Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu/02

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Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 332-370).
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SCÈNES DE LA VIE EN UKRAINE

UN
ROYAUME DE DIEU [1]

II[2]


IV. — UNE JOURNÉE DE PRINTEMPS

Le lendemain, la cour du Rabbin Miraculeux était remplie de chars à bancs, de carrioles et de cinq ou six landaus, que chaque année, à pareil jour, le grand seigneur de la contrée, le comte Zavorsky, mettait aimablement à la disposition du Zadik. Au milieu de ces véhicules aux attelages hétéroclites, s’agitaient tous les Juifs de la Communauté, portant tous à la main un arc fait d’une ficelle et d’un demi-cercle de barrique, et quelques flèches de bouleau. Que faisaient-ils avec ces arcs, ces guerriers de Juda, vêtus de leurs plus beaux caftans ? Ainsi armés, allaient-ils partir en guerre contre les massacreurs d’Elizabethgrad ? Etaient-ce de nouveaux Macchabées ? Et leurs femmes, en toilettes de velours, qui déjà s’empilaient avec les enfants dans les charrettes, les accompagnaient-elles dans leur expédition belliqueuse ?…

Le Zadik apparut sur son perron, — pauvre guerrier bien débile, — tenant lui aussi à la main son cercle de barrique et ses flèches. Ses dix petits-enfants, avec leurs beaux caftans de soie, leurs bottes neuves et leurs chapeaux ronds d’où s’échappaient les papillotes, l’entouraient avec leurs arcs et lui faisaient une charmante couronne. Le vieux cocher Reb Noë avait avancé sa voiture ; le Zadik y prit place avec ses petits-fils ; et les chevaux à peine domptés que Reb Mosché avait achetés récemment, s’élancèrent sur la piste de terre notre à travers l’immense plaine de blé.

Aussitôt les chars à bancs, les landaus et les carrioles s’ébranlèrent hors de la cour dans un indescriptible désordre de roues et de timons emmêlés, pour bondir à la suite des chevaux insaisissables du Rabbin Miraculeux. Sur la plaine toute unie commença une course folle, pleine d’excitations et de cris, où chaque conducteur soutenu, exalté par tous les gens qu’il emmenait dans sa charrette, mettait toute son âme à dépasser le véhicule qui filait devant lui, et puis l’autre et l’autre encore, avec cette fièvre d’Israël d’être toujours le premier.

Au bout de quinze kilomètres, les chevaux et les cochers hors d’haleine finirent par s’arrêter à la lisière d’une forêt ; et pendant que les femmes sortaient les provisions des voitures, les hommes et les jeunes garçons gagnèrent une clairière du bois à la suite du Rabbin Miraculeux. Celui-ci, se tournant alors vers les quatre points cardinaux, tira quatre flèches de son arc. Les autres Juifs l’imitèrent, en lançant leurs quatre flèches aux quatre points de l’horizon. Et tout cela n’était pas fait, comme on pourrait l’imaginer, pour transpercer d’une façon symbolique les massacreurs d’Elizabethgrad, mais pour fêter, en ce trente-troisième jour après Pâques, par un rite cabalistique dont la signification s’est perdue au cours des âges, l’anniversaire de Reb Simon ben Jocchaï, le plus illustre des trois docteurs qui, sous le regard du grand prophète Elie et le bruissement d’ailes des Anges, rédigèrent, dans la cave ténébreuse le Livre de la Splendeur.

La journée était admirable. Du fond de l’horizon, les blés en longues vagues changeantes venaient battre la lisière du bois ; de fraîches pousses d’un vert tendre rajeunissaient les noirs sapins ; et sur les chênes tardifs, les jeunes bourgeons expulsaient les vieilles feuilles obstinées à survivre à la saison morte. Quand tous les archers en caftans eurent lancé leurs quatre flèches, chacun s’assit dans la clairière autour des gâteaux et du vin, les hommes d’un côté et les femmes d’un autre, pendant que les enfants continuaient de tirer de l’arc dans les arbres de la forêt. Et naturellement tous les personnages marquants de la Communauté Sainte étaient là, autour du Zadik, à l’exception du Lithuanien qui, chaque année, trouvait un prétexte nouveau pour éviter d’assister à cette fête, où ses yeux de talmudiste ne voyaient qu’une réminiscence païenne, un sacrifice sur les hauts lieux, l’adoration de la Nature et de ces forces mystérieuses que les hommes vénéraient jadis dans les sources et les bois.

Pourtant, je vous assure, Reb Jossel, qu’aucun des Juifs rassemblés, ce jour-là, dans cette clairière de forêt, ne songeait à célébrer le triomphe du printemps ! Les oiseaux, qui les écoutait chanter ? Les arbres, qui aurait pu seulement les nommer par leurs noms et distinguer un chêne d’un ormeau, un frêne d’un charme ou d’un hêtre ? Et ce frémissement, cette tendresse des choses qui inclinait la branche sur la branche, la feuille sur la feuille, et faisait se courber le blé comme un chien sous la caresse, qui donc la sentait dans son cœur ?… Une minute en pleine nature, un pauvre jour, un seul, dans tout le cours de l’année, passé au milieu des bois, pour tirer quatre flèches avec un cercle de barrique, est-ce un crime devant l’Eternel ? Cette halte brève sous les arbres, peut-elle vraiment mettre en péril ce qu’ont enseigné les docteurs depuis tantôt deux mille ans, et faire oublier à ces Juifs que tout ce qui dans le monde n’est pas l’homme, et tout ce qui dans l’homme n’est pas Dieu, tout cela est péché ?…

Rassurez-vous, Reb Jossel ! L’abominable volupté qui pénétrait, ce jour-là, le chêne et le bouleau, trouvait les cœurs de vos coreligionnaires autrement durs que l’écorce ! Pour en être bien assuré, il suffisait de jeter un regard sur tous ces hommes et ces femmes qui se tenaient si sévèrement à l’écart les uns des autres, comme si cette fête du printemps, au lieu de rapprocher les cœurs et toutes les forces de la vie, n’avait au contraire pour effet que de les éloigner davantage. Dans quelle minute de délire, à jamais incompréhensible, l’âme juive a-t-elle pu se renier elle-même, au point de célébrer avec une ardeur que nul poète d’aucune race et d’aucun temps n’a jamais égalée, toute la violence du désir qui éclatait à cette heure dans ces bois et sur toute l’étendue du monde printanier ? Quel mystérieux jaillissement a produit cette fleur unique : le Cantique des Cantiques ? Par quel trou de la muraille s’est introduite la volupté dans la prison des préceptes et des rites ? Victoire unique, sans lendemain, de la passion et de la poésie, et qui peut-être nulle part n’apparaît aussi extraordinaire qu’en ce jour de l’année, dans ces bois de Pologne et d’Ukraine, où Juifs et Juives, les yeux fermés et le cœur indifférent aux troublants appels des choses, viennent manger des gâteaux au miel et vider des verres de vin !

Mais aujourd’hui, hélas, le vin et les gâteaux au miel avaient un goût bien amer pour les Juifs de Schwarzé Témé ! Sans doute ils mangeaient et buvaient, car cette promenade inusitée leur avait ouvert l’appétit. Et puis la veille était un jour déjeune. Mais jusqu’à quand allait-il être permis de manger et déboire ? Jusqu’à quand, Seigneur, jusqu’à quand ? Sous l’ombre paisible des arbres on ne parlait que de noyades, de pillages et d’incendies, de filles et de garçons embrochés au bout des lances, et des mille atrocités dont les tueries de Chmelnicki ont laissé l’horrible mémoire. Abandonnant leurs jeux, les enfants venaient écouter ces récits effrayants, dont Dieu s’épouvante lui-même quand il y songe au fond du ciel, si l’on en croit la légende. « Malheur à moi, s’écrie-t-il, malheur à moi qui ai permis qu’on dévaste ainsi ma maison ! » En vain, pour distraire ses pensées, les Anges lui chantent ses louanges, il secoue la tête et dit : « Heureux le Roi qu’on loue dans sa demeure ! Mais quelle punition n’est pas due à un père qui a permis qu’on traîne ses enfants dans l’opprobre et la misère ? » Et achevant ces mots, il se met à rugir comme le lion dans la forêt d’Elaï. Et ses larmes tombent du ciel avec un tel fracas que le bruit en retentit au loin et que la terre en est ébranlée…

Ainsi s’en allaient les récits sous les arbres pacifiques ; et l’influence du vin se faisant sentir peu à peu, beaucoup se demandaient, avec des yeux humides, si au printemps prochain leurs carcasses déchiquetées par tous les corbeaux de l’hiver ne pendraient pas au bout des branches !

Cependant le temps passait. Il fallait être de retour au village pour la prière de min’ha. Les gâteaux étaient finis, les bouteilles vidées ; on s’ennuyait parmi les arbres de cette longue journée au grand air. Tout le monde avait hâte de rejoindre la chère synagogue, et surtout de connaître les nouvelles que rapportait le messager envoyé, le matin même, à Smiara. Chacun tirait impatiemment sa montre, avec l’espoir que le Zadik donnerait le signal du départ. Mais le Zadik n’entendait pas que la fête de Reb Simon ben Jocchaï fût abrégée seulement d’une seconde ; et suivant son habitude, ce n’est qu’à trois heures et demie qu’il commanda son landau.

La voiture était déjà prête. Son fils aîné, son secrétaire, le Délégué à la mairie et trois de ses petits-enfants y prirent place avec lui. De nouveau les chevaux rapides s’emportèrent dans la prairie. Bientôt ils arrivaient à la hauteur d’un bois, où les fidèles qui, au départ, n’avaient pu trouver place dans aucun des véhicules, s’étaient arrêtés pour festoyer ; et l’attelage toujours lancé ventre à terre faisait s’éparpiller dans les blés, avec une frayeur comique, les grasses Juives qui soulevaient à deux mains leurs lourdes robes de velours, les enfants armés de leurs arcs, et des groupes de Juifs qui, dans leurs tristes souquenilles, semblaient revenir d’un enterrement.

Le messager de Smiara venait juste d’arriver quand la voiture fit son entrée dans l’enclos du Rabbin Miraculeux. Sans paraître seulement l’avoir vu, le Zadik regagna sa chambre, comme si les flèches que son bras venait de lancer tout à l’heure aux quatre points cardinaux, avaient suffi à conjurer tout péril. Reb Mosché, moins confiant peut-être dans la protection divine, s’était arrêté sur le seuil ; et le secrétaire du Zadik prenant des mains du messager la lettre que lui adressait le Rabbin de Smiara, en fit la lecture à haute voix :

« Béni soit Dieu !

« Le deux cent quarante et unième jour de la cinq mille six cent quarante et unième année de la Création du monde, dans la sainte Communauté de Smiara.

« Au pieux serviteur, secrétaire du saint Rabbin renommé, faiseur de miracles, fils des saints, dont le nom est connu dans l’univers, etc. etc. Abraham lankélé, que Dieu le garde en fie jusqu’à cent vingt ans !

« Obéissant promptement aux ordres du saint Rabbin, j’éprouve l’immense douleur de vous informer que le bruit qui vous a été rapporté est malheureusement trop exact, et même que ces dévastations et massacres continuent en ce moment de plus belle à Élizabethgrad et dans les villes d’alentour, et menacent de s’étendre jusqu’à nous. Des gens sans feu ni lieu, venus de Poltava pour travailler aux usines de sucre, proclament tout haut dans les rues qu’ils ne tarderont pas, eux non plus, à massacrer tous les Juifs du pays. Notre sainte Communauté est atterrée de douleur par cette nouvelle épreuve que le Seigneur lui envoie pour ses péchés. Pères et enfants se lamentent. Jusqu’à quand, Seigneur ? Jusqu’à quand ?… Par le même courrier, je vous adresse une petite offrande au nom de la sainte Communauté de Smiara, en vous priant de la transmettre au saint Rabbin faiseur de miracles. En ces jours de tribulations, tous les yeux des fidèles de la Communauté se tournent vers lui avec angoisse et le supplient de multiplier ses prières en leur faveur, afin qu’ils soient épargnés au sein de tout Israël.

« Celui qui vous estime et vous aime selon votre haute valeur,

« Rabbin Benjamin Éliézer. »


Pendant cette lecture, les voitures et les carrioles arrivaient dans la cour. Plus de vingt Juifs maintenant, et puis bientôt cinquante entouraient Reb Mosché, criant et s’exclamant à chaque phrase de Reb Eliézer, et s’excitant mutuellement à la peur. Alors, les flèches de bouleau et les cercles de barrique apparurent bien fragiles devant l’effroyable menace suspendue sur les têtes ! Et dans le verger du Rabbin, où les Juifs s’en allaient par groupes causant et gesticulant, en attendant la prière de min’ha, les pruniers et les poiriers entendirent, ce soir-là, les mêmes gémissements et les mêmes plaintes amères que les saules de l’Euphrate dans le long exil d’autrefois.

Prier, jeûner et dire les psaumes, telles furent de nouveau les paroles du Rabbin Miraculeux, quand on lui donna connaissance de la lettre de Reb Eliézer.

— Avec votre permission, mon père, lui dit alors Reb Mosché, je me rendrai demain chez le comte Zavorsky. Dans le danger qui nous menace, lui seul pourra nous renseigner avec un peu d’exactitude. Il est, vous le savez, le grand ami du sous-gouverneur de Kiew, et peut-être que nous pourrions obtenir, grâce à lui, des Cosaques pour nous protéger.

À ce mot de Cosaques, le pieux vieillard, difficile pourtant à troubler, leva sur l’aîné de ses fils le regard rempli de surprise et d’une vague épouvante qu’il aurait eu, si Reb Mosché lui avait dit tout à coup qu’il partait pour Paris ou pour New-York. Quant aux autres personnages qui se trouvaient à ce moment dans la chambre, ils se mirent à vociférer, les uns pour approuver ces paroles, les autres pour y contredire.

— Y songez-vous, Reb Mosché ? s’écriait le vénérable Hazen. Appeler à notre aide les petits-fils du cruel Hetman, les descendants de Chmelnicki, les massacreurs des ancêtres ? Est-ce là une pensée raisonnable ? Allons-nous remplacer un danger par un autre et mettre les loups au bercail ?

Mais le Grand Usurier qui se voyait déjà aux mains des massacreurs, agitait son index dans un geste de dénégation et commençait un discours.

— Réfléchissez, Reb Isaac ! Vous savez aussi bien que moi que le Seigneur nous interdit comme un péché mortel de nous exposer au danger. Le Talmud dit expressément que manger une chose impure n’est pas une faute plus grave que de courir au-devant d’un péril. Et même, pendant le Kippour, la Loi nous autorise à rompre le grand jeune plutôt que d’affronter la mort.

Il s’arrêta un instant, afin de mesurer l’effet de ses paroles. Et comme le Hazën ouvrait la bouche pour lui répondre :

— Pardon ! continua-t-il aussitôt. Pourquoi, vénérable Hazën, justement l’année dernière, avez-vous fait venir un docteur de Smiara pour soigner vos rhumatismes ? Et pourquoi, dans le cas de maladie, agissons-nous tous de la sorte ? Nous savons bien pourtant que toute guérison vient de Dieu et qu’il n’y a de soulagement à nos maux que celui qu’il nous envoie par l’Ange de la Guérison. Cependant, encore une fois, nous faisons venir le médecin. Et nous serions mille et mille fois coupables de ne pas le faire venir, car agir différemment serait porter un défi à l’Ange de la Mort, et l’Ange de la Mort ne veut pas être bravé ! Tout ceci nous prouve, Reb Isaac, que les docteurs de la Loi donnent raison à Reb Mosché. Quand même il en viendrait cent mille de ces chiens de Cosaques, pour défendre notre Communauté sainte, ils seraient bien incapables à eux seuls de nous protéger de la mort. Mais l’Ange du Salut les accompagnera. Et comment l’Ange viendrait-il si nous n’appelions pas les Cosaques ?

A cet argument plein de force, Reb Mosché ajouta que, grâce au ciel, les Cosaques d’aujourd’hui n’étaient plus ce qu’ils étaient au temps du cruel Chmelnicki ; que la lettre de Reb Eliézer indiquait clairement que les massacres étaient le fait de gens sans feu ni lieu, et qu’en face de pareils bandits il ne restait qu’une ressource : le fouet des cavaliers du Tsar. Mais l’occasion était trop belle pour discuter sans fin, et, par la discussion même, oublier son inquiétude. Dans la chambre du Rabbin Miraculeux, les arguments et les défis se poursuivaient, se dépassaient avec la même ardeur fiévreuse que, tout à l’heure, les voitures sur la route ; et toujours revenait ce terrible mot de « Cosaques » qui peut-être jusqu’à ce jour n’avait jamais résonné dans ce lieu de paix et de lumière !

Au milieu du brouhaha, le Zadik, les yeux baissés, paraissait étranger à tous ces vains propos. Quand l’heure de min’ha fut venue, il se leva de son fauteuil, un lourd fauteuil d’argent massif, dont ses fidèles lui avaient fait présent, et que des coussins éventrés ne rendaient guère confortable. Brutalement ses serviteurs lui ouvrirent un passage à coups de poings, à coups de coudes, à travers le couloir envahi par les intrus. Et derrière lui tout le troupeau des Juifs affolés se rendit à la synagogue.


V. — LE COMTE ZAVORSKI

C’est une question de savoir si le Paradis est réservé uniquement aux Juifs, ou si des Chrétiens pieux et de mœurs honorables pourront aussi y pénétrer. Le Talmud estime que cette dernière hypothèse n’est pas à écarter tout à fait, et que des places, naturellement assez rares, car il est bien difficile d’être pieux sans être Juif, sont réservées auprès de Dieu à ces Chrétiens d’exception.

Aux yeux des Juifs de Schwarzé Témé, il ne faisait aucun doute que le comte Zavorski ne fût un de ces privilégiés, et qu’ils le retrouveraient, un jour, dans le sein béni d’Abraham.

LE Comte appartenait à une de ces familles polonaises qui possédaient autrefois presque toutes les terres de l’Ukraine, et dont le plus grand nombre a quitté le pays pour habiter Varsovie ou l’étranger. Lui, il était resté sur son domaine, où il vivait fort retiré, ne frayant guère avec les propriétaires voisins, qu’il détestait en leur double qualité de Russes et d’orthodoxes. Ses fils qu’il avait envoyés faire leur éducation en Angleterre et en France, n’éprouvaient aucun goût pour l’existence solitaire dans cette lointaine Ukraine, et refusaient de revenir près de lui. « Que ferions-nous là-bas, vieux père ? lui écrivaient-ils de Londres, de Biarritz ou de Monte-Carlo. Voudrais-tu nous voir dans l’armée ou l’administration moscovite ? Ce serait une trahison ! Alors pourquoi végéter sur la terre russe ? La vieille Pologne est bien morte. Nous ne la ressusciterons pas… » Ils ne reparaissaient qu’à de longs intervalles, quand le vieillard, lassé de leurs folles exigences, ne leur envoyait plus d’argent. Et chacune de ces visites provoquait entre le père et les fils des scènes d’une violence inouïe, dont on avait un écho dans la petite ville juive par Amschel le relieur, qui travaillait au château. Que de fois il avait entendu de grands éclats de voix, un bruit de chaises remuées avec fureur, et que de fois aussi il voyait passer le vieillard avec des yeux remplis de larmes !

Est-ce le sentiment que la vie de ces Juifs, exilés comme lui de leur patrie et, comme lui, soumis à des maîtres dont ils n’avaient ni les mœurs, ni la langue, ni surtout la religion, ressemblait en somme à la sienne ? Est-ce parce que dans sa famille, depuis des générations, on avait eu pour intendants des Juifs tout dévoués aux intérêts de la maison ? Pour une raison ou pour une autre, et sans doute pour toutes ensemble, le comte Zavorski n’avait aucune antipathie pour le peuple d’Israël. Certes ses préférences allaient aux paysans, tout Russes et orthodoxes qu’ils fussent ; et sa bonté à leur égard était même un des grands sujets de dispute avec ses fils qui, dans leurs besoins d’argent, lui reprochaient de ne pas se montrer assez exigeant sur les fermages, d’abandonner sans redevance d’énormes étendues de terre, et de prêter complaisamment l’oreille aux paysans qui se plaignaient à lui de quelque mauvaise récolte. Il aimait leur gaité, leurs danses, leurs chants, leur musique, ces filles toujours parées de fleurs, toute cette vie abandonnée à la nature, à la saison. Mais quand il passait la mare sur la passerelle de bois, et qu’il pénétrait chez les Juifs, il se sentait tout à coup dans une humanité à la fois plus lointaine et beaucoup plus proche de la sienne. Oh ! il connaissait bien leurs défauts et aussi leurs ridicules. Mais comment n’eût-il pas aimé leur fidélité à leur race et à leur religion, la ténacité qui les maintient toujours pareils à eux-mêmes au milieu des nations, cette piété ardente où ils puisaient un réconfort contre l’adversité des siècles, et ce goût des choses de l’esprit qui s’allie si bizarrement en eux au plus vif sentiment des réalités de la terre ? Tout l’emplacement sur lequel la petite ville juive était bâtie était sa propriété. Il aurait pu la supprimer d’un coup, si tel avait été son désir ; mais au contraire, il l’agrandissait sans cesse de quelque pâturage, et l’on ne comptait pas les vaches et les chèvres dont il faisait don chaque année à la Communauté sainte. Aussi, toutes les fois qu’il y avait chez le Zadik une naissance ou bien un mariage, ce qui arrivait fréquemment, le Rabbin Miraculeux ne manquait jamais d’organiser pour lui une fête spéciale ; et le Comte, de son côté, ne laissait passer aucune occasion d’être agréable au vieillard, qui représentait à ses yeux quelque chose de grand et de noble, que toute la bizarrerie du personnage n’arrivait pas à cacher.

Le lendemain de la Fête des Arcs, Reb Mosché se fit conduire chez le vieux seigneur polonais. Après trois kilomètres franchis au grand galop, sa voiture arrivait à l’entrée d’un beau parc, devant une porte de bois assez monumentale et décorée dans ce goût asiatique qui est déjà celui de la Petite Russie. Les chevaux s’engagèrent dans une allée sablée, entre des chênes magnifiques qui s’écartaient çà et là pour laisser voir des clairières avec des pelouses et des massifs de fleurs printanières. Le château s’élevait au milieu d’un espace découvert, où les arbres, ni trop près ni trop loin, se tenaient à distance respectueuse comme de vieux serviteurs fidèles. Pareille à toutes les maisons seigneuriales d’Ukraine, c’était une bâtisse sans étage et fort longue, aux murs badigeonnés de bleu, avec un toit de tôle vernissée, étincelant de jaune et de vert. Une trentaine de fenêtres, de six mètres de haut, lui faisaient une très noble façade. Entre les fenêtres descendaient des gouttières de tôle peinte qui, par des gueules d’animaux fantastiques, se déversaient dans une douve creusée autour de la maison. Sans ralentir son allure, le cocher du Zadik arrêta d’un coup son landau devant le perron du logis. Un laquais en habit à la française introduisit fort dédaigneusement le fils du Rabbin Miraculeux dans une immense antichambre. Le Comte vint l’y chercher lui-même, et l’ayant conduit par la main dans le petit salon où il passait ses journées :

— Je crois savoir le sujet qui vous amène, dit-il en le faisant asseoir. Une lettre de Kiew m’informe, ce matin, que des troubles agraires ont éclaté dans le Gouvernement, et qu’on particulier, au village île Rimanovo (c’était un assez gros village à dix lieues de Schwarzé Témé) les paysans ont mis le feu aux bâtiments de M. Krouchewsky… Mais peut-être me demandez-vous quelle relation il y a entre l’incendie des bâtiments de M. Krouchewsky et le fait qu’on a massacré quelques-uns de vos coreligionnaires à Elizabethgrad ? Car c’est bien cela qui vous inquiète, n’est-ce pas, Reb Mosché ?

— Vous avez deviné juste, Pani Zavorski, répondit le fils du Rabbin Miraculeux.

— J’imagine, reprit le Comte avec une bienveillance où pointait quelque ironie, que votre Communauté doit être sens dessus dessous. Je comprends votre inquiétude. Mais, Dieu merci ! Elizabethgrad est loin. Mes paysans (il disait toujours « mes paysans, » bien que le servage fût aboli, comme il eût dit « mes enfants, ») mes paysans, continua-t-il, sont heureusement très pacifiques et ne me donneront pas les soucis qui empêchent de dormir ce bon M. Krouchewsky. » Il prononça ces derniers mots sur un ton qui laissait voir tout le dédain qu’il avait pour ce Moscovite brutal et parvenu, contre lequel les paysans avaient mille sujets de rancune, et dont ils brûlaient les récoltes assez régulièrement chaque année.

Reb Mosché saisit l’occasion de faire au Comte quelques compliments sincères, qui auraient pu sembler excessifs, mais qui, dans la bouche d’un Oriental, indiquaient au contraire un réel souci de conserver dans la flatterie de la mesure et de la discrétion.

— Merci, merci, dit le Comte, l’interrompant dans son panégyrique. Je vous disais donc, Reb Mosché…

À ce moment, il prit garde que son hôte était resté découvert, ce qui est tout à fait contraire à la dignité hébraïque. Il l’invita donc à remettre son couvre-chef sur sa tête ; et poursuivant la causerie, il lui montra de quelle manière le pogrom d’Elizabethgrad était lié, selon lui, aux révoltes agraires du genre de celles qui venaient d’éclater chez M. Krouchewsky. Il n’avait pas plus d’indulgence pour les révolutionnaires Juifs, dont on retrouvait toujours la main dans ces émeutes paysannes, qu’il n’avait de sympathie pour les fonctionnaires russes ou les propriétaires moscovites. Aux uns, il reprochait leur propagande frénétique qui détruisait l’ordre social ; et aux autres, d’organiser systématiquement des massacres, pour détourner sur tous les Juifs les fureurs populaires que quelques-uns d’entre eux s’acharnaient à exciter. Et tandis qu’il faisait son petit cours d’histoire, il s’étonnait de la rapidité avec laquelle ce Reb Mosché, qui n’était jamais sorti de sa Communauté, le comprenait à mi-mot, l’obligeant à préciser les points délicats du problème ; et à part lui il se disait : « Demain, c’est ce fils de Zadik qui m’expliquera, mieux que je ne le fais en ce moment moi-même, ce qui se passe dans la Russie qu’il ignore. Un petit coup de pouce, et c’est cet enfant du Ghetto qui, sorti du Zohar et de sa synagogue, mènera le branle des choses et fera marcher la montre que j’essaie maladroitement de démonter devant lui.

— En somme, Reb Moselle, conclut-il, je crois que, pour l’instant nous n’avons ni vous, ni moi, rien à craindre. Mes paysans ne brûleront pas ma recolle, et à vous certainement ils ne veulent aucun mal. Mais il y a autour de nous des petites villes comme Smiara, avec leurs sucreries et les vagabonds qu’on y emploie. De ces gens-là on peut tout craindre. Inutile de vous dire que je suis à votre disposition et à celle de votre Communauté, pour faire en votre faveur tout ce qui sera en mon pouvoir.

C’était justement ces mots-là qu’attendait le porte-parole de la Communauté sainte.

— Je vous remercie, Pani Zavorsky, dit-il. Je voulais vous demander, vous qui connaissez le vice-gouverneur de Kiew… peut-être pourriez-vous obtenir… Enfin voilà ! Notre Communauté prendrait tous les frais à sa charge… Aurions-nous cent Cosaques à loger et à nourrir, nous les défraierions de tout, le temps qu’il serait nécessaire.

Le Comte ne put s’empêcher de sourire. Quille devait être leur angoisse, pour qu’ils vinssent lui demander d’introduire chez eux des Cosaques ! En même temps, dans son esprit se présentait la scène qui allait se passer non pas chez Timothée Bobrykine, le vice-gouverneur de Kiew, dont il était le condisciple et qu’il connaissait pour un esprit sceptique et libéral, mais chez Trépoff, le Gouverneur, homme violent, toujours sous l’empire de la colère et antisémite notoire, lorsque Bobrykine viendrait lui dire que Zavorsky demandait cent Cosaques pour protéger les Juifs de chez lui. « Des Cosaques pour protéger des Juifs ! Et les protéger de quoi ? D’un pogrom qui se passait à quatre cents kilomètres de chez eux ! L’armée du Tsar mobilisée pour protéger Schwarzé Témé ! Voyons, voyons, Bobrykine ! Zavorsky est devenu fou ! »

Il se représentait tout cela, le comte Zavorsky, comme si la scène se passait dans son salon et, qu’au lieu du fils du Zadik, le colérique Trépoff fût assis dans ce fauteuil, sous ce Christ d’ivoire dont la tête semblait se pencher pour écouter leurs propos. Et à dire vrai, la fureur de Trépoff lui paraissait assez raisonnable, et il en souriait à part lui ; mais il savait aussi la nervosité de ces Juifs et dans quel profond désarroi devait être plongée la malheureuse Communauté.

— De Bobrykine, dit-il enfin, je pourrais tout obtenir. Mais il ne dispose pas des Cosaques. Et vous connaissez Trépoff. Je ne vous cache pas qu’il n’y a guère apparence qu’il vous envoie ce que vous demandez. Enfin, je vais toujours écrire, et dès que j’aurai une réponse, je vous la ferai parvenir.

Pour un esprit d’Occidental, de telles paroles auraient laissé peu d’espoir d’obtenir jamais un Cosaque du Gouverneur de Kiew. Mais pour un esprit sémite, un peu d’espoir c’est une immense espérance, déjà presque la certitude que la réussite est là. Après de grands remerciements et force salutations, Reb Mosché prit congé du Comte, persuadé du succès de sa mission. Et tandis qu’il s’éloignait, le vieux seigneur polonais, debout devant une fenêtre, se disait en suivant des yeux la voiture sous les arbres : « Ces révolutionnaires des villes, que déteste tant Reb Mosché, sont sortis, pour la plupart, de quelque ghetto campagnard tout pareil à Schwarzé Témé. Un jour, par un violent effort, ils se sont évadés de quelque Communauté sainte, de ses rites, de ses pratiques bizarres. Et ma foi, dans leur orgueil de s’être émancipés du Talmud et de la Loi, ils repoussent du même coup toutes les disciplines du monde, et nos idées à nous leur semblent aussi folles, aussi absurdes et encombrantes que celles de leurs vieux docteurs. Mais à bien voir, ces révolutionnaires et ces lecteurs du Zohar sont-ils au fond si différents ? Ils se nourrissent de la même pâture, de la même grande espérance. Ceux-ci attendent le Messie monté sur son cheval blanc ; et ceux-là croient qu’il doit venir derrière un drapeau rouge… »

Puis quittant la fenêtre et s’asseyant à sa table de travail, il écrivit à son ami Bobrykine :

« Cher Timothée Andreiévitch,

« Les Juifs de Schwarzé Témé, mes Juifs, sont dans une angoisse effroyable. Ils ont la tête couverte de cendres, et tu devines pourquoi… »

Et tandis qu’il continuait d’écrire, le Christ dans son cadre de velours lisait par-dessus son épaule.


VI. — JUSQU’À QUAND, SEIGNEUR ? JUSQU’À QUAND ?

Depuis bientôt dix jours, dans la Communauté, on prie, on jeûne, on dit les psaumes. Tout travail est suspendu. Il y a trop d’effroi dans les cœurs et de tremblement dans les doigts, pour que Mardokaï le tailleur puisse coudre ses caftans, ou Schmoul le cordonnier travailler le cuir de ses bottes. Et puis, à quoi bon coudre, à quoi bon battre le cuir, pourquoi faire ceci ou cela, quand peut-être demain, tout à l’heure, tout sera pillé, saccagé, jeté dans la boue de la rue, précipité dans la mare ?…

Le Grand Usurier songe à fuir. Avec un parent de Lemberg il combine une affaire de famille qui lui fournirait un prétexte pour s’absenter quelque temps de la Communauté sainte. Car enfin, se dit-il, ai-je le droit de m’offrir en victime à ces Chrétiens qui me couperont la barbe, et feront peut-être pis encore ? Certes, si ma présence pouvait servir de protection quelconque à la Communauté, je n’aurais pas l’idée de partir. Mais un homme comme moi ! Que de petits artisans demeurent pour garder leur boutique ; que le Maître de poste, qui est de taille à se défendre, reste pour protéger ses filles, cela est tout naturel ! Mais moi ! un homme comme moi ! un homme qui a passé sa vie dans l’étude des livres sacrés ! que puis-je faire ? de quelle utilité serais-je ?… Et ce savant talmudiste (le seul avec Reb Jossel, dans toute la Communauté, qui pût se vanter de piquer une épingle au milieu du grimoire, et de dire à la fois la page où il s’était ouvert, et le texte de la page) n’était pas à court d’arguments pour justifier des décisions autrement délicates que celle de prendre une voiture pour gagner la station prochaine et se rendre en Galicie.

Le Petit Usurier passait ses nuits à creuser des cachettes où il enterrait ses roubles et les boucles d’oreilles et les gobelets d’argent qui servent à fêter le samedi, et que ses débiteurs les plus pauvres lui remettent en gage. Et lui-même, le jour du Sabbat, il faisait la bénédiction dans un simple verre à thé. Pour la première fois, Reb Naftali, le silencieux, sentant la vanité de ses meilleurs stratagèmes, devenait presque loquace et se répandait en vains propos, tout comme Mérélé l’Imbécile. Mérélé l’Imbécile, moins sot qu’on n’aurait pu le croire (on n’est jamais tout à fait bête quand on vit avec les animaux), terrifié de courir sur les grandes routes en un moment si dangereux, avait cassé, non sans art, dans un brusque tournant, une patte au cheval que la Communauté lui fournit pour son service, et passait maintenant ses journées à la synagogue ni plus ni moins que s’il était un Instrument de Sainteté.

Le riche commerçant de Kiew, qui a tout quitté, sa famille, sa maison, ses affaires, pour venir achever sa vie dans la cour du Rabbin Miraculeux, se perd en tristes conjectures. Après avoir appuyé cinquante ans le pied sur la balance en achetant le blé des paysans, après avoir vendu cinquante ans le blé par wagons aux Chrétiens de Nikolaïew (il ne s’agissait plus alors d’appuyer le pied sur la bascule, car ces Chrétiens tant rusés ! mais avec l’aide de Dieu il ne les trompait pas moins !) après tant de travaux, et être enfin parvenu à ramasser une honnête fortune, avoir marié ses onze enfants (tout le monde ne peut pas en avoir douze) et enseigné à ses huit fils les traditions du commerce, il avait espéré pouvoir enfin vivre tranquille, finir ses jours en sainteté près du Rabbin Miraculeux, dans ce saint Royaume de Dieu ? Mais peut-on vivre en paix dans cette vallée de misères ? L’Eternel n’admet pas cette espérance impie ; et il l’a bien montré à Jacob qui, lui aussi, après une longue existence de travaux et de succès, au moment où il s’apprêtait enfin à jouir de son repos, connut les grands déboires de sa vie, les malheurs de Joseph et l’aventure de Putiphar, qui entraîna pour le vieillard de si grandes tribulations et son départ pour l’Egypte et tout le drame qui s’en suivit…

Près du vieux bonhomme angoissé et rabâchant pour lui seul toute cette vieille histoire, Rob Eliakoum, le fou, sous son taliss crasseux, dont on ne distingue même plus les vieilles broderies d’argent, ne cesse d’agiter ses lèvres d’où sortent d’informes prières. Sait-il seulement, le malheureux, qu’un effroyable danger menace la Communauté, perdu qu’il est dans ses mirages, dont il ne sort que pour insulter les enfants qui viennent lui tirer la barbe ?

Ah ! parmi ceux qui, en octobre dernier, et les octobres précédents, lors du Conseil de Révision, ont tremblé de tous leurs membres, et ont bu du vinaigre, et se sont fait faire des hernies, et dont les pères ont déboursé sans regrets de grosses sommes d’argent pour les sauver du service, combien regrettent aujourd’hui ces stratagèmes et ces dépenses, et renonceraient volontiers, pendant trois ou quatre hivers, au plaisir de se frotter le dos contre le poêle, pour être loin d’ici, à l’abri dans quelque caserne, sous l’uniforme militaire !

La synagogue ne désemplissait plus. On aurait dit que toute la journée, c’était l’heure entre min’ha et marew. La seulement on se sentait quelque sécurité ; là seulement les terreurs étaient un peu noyées sous le flot des paroles et dans la fumée des pipes. Les jeûnes, les nuits d’insomnie (car on ne dormait plus, ou si l’on cédait au sommeil c’était pour tomber aussitôt en d’affreux cauchemars) tout cela avait tiré les traits, allongé les visages, allumé encore la fièvre dans ces yeux déjà si fiévreux, en sorte que tous les fidèles de la Communauté sainte finissaient par ressembler aux chiens errants des bois, qui ne trouvaient plus rien à manger sur le seuil de ces maisons juives.

Quant aux femmes, inutile d’en rien dire. Leurs époux, qui à l’ordinaire leur adressaient rarement la parole, ne leur parlaient plus du tout. Ce n’est pas dans des moments si tragiques que l’on va parler à des femmes ! Mais elles se rattrapaient entre elles, pendant que leurs maris bavardaient à la synagogue. Et elles pleuraient et gémissaient, et terrifiaient leurs enfants par des récits épouvantables, vomis on ne sait d’où, portés par l’Ange de la Peur, où l’on voyait toutes les Juiveries de l’Ukraine soumises à des tortures inouïes. Bref, si l’on eût pris à la lettre la parole de Reb Akiba, qui déclare dans le Talmud que le fait d’avoir laissé brûler le rôti est une raison suffisante de divorce, il n’y aurait plus eu une femme mariée à Schwarzé Témé… Il est vrai qu’en ces jours d’angoisse, on ne mettait plus rien à la broche au village de l’Impureté Noire !

Seuls, quelques pieux d’entre les pieux, dont Dieu n’oubliera pas les noms, acceptaient d’un cœur léger pour eux-mêmes les volontés du Seigneur. Mais d’autres soucis les rongeaient. Qu’allaient devenir les Thora ? Car on peut cacher toutes choses, enfouir tous les trésors dans la terre, argent, bijoux, vaisselle, mais il est un trésor qu’il est défendu d’enterrer, le grand, le vrai, le seul trésor d’Israël : la divine Thora ! Or, dans la sainte armoire, il y en avait quinze copies ! quinze copies qui demeureraient exposées sans défense aux outrages des méchants ! La pensée des innombrables souillures que subiraient peut-être les Saints Livres de Moïse arrachait chaque matin des larmes au vénérable Hazën, tandis qu’il appelait les fidèles à l’almémor et que, le doigt enveloppé dans son taliss, il les accompagnait dans la lecture du texte sacré. Et en voyant ses larmes, la synagogue tout entière éclatait en sanglots et en gémissements. On implorait le ciel de hâter l’arrivée de ces Cosaques que promettait toujours Reb Mosché et qu’on ne voyait jamais venir. Et c’était affreux de songer que, pour protéger les Thora du tabernacle et les pauvres brebis de la Communauté, il ne restait d’autre ressource que les bourreaux des ancêtres !

Cet espoir même vint à manquer.

Dès qu’il eut reçu la réponse de Timothée Bobrykine, le comte Zavorski se rendit chez le Rabbin Miraculeux. Comme il l’avait prévu, Trépoff était entré dans une colère furibonde et avait déclaré qu’il n’enverrait jamais un Cosaque à Schwarzé Témé, dussent tous les Juifs de la Communauté et de toutes les Communautés de Russie être massacrés jusqu’au dernier, — ce qui était fort désirable.

— Eh bien, Pani Zavorski, dit paisiblement le Zadik, nous nous passerons des Cosaques ! Si Dieu veut nous accabler, ce ne sont pas des Cosaques qui pourront nous faire échapper à sa colère. Vous connaissez, Pani, les vers de notre Roi Salomon :

Si Dieu n’édifie pas la maison,
C’est en vain i que les maçons y travaillent.
Si Dieu ne garde pas la ville
C’est en vain que la sentinelle veille

— Sans doute, repartit Reb Mosché. Mais dans la circonstance, les Cosaques auraient pu être les instruments de la miséricorde divine. Et cet espoir nous échappe.

À ces mots qui marquaient une différence si profonde entre le père et le fils, le Comte oublia une minute l’endroit où il était, pour faire un rapide retour sur lui-même et sur ses propres enfants.

— Vous avez raison, Reb Salmën, dit-il enfin au Zadik. Je suis de votre sentiment. Rien n’arrive que par la volonté de Dieu. Il faut savoir nous résigner. (Et il songeait toujours à ses fils, qui lui ressemblaient si peu.) Mais enfin, continua-t-il, il n’est pas non plus défendu de nous aider un peu nous-mêmes, et je n’ai pas perdu tout espoir.

À la demande de M. Krouchewsky, une expédition punitive avait été organisée sur ses terres de Rimanovo, c’est-à-dire que depuis huit jours une centaine de Cosaques vivaient là sur les paysans, enfilaient au bout des lances les poulets, les oies, les canards, les petits cochons qu’ils rencontraient, vidaient les greniers et les granges pour la nourriture de leurs chevaux, faisaient main basse sur l’eau-de-vie, prenaient leur plaisir avec les femmes et les filles toutes les fois qu’ils en trouvaient l’occasion, et distribuaient aux gens suspects d’avoir incendié les récoltes quelques milliers de coups de verges, de fines verges de coudrier trempées pendant huit jours dans l’eau pour les rendre plus souples.

— Puisqu’il est impossible de rien obtenir de Trépoff, disait le vieux seigneur polonais, je vais de nouveau télégraphier à mon ami Bobrykine, pour qu’il prolonge, s’il est possible, d’une semaine encore, le séjour des Cosaques chez M. Krouchewski. Nous les aurions sous la main, si quelque événement fâcheux venait à se produire par ici.

Et tout en rédigeant sa dépêche sur la table du Rabbin Miraculeux, cet homme juste et bon songeait qu’en écrivant cela, il prolongeait d’une semaine les misères de Rimanovo, — tant il est malaisé de faire le bien quelque part sans faire une injustice ailleurs.

Pour porter le télégramme à Smiara, on fit appeler Leïbélé, le seul Juif de Schwarzé Témé qui sût se tenir sur un cheval. C’était un chenapan, un chegetz, un coureur de servantes, un grand débaucheur de nourrices, un ivrogne au surplus, bref un être si peu estimable qu’à défaut d’un nom plus abject on ne l’appelait que « le Soldat. » Il y avait quelque dix ans, au moment du tirage au sort, Dieu lui avait fait amener le numéro 1, désignant par-là clairement son désir qu’il quittât la Communauté pour aller se faire pendre ailleurs. Et Rabbi Naftali, — dont c’était pourtant le devoir le plus sacré et le plus strict point d’honneur, d’arracher à la conscription toutes les brebis d’Israël, même les plus galeuses, — n’avait trouvé pour lui aucun expédient dans son sac, aucun passeport dans son tiroir, e, n sorte que, seul de son espèce dans la Communauté, Leïbélé était parti au service en compagnie des Chrétiens du village. Et tout le monde, son père le premier, le vieux cocher du Zadik, avait bien espéré en être débarrassé pour jamais !… Mais il y a vraiment des choses qui sont incompréhensibles et dont l’explication demeure le secret de l’Eternel ! Au bout de cinq ans de service, Leïbélé était revenu, alors qu’on voit tant d’enfants pieux s’éloigner du village pour n’y reparaître jamais. Il était revenu toujours pareil à lui-même, toujours perdu d’ivrognerie, et plus amoureux que jamais des servantes du Rabbin. Dieu sait, pendant ces cinq années, la vie qu’il avait pu mener dans les casernes de Kiew ! Quiconque dans la Communauté avait le respect de soi-même, ne lui adressait point la parole. Mais lui s’accommodait au mieux du mépris universel, et l’on voyait toujours, sur ses lèvres un sourire équivoque, comme si le souvenir de ses années de régiment était sans cesse présent à ses yeux et suffisait à le réjouir pour tout le reste de sa vie.

Leïbélé partait ventre à terre sur un des chevaux du Zadik. Il ne rentra que le surlendemain, car Reb Mosché lui avait donné l’ordre d’attendre la réponse de Kiew à la dépêche du comte Zavorsky.

La Communauté tout entière guettait son retour avec angoisse. Ah ! que les temps étaient changés ! Qui donc aurait jamais pu croire que ce chegetz, cet ivrogne, ce débauché, cet impie, ce soldat pour tout dire, on l’attendrait un jour, lui et son cheval blanc, comme le Messie lui-même ?… La réponse était favorable : les Cosaques resteraient encore huit jours sur les terres de Ribanovo. Mais à Smiara, tout présageait des événements effroyables ! Déjà, plus une boutique ouverte. La mort sur la Communauté ! Ouvertement les Chrétiens déclaraient que le jour de la Pentecôte, — et c’était dans quatre jours, — ils massacreraient tous les Juifs ! De ses propres yeux « le Soldat » les avait vus, sur le seuil de leur porte, en train d’aiguiser leur couteau ! Lui-même, en revenant sur la route, n’avait dû son salut qu’à la vitesse de son cheval et à son adresse de cavalier. Des paysans armés de fourches lui avaient barré le chemin. Mais n’aurait-il servi de rien d’avoir été cinq ans au service (il s’en vantait, le malheureux ! et personne à cette minute ne songeait à lui en vouloir !) s’il n’avait pas été capable d’enlever sa monture d’un vigoureux coup d’éperon et de sauter d’un bond par-dessus les têtes et les fourches !… Il racontait tout cela, « le Soldat, » du haut de son cheval, devant le perron du Zadik, au milieu d’un cercle effaré. Sa bête, énervée par la course, reniflait bruyamment, secouait sur les caftans l’écume de sa bourbe, faisait reculer les auditeurs et traçait autour d’elle un cercle respectueux de crainte.

Que faire ? Que devenir ? Opposer la violence à la violence, ne venait à l’esprit de personne. Se défendre, est-ce une façon raisonnable d’éviter les coups ? N’est-ce pas, au contraire, courir stupidement au-devant du danger ? Prier ? Mais dans l’excès de l’angoisse, la mémoire ne retrouvait plus les mots de la prière. Les yeux usés de veilles, fatigués de sommeil, mouillés de larmes, épuisés de jeûnes, ne pouvaient plus lire les saints livres. Le corps ne trouvait plus la force de se balancer selon le rite. Et, pour comble d’infortune, heure par heure, minute par minute, aussi imminente que le massacre, la fête de la Pentecôte approchait ! Impossible d’échapper au devoir de se réjouir, de danser, de chanter, de festoyer pendant deux fois vingt-quatre heures, pour célébrer le jour, glorieux entre les jours, où la Thora fut donnée à Israël. Et en attendant le moment de cette terrible allégresse, il fallait aller dans les champs cueillir le céleri et l’absinthe, en décorer les poutres des maisons et de la synagogue, pétrir les trente-six sortes de gâteaux qu’on doit manger ce jour-là, et préparer le festin de laitage, unique dans l’année, qui rappelle sans doute le temps où les douze tribus d’Israël étaient douze tribus de bergers… Alors, dans la Communauté sainte on vit cette chose inouïe : les femmes pleurer en tirant le lait de leurs brebis, et des larmes amères tomber dans la pâte des gâteaux faits pour la fête de la joie !


VII. — LE SOLDAT DE L’ÉTERNEL
« Béni soit Dieu !

« Le deux cent cinquante-neuvième jour de la 5 641e année de la Création du Monde, dans la sainte Communauté de Smiara.

« Paix et tout le bonheur possible pour l’éternité au saint Rabbin, lumière d’Israël, faiseur de miracles, dont la renommée est universelle, notre chef et notre guide, fils des Saints dont la sainteté est une des plus belles parures d’Israël, saint Rabbi Salmën, fils des saints Rabbins, etc… etc… que Dieu le garde en vie jusqu’à cent vingt ans !

« C’est les yeux endoloris de larmes et le cœur déchiré que je vous écris cette fois, ô saint Rabbi ! La sainte Communauté de Smiara, que Dieu par votre intermédiaire a confiée à ma garde, est plongée dans la désolation et l’opprobre. L’Éternel Zébaoth, dont la bonté est infinie, nous prépare une douloureuse épreuve. Voilà que les méchants dont Il se plaît à se servir pour châtier son peuple élu, proclament hautement qu’ils feront un pogrom, demain, veille du saint Jour où la Loi nous fut donnée. Nous élevons nos cœurs à deux mains vers le Seigneur et nous crions : O Eternel, Maître de l’Univers, tu t’es enveloppé de colère et tu nous persécutes sans ménagement ! Certes, grande est notre indignité, et nos péchés aussi nombreux que les grains de sable dans la mer. Mais rappelles-toi, ô Eternel, que nous sommes ton peuple, les fils de ton bien-aimé Abraham auquel tu as juré alliance sur le mont Moria ! Notre Père, notre Roi, déverse ton courroux sur les peuples qui ne te connaissent pas, qui n’invoquent point ton nom et qui sont en train de ruiner les foyers d’Israël et de profaner ses sanctuaires.

« Mais Dieu, notre Père et le Père de nos ancêtres, nous exaucera-t-il ? Il semble s’être enveloppé de nuages pour empêcher nos prières de parvenir jusqu’à Lui. Nos méfaits ont mis une barrière entre nous et notre Dieu. Il a détourné sa face et cessé de nous écouter. Nous n’avons plus d’espoir, ô Saint Rabbi, lumière d’Israël, que dans vos ardentes prières pour apaiser son courroux. Multipliez vos implorations auprès de l’Éternel pour qu’il épargne à la Sainte Communauté de Smiara dans le sein de tout Israël, le triste châtiment qu’il lui a réservé. O saint Rabbi, vous ne pouvez pas permettre que les méchants exécutent leur menace et profanent la sainte Thora mise par vos propres mains dans le saint tabernacle de notre Synagogue. Implorez l’Éternel Zébaoth. Qu’il leur brise les dents dans la bouche, qu’il les abatte de ses flèches, qu’il les rende comme la limace qui se dissout en rampant, ou semblables à l’avorton qui n’a pu voir le soleil.

« Celui qui se courbe humblement en tremblant devant votre Grandeur et votre Sainteté.

« Benjamin Eliézer. »


Cet appel angoissé arrivait chez le Zadik sur la fin de la journée. D’ici deux heures au plus tard, le soleil serait couché, et avec la première étoile allait commencer Schabouot[3]. À partir de cette minute il est expressément défendu de quitter la Communauté et de rien entreprendre qui ne soit consacré à l’Eternel. Reb Mosché eut juste le temps de faire atteler sa voiture et de se rendre chez le Comte, pour lui communiquer la lettre du Rabbin de Smiara.

— Eh bien ! dit le vieux seigneur avec sa bonne grâce habituelle, je vais demander qu’on nous envoie les Cosaques de Rimanovo, et vous ferez porter La dépêche.

Il jeta quelques mots sur le papier, pendant que le fils du Zadik se demandait, non sans perplexité, comment mettre en route un Juif pendant ces deux jours de fête, et quel Juif accepterait de se rendre à Smiara au milieu de l’incendie ! La crainte de paraître importun, et surtout son peu de confiance dans les domestiques chrétiens, l’empêchaient de communiquer son embarras au Comte. Avec mille remerciements il reçut la dépêche que celui-ci lui tendait, et fort perplexe, il reprit le chemin de Schwarzé Témé, où il trouva tous les notables réunis dans sa maison.

— Le Comte, leur dit-il en substance, m’a remis un télégramme pour faire venir les Cosaques. Mais comment envoyer cette dépêche à Smiara ? Je ne vois que Léïbélé qui puisse nous rendre ce service. Seulement, pouvons-nous, en conscience, le faire monter sur un cheval, maintenant que la fête est commencée ? Je vous le demande, dit-il, en se tournant vers le Grand Usurier, dont l’opinion faisait loi dans les cas difficiles et dont il croyait savoir d’avance la réponse affirmative.

Et en effet, Reb Alter ne doutait pas que, pour sauver le troupeau d’Israël, Dieu ne permit d’enfreindre la Loi. Vingt textes rassuraient. En vain le Hazën objectait que le péril était hypothétique, tandis que le péché était sûr. Reb Alter eut tôt fait de le réduire au silence, car c’était pour lui jeu d’enfant de réfuter les objections d’où qu’elles vinssent, d’un simple débiteur ou du plus autorisé des Instruments de Sainteté.

Cependant le Hazën ne se tint pas pour battu. Si à Smiara on massacrait les Juifs, pouvait-on risquer la vie d’un membre de la Communauté, fùt-ce un vulgaire sacripant, comme Léïbélé le soldat ?

Le Grand Usurier répliqua que rien n’était plus aisé que de donner à Léïbélé des habits de paysan, et que sous cet accoutrement il ne courrait aucun risque.

— Ah ! Reb Aller, vous m’étonnez, dirent alors d’une même voix le Chantre et le Sacrificateur, soutenus dans leurs protestations par le Petit Rabbin rituel. Il faudra donc lui couper les paillés, enlever son caftan, remplacer son chapeau par un bonnet de paysan ! Or déjà c’est une chose qui irrite profondément l’Eternel de diminuer seulement de l’épaisseur d’un doigt la longueur du caftan, et vous voulez jeter sur le dos d’un fidèle de la Communauté la dépouille d’un Chrétien barbare ! En vérité, Reb Aller, je ne m’attendais pas à vous entendre parler de la sorte, vous si fidèle aux vieux usages et qui vous habillez toujours ainsi que s’habillaient nos pères.

La riposte était vive, mais Reb Alter para le coup.

— Et moi non plus, vénérable Hazën, je ne m’attendais guère à entendre ces paroles dans la bouche d’un homme à qui Dieu a fait la grâce de lire chaque matin la Thora ! Quand Mardochée, le patriarche, voulut sauver les Juifs du massacre organisé par Aman, hésita-t-il à livrer sa nièce Esther, cette blanche et pure colombe, à la bestialité du roi des Perses Assuérus ? Auprès d’un pareil sacrifice, que pèse le déguisement d’un chégetz comme Léïbélé !… Vous-même, quand vous allez à Kiew, n’avez-vous pas l’habitude d’échanger votre caftan contre un vulgaire par-dessus, et vos culottes courtes contre un pantalon chrétien ?… Mais laissons cela, je vous prie, et revenons au Soldat. Alors même qu’il commettrait une faute en quittant la Communauté pendant le jour de la fête, précisément, mon cher Hazën, son déguisement le met à l’abri du péché. En prenant l’habit d’un paysan, il cesse pour un moment d’être Juif, comme vous le disiez vous-même. Le Seigneur ne le connaît plus, la Loi ne s’applique plus à lui. Il devient, pour quelques heures, le Chrétien dont il a revêtu la dépouille. Pour quelques heures seulement ! car en reprenant son caftan, il aura la joie de rentrer dans le troupeau d’Israël.

La discussion ainsi lancée aurait pu durer longtemps (il n’est pire calamité qui puisse distraire ces Juifs de leur goût pour l’ergotage et les subtilités casuistiques) si Reb Mosché n’avait fait remarquer que cette dispute était vaine et qu’il fallait d’abord savoir si Léïbélé consentirait à s’aventurer à Smiara.

On envoya chercher le Soldat.

Il était à la synagogue, en train de raconter pour la vingtième fois ses prouesses sur les grands chemins. Sa stupéfaction fut grande de se voir appelé, lui, le chegetz, le méprisé, chez le fils du Rabbin Miraculeux.

Reb Mosché le mit au fait de ce que la Communauté attendait de son courage, ajoutant que, selon Reb Alter, dont chacun connaissait la piété et le savoir, il n’y avait pas de péché, au contraire, dans les circonstances présentes, à monter à cheval, le soir de Schabouol.

Mais Léïbélé se souciait bien des arguments de l’usurier ! Dans son orgueil d’apparaître désormais comme un héros à ses coreligionnaires, il brûlait de s’illustrer plus encore et de montrer à tous ce qu’un soldat du Tsar était capable de faire ! Sans compter qu’il n’était pas insensible à la promesse que la Communauté n’oublierait pas ses services, et que la prochaine quête à la synagogue lui serait remise tout entière.

Il sortit, et au bout d’une heure à peine on voyait apparaître, à la porte du Saint Lieu, un Léïbélé extraordinaire, presque impossible îi reconnaître sous ses habits de paysan. Sus longs paillés relevés disparaissaient sous son bonnet, une blouse de toile blanche était serrée à sa taille par une ceinture en poils de bouc, des culottes bouffantes retombaient sur ses bottes, et il avait une fleur à son chapeau !

A travers lu synagogue, il fut traîné, poussé, porté jusqu’à la petite chambre où se tient le Rabbin Miraculeux. Les secrétaires en kolbacks l’introduisirent près du Zadik. En le voyant ainsi accoutré, le vieux Rabbin eut un sourire consterné. « Dieu te protège entre les enfants d’Israël ! » lui dit-il avec tristesse. Puis s’étant fait apporter un verre de vin, il fit le geste d’y poser ses lèvres et prononça en lui-même une bénédiction secrète qui plaçait le voyageur sous la protection des Anges. Il tendit le verre au Soldat. Léïbélé le vida d’un trait, baisa la robe du Zadik, et de nouveau traversa la synagogue au milieu des gémissements, des souhaits et des cris d’adieu. Son père l’attendait dans la cour avec un cheval blanc tout sellé. La Communauté sainte s’étouffait à la porte pour assister à son départ. Avec l’aisance d’un cavalier accompli, il sauta sur la bête et partit ventre à terre dans la direction de la mare. Va donc, fils de David ! Lance-toi dans la nuit sur ton cheval de neige ! Tu n’es plus Léïbélé le Soldat : tu es Léïbélé, le Soldat de l’Eternel !


VIII. — LA FÊTE DE LA LOI

Cette nuit de Schabouoth, qui précède le jour où la Thora fut donnée à Israël, c’est une veillée d’honneur près de l’Arche pour commémorer l’attente de Moïse sur le Sinaï. On la passe à la synagogue à chanter, à prier, à dire les psaumes. Le cœur s’abandonne à la joie, à la reconnaissance pour le cadeau divin, et s’épanouit dans l’odeur du céleri, de la menthe et de l’absinthe suspendus en grosses bottes aux poutres du plafond.

Hélas ! cette nuit-là, ce fut une triste veillée ! Les cierges grésillaient, se tordaient sous la chaleur, mais l’angoisse assombrissait tout. Les paquets d’herbes odorantes répandaient leurs parfums dans la fumée des pipes, mais ils n’enivraient personne. Au moindre grincement de la porte, les regards se portaient avec angoisse vers l’entrée de la synagogue, comme si l’Ange de la Mort en personne allait paraître. On priait, on chantait, on récitait les psaumes, mais non pas dans l’allégresse, ni seulement avec l’espoir d’apaiser le courroux de l’Éternel, mais comme on fait au chevet d’un mourant et pour être en état de grâce quand on se présenterait devant Dieu, — ce qui allait bientôt arriver…

Cependant, à mesure que la nuit avançait, bien des têtes retombaient sur les pupitres, bien des gens qui n’auraient pas fermé l’œil dans la solitude de leur chambre, se laissaient aller au sommeil, rassurés par la foule et le bruit des prières qui assoupissait et berçait. Pour beaucoup, cette nuit de veille devant la sainte armoire était la première depuis longtemps où ils prenaient quelque repos, encore qu’à tout moment un ronflement plus sonore, ou le hurlement d’un fidèle qui s’exaltait à la lecture d’un psaume, les réveillât en sursaut. Et dans le secret de son cœur, chacun désirait que la nuit ne te terminât jamais et que ses ténèbres protectrices s’étendissent pour toujours sur le monde et Schwarzé Témé !

Mais l’aube se leva. La fraîche lumière du matin qui avait vu l’Éternel et Moïse face à face au sommet de la montagne fumante, recommença de luire. Ce jour qui apportait naguère une si grande joie n’amenait avec lui que des pensées torturantes. La même scène terrifiante se présentait à tous les yeux, et ce n’était pas le Seigneur apparaissant sur la montagne, au milieu des éclairs et du tonnerre, dans sa gloire fulgurante, pour remettre à son serviteur les Tables de la Loi. Jamais hélas, le Sinaï n’avait été plus désert ! Tous les cœurs étaient à Smiara, toutes les imaginations occupées des choses effroyables qui s’accomplissaient là-bas, et qu’on verrait bientôt ici !

Tristement, pour commencer la journée, les fidèles de la Communauté sainte se rendirent au bain rituel. Ils se dévêtaient à la hâte, se plongeaient rapidement dans l’eau sale, puis vite reprenaient leurs habits, de peur d’être surpris tout nus par l’arrivée des bourreaux, et regagnaient la synagogue, les papillotes et les cheveux ruisselants, avec un faux air de bonheur pour tromper le voisin sur l’état de leur âme, et Dieu lui-même s’il voulait s’y laisser prendre !

Déjà il était neuf heures. C’est l’heure du grand délire sacré qui, en ce jour unique, doit saisir la synagogue et rouler comme un torrent entre deux rives de menthe et de céleri embaumé ! Alors, par la bouche du Chantre, la Thora elle-même raconte aux Juifs enivrés qui se trémoussent et font claquer les doigts, son histoire merveilleuse dans ces paroles d’une poésie sublime :

« Avant que les cieux fussent déployés avec leurs piliers de feu et d’eau, avant que les nues chargées de pluie remplissent l’atmosphère, mes fondements étaient posés, mes piliers consolidés et mes rideaux suspendus.

« Avant la naissance du monde, j’occupais la pensée de l’Eternel. Deux mille ans avant la création, il me regardait avec amour…

« Il m’avait formée de pureté, il m’avait pétrie de lumière. Il se plaisait à mes caresses, il faisait de moi ses délices.

« Je suivais la trace de ses pas, je me reposais à son ombre, je languissais après lui. Je fus couronnée reine avant l’origine des temps.

« Dieu qui trône sur les chérubins demanda mon avis quand il voulut faire briller le soleil, former la lune et les étoiles, faire pousser les herbes et les plantes, donner la vie aux poissons, aux oiseaux, aux insectes, aux animaux sauvages et domestiques, à tout être qui perpétue son espèce.

« Il s’inspira de mes conseils alors qu’il formait dans sa main le chef-d’œuvre de ses créatures, celui qui, malgré sa faiblesse, est presque l’égal des Anges… »

Et la Thora, poursuivant sa légende, continue de raconter comment les hommes par le péché d’Adam se rendirent longtemps indignes de la recevoir parmi eux ; et comment les générations et les générations passèrent, tandis qu’elle restait toujours prisonnière des demeures célestes, cachée dans la pensée divine ; et comment le jour vint où l’Eternel voulut la donner à Noé qu’il avait sauvé du Déluge, mais Noé s’enivra, et pendant vingt générations aucun Juste n’apparut. Alors vint Abraham, et le Seigneur s’écria : « Voici le temps de dispenser à mes Juifs cette Loi qui fait mes délices ! » Mais le doute effleura l’esprit du Patriarche, et durant encore cinq cents ans la Fiancée Couronnée continua de mener sa vie secrète dans les demeures inconnues du ciel. Vint Jacob, à la foi inébranlable et qui méritait bien d’entrer en possession de l’ineffable trésor. Mais dans une année de famine, s’étant rendu chez les païens, il perdit le bonheur de recevoir la loi divine. Enfin parut le jour où, prenant en pitié la misère de son peuple, l’Eternel convoqua Moïse sur la haute montagne fumante. Des myriades d’Anges l’accompagnaient en chantant ses louanges, les tonnerres mutaient, des éclairs brillaient et illuminaient le monde, d’épais nuages couvraient la montagne dont les rochers ébranlés s’affaissèrent, la corne de bélier retentit, la foudre déracina les cèdres, la voix de l’Eternel fit trembler le désert. Et dans son temple majestueux, Il proclama la Thora !

Ô jour de gloire, jour d’orgueil, où le peuple d’Israël lance un défi à l’univers ! Comment Dieu a-t-il pu justement choisir une journée semblable pour accabler la Communauté sainte ? Pourquoi faut-il qu’en un pareil moment, Reb Alter l’usurier s’inquiète de savoir pourquoi son parent de Lemberg ne lui a pas encore répondu ? Pourquoi faut-il que le marchand de Kiew retiré des affaires laisse échapper tout à coup un sanglot (qu’autour de lui personne ne paraît remarquer, pour ne pas causer de scandale et qu’on puisse dire qu’un seul Juif sur la terre, et un Juif de Schwarzé Témé, a versé une larme en ce jour de Schabouot) ? Pourquoi faut-il que chaque membre de la Communauté traîne avec lui son tourment ? Pourquoi tant d’inquiétude en un jour où justement le plus grand des péchés c’est de manquer d’allégresse !

Aussi, quand la sainte Thora fut sortie du tabernacle pour être portée sur l’almémor, dans sa riche enveloppe de soie, quel élan, quelle frénésie souleva tous les caftans noirs, aiguillonnés par le remords de paraître ingrats au Seigneur ! Divin bonheur de posséder la Thora, quels cris vous arrachez à ces Juifs d’Ukraine ! De toutes les poitrines s’élève un vieux chant de triomphe, d’une musique entraînante, et dont les vieux mots, empruntés à d’antiques langues disparues, n’ont plus de sens pour personne et n’agissent plus que sur l’âme, comme si une joie si puissante ne pouvait s’exprimer que par l’incompréhensible. La synagogue entière bondit, saute d’un pied sur l’autre, exulte, lève les bras au ciel et fait avec les doigts le bruit joyeux des castagnettes. Ah ! si à cette minute un étranger était entré dans le Saint Lieu, s’il avait vu tous ces gens pris de vertige, se démener, se trémousser et faire claquer leurs doigts, s’il avait entendu le vieux chant d’allégresse, avec ses vieux mots inconnus, scandé comme une ascension joyeuse, jamais, jamais il n’aurait imaginé que tous ces Juifs emportés dans cet étonnant délire avaient le cœur pareil à celui de prisonniers attendant, au fond d’un cachot, qu’on vint leur dire de monter dans la charrette !… Mais pour un œil et une oreille exercés, cette joie exubérante était toute chargée de tristesse. Léchant était moins nourri de voix, l’ascension était moins joyeuse que les années précédentes. Il y avait de la mollesse dans la façon dont on chiquait les doigts, et de la lassitude et un pénible effort dans le bondissement sur les pieds. Quelle épreuve, Seigneur, vous exigez de vos Juifs ! Il faut que le vieil Abraham entonne un hymne de bonheur, quand il est sur le point de voir son fils inanimé devant lui !… Les pieds frappent le sol en cadence, les doigts claquent, le vieux chant résonne, les vieux mots incompréhensibles expriment l’ineffable bonheur. Seigneur, Seigneur ! n’écoutez que nos paroles, prenez en pitié nos efforts et ne regardez pas dans nos cœurs…

Maintenant, le Hazën appelait sur l’almémor ceux des fidèles qui devaient à tour de rôle se tenir près de lui, pendant qu’il lisait dans la Loi la parcha[4] de ce jour.

Avec un air assez ferme, le Maître de poste écouta la Iecture, depuis les mots : Partis de Rephidim… jusqu’à la phrase : Vous me serez un royaume de pontifes, un peuple de prédilection.

Puis Schmoul, le cordonnier, lui succéda sur l’almémor, depuis les mots : Moïse revint… jusqu’à la phrase : Quand la trompette fera entendre un son prolongé, ils pourront se rendre dans la montagne. Et ses yeux attentivement suivaient sur le texte sacré le doigt du vénérable Hazën, et ses lèvres répétaient les mots à demi-voix, avec un tremblement qui n’échappait pas à ses voisins.

Le troisième appelé, ce fut comme toujours le Rabbin Miraculeux. Il écouta depuis les mots : Moïse descendit de la montagne… jusqu’à la phrase : Moïse parlait et Dieu répondait à haute voix. Quelle paix sur son visage, quelle assurance dans son maintien ! La Schekina, la Gloire de Dieu illuminait son front, répandant une sublime espérance sur les cœurs angoissés. Et au milieu de cette synagogue, tous les yeux le suivaient, comme autrefois les Hébreux, au pied de la montagne fumante, regardaient s’éloigner Moïse vers le rendez-vous divin.

Après lui, Mardochaï le tailleur, et Naoum le casquettier, firent de leur mieux pour ne pas effacer l’impression de sérénité exhalée par le Zadik. Mais le fils du Président de la Société des enterrements, un de ces garçons perdus de vices qu’on appelle « apieourcim[5] » qui jouent aux cartes, regardent avec effronterie les femmes du prochain, et se rendent, à Smiara ou ailleurs, dans les lieux mal famés, acheva bien fâcheusement le passage du jour, jetant des yeux hagards vers la porte, dressant l’oreille comme un chien au moindre bruit ; et ce fut un soulagement pour tous quand il quitta la tribune sur ces mots : Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés, afin de ne pas exposer à la vue ta nudité.

L’office était achevé. Déjà les serviteurs du Zadik bousculaient les fidèles pour dresser les tables et les bancs, et servir le repas rituel que les servantes préparaient depuis cinq jours dans les cuisines du Rabbin Miraculeux. Sur les longues tables noires, couvertes de taches de bougie, apparurent dans des plats d’argent, les cinquante-trois sortes de gâteaux qu’on mange en ce jour de Pentecôte, et qui attestent d’une imagination véritablement merveilleuse dans la pâtisserie. Le génie des femmes juives, tout ramassé sur leur vie domestique, s’est développé dans la cuisine des fêtes, avec la même magnificence que la subtilité des docteurs dans les pensées talmudiques. On voyait là les chefs-d’œuvre de trois mille ans de gourmandise, des gâteaux qu’on servait déjà dans les palais de Salomon, des mousses d’or, des soleils d’Orient, des lions de Juda, des chandeliers à sept branches, des arches, des tabernacles, des trompettes sacrées, et les mille formes que prend la pâte dans la friture au beurre.

Hélas, personne n’avait faim ! Ceux qui, en d’autres temps, se seraient jetés sur le festin avec le plus d’avidité, ne montraient aucun appétit ; tandis que les hommes vraiment pieux, plus détachés à l’ordinaire des excès de la table, trouvaient aujourd’hui, dans leur foi, le courage de faire honneur à l’antique repas rituel ! Au bout d’une demi-heure, — chose extraordinaire et qu’on n’avait jamais vue, — des crêpes au fromage blanc restaient encore dans les plats et du laitage au fond des jarres. Les vins que les serviteurs apportaient dans les outres, disparurent au contraire avec rapidité. Mais les buveurs vidaient gobelets sur gobelets, moins pour célébrer l’Eternel et atteindre à l’extase, que pour oublier, oublier… Et les esprits étaient si faibles, les corps si anémiés par l’inquiétude et les jeûnes de ces dernières semaines, que, dès le cinquième gobelet, on voyait rouler sous les tables des gens qui, comme Mardochaï ou Rabbi Siméon, eussent naguère porté d’une main ferme la santé du Saint des Saints jusqu’à deux heures du matin.

On aurait pu compter les groupes de danseurs qui, deux par deux et se tenant la barbe, se trémoussaient, le verre en main, en l’honneur de la Thora. Presque tous, c’étaient encore les plus vieux personnages de la Communauté sainte ! C’était le Grand Usurier, qui, dans un sursaut d’énergie, oubliant pour un instant ses terreurs, se démenait en tenant par la barbe le vénérable Hazën, que pourtant il n’aimait guère. C’était le Sacrificateur accouplé à Reb Naftali… Mais à quoi bon citer des noms, pour la honte de tant de garçons pleins de jeunesse et de force, qui demeuraient là, inertes, affalés le long des tables, devant leurs verres à demi pleins ?

Soudain, Reb Eliakoum, le fou, saisi d’une de ces fureurs qui le prenaient parfois, quitta précipitamment sa place, et avec de grands gestes et des mots inarticulés, s’élança hors du Saint Lieu, dans la cour du Rabbin miraculeux.

Toute la synagogue se précipita derrière lui, curieuse comme à l’ordinaire d’assister à sa fureur, heureuse aussi d’échapper pour un instant à l’obsession du massacre.

Très grand, d’une carrure athlétique, — ce qui est rare chez les Juifs, — la barbe rouge ébouriffée, le dément se tenait au milieu de la cour, la boite de prière sur le front, les philactères aux bras, ayant rejeté dans son excitation le taliss qui couvrait sa tête et qui traînait comme une loque de ses épaules jusqu’à terre. Subissait-il l’effet du vin ? L’émotion qui l’entourait avait-elle pénétré sa nuit ? L’antique fureur prophétique rejaillissait en lui, mais d’une façon dérisoire, car c’était contre les nourrices et les servantes de la maison du Zadik qu’il proféra d’abord des injures à faire pâlir les invectives les plus hardies de l’Ancien Testament. Puis laissant là les servantes, le poing levé, l’écume aux lèvres, foulant de ses pieds son taliss, il se mit à couvrir d’opprobre la malheureuse Communauté, mêlant à ses imprécations des lambeaux de versets empruntés à Ezéchiel, à Jérémie ou à Job. Comme s’il les voyait de ses yeux, il racontait les choses effroyables qui se passaient en ce moment à Smiara, et prophétisait que demain le village de I’Impureté-Noire en verrait de plus affreuses encore ! « Ils vous tueront comme des chiens, hurlait le malheureux dément. Ils vous planteront le harpon dans la tête. Ils vous abattront d’un coup de matraque à leurs pieds ! Dieu est rassasié de vos crimes et de vos fornications, et de vous voir, du matin jusqu’au soir, avec des prières sur les lèvres et des pochés plein le cœur… » Et les uns après les autres, il prenait à partie, comme il le faisait chaque fois, celui-ci et celui-là. Au bout de son bras vigoureux chargé des philactères, il paraissait brandir une loque, un caftan, un coreligionnaire fantôme, qu’il secouait dans le vide, pour le jeter ensuite sur un fumier imaginaire, où il le piétinait comme il piétinait son taliss, racontant sur sa victime quelque trait scandaleux, qu’il allait puiser Dieu sait où. Comment savait-il, par exemple, que Reb Alter songeait à fuir ? Que Mérélé l’Imbécile avait cassé lui-même la patte à son cheval ? Que le Petit Usurier avait enterré son argent dans le fond de sa cour, entre le mur et le poirier ? et sur tous les autres fidèles cent détails de la même sorte, que chacun croyait bien enfouis dans le plus secret de son cœur ?… Mais ces histoires, qui d’ordinaire excitaient la malignité d’un public très peu indulgent, ne faisaient rire personne aujourd’hui. Tant de fois il avait eu raison ! Tant de fois ses propos, qui semblaient extravagants, s’étaient découverts véridiques, que personne ne mettait en doute qu’une fois de plus il ne vit juste, et que les malheurs qu’il annonçait allaient immanquablement arriver. Et Reb Jossel lui-même, qui d’habitude, au premier rang des fidèles, prenait tant de plaisir à l’écouter accabler de ses injures les membres de la Communauté, en songeant à part lui : « Heureux, trois fois heureux ce fou, qui peut dire à ces hypocrites des choses qui m’étouffent depuis bientôt dix ans que je vis au milieu d’eux ! » Reb Jossel lui-même, à cette heure, en arrivait à regretter de n’avoir jamais entendu sortir de la bouche d’Eliakoum que des paroles de vérité.

Tout cela n’était guère de nature à réveiller l’appétit pour le second festin rituel, — un festin de viande, celui-là, qu’on sert trois heures après le festin de laitage, avant la prière de min’ha. L’un après l’autre, presque tous les fidèles avaient quitté la cour et regagné la synagogue ; et tous les regards étaient tournés vers la porte, par où le Rabbin Miraculeux devait faire son entrée, lorsqu’apparut sur le seuil un personnage congestionné comme s’il sortait du bain rituel, le visage ruisselant de sueur, et qui tirait de son gosier des sons rauques, inintelligibles. »

C’était Rabbi Zélek, le muet, menuisier de son état, bavard de sa nature, et qui, chaque semaine, pour le banquet du samedi, et aux grandes fêtes de l’année, laissait là l’établi et le rabot, pour préparer chez le Zadik la farce des « carpes à la juive » que l’on sert au début de tout repas rituel : il excellait dans cet office… Qu’avait-il à crier ainsi, au lieu d’être à la cuisine ? Devenait-il fou à son tour ? ou bien aurait-il aperçu les gens de Poltava ?… Il fallut au moins cinq minutes avant d’arriver à comprendre ses explications gutturales et la raison de son émoi. Sarah, la première des servantes du Rabbin Miraculeux, qui faisait depuis cinquante ans la cuisine des fêtes, Sarah qui poussait le scrupule jusqu’à changer non seulement son tablier, mais même sa perruque de satin, quand elle passait de la préparation d’un plat gras à la confection d’un plat maigre, Sarah avait commis un crime de lèse-cuisine sacrée ! Sans doute affolée, elle aussi, par la peur du massacre (on ne pouvait expliquer son aberration autrement) elle venait de jeter un plein bol de beurre fondu sur les carpes de Rabbi Zélek ! Mélanger le lait et la viande, c’est le pire des péchés pour une ménagère d’Israël ! Et tandis que le Muet, rayonnant d’être enfin compris, recommençait son histoire, toute la synagogue s’interrogeait anxieusement sur les suites qu’allait avoir cette affaire. Un banquet rituel sans poisson, cela était inconcevable. D’autre part, la viande souillée par le contact du lait pouvait-elle être consommée ? D’un point de vue strictement légal, et en un jour ordinaire, sans doute les carpes farcies auraient encore pu servir, car la quantité de lait contenue dans le bol de Sarah, ne représentait pas, loin de là, la soixantième partie de l’énorme plat de poissons. Et donc, à s’en tenir à la lettre de la loi, le plat pouvait être mangé. Mais en un jour de Schabouolh, suffit-il qu’à la rigueur la loi en permette l’usage ? Qui sait d’ailleurs, si dans son égarement, Sarah n’avait vraiment jeté qu’un seul bol de beurre fondu sur les carpes ? Et enfin, et surtout au-delà de la Loi, au-delà du Talmud, quelle décision allait prendre, sous l’inspiration divine, le Rabbin Miraculeux ?… Et les langues allaient leur train ; les pipes précipitaient leurs fumées ; l’inquiétude faisait découvrir dans ce malheureux accident un présage de funeste augure ; et dans le flot des bavardages revenaient sans cesse ces mots, accompagnés de haussements d’épaules et de gestes désolés : « Il ne nous manquait plus que cela ! »

Au milieu de ces perplexités, l’heure du banquet était venue. Les secrétaires en kolbaks se montrèrent à la porte, annonçant l’arrivée du Rabbin Miraculeux. Comme une ombre ivoirine et presque immatérielle, le mince vieillard, vêtu de satin blanc, glissa dans l’épaisse foule notre que l’angoisse, semblait encore assombrir. Il s’assit à sa table. Et bientôt les serviteurs arrivaient, apportant les carpes farcies, souillées par le beurre de Sarah — laquelle Sarah, effondrée dans sa cuisine, appelait, en pleurant, sur sa tête maudite la fureur des Poltavtsé !

Qu’allait faire le Rabbin Miraculeux ? Allait-il toucher au plat ou l’écarter avec dégoût ? Dans cette dernière hypothèse, qu’adviendrait-il du banquet ? Faudrait-il aller chercher chez les particuliers du poisson non contaminé ?… À cette minute, la curiosité de ces Juifs était si follement excitée, qu’il n’y avait place dans leur esprit pour aucune autre pensée.

À présent, les poissons étaient là, sur la table, dorés, magnifiques à voir, exhalant un fumet délicieux. Les regards allaient tour à tour du plat à la main du Zadik, immobile près de son assiette, et plus blanche que la nappe blanche. Enfin, cette main se leva, se tendit vers le plat, et les longs doigts transparents, usés par le Livre de la Splendeur, se posèrent sur le poisson, dont ils arrachèrent un lambeau.

L’affaire était jugée ! En portant à ses lèvres un morceau de la carpe, le Zadik venait d’effacer sur la terre et dans les cieux le péché de Sarah. Eût-elle jeté, la malheureuse, sur la farce de Rabbi Zélek, vingt et trente bols de beurre fondu, cela n’avait plus d’importance. Les carpes étaient pures, les carpes étaient saintes, la fête non troublée. On revenait à l’espérance ! Quel danger pouvait vous atteindre dans l’ombre de cet homme divin, qui d’un geste écartait toute souillure, conjurait tout mauvais présage ? Et chacun se ruait sur le poisson, pour attester sa confiance dans ce pouvoir miraculeux et se mettre sous l’abri de cette puissance infinie.

Bientôt il ne resta plus du poisson que les arêtes, et encore quelques-uns les glissaient dans leurs poches pour s’en faire un talisman. Aux carpes succédaient les poulets, les oies, les canards, et des quartiers de bœuf. Et de nouveau, il fallut se bourrer de tout cela en l’honneur de l’Eternel, se jeter sur l’assiette du Rabbi pour s’en disputer les restes, chanter, former des chœurs, claquer des doigts et frapper sur les tables, donner enfin tous les signes de la joie la plus violente !

Pendant ce temps, le soir venait. On dit la prière de min’ha, puis celle de marew. On fit ensuite le troisième banquet qui dura jusqu’à minuit, et rien de suspect ne vint troubler la fin du premier soir de fête. Sur la campagne silencieuse régnait la paix de tous les jours. Loué soit Dieu ! pensaient les uns, c’est une journée de gagnée : les Cosaques auront le temps d’arriver ! D’autres, dont l’angoissa allait croissant, et ne voyant toujours pas revenir le Soldat, ne doutaient pas qu’il ne lui fût arrivé quoique malheur, et renonçaient à l’espoir d’un secours providentiel. D’autres enfin, — c’étaient les plus nombreux, — ne pouvant supporter cette attente intolérable, appelaient la mort au plus vite et le couteau des égorgeurs. Bref, dans ce Royaume de Dieu il n’y avait de paisibles, à cette heure, que ceux à qui l’Éternel avait accordé la grâce d’oublier dans le vin les choses de la terre, et qui ronflaient sous les tables.


IX. — L’HÉCATOMBE

Le lendemain, à dix heures du matin, les massacreurs n’avaient pas encore paru. On vit seulement arriver chez Rabbi Naftali les deux forçays que, chaque année, le Directeur de la prison de Kiew envoyait à Schwarzé Témé, afin de purger le village d’une centaine de ces chiens errants des bois qui, les chaleurs de l’été approchant, pouvaient devenir un danger, non certes pour la Communauté (qui n’intéressait personne), mais pour la contrée tout entière.

C’était là, chaque fois, un spectacle infernal, le massacre de ces chiens. Naturellement ennemis de la violence et du sang, les Juifs ne pouvaient pas comprendre qu’il y eût des êtres humains capables d’une pareille besogne. Fût-ce au prix de cent roubles, que dis-je ? fût-ce au prix d’un million, pas un fils d’Israël n’aurait voulu s’en charger. Et aujourd’hui, dans l’esprit de tout ce monde hanté d’effroyables visions, et qui, à tout instant, s’attendait à tomber sous le couteau des égorgeurs, la tuerie de ces bêtes revêtait, on l’imagine, une horreur particulière. À tous, elle leur apparaissait comme une imago que le Seigneur leur envoyait par avance du sort qui leur était réservé. On se répétait avec effroi les paroles que Reb Eliakoum. hurlait, hier, dans sa folie : « Ils vous tueront comme des chiens. Ils vous planteront le harpon dans la tête. Ils vous abattront d’un coup de leur matraque à leurs pieds… » Ces mots frappaient comme une prophétie. Les massacreurs de chiens étaient là, les égorgeurs allaient suivre.

Justement, ce jour-là, les chiens étaient venus en grand nombre, car la nouvelle s’était répandue dans les bois, parmi les bandes errantes, que les Juifs étaient en fête et qu’il y avait, dans la cour du Zadik, d’étonnants amas de déchets, des monceaux de têtes d’oies, de canards et de poissons, des entrailles en masse, des foies et des gésiers et toutes sortes de reliefs et de choses « tréfé » que, pour le bonheur des chiens (et leur malheur aujourd’hui), la Sainte Loi de Moïse ordonne de leur abandonner.

Les deux forçats de Kiew s’avançaient dans la grand’rue, tenant d’une main une longue perche armée d’un croc de fer, avec lequel ils saisissaient au hasard, par la gueule, le cou ou le ventre, les pauvres bêtes occupées à festoyer devant les portes. Puis ils les tiraient à eux, les assommaient d’un coup de leur matraque, et les laissaient sur place pour s’élancer vers d’autres proies. Alors, avec surprise, on s’apercevait que ces chiens qui n’aboyaient jamais, avaient cependant une voix. Sous la morsure du harpon ils poussaient d’horribles cris, les premiers et les derniers de leur vie. Et ces hurlements affreux retentissaient terriblement dans les cours.

Jusqu’à quatre heures du soir, les deux forçats de Kiew déambulèrent dans la rue et dans l’enclos du Zadik, avec leurs habits sanglants, leurs harpons, leurs matraques et leurs visages de bourreaux, trouvant, toujours, ici et là, quelque bête à saisir, et réveillant de nouveaux hurlements, alors qu’on pouvait croire enfin l’horrible tâche terminée.

C’en était trop ! La malheureuse Communauté rendait l’âme ! Ces hurlements de mort, ces mares sanglantes dans la rue, ces bêtes assommées, gisantes devant chaque seuil, avaient achevé de détruire le peu qui restait de courage. Et pas de nouvelles des Cosaques ! Et Léibélé ne revenait toujours pas !… Dans la synagogue affolée, où tout le monde s’entassait pour le second jour de fête, on ne priait plus, on ne pensait plus, on ne bavardait même plus. Des larmes silencieuses coulaient sur les joues et les barbes. Toute espérance avait sombré dans l’effroi, comme l’odeur du céleri, de la menthe et de l’absinthe avait fini par disparaître dans la forte odeur des pipes. Juchés sur les fenêtres percées dans le mur oriental, les enfants guettaient de loin si rien ne se montrait sur la route. C’était l’heure particulièrement angoissante, où des piétons, partis le matin de Smiara, pouvaient atteindre Schwarzé Témé. Si les massacreurs devaient venir, on allait les voir apparaître ! Et soudain, du haut des fenêtres, ce cri tomba, répété aussitôt par des centaines et des centaines de voix : Léïbélé ! Léïbélé !

C’était bien lui, en effet, qui arrivait bride abattue, monté sur son cheval blanc, avec sa veste blanche, sa ceinture rouge et sa fleur au chapeau ! Bientôt sa monture fumante s’arrêtait devant le Saint Lieu. Dieu soit loué, les Cosaques arrivaient ! Ils seraient là demain matin. Il était temps, maître du monde ? Smiara n’était que cendres et que ruines ! Lui, Léïbélé, il avait vu des choses qui dépassaient en horreur tout ce qu’on pouvait imaginer : des Juifs massacrés, mis en croix ; des femmes outragées sous le regard de leurs enfants ; Baruch assommé dans sa boutique ; le Rabbin Eliézer, la barbe arrachée poil à poil, rendant le dernier soupir devant les Thora profanées… Mais personne ne l’écoutait plus. On sautait, on s’embrassait avec des larmes de joie dans les yeux. Les Instruments de Sainteté eux-mêmes avaient de la peine à contenir leur satisfaction profonde. Et certes, on plaignait du fond du cœur les pauvres gens de Smiara si cruellement éprouvés, mais si les Juifs de Schwarzé Témé avaient subi le même sort, les malheurs de leurs voisins en auraient-ils été diminués ?…

Cependant, les forçats de Kiew, n’ayant plus rien à tuer, commençaient leur tournée de maison en maison, pour recevoir leur salaire : trois kopeks par chien abattu. Après quoi, ils tiraient les bêtes avec des cordes jusque, dans un fossé, en dehors du village, et là, leur arrachaient la peau pour en faire des touloupes.

Entre min’ha et marew, les Juifs quittèrent la synagogue pour aller acquitter leur dette entre les mains des forçats. La rue, avec ses flaques de sang et tous ces cadavres épars, offrait un atroce spectacle. Mais les fidèles de la Communauté la traversaient maintenant sans horreur, car à leurs yeux tranquillisés l’effroyable tuerie avait pris un caractère tout nouveau. Dans ces esprits mobiles, toujours prompts à passer avec le même excès du désespoir à la confiance, et à mêler d’une façon indiscrète l’Eternel à leurs affaires, ce qu’on avait vu aujourd’hui s’expliquait le plus simplement du monde. Une fois de plus, la main de Dieu s’étendait sur Schwarzé Témé, une fois de plus, la sainteté du Rabbin Miraculeux produisait ses fruits bienfaisants ! Comme autrefois le Seigneur avait substitué un chevreau à l’innocent Isaac sous le couteau d’Abraham, de même, dans sa miséricorde, Dieu remplaçait aujourd’hui l’holocauste de ses Juifs par un massacre de chiens ! Et joyeusement ils versaient leurs kopeks entre les mains des bourreaux, comme si, en acquittant leur dette, ils eussent payé le prix du sang et le rachat de leurs vies…


Dans la soirée, Reb Naftali et quelques autres notables se réunirent chez Reb Mosché pour préparer la réception des Cosaques.

Le Comte avait fait dire qu’il hébergerait les officiers et cinquante soldats. Restait une centaine d’hommes à la charge de la Communauté sainte. Seule, la cour du Zadik pouvait contenir une troupe si nombreuse. Et dans la cour, il n’y avait que deux bâtisses où l’on pût mettre autant d’hommes et de chevaux. L’une était la sainte souka, vaste salle, au toit mobile, que le Rabbin Miraculeux, sa famille et ses hôtes innombrables, habitaient au moment de la Fête des Tentes, durant cette semaine où la Loi ordonne de vivre, de dormir et de manger en un lieu découvert, qui permette de voir au-dessus de sa tête le ciel et ses étoiles. L’autre bâtisse était une maison anciennement construire pour le fils aîné du Rabbin, où l’on hébergeait à présent, dans les jours d’affluence, les pèlerins qui ne trouvaient plus de place ni dans la synagogue, ni dans le bethamidrasch, ni chez les particuliers. Cette maison, avec son corridor et ses chambres, n’offrait aucune commodité pour loger des chevaux, tandis que la sainte souka avec ses larges portes, son grand espace vide, se prêtait admirablement à servir d’écurie. Mais comment se résoudre à faire une écurie de la sainte souka !… Autour des samovars fumants, tous les pieux personnages se regardaient en silence, mesurant à ce premier embarras les difficultés de toutes sortes qu’allait faire naître, à chaque instant, l’irruption de cent païens au milieu des chères vieilles habitudes. Le Grand Usurier lui-même qui, dans sa joie de voir arriver les sauveurs, leur aurait, s’il avait fallu, donné volontiers la synagogue, hésitait à déclarer trop ouvertement son avis. Tout le monde tomba d’accord que seul, le pieux Zadik, en vertu de sa sagesse divine, pouvait prendre une décision d’une si grave importance et donner à la souka une destination si profane.

Aussitôt, Reb Mosché alla le trouver dans sa chambre. Le vieillard venait de se coucher, aidé de son vieux domestique. Sa bougie brûlait encore sur la table, et cette pauvre lumière tremblante n’avait rien de l’éclat que le grand prophète Elie répand autour de lui, lorsqu’il descend du fond du ciel pour venir le visiter. Sa petite tête d’oiseau, coiffée d’une calotte blanche, disparaissait dans l’oreiller, et son visage épuisé par les jeûnes, les prières pour la Communauté en danger, et les dernières nuits passées à la synagogue, était plus blanc encore que le drap.

— Une écurie dans la sainte souka ! dit-il en regardant son fils comme un malade qui parlerait dans un rêve.

— Mon père, repartit Reb Mosché, que nous y mettions des chevaux ou des Chrétiens, la souillure sera la même.

Et le vieillard eut un geste de la main qui signifiait qu’en effet son fils avait raison, et que, puisqu’il fallait qu’il y eût dans la sainte souka des Chrétiens ou des chevaux, qu’on y mit les uns ou les autres, cela n’avait aucune importance.


Jérôme et Jean Tharaud


La dernière partie au prochain numéro
  1. Copyright by Jérôme et Jean Tharaud, 1920.
  2. Voyez la Revue du 1er mai.
  3. Fête de la Pentecôte.
  4. Fragment de la Thora.
  5. Épicuriens.