Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu/01

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Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 35-68).
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SCÈNES DE LA VIE EN UKRAINE

UN
ROYAUME DE DIEU

I


I. — PROLOGUE DANS LE CIEL

Connaissez-vous rien de plus triste, dans une plaine couverte de neige, qu’un sapin jadis fier et haut, qui s’en va en décrépitude ? Ses branches ne soutiennent plus que des amas de choses mortes, brindilles vertes en d’autres saisons, nids qui jadis ont chanté, pâles lichens, mousses blanchies, longues toiles d’araignées pendantes, toute une défroque de la nature, aussi lamentable à voir que les vieux habits des hommes pendus aux crochets des fripiers. Et dans sa ramure semblable à des ossements desséchés, le vent qui passe en gémissant fait une musique de mort.

Il y a deux cents ans, en Pologne, sur la terre froide et nue, il y avait un arbre pareil, un très vieux sapin moribond, dont les très antiques racines plongeaient jusqu’au fond des siècles, et dont les branches, étalées sur le pays tout entier, ne portaient plus, elles aussi, qu’une poussière de choses mortes, suspendues entre le ciel et la terre par je ne sais quelle habitude,

[1] quelle hésitation impuissante à s’abîmer sur le sol ou à s’envoler dans l’espace, et aussi par ces longues toiles, ces trames presque immatérielles que les patientes araignées accrochent à tout ce qui est vieux, silencieux, inanimé, abandonné par la vie.

Dieu parfois jetait un regard sur ce sapin séculaire, chargé de moisissures et de ruines, et songeait avec tristesse : « Voilà donc ce qu’est devenu mon vieil arbre d’Israël ! Cet arbre que j’ai planté de mes mains dès les premiers jours du monde, et qui doit durer, je l’ai dit, jusqu’au dernier jour des siècles, est-il possible qu’il continue de végéter sur la terre en cet état pitoyable ?… » Et dans sa sollicitude Dieu se penchait davantage sur ses plaines de Pologne.

Chassés de tous les coins du monde, des Juifs, par milliers et par milliers, vivaient là dans un long exil, un long exil, un long hiver. Dos voûtés, poitrines creuses, mains fébriles toujours agitées, qui semblent avoir plus de dix doigts pour saisir et argumenter ; tout un peuple maigre, affamé, crispé, tordu, courbé en six sous le poids de sa destinée, qui pousse partout sa défroque, sa souquenille noire et boueuse, s’en va à longues enjambées du marché à la synagogue et de la synagogue au marché, à la chasse d’un maigre profit, s’arrête soudain, pris de frayeur, — une feuille est tombée, une mouche bourdonne, un chien hurle à la lune, — et puis reprend sa course, jetant les yeux à droite, à gauche, palpant de ses longs doigts déliés le visible et l’invisible ; tout un peuple vieux comme le monde, et qui, dans son orgueil d’être le peuple élu, a tellement ratiociné, ergoté, bavardé sur chaque parole de son Dieu et chaque cri de ses Prophètes, qu’en lui la lettre a tué l’esprit, étouffé l’élan du cœur sous les raisonnements des commentateurs de la Loi et les folles pratiques sans âme.

Dans leurs synagogues glacées et leurs yeschiba[2] innombrables, plus tristes qu’un champ d’hiver sous la neige, ils se penchaient toujours sur la sainte Thora[3], ces Juifs aux yeux ardents, aux joues creuses, — sur la sainte Thora pour laquelle on a tant souffert, tant gémi, tant couru à travers le vaste monde ! Mais les paroles du Seigneur ne resplendissaient plus de l’éclat d’autrefois, et semblaient s’être ternies dans les armoires des synagogues, derrière le rideau de velours brodé des deux lions de Juda. On ne s’enivrait plus à la source d’eau vive. Ces Juifs ne s’intéressaient vraiment qu’au vieux livre subtil et bavard, où, depuis la destruction du Temple, les docteurs ont entassé arguments sur arguments, pour fixer et emprisonner dans des rites sans nombre la vie et la pensée d’Israël. Avec une ardeur insensée, le front penché sur le Talmud, ils tournaient sous leurs doigts fiévreux ces pages lourdes de toutes les chaînes dont les rabbins, depuis des siècles, avaient chargé leur esprit. Un à un ils s’arrachaient tous les poils de la barbe, dans leur effort pour se conduire à travers ce labyrinthe d’une logique extravagante, avec toujours l’espoir secret de faire briller leur esprit, d’ajouter une argutie à tant d’autres arguties, une ronce à tant d’autres ronces, un problème de plus à tant d’autres problèmes, dont rien en vérité ne saurait donner une idée que la lecture des in-folio de ce vieux grimoire bizarre. Et dans cette poursuite acharnée, sans doute l’esprit de tous ces Juifs avait gagné, au cours du temps, une agilité prodigieuse, mais toutes les âmes étaient mortes, les imaginations éteintes, les cœurs inoccupés. Et l’arbre, jadis fier et haut, avait fini par devenir ce sapin pourrissant, si triste dans l’immense plaine, avec ses branches qui se courbent jusqu’à terre sous le poids de tant de choses mortes, de tant de brindilles accumulées par tant d’automnes d’autrefois, de tant de mousses qui épuisent sa sève, de tant de toiles d’araignées que depuis des siècles et des siècles ont tissées sur lui les docteurs.

« Non ! dit le Seigneur, j’ai bien voulu que le Temple fût détruit, Jérusalem renversée, et tous ses habitants passés au fil de l’épée ou dispersés par le monde ; j’ai bien voulu que mon peuple d’Israël connût des tribulations sans nombre, qu’il fût humilié, calomnié ; j’ai voulu tout cela, afin de faire éclater aux yeux que ce peuple était mon peuple, que ces Juifs étaient mes Juifs. Mais je n’ai pas voulu que leur cœur devint semblable à l’épine, et qu’ils n’entendissent plus mon tonnerre qu’à travers la poussière des livres et les criailleries des rabbins ! »

Alors le Seigneur, l’Éternel, étendit sa main puissante ; et dans les forêts des Carpathes, où sous les arbres centenaires habitent ensemble l’ours et l’abeille, sa droite alla chercher un pauvre bûcheron, le plus ignorant des hommes de ces agrestes contrées. L’ayant empli de son esprit, il le transporta en Pologne, sous le grand sapin poussiéreux, et lui donna le métier de voiturier, qui ne peut être que le métier d’un Juif dépourvu de tout savoir, car il oblige celui qui le pratique à passer son existence dans la compagnie des bêtes, qui sont des êtres impurs, et à vivre sur les grands chemins, toujours loin des synagogues, toujours négligent des rites, et pour ainsi dire exilé des commentaires de la Loi.

Mais justement l’Éternel envoyait son voiturier pour dire à toute la Pologne qu’il n’avait pour agréable que la joie, les chants, les lumières et les festins du samedi. Et pour faire éclater aux yeux que le paysan des Carpathes était bien son messager, il faisait pour lui ce miracle : quand le vendredi soir, où l’heureux jour du samedi commence avec la première étoile, le voiturier et sa charrette se trouvaient encore à cent verstes de la plus proche synagogue, et qu’il était bien impossible, même avec des ailes d’oiseau, d’atteindre le Saint Lieu avant que l’étoile eût paru, alors, abandonnant ses rênes, l’envoyé du Seigneur tournait le dos à son cheval déjà tout fourbu de sa course, et en quelques secondes la charrette, emportée par le souffle divin, s’arrêtait devant la chère synagogue.

Tous les Juifs de Pologne et de la Petite Russie s’embarquèrent dans cette charrette, cette charrette merveilleuse du voiturier des Carpathes, qu’on n’appelait plus que Bal chem tov, « l’Homme de bonne renommée. » Tournant le dos au vieil attelage, à la bête fourbue du Talmud, qui ne pouvait les conduire assez vite à leur gré au royaume de Dieu, ils firent comme leur voiturier : ils s’abandonnèrent au miracle et s’élancèrent dans la nue… Tout ce qu’il y avait, dans l’âme juive, de vacant, d’inoccupé, d’insatisfait depuis des siècles, s’emplit soudain de rêveries. Cette âme indisciplinée, dont se plaignait déjà Moïse, et que le Talmud maintenait avec une si grande rigueur dans les bornes de la Loi, cette âme juive toujours en révolte, que Dieu seul a pu mater, et encore ! s’évadait dans l’enthousiasme et les grands délires mystiques.

Oh ! peuple étrange d’Israël, plein de déraison et d’excès ! Le Seigneur lui avait dit par la bouche de son messager : « Tu es trop loin de moi, et les commentaires de tes docteurs t’éloignent de moi davantage, et tes synagogues sont devenues le séjour de l’orgueil et de la mort. » Et Israël s’était rapproché du Seigneur, mais de cette façon indiscrète, qui ne connaît ni le goût ni la mesure.

Avez-vous vu par hasard, dans une petite ville de Pologne, un Juif au matin de la journée ? Il est là, inoccupé, les bras ballants, l’esprit, vide, devant les douze heures du jour qui menacent de le submerger. Oui, que faire ? Partout des Juifs qui tiennent déjà leur épave ou qui cherchent des yeux, comme lui, ce qu’ils vont bien pouvoir saisir. Mais une idée lui vient-elle, on ne sait d’où, on ne sait comment, folle ou raisonnable, qu’importe (on en fera toujours quelque chose ! ) déjà ses pieds se sont mis en mouvement ; plus de repos, plus de répit ! les douze heures du jour sont trop courtes pour son activité forcenée.

Parce que le Bal chem avait dit : « Il faut prier Dieu dans la joie ! » on se mit, dans les synagogues, à prier en claquant des doigts avec un bruit de castagnettes, à se balancer d’avant en arrière et d’arrière en avant, pour que le corps tout entier participât à l’invocation divine, à danser, à chanter, à remplir l’air du Saint Lieu de la fumée des pipes et de l’odeur des banquets ; et par l’agitation, le bruit, li prière, l’abstinence et la ripaille, l’âme enfin libérée du corps contemplait Dieu face à face… Mais comme au vieux Peuple du Livre, il faudra toujours un livre, pour exalter son esprit et soutenir son enthousiasme, ces Juifs n’abandonnèrent le Talmud et son vieux labyrinthe, où ils erraient depuis des siècles en quête des chemins du ciel, que pour se jeter à corps perdu dans les folies d’un plus extravagant grimoire.

Là était venu échouer tout le fatras des pensées que, depuis le fond des siècles, Israël traînait avec lui, — vieux rêves de Chaldée et de Babylonie, imaginations de la Perse, échos de Pythagore, de Platon, d’Aristote, lambeaux d’idées chrétiennes et de spéculations arabes ; abstractions les plus hautes de la Philosophie et formes les plus primitives des superstitions populaires ; physique et métaphysique, magie, astrologie, médecine et chiromancie ; perles sombres, diamants et cailloux ; idées, ombres d’idées, et jusqu’aux reflets de ces ombres. Tout cela ramassé au hasard de la route, avec l’avidité qu’ont ces Juifs à saisir de la main ou de l’esprit ce qui passe à leur portée, — et aussi avec l’inquiétude de toucher à l’arbre de science défendu par l’Eternel. Tout cela transformé, trituré, amalgamé, pour accorder ces pensées étrangères avec l’immuable vérité qui demeurait toujours la Loi, dictée par le Seigneur dans les éclairs du Sinaï.

Longtemps, ce trésor de pensées était resté le privilège d’un petit nombre d’initiés. Quelques parcelles de ces richesses s’étaient glissées dans le Talmud, où elles brillaient d’éclats furtifs, séduisants et suspects. D’autres avaient reçu l’asile de livres prodigieusement secrets, qu’on ne se passait qu’entre gens dont les lignes du visage et aussi celles de la main révélaient qu’ils étaient nés pour garder le dépôt de ces vérités inouïes. Et puis, un jour, dit la légende, trois Rabbins s’enfermèrent dans une cave pour rassembler tout ce mystère épars. Ils y demeurèrent quarante ans. Le grand prophète Elie était au milieu d’eux. La cave obscure retentissait du bruissement des ailes des milices divines, accourues du fond du ciel pour apprendre des secrets qui leur étaient encore inconnus. Et c’est de cette obscurité remplie de présences célestes qu’était sorti ce Livre de lumière, sur lequel aujourd’hui se jetaient avec avidité tous ces Juifs de Pologne évadés de leur Talmud, le prodigieux, l’extravagant Zohar, le Livre de la Splendeur.

C’était un nouveau Sinaï qui se dressait à côté de l’ancien ; ou plutôt, c’était bien le même, mais celui-ci immatériel. En descendant de la montagne, Moïse n’avait pas tout révélé ! Sous chaque parole de la Thora se cachait un mystère profonds Chaque mot de la Loi avait un double sens, un sens clair et l’autre caché ; et ce sens occulte, formidable, lourd de toute l’énigme du monde, il fallait aller le chercher sous le voile de l’allégorie, comme les plongeurs s’en vont chercher les perles au fond de l’océan.

Ces perles, les trois Docteurs ténébreux les faisaient ruisseler dans leur cave et les amenaient à la lumière. Ils racontaient comment, avant la naissance du monde, les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, gravées avec un burin de feu sur la couronne de l’Eternel, étaient descendues de son front, et chacune avait dit : Crée le monde avec moi ! Et Dieu, comme dans une étoffe, avait taillé dans les lettres le visible et l’invisible. La Sagesse et la Royauté, deux pierres du plus précieux albâtre, sont contenues dans l’extrémité supérieure de la lettre alef  ; des millions d’univers sont suspendus à sa queue ; le haut et le bas, le ciel et la terre, les trônes magnifiques du Roi sont accrochés à ses faces. La lettre beth est, à la fois, le début de la Thora et le but de la création ; en elle se trouvent contenus les principes mâle et femelle, et de son essence jaillissent les naissances sans fin… Et ainsi les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque détiennent sous leur pouvoir quelque fragment de l’univers, une part de la terre et des cieux ; et qui possède le secret de leurs combinaisons innombrables peut agir sur les choses sensibles et suprasensibles, et sur la volonté de Dieu même.

Que pouvaient-ils comprendre, ces malheureux Juifs de Pologne, à ces fantasmagories des trois Rabbins ténébreux et à leurs spéculations folles pour expliquer l’inexplicable ? Et qui donc, ajoutant les symboles aux symboles, les allégories aux allégories, les pensées aux pensées, les idées à leurs ombres, comme on ajoute une corde à une corde pour descendre au fond d’un puits, aurait jamais pu prendre pied dans cet abîme sans fond ? Et pour ajouter aux ténèbres, toute cette métaphysique, toute cette Cabbale insensée était écrite dans une langue à peu près incompréhensible, où se mêlent à l’hébreu le chaldéen et le syriaque, et que mille combinaisons occultes rendent plus indéchiffrable encore.  »

Mais de ce livre baroque, le plus divagant peut-être qu’ait produit l’imagination des hommes, émanait pour ces esprits d’Israël une lumière éblouissante, pareille à celle qui éclairait les ténèbres de la cave légendaire. Quand ils lisaient ce vieux grimoire obscur, Isaïe était au milieu d’eux, et ils entendaient sur leurs têtes le bruissement d’ailes des anges. Dans ce Zohar ils respiraient une poésie indéfinissable, telle qu’une intelligence d’Occident n’en peut guère concevoir, quelque chose de mystique et de sensuel, prodigieusement oriental, coloré, brillant et vide. Vide ! que dis-je ? Pour ces Juifs toutes les clefs de la connaissance étaient là ! Ils avaient l’illusion d’entendre la divine musique que fait la clef dans la serrure à l’oreille de l’homme poursuivi par la tempête et qui arrive à sa maison. Tous les mystères du monde visible et invisible gisaient enfermés dans ces mots hébreux, chaldéens et syriaques. Ils le savaient, et cette certitude faisait qu’en murmurant ces phrases qu’ils ne comprenaient pas, ils croyaient remuer des diamants et des perles, et proférer des vérités auxquelles les anges sont attentifs et dont ils tressent des couronnes autour du trône de l’Éternel…

Avaient-ils donc tout à fait tort, ces pauvres Juifs de Pologne et d’Ukraine, de mettre dans ce livre insensé une si prodigieuse espérance ? Au milieu de mille folies, ce Zohar révélait qu’il n’y a pas, de l’homme à Dieu, la distance infinie dont parle toujours le Talmud. Il disait que par la prière, les âmes parviennent à s’arracher à leur enveloppe matérielle, et s’en vont, dans l’extase, prendre place un moment aux concerts harmonieux du ciel. Et le Livre de la Splendeur décrivait ces voyages, ces courses des âmes dans l’espace, leur ascension dans le tourbillon des Anges, leur arrivée dans les sept cours célestes, à la porte du septième palais où réside la Gloire de Dieu, et que défendent cent guerriers terribles, des étoiles de feu dans les yeux, des charbons ardents dans la bouche, montés sur des chevaux de terreur et d’angoisse qui boivent des fleuves de flammes…

Pour tous ces Juifs emprisonnés dans la lettre de la Loi, c’était un prodigieux roman, une aventure merveilleuse ! Les cieux s’ouvraient, un monde éclatant de splendeur se révélait dans l’azur. Jérusalem avec ses temples, ses palais, ses dômes d’or et d’argent, tout le brillant cérémonial des princes et des prêtres de jadis, Jérusalem ressuscitait, mais transportée au fond des cieux. L’échelle de Jacob se montrait de nouveau ; et tout le long du jour, des Séraphins aux ailes de lumière montaient et descendaient, messagers adorables entre l’azur et le ghetto. L’immense espace qui sépare la terre du ciel, se peuplait de milliers d’Anges, chargés d’accompagner les âmes dans leur ascension vers Dieu. Et chaque prière sortie de la bouche d’un Juif donnait elle-même naissance à un Ange de lumière, qui venait augmenter les milices célestes, — en sorte que le dernier des Juifs de Pologne participait à la gloire de l’Éternel et fortifiait sa puissance.

Pour la première fois chez le peuple d’Israël, la terre se mariait avec le ciel. Entre le visible et l’invisible s’échangeait un baiser divin. Il se faisait entre les mondes d’ineffables épousailles. Les vieilles outres desséchées s’emplissaient d’un vin nouveau. Tout le bois sec du ghetto s’embrasait ; toutes les ronces des docteurs devinrent un grand buisson ardent ! On se réveillait d’entre les morts !

En vain, au nom du vieux Talmud et de la Thora profanée par toute cette frénésie, un illustre docteur lithuanien, le Gaon de Vilna, s’écriait comme Moïse descendant du Sinaï et trouvant les Hébreux rassemblés autour du veau d’or :

« Malheur à vous qui oubliez l’Eternel, et sacrifiez sur les hauts lieux ! Le Dieu terrible de la Loi qu’il n’est permis de se représenter ni par l’esprit, ni par les sens, vous lui donnez un corps et un visage, et vous le mesurez en toises et en parasanges ! Autour de cette idole, vous avez convoqué la foule immonde des divinités païennes. Vos démons et vos anges, ce sont les dieux des peuples étrangers qui vous ont tenus en esclavage et que vous avez ressuscites. Vos synagogues sont devenues un lieu de ripaille et de folie. Et devant l’Arche sainte vous vous abandonnez aux plus abjectes débauches ! »

Ainsi parlait le Gaon de Vilna ; on ne l’écoutait pas. Les Juifs montés dans la charrette du voiturier des Carpathes, n’en sont jamais descendus. Depuis tantôt deux cents ans que le Balchem a paru, et que le Livre de la Splendeur a détrôné le vieux Talmud, toute la juiverie orientale s’est installée parmi les Anges, escalade les cieux, envahit de ses caftans noirs et de son âme agitée les sept palais qui précèdent le parvis où resplendit la gloire de Dieu. Là-bas, au fond des synagogues, la frénésie dure encore. Une familiarité sans borne remplace la terreur sacrée, qui mettait autrefois entre Israël et son Dieu la distance infranchissable qui sépare la terre du ciel. On prie toujours en agitant le corps en avant et en arrière, et en faisant avec les doigts un bruit joyeux de castagnettes pour s’exciter à l’enthousiasme. Là-bas, dans le Saint Lieu, on célèbre toujours les banquets du samedi ; on y fume ; on y boit ; on y cause des choses du ciel et de la terre, car c’est bon pour les idolâtres de se sentir gênés dans leurs temples par la présence des idoles dont ils les ont encombrés. Dieu merci, il n’y a point d’idoles dans la chère synagogue ! L’Eternel, le Dieu des Mondes, habite partout également l’immensité de l’Univers. Sans doute, la sainte Thora est bien là dans l’armoire, derrière le rideau de velours brodé des deux lions de Juda. Mais David dansait devant l’Arche ; et en quoi la sainte Thora peut-elle être blessée parce que des Juifs à qui Dieu l’a donnée, bavardent près d’elle de leurs affaires ? L’Eternel n’a-t-il pas dit : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front,  » en attendant le jour, du Messie où les arbres porteront des pains ? En quoi cela peut-il choquer l’Eternel qu’une fois la prière finie, on prenne un petit verre d’eau-de-vie où macère une branche de céleri, et qu’on mange un pain d’épices pour accompagner la rasade, puisque le petit verre et le pain valent chacun au Maître du Monde une bénédiction de plus ? En quoi la fumée du tabac lui serait-elle moins agréable que celle de la myrrhe et de l’encens ? Si l’on fume dans la synagogue, n’est-ce pas pour mieux s’ouvrir l’esprit aux vérités profondes et se former une idée plus claire de l’éblouissante Splendeur ? Si chaque samedi on y célèbre le festin du sabbat, si l’on y glisse avec délices à l’ivresse, c’est pour atteindre à l’extase et pénétrer au fond du ciel. Si l’on y dort, la nuit, comme dans une auberge, c’est pour que le Seigneur y accueille la dernière pensée du soir et la première du matin… Toujours, là-bas, les bonnets de fourrure, les papillotes de cheveux, les longues barbes jamais coupées se penchent sur l’insondable Zohar. Toujours là-bas, l’esprit et les lèvres remuent cet énorme fatras de vieilles conceptions humaines, de pensées disparues, sombrées au fond des âges, parmi des soleils éteints, des lambeaux d’univers abandonnés, des morceaux d’étoiles mortes, de planètes défuntes que ces Juifs d’Orient viennent encore hanter de leur présence inquiète, et dans lesquels ils entretiennent on ne sait quels vestiges de vie. Toujours là-bas rayonne le Livre de la Splendeur. On s’enveloppe de ses arcanes, on se perd dans sa lumière. Et ses nuées traversées d’éclairs, semées de lacs éblouissants, et toutes chargées de promesses, continuent de promener sur les juiveries de Pologne, de Lithuanie et d’Ukraine, sur leurs sapins, leurs neiges ou leurs moissons, ses clartés, ses ténèbres et ses reflets extravagants.


II. — LES BREBIS DE SCHWARZÉ TÉMÉ

Ne cherchez pas sur une carte de la Petite Russie le nom de Schwarzé Témé, vous ne le trouveriez nulle part. Dieu sait pourtant qu’il existe, ce village d’Ukraine ! mais son vrai nom est la Chapelle Blanche, que les Juifs par dérision ont changé en Schwarzé Témé, ce qui veut dire dans leur jargon : le village de l’Impureté Noire.

Ce village de la Chapelle Blanche ou de l’Impureté Noire, comme il vous plaira de le nommer, se compose de deux ou trois mille isbas, recouvertes de chaume, et rassemblées comme un troupeau dans la grande plaine ukrainienne. Un peu à l’écart des isbas, une longue rue, ou plutôt une piste assez large, bordée à droite et à gauche de maisons sans étage, aux toitures de tôle peinte en jaune, en vert ou en bleu. Entre cette rue et le troupeau des isbas, une mare presque desséchée l’été, et qui, dès le premier jour de l’automne jusqu’au dernier jour du printemps, devient si large et si profonde qu’il faut retirer avec des cordes les charrettes qui s’y embourbent jusqu’au-dessus des essieux. Mais, en vérité, cette mare n’est point une mare comme les autres ! C’est une mer, un océan qui sépare deux univers : ici, des paysans, là des Juifs. Deux mondes également perdus dans cette immensité, couverte, suivant la saison, de moissons ou de neige ; deux mondes qui, du lever au coucher du soleil, de la naissance à la mort, n’ont tout au long de l’existence ni un geste pareil, ni une pensée, ni un sentiment communs.

Pour les paysans des isbas, les Juifs qui habitent les maisons de tôle peinte, n’ont été créés et mis au monde que pour leur acheter du blé et le revendre aux gros marchands de Smiara ou de Kiew, fabriquer des touloupes et des bottes, leur fournir les quelques denrées nécessaires à la vie, et tenir le cabaret où ils s’enivrent le dimanche. Pour les Juifs, les paysans n’ont été créés et mis au monde que pour leur vendre du blé, leur acheter bottes et touloupes et autres marchandises, et dépenser leur argent au cabaret. À ce compte, on peut fort bien s’entendre ; et quand, de part et d’autre, le mépris est sans borne, la haine devient sans raison. Même il finit par s’établir entre les d’eux parties une sorte d’entente, d’inimitié paisible, moins orageuse que ces relations familières, sans cesse traversées de brouilles et de réconciliations, qui sont le lot ordinaire de l’existence campagnarde.

Peu de villages sont plus plaisants que ces villages d’Ukraine au printemps. Aussi loin que va le regard, la plaine n’est que fleurs et que blé. Çà et là, quelques masses de bois sombres interrompent à peine l’immense monotonie verdoyante et diaprée, où mûrit, pour toute l’Europe, l’incomparable moisson, mais où les fleurs, elles, ne poussent que pour la joie des gens d’ici. Les isbas sont comme assaillies par tout ce blé, toutes ces fleurs, dont le flot ondulant sous le moindre souffle de l’air menace de les submerger. Le chaume se souvient d’avoir été vivant, et se recouvre, comme la plaine, de frémissantes graminées. Dans la cour où aboie le chien joyeux, pousse le tournesol ; et sur le bord de la fenêtre fleurissent le géranium et l’œillet. Comme les champs, comme les isbas, hommes, femmes, enfants, tout le monde est fleuri. On dirait que c’est d’elles-mêmes que toutes ces fleurs de la plaine viennent se poser sur les chapeaux des garçons, se former en couronnes autour du front des jeunes filles, et se mêler aux cheveux qu’elles laissent pendre sur leur poitrine en deux longues tresses noires. Elles sont charmantes ainsi parées, ces paysannes court vêtues d’une chemise à manches courtes, largement décolletée, retenue à la taille par une ceinture en poil de bouc, et d’un jupon qui couvre à peine les genoux et laisse voir les jambes nues. Le teint est chaud, l’œil bleu, les traits droits et réguliers, le corps parfait comme on en peut juger d’un regard. Et la demi-nudité de ces beautés rustiques au milieu de toutes ces fleurs fait du printemps, en Ukraine, une saison d’une volupté unique, quasi paradisiaque, délicieusement primitive, qui fait songer à ces îles de la Polynésie où les peintres nous montrent, sous des arbres à pain, des femmes habillées d’indienne, qui mènent des danses fleuries. En toutes saisons, dans ces isbas, retentissent chants et musique. La soupilka, la flûte de roseau et l’accordéon geignard accompagnent la voix du chanteur qui n’a jamais eu d’autre maître que le rossignol sur le bouleau ; et le danseur saute et bondit comme l’écureuil dans les branches. Ici demeure la poésie, réfugiée là sans qu’on le sache ; ici toute passion s’élance avec la force du blé. Ah ! de l’autre côté de la mare, les Juifs ont bien raison de donner à ce village de fleurs, de chants et de désir, où la nature est souveraine, ce nom de Schwarzé Témé, — Schwarzé Témé, l’Impureté Noire !

Béni sois-tu, Maître du Monde ! de l’autre côté de la mare, on vit tout à fait autrement. Dans toute la Pologne et l’Ukraine vous chercheriez en vain un ghetto où les caftans noirs soient plus verdis par le temps, plus élimés par la boue, plus graisseux et couverts de taches ; où les boucles de cheveux frisent le long des joues en plus glorieux tirebouchons ; où les barbes plus incultes conservent dans leurs plis plus de tabac à priser ; où les femmes mariées rasent de plus près leurs cheveux et portent la perruque en satin d’une plus triste couleur d’automne, comme pour rappeler le souvenir des belles nattes sacrifiées le soir des noces. Vous n’en trouveriez pas où, dans la synagogue, on se balance pendant la prière avec plus de frénésie, où l’on fasse claquer les doigts avec autant de vigueur, où les regards fiévreux s’épuisent à déchiffrer avec plus de passion le Livre de la Splendeur ; où l’on apporte plus de rigueur dans les jeûnes et plus d’entrain aux grands banquets du sabbat ; où l’odeur de la pipe enfin, mêlée à celle de la boue et de la laine humide, emplisse le saint lieu d’une atmosphère plus intime.

Pas un jardin, pas une fleur. Car si vous voyiez quelque part, à la porte ou à la fenêtre, un géranium ou un œillet, alors vous pourriez dire : « Que fait ici ce géranium ? Quel démon a placé la cet œillet ?  » Ni chat, ni chien dans les maisons ; aucune de ces bêtes impures dont le seul contact vous souille. Mais je me trompe, il y a des chiens dans la Communauté sainte ! seulement des chiens si étranges qu’on ne peut vraiment leur donner ce beau nom de chien qui exprime la fidélité, le courage, le bondissement joyeux et la passion de la caresse. Par bandes de trente ou quarante, quelquefois davantage, on les voit, deux fois par jour, arriver des bois voisins dans la petite ville juive, où ils viennent dévorer les déchets de viande et de volaille que la religion d’Israël interdit de consommer dans toute bête abattue. Squelettiques, le poil terne, les oreilles pointues, tout semblables à des loups, ils approchent sans bruit, d’une allure de fantôme, évitant avec soin le village chrétien, où dans toutes les cours, devant toutes les portes, des chiens, de vrais chiens d’hommes, aboient dans leur colère joyeuse et sans raison. Eux, ils n’aboient jamais, ces chiens des bois, ces chiens des Juifs. Ils semblent avoir perdu la voix, perdu la voix depuis toujours. Vous pouvez les frapper, jamais un cri, un hurlement, une plainte. Jamais non plus une révolte, jamais un geste de colère, jamais les lèvres relevées sur les dents blanches. Depuis des siècles, ils sont si habitués à recevoir les coups de pied qu’on leur donne en passant, — non certes par brutalité, car de son naturel le Juif n’est pas cruel, mais simplement par habitude, par mépris séculaire, par dégoût de la bête impure, — ils sont, dis-je, si habitués à recevoir depuis des siècles ces coups de pied indifférents, qu’ils ne s’étonnent plus, n’aboient plus, ne mordent plus ; ils savent bien, depuis toujours, que les choses doivent être ainsi : ils acceptent et voilà tout.

Si ces pauvres bêtes sont si maigres, c’est que les Juifs de Schwarzé Témé ne mangent qu’une fois par semaine, le jour du samedi. Le reste du temps, de quoi vit-on ?… Eh ! n’aurait-il servi de rien de ne pas manger à sa faim depuis le commencement du monde, si une aussi longue habitude n’avait pas eu pour résultat de vous déshabituer de la grossière passion de manger, et de vous tenir pour bien nourri quand vous avez à vous mettre sous la dent un verset de la Thora, un chapitre du Talmud ou quelque folie du Zohar ! Et pour peu que la venue du Messie se fasse un peu attendre et que ce misérable monde continue encore quelques siècles, il n’est pas douteux qu’Israël finira par se passer complètement de toute nourriture corporelle ! Béni en soit l’Eternel, car le jeûne allège l’esprit, rend l’âme plus déliée, moins soumise à la matière, infiniment plus subtile. L’abstinence prépare à l’extase. Et quand le samedi, au banquet de la synagogue, ces Juifs de Schwarzé Témé mangent enfin quelque chose et boivent quelques verres de vin, alors qu’arrive-t-il ? Vous voyez soudain leurs visages passer du blanc à l’écarlate ; les yeux chavirent dans les orbites (ce qui, d’après le Zohar, est le premier signe certain du ravissement extatique) ; le corps, abandonné par l’âme et ne se possédant plus, roule bientôt sous la table, cependant que l’âme, libérée de la matière pesante, s’envole emportée par les Anges, et ne s’arrête qu’au fond des sept palais divins, sur le parvis où resplendit la Schekina, la Gloire de Dieu…

A part trois ou quatre personnages, tout le monde dans la Communauté vit également misérable. Et d’ailleurs cette pauvreté n’est un fardeau pour personne. On y porte de misérables habits, mais qui songe à regarder vos habits ? Tous les Juifs n’ont-ils pas le même caftan déchiré, la même culotte graisseuse, le même chapeau couleur de mousse, le même vêtement sordide, depuis l’origine des temps ? Et les bottes éculées laissent voir si naturellement le bout des doigts de pieds, que c’est une plaisanterie passée en proverbe de dire : Pour quelle raison un vieux chapeau, un caftan déchiré seraient-ils donc moins admissibles que des souliers troués ? Est-ce que par hasard les pieds ne feraient pas, eux aussi, partie du corps ?

Sans doute avec quelques efforts et en travaillant un peu plus de dix ou douze heures par semaine, les Juifs de Schwarzé Témé auraient pu manger davantage et posséder des habits plus reluisants. Mais chacun sait que le travail n’est qu’une malédiction imposée par l’Éternel après le péché d’Adam ; et le commencement de la sagesse c’est de se soustraire, n’est-il pas vrai, à une malédiction quelle qu’elle soit. Aussi le casquettier, le fourreur, le cordonnier, en un mot tous les artisans de la Communauté sainte, s’arrangent-ils pour travailler juste de quoi fournir au marché du jeudi ce qui est nécessaire aux paysans chrétiens d’alentour. Et mon Dieu] avec deux ou trois heures de travail quotidien ils arrivent à satisfaire tous les besoins d’une existence qui, on l’a vu, est modeste.

Là-bas, si vous avez besoin d’une paire de bottes ou d’un caftan, il vous faudra d’abord passer deux fois, trois fois, quelquefois quatre, chez Schmoul le cordonnier ou Mardochaï le tailleur, avant de le trouver chez lui, car à Schwarzé Témé le temps compte pour rien. (C’est même la seule chose que Dieu a donnée à ses Juifs avec libéralité ! ) Schmoul est à la synagogue, Mardochaï au belhamidrasçh, ou bien au bain rituel, ou bien il se promène dans l’enclos du Rabbin, ou bien il est chez Rabbi Jehuda, qui rachète aujourd’hui son premier né au Seigneur, n’importe où, mais pas chez lui. Après tant de visites, et lorsque vous avez réussi à mettre la main sur votre homme, il vous faudra attendre qu’il ait découvert le Juif qui lui fournira le cuir de vos bottes ou l’étoffe de votre caftan, et surtout qu’il attaque sa besogne, et n’en soit pas aussitôt arraché par quelqu’une de ces fêtes religieuses qui durent des jours et des semaines. Et au bout de deux ou trois mois, vous aurez le triste bonheur de posséder enfin des bottes, mille et mille fois moins agréables que celles que vous venez de quitter, un caftan qui vous gêne aux entournures ; bref, vous trouverez au bout du compte que tailleur et cordonnier n’ont été que trop rapides, et vous maudirez leur diligence.

Et pourquoi, je vous le demande, Schmoul perdrait-il sa journée à taper sur du cuir, quand il peut, rien qu’en lisant le Livre de la Splendeur, influer sur la marche des mondes ! quand chacune de ses prières renforce les colonnes de sainteté qui soutiennent le trône de Dieu ! quand chacun de ses balancements crée un Ange de lumière, et que de chaque mot d’adoration qui s’exhale de ses lèvres les Séraphins font des couronnes pour la joie de l’Eternel ! Sans compter qu’une fois la prière achevée, ou bien pour fêter la lecture d’un chapitre du Zohar, c’est un plaisir bien appréciable de boire un petit verre d’eau-de-vie accompagné d’un pain d’épices, de fumer une pipe en attendant une nouvelle prière, et de causer des mille choses qui intéressent la Communauté sainte, et dont certainement l’Éternel ne se désintéresse pas lui non plus.

Car ces Juifs de Schwarzé Témé ne mettent pas en doute un instant que le Seigneur ne s’occupe tout spécialement de leurs affaires. Pour eux il allume le soleil ; pour eux il envoie la lune et les étoiles, afin de les éclairer lorsqu’ils sortent de la synagogue ou du bethamidrasch ; pour eux il fait tomber la pluie sur la prairie communale ; pour eux il fait le beau temps qui favorise le marché. Sans cesse occupé de ses Juifs, le gardien d’Israël ! Et alors même qu’ils ont quitté leurs communautés lointaines et laissé derrière eux, avec le vieux caftan sordide, la vieille croyance d’autrefois, toujours le sentiment d’être élus, d’être à part, d’être privilégiés, survit à tout chez ces fils du ghetto, les soutient, les anime, leur donne cette audace, cette confiance en eux-mêmes qui nous étonnera toujours. Chaque Juif a la certitude que sur lui brille une étoile.

Tous les fidèles des Communautés voisines, de Smiara ou de Kiew ou d’Ekaterinoslav, étaient aussi persuadés que ceux de Schwarzé Témé que le Seigneur éprouvait à leur endroit une sollicitude spéciale, et que, suivant l’expression du Talmud à propos de Jérusalem, l’endroit où ils vivaient était le nombril de la terre. Mais ce qui fait éclater à tous les yeux que le Seigneur, béni soit-il ! ressent pour Schwarzé Témé une dilection particulière, c’est qu’il n’a désigné ni Kiew, ni Smiara, ni Ekatérinoslav, pour être le séjour d’un Rabbin Miraculeux : il a choisi Schwarzé Témé !

Dans toute la Pologne et l’Ukraine et dans l’univers tout entier, Dieu n’en a établi que quatre de ces colonnes de la foil Il n’en a fait jaillir que quatre de ces sources d’eau vive ! Heureuse, un million de fois heureuse, la Communauté qui possède ce trésor incomparable ! Ces rabbins miraculeux, ces Zadiks, ainsi qu’on les nomme, sont les successeurs du Bachem, et se transmettent de père en fils son pouvoir surnaturel. Ils ont toujours un libre accès dans les palais divins, pour porter devant le Maître des Mondes les affaires innombrables et toujours compliquées de leurs ressortissants. Le prophète Élie les conseille et descend, la nuit, dans leur chambre, les éclairer de sa lumière. À ces Juifs obstinés à croire que l’impossible n’existe pas et que, d’une manière ou d’une autre, on peut tout obtenir des hommes ou de Dieu, ils apparaissent comme des agents, des sortes de courtiers célestes, les soutiens naturels de leurs plus vastes espoirs, de leurs rêves les plus insensés ou de leurs plus médiocres desseins. À ces enfants du ghetto (cinq ou six millions peut-être) perdus dans l’immense troupeau russe, ils apportent le sentiment d’une puissance inégalable, et l’assurance qu’en dépit de leur faiblesse apparente, les Juifs n’en sont pas moins les plus forts, puisqu’ils ont sous la main ces intercesseurs tout-puissants, qui dans les pires déboires sauront, au moment nécessaire, obtenir de l’Eternel le remède infaillible à tous leurs maux. Bref, ces étonnants personnages sont la forme vivante de l’orgueil d’Israël et de sa foi d’ans l’impossible ; ils répondent à cet appétit mystique, à ce goût du miracle qui fit jadis la fortune du Voiturier des Carpathes ; et leur force s’alimente au plus profond génie d’une race qui, de temps immémorial, a toujours prétendu confondre ses destins avec ceux de Dieu lui-même.

La demeure du Rabbin Miraculeux occupe à Schwarzé Témé, au bout de la grande rue, un espace de plusieurs hectares, entouré de palissades de bois artistement travaillées. En bordure d’un verger, s’élève sa maison, longue bâtisse sans étage, au toit de tôle peint en vert. A côté, d’autres bâtisses pareilles, pour ses enfants et ses petits-enfants, pour les quêteurs qui s’en vont recueillir les offrandes d’une Communauté à l’autre, pour les pèlerins qui, aux jours d’affluence, ne trouvent plus à se loger dans les auberges de la ville, et aussi d’immenses cuisines où se prépare la nourriture des grands banquets du samedi. Du côté de la rue, la synagogue, le bain rituel et le bethamidrasch[4] ferment le cercle de ces bâtiments qu’on appelle la cour du Zadik. Et tout le long de l’année, du matin jusqu’au soir, tous les regards, toutes les pensées de la Communauté sainte sont tournés vers cet enclos.

Ni par son intelligence, ni par son aspect extérieur, le Rabbin de Schwarzé Témé n’avait rien qui fût remarquable. C’était un mince petit vieillard, prodigieusement effacé, jaune, chétif, les pommettes saillantes, avec un air de Mongol, et qui semblait ne jamais bien comprendre les choses qu’on lui racontait. Mais naturellement, cette simplicité et cette modestie, loin de le déprécier aux yeux de ses fidèles, ajoutaient encore à sa gloire. On lui faisait plus de mérite de son humilité d’esprit, qu’on n’admirait chez son frère, le Zadik de Talmé, une finesse d’intelligence célèbre dans tout l’univers ; et son apparence malingre lui valait plus de prestige, que n’en donnait à un autre de ses frères, le Zadik de Skvéré, une prestance également renommée. S’il feignait d’être un simple, c’était comme le Balchem lui-même avait fait autrefois, pour ne pas brûler tous les yeux par l’éclat de sa splendeur. Aussi, ce grêle vieillard, que l’on aurait pu prendre, — n’eût été son riche caftan et ses fourrures de zibeline, — pour le petit rabbin de quelque misérable communauté d’une centaine d’âmes, attirait vers lui les cœurs de plusieurs millions d’hommes de l’Europe orientale, et, à Schwarzé Témé, il était le maître absolu, le véritable roi de ce petit Royaume de Dieu.

Un royaume de Dieu, en vérité, c’est le seul nom qui convienne à ce ghetto campagnard perdu dans l’immense plaine à blé. Ici, Dieu règne en effet ! Ici, Dieu seul est maître ! Et sans doute, le Tsar, avec une présomption naïve, pouvait s’imaginer que lui aussi avait bien quelque puissance sur cette petite Communauté, comme sur tout le reste de son empire (car depuis le fond des siècles, toujours le malheur a voulu que des peuplades idolâtres imposent leur joug à Israël). Mais le Seigneur l’a dit : « De moi seul les Juifs sont esclaves ! » Et les Juifs de Schwarzé Témé le prouvaient une fois de plus, en échappant par d’ingénieux stratagèmes à toutes les contraintes sociales du pays où ils vivaient.

En Russie, comme partout ailleurs dans le monde, il y a deux sortes de lois : l’une vous offre sa protection pour vous, votre famille et vos biens, contre l’injustice d’autrui ; l’autre châtie les criminels. Mais, grâce à Dieu ! pas plus l’une que l’autre ne s’applique à Schwarzé Témé. Jamais il ne viendrait à l’esprit de personne, dans la Communauté sainte de s’adresser aux tribunaux ordinaires. Le Zadik n’est-il pas là pour juger suivant son cœur et l’inspiration du ciel ? Et à son défaut, le petit rabbin rituel règle tous les différends conformément à la coutume, à la Din-Thora comme on dit. Quant à la loi criminelle, qu’aurait-elle à faire ici ? Le crime est inconcevable dans ces Royaumes de Dieu. Jamais les coups et les blessures n’y vont plus loin qu’une gifle ; et les vols et les délits y sont également inconnus, car peut-on appeler ainsi un incendie allumé pour bénéficier d’une assurance, une fabrication clandestine d’eau-de-vie, un prêt de cinquante pour cent à quelque grossier paysan, l’usage d’un faux passeport, — toutes choses qu’en leur âme et conscience, les Juifs de Schwarzé Témé n’ont jamais regardées comme étant répréhensibles. Et si, par aventure, l’un d’eux, schlemil et malchanceux, se laisse prendre dans un de ces mauvais cas, il y a toujours moyen, pour éviter de fâcheuses conséquences, de s’arranger à l’amiable avec les fonctionnaires du Tsar, ou bien encore de s’éloigner quelque temps…

Je sais bien qu’il est interdit de faire seulement quatre pas hors de la Communauté sans être muni d’un passeport. Mais alors intervient le Délégué des Juifs à la mairie des Chrétiens du village, personnage qui joue, dans la vie temporelle, un rôle presque aussi important que le Rabbin Miraculeux lui-même dans les affaires supra-terrestres. Etes-vous en peine pour sortir de la Communauté sainte, allez trouver Reb Naftali (c’était le nom du Délégué des Juifs de Schwarzé Témé), et, suivant les circonstances, il vous délivrera aussitôt un faux vrai-passeport ou bien un vrai faux-passeport, — subtil distinguo (mais là-bas tout est subtil) qui veut deux mots d’explication. Un vrai faux-passeport, c’est un passeport en règle, sur lequel le Délégué a posé le cachet de la mairie, à la barbe du maire qu’il a pris soin d’enivrer. Un faux vrai-passeport, c’est le passeport de quelque bon Juif retourné depuis longtemps dans le sein d’Abraham, et dont Reb Naftali a négligé d’enregistrer la mort, car il est aussi chargé de tenir le registre des décès et des naissances, et grâce à lui, par un nouveau prodige qu’on ne voit qu’à Schwarzé Témé, on ne meurt point dans la Communauté sainte, ou du moins, si l’on y meurt, si l’on est rayé à jamais de la liste des vivants, ce n’est que le jour où votre passeport, à force de vétusté, cesserait d’être utile à personne.

Je ne parle que pour mémoire de ces impôts, patentes et autres servitudes dont les gouvernements affligent, on n’a jamais su pourquoi, les malheureux contribuables. Ce sont là simples bagatelles qui se règlent en un tour de main. Quelques jours avant son passage, son Excellence l’Inspecteur, le Contrôleur, le Percepteur, ou le Je ne sais quoi, avertit de son arrivée. Aussitôt, après la prière du matin, on fait une collecte qui peut atteindre le quart ou le cinquième des sommes dues ; on y ajoute un petit cadeau pour l’Excellence en tournée ; et il n’est plus question de rien.

Reste la loi militaire. Ah ! la fâcheuse loi, qui chaque année, au mois d’octobre, fait verser tant de larmes à toutes les mères d’Israël. Vont-ils partir pour la caserne, tous ces tendres enfants, toutes ces brebis bien-aimées ? Va-t-on leur mettre un fusil dans la main, à ces pauvres innocents ? Comment là-bas feront-ils, au milieu des idolâtres, les trois prières du jour et les bénédictions prescrites ? Et que vont-ils manger, Seigneur ! Quels plats préparés par des goyms et dans quels ustensiles ! Quels affreux mélanges de viande et de lait ! Quels dégoûtants morceaux de viande pris sur des bêtes impures ! Pourquoi cinq ans d’exil, mon Dieu, et d’exil sans raison ? Qu’est-ce que le Tsar peut bien avoir à faire de ces pieux enfants chéris ?… Séchez vos larmes, mères désolées. Quel est le général, le médecin-major, dont à quatre ou cinq roubles près, le fameux Délégué à la mairie n’ait pas pesé la conscience ? Et si vous n’avez pas la somme nécessaire pour que votre fils apparaisse à ces messieurs chamarrés du Conseil de Révision, aussi pâle, aussi mince que la mèche de cire dont on allume les bougies le jour du samedi, eh bien ! mais les faux passeports sont-ils donc faits pour les chiens ?

En vérité, je vous le dis, ce n’est pas en Russie, c’est à Sion, à Jérusalem que vivent les fidèles du Rabbin Miraculeux. Et quand, la nuit venue, la lune, amie des Juifs, brille sur les toits de tôle peinte ; que, là-bas, dans le village de la Chapelle Blanche ou de l’Impureté Noire, quelques abois de chiens se mêlent à la flûte et à l’accordéon ; que dans sa chambre lumineuse, le Zadik converse avec le prophète Elie, ou bien tout simplement avec le serviteur qui l’aide à se déshabiller ; que dans le betharnidrasch devenu silencieux, quelques lecteurs nocturnes s’arrachent les poils de la barbe au-dessus des feuillets du Livre de la Splendeur, quel promeneur attardé sur la place de la synagogue, où chaque soir on rassemble pour la nuit les chèvres de la Communauté, quel promeneur ne songerait pas à ces versets d’Ézéchiel :

« Comme un pasteur inspecte son troupeau, lorsqu’il est au milieu de ses brebis éparses, ainsi moi, l’Éternel, je ferai la revue de mes brebis.

Je les ferai paître dans de bons pâturages, et leur parc sera dans les hautes montagnes d’Israël.

Je les comblerai de bénédictions, elles et les environs de mon coteau. Elles ne seront plus la proie des nations. Les bêtes de la terre ne les dévoreront plus ; elles demeureront en sécurité, sans que personne les épouvante

O profonde douceur du Royaume de Dieu !


III — LE SPECTRE DE L’HETMAN

Il est cinq heures du soir. La prière de min’ha, qu’on dit un peu avant le coucher du soleil, est finie, et celle de marew, que l’on récite au crépuscule, n’est pas encore commencée. Or, pour être bien assuré que les deux prières seront dites l’une avant, l’autre après la fin du jour, l’usage est d’avancer l’une et de retarder un peu l’autre, si bien qu’entre elles s’écoule une bonne heure que l’on passe à la synagogue à causer de ses affaires, dans l’air encore tout bruissant des cris de la prière, où s’exhale agréablement l’odeur des pipes que l’on vient d’allumer.

C’est l’heure préférée d’Israël. Les pipes enveloppent toutes choses de leur acre fumée. Dans l’atmosphère lourde et opaque, toute chargée d’odeurs juives, les esprits se font plus subtils, les mains font remuer leurs innombrables doigts, les langues vont leur train, les discussions et les affaires mûrissent comme des fruits au soleil. Dans les grandes cages de bois suspendues au plafond, brillent les bougies allumées. La cire qui fond goutte à goutte se répand sur les bavards, tout à fait indifférents à cette pluie de taches qui, en tombant sur eux, ne fait que couvrir d’autres taches. Près de la porte, l’eau qui suinte du tonneau aux ablutions forme un vaste marécage. A tout moment, des gens sortent pour satisfaire un besoin de nature, puis rentrent, plongent rapidement leur main dans la barrique, expédient du bout des lèvres la bénédiction d’usage : « Sois loué, Roi de l’Univers, qui as diversifié les organes et conserves toute créature par des merveilles continuelles… » et de nouveau avec délices retournent se perdre dans cette foire de Paradis… Là-bas, vers l’armoire aux Thora, deux grands Juifs, coiffés de bonnets de fourrure, montent la garde devant une petite porte, notre et graisseuse elle aussi, comme tout le reste du Saint Lieu. Là, dans la chambre qui lui sert d’oratoire, le Rabbin Miraculeux, éclairé par une bougie, incline sur le Zohar son large front blanc qui ressemble au frontispice d’un livre saint, et ses rides qui font penser à autant de lignes de la Loi. Si fluet et si mince, comme écrasé sous l’énorme chapeau placé sur sa calotte noire, frileusement il s’enveloppe dans son ample manteau de satin doublé de petit gris. Son visage aux pommettes saillantes, rendu plus jaune encore par les papillotes d’argent qui frisent à ses tempes, disparaît dans le haut col de fourrure relevé sur sa nuque, et d’où pendent de tous les côtés treize longues queues de renard noir. Et tandis que dans la synagogue tout le monde s’agite et bavarde, lui, paisible et solitaire, il se repaît des folies du Livre de la Splendeur.

Les Instruments de Sainteté, le Hazën, le petit Rabbin rituel, le Sacrificateur, les cinq fils du Zadik, le Fermier de la distillerie, le Maître de poste, le Président de la société des enterrements, tous les grands personnages de la Communauté ont abandonné un moment leur place réservée contre le mur oriental, pour se mêler au commun des fidèles. Près de la sainte muraille il ne reste plus guère que Schmoul, le cordonnier, — lequel, dans son orgueil d’avoir enfin acquis cette place privilégiée depuis quinze jours à peine (après un orageux débat et une surenchère poussée jusqu’à vingt-cinq roubles) demeure vissé à son banc, comme s’il craignait que Mardochaï, son rival, puisse venir l’en évincer. Et à côté de lui, Reb Eliakoum, le fou, qui ne bouge que deux fois par jour pour aller chercher sa pitance dans les cuisines du Rabbin et qui, tout le reste du temps, demeure assis contre le mur. Là s’endort sa folie, là se réveille sa folie ; là sa folie se nourrit de quels rêves ? Apparemment le Seigneur aime le voir toujours là, toujours agitant les lèvres, toujours marmonnant quelque prière, toujours la tête couverte du taliss[5], la boîte sacrée de cuir sur le front, les philactères au bras, et ne disant jamais un seul mot, même quand les enfants s’amusent à lui tirer la barbe, — inoffensif jusqu’au jour où, dans un brusque réveil, trois ou quatre fois dans l’année, il quitte soudain la synagogue, s’en va dans la cour du Rabbin et se livre à des transports, où il profère sur chacun de terribles vérités, comme s’il pouvait lire dans les âmes et connaître les pensées les plus secrètes ?

Entendez-vous le bruit des sous dans la grosse tirelire de fer, que le bedeau promène de banc en banc, de groupe en groupe, afin qu’Isrolik, le mendiant, Elliaha, le cordonnier sans ouvrage, Noë, qui n’a pas de métier et n’en veut point avoir (Dieu seul est juge en cette affaire) puissent tout de même manger du poisson et de la viande, et boire un verre de vin pour le beau jour du samedi ; afin que la fille de la veuve Léa, Esther, qui est sans dot, puisse se marier tout de même, attendu que, dès avant sa naissance, Dieu lui a réservé comme époux Mendélé, aussi pauvre qu’elle, et qu’il faut bien que les décrets de la Providence s’accomplissent… Autour d’un Juif palestinien se presse toute une clientèle, attirée par la pacotille qu’il apporte de Jérusalem (ou d’ailleurs, sait-on jamais ? ) et que ses longs doigts vont puiser aux profondeurs de son caftan pour les faire briller aux regards : petits sachets de terre sainte qu’on place sous la tête des morts, flacons d’huile de Judée, morceaux de fils qui ont mesuré le tombeau de Rachel et dont il est précieux de s’entourer le ventre pour se guérir de la colique. Justement, à cette minute, il est en train de négocier une affaire avec un riche marchand de Kiew, qui, après avoir acquis tant de richesses en appuyant le pied sur la balance de ces chiens de Chrétiens, quand il leur achetait leur blé, s’est délivré de tous ses biens terrestres pour venir achever sa vie près du Rabbin Miraculeux, dans l’ombre de sa grande lumière. Le Palestinien lui propose l’achat d’une place excellente dans le Temple de Jérusalem que l’on rebâtira un jour. Mais, entraîné par sa méfiance de commerçant retors, le vieux marchand de Kiew discute âprement avec lui, — non pas certes qu’il mette en doute que le Temple ne soit reconstruit, mais il désirerait avoir une garantie solide que cette place qu’il veut acheter, lui sera vraiment réservée.

Les pipes fument, les caftans s’agitent, les mains font remuer leurs innombrables doigts, les langues et les discussions vont leur train. Le long des grandes tables noires, toutes tachées du suif qu’on fait couler pour planter sa bougie, et sur laquelle s’étalent tant de Zohar et de schaloss tschivot[6], coude à coude, usure contre usure, les vieux caftans se pressent, et la vieille barbe jamais coupée frôle le visage de l’enfant… Le Grand Usurier Reb Alter s’en va de groupe en groupe, car c’est l’heure où il fait rentrer les sommes que ses débiteurs lui doivent. Inutile de vous approcher pour savoir ce qu’il raconte à Rabbi Jehuda, auquel il a prêté deux cents roubles, il y a trois mois, à son taux ordinaire, vous le connaissez, vingt pour cent : « Me prenez-vous pour un Crésus ? Voyons ! est-ce que je puis vous faire cadeau de deux cents roubles ? Comment voulez-vous que je vive, si vous cessez de me payer ? Je ne puis pas être voiturier, moi, ni fabricant de bottes, moi, ni marchand, ni artisan, moi ! .. » Et Rabbi Jéhuda est, en effet, bien forcé de convenir qu’un homme de la science et de la piété de Reb Alter, qui a étudié des années et des années, en qualité de « gendre » chez son beau-père Reb Jeshaia, le drapier, (que la paix soit avec lui ! ) et qui a eu l’insigne honneur d’être choisi par le Zadik en personne comme précepteur de ses enfants, oui, Rabbi Jehuda, à moins d’avoir perdu tout bon sens, est bien forcé de convenir qu’un tel homme, avec un pareil savoir et une pareille piété, ne peut avoir qu’un métier, le métier d’usurier, et encore d’usurier pour Juifs, car un si pieux personnage saurait-il jamais discuter avec un grossier paysan et seulement lui adresser la parole ? .. Et Reb Alter, de sa voix persuasive, continue d’expliquer à Rabi Jehuda que son unique but dans la vie est d’être utile à ses semblables, qu’il ne fait point d’usure, mais demande simplement sa petite part des bénéfices dans les affaires où son argent travaille, — bien que, cela va sans dire, il n’entende jamais, en aucune façon, participer aux pertes, ni qu’il s’inquiète de savoir s’il y a seulement des bénéfices. Et, voyez, Reb Jehuda sent tellement la vérité des paroles de Reb Aller qu’il s’exécute et qu’il paye. Et ces façons amènes et courtoises ne valent-elles pas mieux mille fois que les cris et les emportements de Reb Hayem, le Petit Usurier (non certes un ignorant lui non plus) mais d’une sordide avarice et toujours bouillant de colère, et qui, là-bas, pour trois méchants roubles qu’on lui doit, ébranle toute la synagogue de ses vociférations, et se fait traiter de vampire et de honte du judaïsme, de goï et de pire encore, et finalement reçoit pour tout paiement un retentissant soufflet !


Seul peut-être parmi tous les Juifs de la Communauté Sainte, Reb Jossel détestait l’heure entre min’ha et marew. C’était un étranger venu de Lithuanie, il y avait quelque dix ans, pour épouser Hannélé, la fille du Maître de poste. Et cela s’était fait parce qu’un beau jour, Abraham Tobschiner, qui tient la liste des garçons en âge de se marier dans la région de Vilna, et Aaron Braunstein, qui tient la liste de toutes les filles nubiles dans la région de Kiew, s’étant rencontrés par hasard dans je ne sais quelle synagogue, le nom de Reb Jossel et celui de Hannélé s’étaient trouvés face à face sur leurs listes, par la volonté du Seigneur. Depuis ce temps, Reb Jossel vivait chez son beau-père en qualité de « gendre,  » c’est-à-dire à ne rien faire. Mais à l’exemple de nombreux Lithuaniens, restés fidèles au vieux Talmud (et qui ont toujours repoussé, comme indignes du vrai judaïsme, les excitations du Bal chem et des rabbins miraculeux) jamais il n’avait pu s’habituer aux mœurs de ces Juifs d’Ukraine. Tout en eux l’irritait : leur piété turbulente, leur agitation frénétique, leurs cris, leurs vociférations, leurs sanglots, leur familiarité avec Dieu, ces fumeries devant l’armoire aux Thora et ces banquets du samedi dans la maison de l’Eternel, où, pour le reste de la semaine, flottaient des relents de poisson, de volaille et de graisse, mêlés à des odeurs de vin et de pipe refroidie. Surtout, il avait en horreur cette dévotion sacrilège pour le Rabbin Miraculeux, que ces gens de Schwarzé Témé adoraient comme une idole, — dévotion affligeante lorsqu’elle était sincère, cynique et répugnante lorsqu’elle était simulée et n’avait d’autre raison que le plus bas intérêt. « Bon Dieu, se disait-il, faut-il que l’Éternel soit patient pour ne pas foudroyer tous ces gens-là ! La pipe, l’eau-de-vie et le vin, voilà ce qu’ils appellent la sainteté et l’extase ! Ce Zohar, extravagant et fou, auquel ils ne comprennent goutte, ils le préfèrent au Talmud ! Leur rabbin empoisonné, qui vit grassement, lui et les siens, de la misère de tout le monde, ils le préfèrent à Dieu même ! Où donc es-tu, ô Ezéchiel ? Que ne reviens-tu parmi nous, pour lancer l’anathème contre ce mauvais pasteur ?… » Et il se récitait à lui-même, avec un plaisir morose, les versets irrités que le vieux pamphlétaire jetait aux rives de l’Euphrate : « Malheur aux bergers d’Israël qui ne paissent qu’eux-mêmes, mangent la graisse des brebis grasses et se revêtent de la laine du troupeau ! » Et tout ce qui suit de magnifique, mais aussi de fort peu aimable pour les bergers d’Israël.

Naturellement, les colères du Lithuanien demeuraient enfermées au plus secret de son cœur. Et comme il n’avait rien d’autre à faire, du matin jusqu’au soir, que de chercher de nouvelles raisons de mépriser les gens de la Communauté, il y avait des moments où ses colères rentrées menaçaient de l’étouffer.

Ce soir-là, comme à son habitude, après la prière de min’ha, il sortit de la synagogue pour éviter l’heure dégoûtante du bavardage et de la pipe entre min’ha et marew. Pourtant, depuis deux mois déjà, le poêle était éteint. On ne respirait plus, entre les lourds piliers, l’atmosphère empuantie des jours d’hiver ; et par les fenêtres ouvertes dans le mur oriental, les fumées et les poussières s’en allaient sur les rayons du soleil à son déclin. Dehors, à perte de vue, ondulait dans les champs le blé vert, mais déjà haut. Abondamment remplie par les eaux printanières, la mare coupait la route de sa nappe boueuse où se reflétait le crépuscule. Arrêté au milieu, Mérélé l’Imbécile, qui faisait le voiturier entre Schwirzé Témé et la ville voisine de Smiara, laissait boire ses chevaux et se délayer la boue que ses roues avaient ramassée le long de la piste de terre noire. Sur le bord du marécage, au milieu des canards et des oies que l’irruption de la charrette avait chassés de leur domaine, des commères en robe notre et perruque de satin attendaient le voiturier qui rapportait leurs commissions. Mais lui, sans se soucier de l’impatience de ces femmes, laissait boire son cheval et fondre la boue de sa charrette.

Perdu dans ses rages secrètes, le colérique Lithuanien ne prêtait pas plus d’attention au voiturier qu’à ces canards, à ces femmes et à ces oies. Et aurait-il pu supposer que Mérélé l’Imbécile, si tranquillement installé dans la vase, apportait, ce soir, avec lui, une formidable nouvelle ?… Mais à peine la charrette toute ruisselante de bouc liquide était-elle sortie du bourbier, que les commères se mirent à pousser de grands cris ; les oies et les canards s’envolèrent de tous côtés ; et Reb Jossel, en dépit du dédain qu’il avait pour ces femmes et pour ce voiturier, ne put se retenir de diriger du côté de la mare ses longues jambes de héron. A son approche, les commères s’écartèrent, comme il convient, pour ne pas le frôler de leur robe, et toutes ensemble se mirent à s’écrier en se croisant les mains (ce qui est un geste chrétien tout à fait inaccoutumé et qui dénotait chez elles un trouble bien profond) : « Nous sommes tous perdus, Reb Jossel ! Notre dernier jour est arrivé ! On massacre les Juifs à Elizabethgrad ! »

Cependant, le Lithuanien s’était approché de la charrette, et Mérélé lui faisait un long discours, expliquant que, ce matin, vers dix heures, à Smiara, il était allé chez Baruch le poissonnier, afin d’acheter du poisson pour la femme de Mardochaï qui lui en avait donné commission ; et qu’il allait toujours chez Baruch, parce que c’était le seul poissonnier de Smiara où l’on était vraiment sûr que le poisson fumé fût vraiment du poisson à écailles et muni de quatre ailerons[7] ; et que Baruch était en train de servir d’autres clients qui emplissaient la boutique, quand, l’ayant aperçu, il lui avait dit tout à coup : « Eh bien ! Mérélé l’Imbécile, tu ne sais donc pas qu’on tue les Juifs à Elizabethgrad ?  » Il n’en savait pas davantage. Mais cela était plus que suffisant pour justifier l’épouvante des commères. Reb Jossel en ressentit lui-même un grand trouble, presque aussitôt combattu par la satisfaction de penser qu’il allait, dans un instant, jeter la consternation au milieu de ces Juifs si grossièrement satisfaits de fumer une pipe, en bavardant de leurs histoires stupides entre min’ha et marew.

Sa maigre petite tête d’oiseau toute portée en avant au bout de son long cou, il se dirigea à grands pas du côté de la synagogue. Et plus il approchait, plus le plaisir de bouleverser ses coreligionnaires l’emportait sur l’inquiétude qui le tourmentait lui-même, et plus il allongeait les jambes comme aurait fait le messager d’une bonne nouvelle. En franchissant le seuil du Saint Lieu, il n’eut même pas ce reniflement de dégoût qui lui était habituel, dès qu’il en respirait l’odeur. A peine plongea-t-il rapidement le bout des doigts dans le tonneau aux ablutions ; et, traversant la foule des caftans, il alla droit à Rabbi Naftali, que l’on reconnaissait de loin à son chapeau couvert de boue, — car c’était son habitude de relever quand il pleuvait son caftan sur sa tête, et comme il ne pensait jamais à rabattre sa lévite que lorsqu’elle était déjà crottée, il avait toujours je bas de sa houppelande presque propre, tandis que son chapeau, sa calotte et ses épaules, qui en avaient essuyé la boue, paraissaient aussi fangeux que si au lieu de marcher sur les pieds, il avait marché sur la tête.

L’arrivée du Lithuanien avant l’heure de la prière, et son air préoccupé n’avaient point échappé à ces Juifs toujours attentifs à épier chez le voisin un geste, un regard, moins encore, tout ce qui permet de deviner la pensée la plus fugace. Vingt curieux étaient déjà derrière lui, lorsque ayant rejoint Naftali, il lui demanda avec un air d’indifférence affectée, s’il connaissait la nouvelle apportée de Smiara par Mérélé l’Imbécile.

— Comment pourrais-je la connaître ? Ce n’est pas mon habitude de quitter la synagogue entre min’ha et marew, répondit le Délégué, non sans une certaine aigreur car il avait en aversion ce Lithuanien méprisant, et surtout il n’aimait guère qu’on prétendit lui apprendre quelque chose, a lui lieb Naftali, dont c’était à Schwarzé Témé. pour ainsi dire la fonction officielle de tout savoir le premier, de tout deviner, de tout prévoir.

— Eh bien ! repartit Reb Jossel sur le même ton aigre-doux, si vous aviez quitté la synagogue entre min’ha et marew, vous auriez su de Mérélé l’Imbécile, — et cela peut-être vous intéresse, — qu’on est en train de massacrer tous les Juifs d’Elizabethgrad !

— Certes non, le fidèle du Gaon de Vilna n’avait pas trop préjugé de l’effet qu’il allait produire ! Un gémissement de stupeur accueillit ses paroles, tandis que Rabbi Naftali, profondément ulcéré qu’un autre qua lui-même apportât dans la synagogue une nouvelle d’une pareille importance, disait pour sauver son prestige :

— Est-ce mon habitude à moi de prendre mes informations auprès d’un pauvre imbécile ?

Mais qu’importait à tout le monde les rancœurs de Naftali ? Du mur oriental au mur occidental, du tonneau aux ablutions à l’armoire des Thora, la nouvelle faisait explosion, disloquait tous les groupes, suspendait les conversations, relevait toutes les têtes au-dessus des Zohar et des chaloss tchivot, et, suivant les tempéraments, arrêtait la fumée des pipes ou en précipitait les bouffées. Autour de Reb Jossel, qui n’était guère habitué à voir tant de monde près de lui, la synagogue se bousculait, comme aux jours de grandes fêtes les pèlerins autour du Rabbin Miraculeux. Et lui, sans en rien laisser voir, jouissait profondément dans son cœur de l’affolement où ses paroles venaient de précipiter ses coreligionnaires, si béatement satisfaits il y avait un instant à peine.

À ce moment, à la porte du Saint Lieu, retentirent des cris d’enfants qui poussaient devant eux Mérélé l’Imbécile, qu’ils étaient allés chercher. Aussitôt tout le monde abandonna Rabbi Jossel pour entourer le voiturier, à l’exception de Reb Elia-koum le fou qui, toujours assis à sa place, son taliss blanc sur la tête et ses bandelettes au bras, continuait de marmonner ses prières, complètement indifférent à l’émotion de l’assemblée.

Saisi par vingt mains fiévreuses, qui le tiraient par son caftan pour mieux écouter ses paroles, Mérélé recommença son récit : « J’étais allé chez Baruch… » Un silence profond, autant qu’il peut y avoir un silence profond chez les Juifs de Schwarzé Témé, s’était fait autour de lui. Mais quand il eut longuement expliqué pourquoi il préférait Baruch à tout autre poissonnier, et qu’il en arriva à la fameuse phrase : « Eh bien ! Mérélé l’Imbécile, tu ne sais donc pas qu’on tue les Juifs à Elizabelhgrad ?  » un brouhaha inexprimable éclata dans la synagogue, comme si, pour la première fois, on y apprenait la nouvelle.

Et sans doute, d’Elizabethgrad jusqu’à Schwarzé Témé, il n’y avait pas moins de cent lieues. Mais le malheur ne connaît pas les distances, et les calamités s’en vont sur les chemins de l’air avec plus de rapidité que des chevaux d’Apocalypse ! Chez tous ces gens à l’imagination prompte, l’émoi n’aurait pas été plus grand si, au lieu d’Elizabethgrad, le voiturier avait dit que c’était là, tout près, à Smiara, qu’on égorgeait Israël. On comptait les heures, les minutes où apparaîtraient les massacreurs dans la Communauté sainte. On les voyait déjà en route. Et au fond des mémoires se réveillait le souvenir du terrible Hetman Chmelnicki et de ses affreux Cosaques, qui, durant plus de dix années, dans ce même pays d’Ukraine, avaient noyé, brûlé, pendu, massacré, crucifié des Juifs par centaines de mille, rasé trois cents Communautés, détruit toutes les synagogues, traîné les Thora dans la boue, profané de toutes manières les sanctuaires bénis d’Israël, comme aux plus mauvais jours d’Assourbanipal et de Titus !… Cela s’était passé avant la venue du Bal chem, il y avait quelque trois cents ans. Mais que peuvent les années, les siècles sur un pareil souvenir ? On y songe toujours en Ukraine. Et aujourd’hui encore, une fois l’an, à la synagogue, on lit un psaume particulier, le psaume dit de Chmelnicki, pour supplier le Dieu d’Israël d’écarter un tel fléau.

Allait-on voir, dans le village de l’Impureté Noire, le retour de ces temps affreux ? Depuis ces jours lamentables, jamais, jamais il n’y a avait eu de pogrom à Schwarzé Témé. Et voilà que Mérélé l’Imbécile détruisait d’un seul mot la sécurité profonde, où depuis trois cents ans on vivait dans la Communauté sainte. Ah ! pourquoi, donc, Seigneur, cette effroyable menace suspendue sur les enfants d’Abraham ? Pourquoi massacrait-on là-bas, les Juifs, à Elizabethgrad, et sans doute ici demain ? Pourquoi la colère de l’Eternel se réveillait-elle tout à coup contre son peuple chéri ? Terrifiantes questions qui bousculaient les délices de l’heure entre min’ha et marew, et se trouvaient là, maintenant, installées dans la synagogue, aussi vivantes, aussi visibles que Mardochaï le tailleur ou Reb Alter l’usurier !

Dans cette Communauté perdue au milieu des blés de l’Ukraine, et qui ne s’intéressait guère qu’à son Rabbin Miraculeux et à sa petite vie locale, personne ne se faisait une idée du mouvement révolutionnaire qui commençait d’ébranler la Russie. On était dans les derniers mois de 1882. Tout au plus savait-on qu’il y avait quelques semaines le grand Tsar Alexandre, l’émancipateur des serfs, avait été assassiné. Mais cet événement était une affaire de Chrétiens qui n’intéressait personne, et l’a seule réflexion qu’il avait suggérée dans la Communauté, c’est qu’il n’y avait que des Chrétiens pour s’assassiner entre eux et qu’un idolâtre de moins, cela n’avait aucune importance… Sur toute l’étendue de la terre russe éclataient des révoltes agraires, destructions de récoltes, incendies de forêts, pillage de fermes et de châteaux. Mais les Juifs de ce ghetto campagnard n’avaient aucune idée du rôle que jouaient dans cette agitation leurs coreligionnaires des villes, qu’ils méprisaient d’ailleurs comme des gens qui ont coupé leurs paillés[8], renoncé au vieux caftan et dit adieu pour toujours aux usages des ancêtres. Aussi ne comprenaient-ils rien à ces massacres de Juifs, qui se produisaient un peu partout, tantôt par représailles, tantôt sur l’ordre du Gouvernement, en manière de diversion. Et pour expliquer la nouvelle apportée par Mérélé l’Imbécile, la seule hypothèse qui leur semblait raisonnable, en même temps qu’elle flattait leur amour-propre, c’est qu’une fois de plus l’éternel était mal satisfait de son peuple chéri et exerçait sur lui sa colère.

Une lourde tristesse s’était abattue sur le Saint Lieu. On aurait pu se croire au matin de Kippour, - lorsqu’après une longue nuit de prière à la synagogue, les yeux tirés, le visage angoissé, Israël voit approcher la minute où, là-haut, dans le ciel, le Seigneur ouvre devant lui le Livre de la Vie et de la Mort…

Mais on a beau assassiner des Juifs à Elisabethgrad et dérouler là-bas les saintes Thora dans la boue, cela n’empêche pas le soleil de tomber à l’horizon et la lune d’apparaître dans le ciel. Châ ! Châ ! les Juifs, crie le bedeau. Chut pour les disputes ! chut pour les affaires ! chut pour les soucis ! chut pour tout ce qui n’est pas Dieu ! Que les pipes s’éteignent, que chacun reprenne sa place devant son petit pupitre, et recommence de s’agiter d’avant en arrière et d’arrière en avant. Là-bas, contre le mur oriental, s’élève le chant du Hazën : « Bénissez l’Éternel, vous tous qui vous tenez, la nuit, dans la maison du Seigneur… » La prière de marew est commencée.


Pendant une demi-heure environ, tous les bonnets et les caftans s’agitèrent avec frénésie, d’un mouvement accéléré. Et personne n’a le droit de supposer que pendant cet exercice, aucun des fidèles présents ait pensé à autre chose qu’à glorifier l’Eternel. Mais dès que le dernier mot fut éteint sur les lèvres du Hazën, chacun revint avec passion au prodigieux sujet d’inquiétude que Mérélé l’Imbécile venait d’apporter dans sa voiture avec le poisson de Baruch.

Tout le monde, d’un même mouvement, s’était porté du côté de la petite porte où les serviteurs en kolbaks montaient toujours la garde, en attendant la sortie du Rabbin Miraculeux. La chambre demeura longtemps close. Le Zadik n’arrivait pas à s’arracher à ses prières. Enfin la porte s’entr’ouvrit, et le petit vieillard apparut, entièrement vêtu de blanc, sa toute petite tête fine écrasée sous le chapeau à grands bords et la calotte de soie noire, d’où s’échappaient sur ses joues maigres deux blanches touffes de cheveux.

Bien que toujours après marew, un grand nombre de fidèles l’attendissent ainsi, chaque soir, pour baiser son caftan, il montra quelque surprise de voir toute la synagogue comme ameutée à sa porte. Déjà, un de ses fils se penchait à son oreille, et lui racontait les propos de Baruch au voiturier. Si le vieillard en fut ému (et pouvait-il demeurer insensible à cette nouvelle infortune qui tombait sur Israël ? ) rien n’en parut sur son visage. D’une voix à peine intelligible, il murmura simplement : « C’est un fléau de Dieu. Il faut jeûner et prier. » Et bien que ces paroles fussent tout à fait attendues, et qu’on n’imaginât même pas qu’il put en prononcer d’autres, elles passèrent comme un souffle frais sur tous les fronts enfiévrés. Puis, les yeux baissés vers la terre, ainsi que l’exige l’étiquette, il sortit du Saint Lieu au milieu de la foule qui se pressait sur son passage et se mettait déjà à l’abri du danger rien qu’à toucher sa robe blanche.

Derrière lui, peu à peu, la synagogue se vidait. Les petites gens regagnaient leurs logis ; tandis que les notables se réunissaient chez Reb Mosché, le fils aîné du Zadik.

Il habitait près de son père une vaste maison, où il y avait toujours des samovars fumants et des gens qui bavardaient. C’était un homme d’une quarantaine d’années, bien différent du saint Rabbi, son père, auquel un jour il devait succéder dans sa charge merveilleuse. Très grand et vigoureux, le teint coloré pour un Juif, rien de mystique dans la mine, il s’intéressait beaucoup plus aux choses de la terre qu’à ce qui se passait dans le ciel, et il priait le Seigneur de permettre que son père (puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans ! ) fit des miracles à sa place le plus longtemps possible. Pour lui, en attendant le jour où ce soin lui reviendrait, il s’occupait avec passion de chevaux, qu’il revendait au bout de peu de temps, car il ne les trouvait jamais assez rapides à son gré, et aussi parce qu’il était comme la plupart de ses coreligionnaires, d’un caractère versatile et toujours mal satisfait. Au rejeté très intelligent, flairant de loin, par un instinct curieux, l’odeur du monde occidental, spirituel, comme on l’est en Israël, contre soi-même et les autres, racontant volontiers dans un petit cercle d’amis des histoires drolatiques sur les rabbins miraculeux, et apportant un bon sens très pratique dans les affaires de la Communauté que le Zadik ne voyait qu’à travers la pénitence, les jeûnes, la prière et le Zohar.

Autour des samovars fumants, il y avait, ce soir-là, le Délégué à la mairie, silencieux à son ordinaire, mais qui semblait plus silencieux encore, Reb Alter le grand usurier, le Maitre de poste, le Distillateur d’eau-de-vie, l’Accordeur de mariages, le Président de la société des enterrements, le Secrétaire du Rabbin Miraculeux, le vénérable Hazën, plusieurs autres Instruments de Sainteté. Et tous ces pieux personnages recommencèrent de se perdre en conjectures sur la nouvelle apportée par Mérélé l’Imbécile.

Reb Mosché fit remarquer qu’on s’affolait un peu vite. Après tout, sur ces massacres, on n’avait que les dires d’un poissonnier répétés par un sot. C’était peut-être insuffisant pour mettre tout le monde en émoi ; et, avant toute chose, il convenait d’écrire au Rabbin de Smiara, afin de voir ce qu’il y avait de vrai dans les propos de Baruch.

Tous les assistants l’approuvèrent. Et pendant qu’ils sirotaient, dans un demi-silence, leurs verres de thé au citron, le secrétaire du Zadik rédigea la lettre qui suit :

« Béni soit Dieu !

« Le deux cent quarantième jour de la cinq mille six cent quarante-et-unième année de la création du monde, dans la sainte Communauté de Schwarzé Témé.

« Au Rabbin renommé par sa piété, son grand savoir, sa sagesse et les vertus de ses ancêtres, Rabbi Benjamin Eliezer, que Dieu le garde en vie jusqu’à l’âge de cent vingt ans !

« La sainte Communauté juive de Schwarzé Témé vient d’être douloureusement émue en apprenant les malheurs que la fureur des méchants déchaine sur Elisabethgrad par la volonté de Dieu. Cette nouvelle nous a été apportée par un grand ignorant, et que Dieu au surplus n’a pas gratifié d’une vive intelligence, Mérélé le voiturier. J’ai donc reçu l’ordre du saint Rabbin, faiseur de miracles renommé, de vous écrire la présente, pour vous prier de nous communiquer, par le porteur de cette missive, les renseignements que vous pourriez avoir sur cet événement qui nous a remplis d’angoisse.

« Plein d’espoir dans la bonté infinie de Dieu qui n’abandonne jamais ses enfants, le Rabbin vous envoie sa bénédiction et vous souhaite toutes les félicités possibles au sein de tout Israël.

« Par ordre du saint Rabbin, faiseur de miracles renommé, son humble serviteur,

Abraham Iankélé. »


On lut la lettre à haute voix. Tout le monde tomba d’accord pour la trouver parfaite, et féliciter Iankélé de l’élégance de son style. On la cacheta à la cire. Le Maître de poste la glissa dans la poche de son caftan, en promettant qu’à la première heure, le lendemain, il enverrait un courrier à Smiara. On but encore deux ou trois verres de thé, et sur les onze heures du soir, ses hôtes prirent congé de Reb Mosché.

Dehors brillait la lune. On entendait au loin l’accordéon geignard qui, dès que la nuit est venue, semble être la respiration du village chrétien. Sur la place de la synagogue dormait le troupeau des brebis. Heureux troupeau, qui dormait cette nuit, comme hier et toutes les autres nuits, tandis que, sous les toits des maisons, les brebis du Seigneur allaient connaître les tourments de l’insomnie et les terrifiantes visions que les démons nocturnes apportent sur leurs ailes sombres ! Une à une, les lanternes des promeneurs attardés disparurent dans les maisons. Il n’y eut plus sur Schwarzé-Temé que le silence et les ténèbres, où passait l’ombre sanglante du cruel hetman Chmelnicki…


JERÔME ET JEAN THARAUD.

  1. Copyright by Jérôme et Jean Tharaud 1920.
  2. Ecoles talmudiques.
  3. Les cinq livres de Moïse.
  4. Bibliothèque de livres sacres.
  5. Écharpe dont on se couvre la tête pendant la prière du matin.
  6. Livres de piété.
  7. Seuls poissons que la Loi autorise à consommer.
  8. Papillotes de cheveux.