à ce moment ! Elle sonna pour que Kitty vînt ramasser les fragments de verre, tandis qu’elle-même replaçait les papiers et refermait le bureau.

Le lendemain, assise à déjeuner avec Mme Pettifer, Jeanne dit :

« Quel endroit triste et malsain que celui où demeure M. Tryan ! Je suis sûre que c’est très mauvais pour lui de vivre là. Savez-vous que depuis mon réveil je ne fais que combiner un plan. Je crois que c’est un projet charmant — d’autant plus que cela vous concerne.

— Vraiment ! qu’est-ce que c’est ?

— Vous connaissez la maison sur la route de Redhill que l’on appelle Holly Mount ; elle est fermée maintenant. C’est une maison qui appartenait à Robert ; elle est à moi aujourd’hui, et elle est située sur un des points les plus salubres des environs. Or j’ai arrangé dans mon esprit que, si une bonne chère dame de ma connaissance, qui sait disposer une maison confortable et gentille comme un nid d’oiseau, voulait en faire sa demeure et recevoir M. Tryan comme locataire, elle ferait une des actions les plus utiles de toute son utile vie.

— Vous avez une manière d’envelopper les choses de jolis mots, qui fait que je ne comprends pas très bien.

— Eh bien, pour parler clairement, alors, j’aimerais à vous établir à Holly Mount. Vous n’auriez pas à payer un loyer plus fort que celui que vous payez maintenant, et ce serait vingt fois plus agréable pour vous que de demeurer dans cette allée où vous n’avez pour toute vue qu’un mur de briques. Et alors, comme ce n’est pas loin de Paddiford, je pense qu’on pourrait persuader M. Tryan de demeurer avec vous, au lieu de vivre dans cette maison humide, au milieu de choux et de chaumières enfumées. Il vous serait agréable qu’il demeurât avec vous, et vous seriez comme une mère pour lui.

— Certainement cela me plairait ; ce serait la plus belle chose du monde pour moi. Mais il faudrait des meubles. Mon pauvre mobilier ne remplirait pas la maison.

— Oh ! je puis enlever quelques meubles de cette maison-ci ; elle est trop remplie ; nous achèterons le reste. On me dit que j’aurai plus d’argent que je ne saurais en dépenser.

— J’ai peur, dit Mme Pettifer d’un air de doute, que l’on ne puisse difficilement persuader M. Tryan. On lui a souvent parlé de quitter cet endroit ; et il a toujours dit qu’il devait y rester — qu’il devait vivre au milieu de ces gens et qu’il n’y avait pas d’autre logement pour lui à Paddiford. Cela me fend le cœur de le voir s’amaigrir de plus en plus ; j’ai remarqué quelquefois qu’il avait la respiration très courte. Mme Linnet prétend que Mme Wagstaff l’empoisonnait par sa mauvaise cuisine. Je n’en sais rien, mais il ne doit pas avoir ses aises. Je m’attends à ce qu’il s’arrêtera subitement quelque jour et ne sera plus en état de prêcher.

— Eh bien, j’essayerai bientôt mon habileté sur lui. Je serai très fine et je ne lui dirai rien avant que tout soit prêt. Vous, moi et ma mère, quand elle reviendra, nous nous mettrons aussitôt à l’œuvre pour préparer la maison, et nous vous y établirons bien commodément. Je verrai M. Pittman aujourd’hui et je lui dirai ce que je compte faire et que je désire vous avoir pour locataire. Chacun sait combien j’aime cette méchante personne, Mme Pettifer ; ainsi cela paraîtra la chose du monde la plus naturelle. Et ensuite je montrerai peu à peu à M. Tryan qu’il vous rendra service aussi bien qu’à lui-même en venant loger chez vous ; j’espère que je l’emporterai ; car, hier au soir, quand il était tout à fait décidé à sortir à l’air du soir, j’ai obtenu qu’il y renonçât.

— Je veux espérer que vous réussirez, ma chère. Je ne désire rien tant que de faire quelque chose pour prolonger la vie de M. Tryan, car j’ai bien des craintes à cet égard.

— N’en parlons pas, je vous prie ; cela me fait trop de peine. Ne pensons qu’à préparer la maison. Il nous faut être aussi actives que des abeilles. Comme nous aurons besoin des doigts habiles de ma mère ! La chambre d’en haut fera un excellent cabinet d’étude pour M. Tryan. Il n’y aura point d’autres sièges qu’un fauteuil et un sofa très commodes, pour qu’il soit obligé de se reposer en rentrant chez lui. »