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Scènes de la vie mexicaine/04

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Scènes de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 688-714).
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LES


MINEURS DE RAYAS.




SCENES DE LA VIE MEXICAINE.




I

Il n’y a guère plus d’un siècle, Guanajuato n’était encore qu’une petite ville de peu d’importance. Avant le brusque changement amené dans la fortune de cette bourgade par les gigantesques exploitations des mitres d’argent de la Valenciana et de Rayas, l’industrie minière au Mexique concentrait son activité dans les travaux de Tasco, de Pachuca et de Zacatécas. Le titre de ciudad (cité) avait été conféré à Zacatécas dès l’an 1588, et Guanajuato, bien que fondé en 1554, ne fut élevé au même rang que cent quatre-vingt sept ans plus tard, c’est-à-dire en 1741. On ignora long-temps que les montagnes qui l’entouraient, et sur la pente desquelles on l’a bâti, recouvrissent la Veta Madre (la veine-mère), le plus riche filon argentifère du globe. La situation de Guanajuato présente d’ailleurs un double avantage. Cette ville est située à la fois dans le district minier le plus opulent du Mexique et dans la partie la mieux cultivée des fertiles plaines du Bajio[1]. C’est ainsi qu’on appelle un bassin d’environ quatre-vingts lieues de circonférence borné du côté de Guanajuato par la Cordilière.

Inondé tour à tour et tour à tour desséché, le Bajio présente en toute saison un aspect singulièrement pittoresque. Dans le temps des pluies, l’hiver de ces heureux climats, le ciel, qui perd son azur sans rien perdre de sa tiédeur, verse à flots sur ces plaines de fécondans orages. Le Bajio n’est plus, quelques heures par jour, qu’un vaste lac inégalement coupé de flaques de verdure, de collines bleues, de villes aux maisons blanches, aux coupoles émaillées. Sur cette nappe liquide, les cimes toujours vertes des arbres révèlent seules au voyageur les capricieux méandres des routes inondées. Bientôt cependant le sol altéré a bu l’eau du ciel par les gerçures sans nombre que huit mois de sécheresse ont ouvertes à sa surface. Une couche de limon, déposée par les eaux pluviales et par les torrens descendus de la Cordilière, a fait pénétrer des sucs nouveaux dans la terre appauvrie ; le ciel a repris sa limpidité première. Les sources dégagées de la croûte qui les obstruait jaillissent plus abondantes au pied de l’l’ahuehuetl[2]. L’arbre du Pérou, le gommier, le huisache aux fleurs d’or sur lesquelles sifflent les cardinaux au plumage écarlate, ombragent et parfument les routes raffermies. Le chant des muletiers et les clochettes des mules retentissent au loin mêlés au grincement aigu des chariots campagnards ; c’est aussi le temps où l’Indien laboureur retourne à ses travaux. Comme le berger des Géorgiques, avec ses cothurnes de cuir, sa tunique courte et ses jambes nues, il pousse paresseusement de l’aiguillon les bœufs attelés à sa charrue, et telle est la fécondité de cette terre, que des moissons splendides ne tardent pas à couvrir le sol à peine effleuré par le soc.

Ce n’est pas dans la plaine toutefois que la nature s’est montrée le plus prodigue pour les heureux habitans du Bajio. Au-dessus des champs fertiles qui avoisinent Guanajuato, la Cordilière dresse ses crêtes métallifères, dont les flancs sont gonflés d’artères d’argent et d’or, et livre à la pique du mineur les incalculables trésors de la Veta Madre[3]. Le contraste que présentent les mœurs si distinctes du laboureur et du mineur ne se révèle nulle part plus nettement que dans cette partie du Bajio. Humble et soumis, l’agriculteur indien est à la merci de tous ; fier et indompté, le mineur a la prétention de ne relever que de ses pairs, et cette prétention est justifiée, il faut bien le reconnaître, par l’importance du rôle qu’il remplit. Condamné à d’obscurs travaux dont les résultats sont limités, l’agriculteur accomplit son œuvre en silence, tandis que la pique du mineur retentit, pour ainsi dire, jusqu’au bout du monde, augmentant d’une parcelle, à chacun de ses coups, l’amas des richesses humaines. A côté de lui, le bien-être ne tarde pas à s’établir ; le penchant des collines, les ravins, les sommets des montagnes se couvrent de populations improvisées au milieu desquelles ses mains toujours ouvertes sèment en un jour le fruit de ses travaux d’un mois. Depuis le mineur français Laborde, qui prodiguait jadis les millions aux cathédrales, jusqu’au plus obscur peon, L’histoire de ce hardi travailleur est toujours la même : le hasard est le seul dieu devant lequel il s’incline. Il accepte son pénible labeur comme une mission providentielle, et cette pensée orgueilleuse trouve dans la loi même une sorte de consécration : d’anciens privilèges accordaient la noblesse à l’ouvrier des mines ; encore aujourd’hui, le mineur ne peut être dépossédé par des créanciers tant qu’il trouve à exercer sa profession. Il semble qu’on ait voulu faire respecter en lui le descendant d’une race privilégiée. Outre l’instinct métallurgique qui transforme pour lui les plus faibles indices en signes infaillibles, le mineur doit être, en effet, doué d’un ensemble de qualités bien rares, depuis la vigueur nécessaire pour soulever les plus lourds fardeaux et supporter, pendant tout un jour, les fatigues accablantes d’un travail souterrain, jusqu’à l’agilité, à la témérité, qui bravent tous les obstacles, et au sang-froid qui les déjoue. Ces qualités, il faut bien le dire, ne se rencontrent jamais chez le même homme qu’associées à d’assez grands défauts. Capricieux et indiscipliné, s’il est à la journée, le mineur ne déploie tout son tact et toute son énergie que lorsqu’il est intéressé au succès de l’entreprise dans une large proportion. C’est alors que souvent après un mois pendant lequel il a gagné à peine de quoi vivre, le bénéfice d’une semaine, d’un jour, le dédommage de ses privations. Le mineur remercie le hasard ; dès ce moment, il sème son or à pleines mains, et il ne reprendra ses travaux que contraint par la plus impérieuse nécessité. Parfois encore ce sont des moyens illicites qui l’enrichissent aux dépens d’un propriétaire trop confiant, et l’imagination de ces hommes aventureux n’est malheureusement que trop fertile en expédiens de ce genre.

C’est au milieu d’une population en grande partie composée de mineurs que je nie trouvais à Guanajuato, après un pénible et inutile voyage dont on n’a peut-être pas oublié les péripéties[4]. Je ne voulus pas perdre l’occasion qui s’offrait à moi d’observer sur son vrai théâtre un type dont les gambusinos ou chercheurs d’or de la Senora ne m’avaient donné qu’une idée bien imparfaite. Le lendemain d’une journée consacrée à un repos que des émotions multipliées m’avaient rendu nécessaire, je me dirigeai donc vers les mines qui avoisinent Guanajuato. J’étais seul, mais à cheval et bien armé. Mon guide devait être le premier passant que je rencontrerais sur ma route. J’étais arrivé sur la grande place de Guanajuato, et je longeais les maisons, la tête levée et l’œil au guet, quand un objet bizarre attira mon attention. Contre le mur de l’une des maisons et sous un auvent de quelques pouces de large, une main était clouée sur la pierre. J’arrêtai mon cheval pour m’assurer que je n’avais pas sous les yeux quelque emblème de plâtre. Il ne me fallut qu’un moment d’examen pour me convaincre que cette main était bien une main humaine, jadis forte et musculeuse, maintenant blanchie et desséchée par le vent, le soleil et la pluie. Sous l’auvent, plusieurs chandelles à moitié consumées attestaient que des ames pieuses s’étaient attendries devant cette étrange exhibition, qui semblait destinée à perpétuer le souvenir de quelque drame sanglant. Après avoir cherché en vain sur la muraille la trace d’une inscription explicative, je me décidai à continuer ma route ; mais, pendant ma courte halte, un cavalier s’était rapproché de moi, et mon cheval avait à peine fait quelques pas, que cet homme, éperonnant sa monture, parut vouloir me suivre de fort près. En tout autre moment, j’eusse accepté d’assez mauvaise grace la compagnie de cet inconnu ; mais j’étais sorti, on s’en souvient, en quête d’un cicerone. J’arrêtai donc mon cheval, décidé à questionner l’inconnu. Celui-ci, me saluant avec courtoisie, ne m’en laissa pas même le temps.

— Vous êtes étranger, seigneur cavalier, me dit-il en souriant.

— Eh ! qui peut vous le faire croire ? repris-je un peu surpris de cette brusque façon d’entamer l’entretien.

— La persistance que vous mettez à regarder cette main desséchée m’indique assez que vous êtes nouveau venu dans la ville et que vous avez du temps à perdre. Avouez que pour moi, qui cherchais précisément un compagnon de promenade, votre rencontre est une bonne fortune.

Je ne savais plus trop si je devais accepter avec beaucoup d’empressement le guide qui m’offrait si familièrement sa compagnie. L’inconnu remarqua mon hésitation, et se hâta d’ajouter avec une certaine fierté :

— Vous ne me connaissez pas ; je ne veux pas vous laisser croire plus long-temps que vous avez affaire à quelqu’un de ces pauvres diables pour qui la rencontre d’un étranger est une occasion de placer leurs services. Mon nom est Desiderio Fuentes. Je suis mineur, et dans la profession que j’exerce, s’il y a des jours où la fortune semble impitoyable, il y en a d’autres où les piastres s’amassent tellement sous votre main, qu’on ne sait plus comment les dépenser. Je suis dans un de ces jours-là, et mon habitude est en pareil cas de chercher quelque joyeux compagnon qui veuille bien prendre sa part de mes plaisirs. Si ce compagnon me manque, je m’adresse au premier cavalier de bonne mine qui se trouve sur mon chemin, et j’avoue que je n’ai jamais en à me plaindre de m’être ainsi confié au hasard.

Une déclaration si franche était faite pour me rassurer complètement. Je répondis toutefois à Desiderio Fuentes que je ne pouvais nullement accepter sa cordiale proposition. J’étais sorti pour visiter une des mines d’argent les plus voisines de Guanajuato, je ne pourrais donc passer avec lui que les instans consacrés à cette exploration, en supposant toutefois qu’il voulût bien me servir de guide. Desiderio accepta ce moyen terme en homme désoeuvré qui est trop heureux d’échapper à l’isolement, ne fût-ce que pendant quelques heures. Une fois cet accord fait, nous n’avions plus qu’à piquer des deux, et, peu d’instans après, nous chevauchions hors de la ville.

Chemin faisant, mon guide m’apprit qu’il avait reçu la veille dans un partido[5] une magnifique portion qui lui permettrait de donner plusieurs jours au far niente. Il ajouta que ce serait pour lui un passe-temps assez piquant d’aller visiter en amateur une des mines des environs, et il me laissa le choix de la plus curieuse. Seulement il ne se souciait guère de visiter celle de la Valenciana à cause d’une querelle qu’il avait eue avec un des administrateurs. Un arriéré de comptes avec un des employés de Mellado lui faisait désirer de s’abstenir d’y paraître, et, quant à celle de la Cala, certains désagrémens de fraîche date la lui faisaient éviter avec le plus grand soin. En définitive, je dus choisir forcément, malgré la liberté d’option qu’il m’avait accordée, la mine de Rayas comme unique but de mes investigations. Il m’était difficile d’interpréter en faveur de Desiderio Fuentes les précautions qu’il était forcé de prendre. Évidemment mon nouvel ami était très querelleur ; il n’aimait certainement pas à payer ses dettes, et, dans ses désagrémens (desavenencias) à la Cata, le couteau avait, à coup sûr, joué quelque rôle. Je commençais à me féliciter moins de ma rencontre. Un mot surtout que Fuentes laissa échapper me fit sérieusement réfléchir.

— Mon premier mouvement est toujours fort bon, me dit-il, mais je confesse que le second est détestable.

Nous étions parvenus à l’extrémité d’un ravin dont les talus perpendiculaires nous avaient jusqu’alors masqué le paysage. Une plaine assez unie s’étendait devant nous. De longues files de mules chargées de minerai se dirigeaient vers les bâtimens d’un de ces ateliers métallurgiques qu’on nomme au Mexique hacienda de platas[6]. On pouvait voir les tuyaux des fourneaux couronnés d’un panache de fumée noire et de vapeurs plombées, les patios[7] en pierre semés de tourteaux d’une boue métallique à la veille de se convertir en lingots massifs. Le bruit du marteau qui concassait la pierre argentifère, le pas des mules, le claquement des fouets qui les excitaient, se mêlaient au bruit plus sourd des chutes d’eau qui faisaient mouvoir les machines. J’avais arrêté mon cheval pour contempler plus à l’aise ce tableau animé ; bientôt cependant mon attention fut distraite. A quelques pas de nous, je remarquai deux hommes à moitié cachés par un bas-fond, et qui traînaient, à l’aide de cordes, le cadavre d’une mule. Arrivés à un endroit où Desiderio et moi pouvions seuls les découvrir, l’un des hommes se pencha sur la mule morte, sembla l’examiner curieusement et jeta de côté un regard de défiance. Dès qu’il nous eut aperçus, il s’assit brusquement sur le cadavre qu’il traînait une minute auparavant. Quant au compagnon du premier, il disparut immédiatement derrière un épais rideau d’arbres et de buissons.

— Eh ! eh ! si je ne me trompe, reprit Fuentes, c’est mon ami Planillas ; mais que diable fait-il là ?

Au nom de Planillas, je tressaillis involontairement, et je suivis Fuentes, qui s’était dirigé du côté de l’homme assis sur la mule. J’espérais obtenir du compagnon de don Tomas Verduzco quelque révélation nouvelle sur la part que le bravo avait prise dans le meurtre de don Jaime. Planillas, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, paraissait accablé par un violent chagrin. Le bruit de nos pas le tira enfin de sa méditation, et il leva sur nous des yeux où se trahissait plus d’inquiétude que de surprise.

— Ah ! seigneurs, s’écria-t-il, vous voyez dans ma personne l’homme le plus désolé de toute la Nouvelle-Espagne.

— Vous pensez sans doute, lui dis-je, au jeune cavalier que don Tomas a assassiné il y a deux jours, et dont le sang retombera sur votre tête, car vous auriez pu lui sauver la vie en arrêtant la main de votre ami, de ce don Tomas qui avait été payé pour le frapper, me disiez-vous.

— Vous ai-je dit cela ? s’écria Florencio ; en ce cas, par la vie de ma mère, j’en ai menti… Je suis horriblement menteur quand j’ai bu, et, vous le savez, seigneur cavalier, j’avais beaucoup bu ce jour-là.

Florencio s’arrêta comme s’il n’eût voulu reprendre la parole qu’après avoir retrouvé son assurance ; mais Fuentes ne lui laissa pas le temps de se recueillir ; il lui demanda pour quel motif il paraissait si désolé quand nous étions arrivés, et pourquoi il s’obstinait à trôner ainsi sur le cadavre d’une mule.

— C’est cette mule qui cause ma douleur, répondit Planillas ; je l’avais vendue, dans ma détresse, à l’hacienda de platas que vous voyez là-bas, quoique je lui fusse tendrement attaché. J’avais pris du service depuis lors dans l’atelier où je pouvais la voir tous les jours ; hélas ! la pauvre bête est morte ce matin, et je l’avais traînée dans cet endroit isolé pour me livrer à ma douleur loin des regards de tous.

Planillas replongea violemment sa tête entre ses mains comme quelqu’un qui ne veut pas être consolé ; puis, sans doute pour détourner le cours de la conversation

— Ah ! seigneur cavalier, dit-il, ce n’est pas le seul malheur que j’aie à déplorer ! Hier un engagement a eu lieu entre les mineurs de Rayas et ceux de Mellado, et je n’y étais pas.

— Mais je ne vois pas, interrompis-je, ce qu’il y a là de si déplorable.

— De si déplorable ! reprit vivement Planillas. Ah ! ce n’est pas une de ces rencontres vulgaires comme on en peut voir tous les jours, et vous ne devineriez jamais comment elle s’est terminée : par une grêle de piastres que les mineurs de Mellado, pour prouver la supériorité de leur mine sur celle de Rayas, ont fait pleuvoir sur leurs adversaires. De belles piastres à l’aigle ! ajouta-t-il d’un air navré, et je suis arrivé trop tard sur le champ de bataille.

Je compris mieux la douleur de Planillas à ce dernier désappointement ; toutefois j’eusse refusé de croire à cet excès d’arrogante prodigalité des mineurs, si Fuentes ne m’eût confirmé avec une satisfaction orgueilleuse la vérité de ce récit. Presque aussitôt mon compagnon, à qui les lamentations de Planillas paraissaient fort suspectes, se mit en devoir de l’interroger de nouveau ; mais les hautes broussailles qui craquèrent subitement derrière nous attirèrent son attention d’un autre côté. Je crus voir Planillas pâlir malgré son impudence à toute épreuve. Un homme petit et trapu, taillé en athlète, et d’une physionomie plutôt joviale que rébarbative, était devant nous. Il nous salua poliment et s’assit à terre près de Planillas. Sa bouche essayait de sourire, mais son regard fauve et perçant comme celui des oiseaux de proie démentait cette expression de feinte gaieté. Nous gardâmes le silence quelques instans. Ce fut le nouveau venu qui prit le premier la parole.

— Vous parliez tout à l’heure, si mes oreilles ne m’ont pas trompé, d’un certain don Tomas ? Serait-ce, par hasard, de don Tomas Verduzco qu’il était question ? dit-il de cet air doucereux qui formait un si puissant contraste avec son regard. Cette simple question, provenant d’un homme qui m’inspirait une répugnance instinctive, me parut comme une insulte.

— Précisément, lui dis-je en faisant effort pour garder mon sang-froid. J’accusais Tomas Verduzco de l’assassinat d’un jeune homme qu’il ne connaissait pas la veille.

— En êtes-vous sûr ? interrompit l’homme en me jetant un regard sinistre.

— Demandez-le à ce malheureux, repris-je en montrant du doigt Planillas.

À cette réponse, Planillas se leva comme poussé par un ressort ; il paraissait avoir repris toute son assurance.

— Je n’ai jamais rien dit de semblable ; mais votre seigneurie ne connaît donc pas le respectable cavalier Verduzco, s’écria-t-il d’un air ironique, pour parler ainsi devant lui ?

Je regardai celui qui m’était ainsi dénoncé comme si je le voyais pour la première fois. Une hallucination rapide replaça sous mes yeux le corps sanglant de don Jaime, son agonie, ses derniers instans, et tout son bel avenir, tranché par le couteau de l’homme qui était devant moi.

Ah ! vous êtes don Tomas Verduzco…

Je ne pus achever. En proie à une sorte de vertige, et sans me rendre compte de ce que j’allais faire, j’armai un de mes pistolets. Au craquement de la batterie, l’inconnu devint livide, car les Mexicains de la basse classe, qui supportent sans sourciller les éclairs du couteau, frissonnent devant le canon d’une arme à feu maniée par un Européen. Cependant il ne bougea pas, Fuentes se jeta entre nous.

— Doucement ! seigneur, doucement ! s’écria-t-il. Cascaras ! comme vous prenez les mœurs du pays !

— Ce diable de Planillas, dit à son tour l’inconnu avec un rire contraint, est toujours disposé à la plaisanterie ; mais l’idée de me présenter sous le nom de don Tomas est, ma foi, par trop bouffonne. Votre seigneurie lui en veut donc bien à ce don Tomas ?

Mon emportement me parut ridicule et se dissipa comme par enchantement.

— Je ne le connais pas, répondis-je un peu confus et en reprenant mon sang-froid ; je ne sais comment cet homme s’est trouvé mêlé à mes affaires, mais je crois devoir à ma sécurité de ne faire aucune merci à de pareils assassins, quand le hasard les envoie sur ma route.

L’inconnu murmura quelques mots inintelligibles. Pour moi, pensant avoir trouvé dans cet incident une excellente occasion de me débarrasser de mon nouvel ami Desiderio, dont la société commençait à me peser, je saluai avec empressement le groupe encore ému, et je piquai des deux ; mais j’avais compté sans le désoeuvrement de Fuentes, et je n’avais pas fait cent pas qu’il me rejoignit.

— J’ai peut-être eu tort, me dit-il, d’intervenir dans cette affaire et de vous empêcher de loger une balle dans la tête de ce drôle à la figure suspecte, car, au regard haineux qu’il vous a lancé, je présume que le premier coup de couteau que vous recevrez sera de sa main.

— Croyez-vous ? dis-je assez troublé de ce fâcheux pronostic.

— J’ai cédé, ma foi, trop vite à mon premier mouvement, reprit Fuentes, qui sembla réfléchir, et se ravisant bientôt

— Si nous y retournions ? peut-être pourriez-vous remettre les choses au point où vous les avez laissées, et cette fois je vous aiderais au besoin.

Le regret d’avoir laissé passer sans en profiter une occasion de querelle ne perçait que trop clairement dans les paroles de Fuentes. Je refusai sèchement le concours qu’il m’offrait, et je me dis en moi-même que, décidément, le second mouvement du mineur valait beaucoup moins que le premier.

— Vous ne voulez pas ? me dit-il. Soit ! Après tout, qu’importe un coup de couteau de plus ou de moins ? J’en ai reçu trois, et je ne m’en trouve pas plus mal.

Je ne crus pas devoir relever cette réponse, qui me montrait mon guide sous un jour assez peu favorable, et je coupai court aux confidences de Fuentes en lui demandant quelques détails sur la mine dont les bâtimens se dessinaient de plus en plus distinctement devant nous.


II

Les premiers travaux d’une mine s’exécutent d’abord, comme on sait, à ciel ouvert. On se contente pendant long-temps d’extraire le minerai en suivant la veine ; mais, à mesure que l’on creuse, deux obstacles se présentent : l’extraction du minerai devient plus coûteuse, puis on ne tarde pas à rencontrer des eaux qu’il faut épuiser sous peine de voir tous les travaux envahis par ces infiltrations souterraines. On creuse alors un puits perpendiculaire pour communiquer avec le filon par une galerie horizontale qu’on nomme plan ou cañon. A mesure que la profondeur des travaux augmente, on continue le creusement du puits, et c’est ainsi souvent que plusieurs galeries communiquent avec cette artère principale, et qu’on est parfois forcé d’en creuser une ou deux autres. Ces puits et ces galeries ne tardent pas à être augmentés, dans les mines les plus riches, de travaux souterrains destinés à faciliter le service intérieur, l’extraction des eaux et du minerai. A cet effet, des machines appelées malacates sont construites au-dessus de l’orifice de chaque puits. Ces malacates sont mus, par huit ou neuf chevaux, et les cordes qui s’enroulent et se déroulent alternativement sur un tambour font monter jusqu’au jour le minerai dans des sacs de toile d’aloès, et l’eau dans d’énormes boras (outres) de peau de boeuf. Le minerai est porté à dos d’hommes au bas du puits d’extraction, et les eaux élevées à l’aide de chapelets hydrauliques.

Outre le grand puits (tiro general), la mine de Rayas en a deux autres d’une importance moindre, quoique l’un de ces puits atteigne trois cents vares ou deux cent cinquante quatre mètres. Le tiro general, aussi important par sa largeur (11 m 02) qu’effrayant par sa profondeur (car il ne compte pas moins de douze cents pieds), communique avec trois galeries principales superposées l’une à l’autre, et ces puits et ces galeries composent un ensemble de travaux gigantesques qu’on ne retrouve dans nulle autre exploitation. Cependant l’aspect extérieur de cette mine ne révèle pas L’incessante activité qui règne au dedans. Des hangars en bois ou couverts de tuiles qui protègent les malacates ou abritent les travailleurs, quelques bâtimens de peu d’apparence qui servent de logemens aux administrateurs ou aux employés du dehors, quelques maisons blanches groupées inégalement sur le sommet des mamelons environnans, ne font guère pressentir au visiteur les merveilles qu’il va voir.

Il était environ midi quand j’arrivai avec mon guide à l’entrée de la première galerie par laquelle nous devions nous engager dans la mine. Nous mîmes pied à terre ; nos chevaux furent confiés à un des compagnons de Desiderio, et nous franchîmes la porte d’entrée. Le mineur portait à la main une torche de résine. Je m’arrêtai un instant avec une sorte de recueillement sur le seuil de cet immense laboratoire de la richesse humaine, d’où tant de millions s’étaient déjà répandus dans la circulation européenne. Mon guide, avec l’or de son manteau que la lueur de la torche semblait faire ruisseler au milieu des plis du velours, figurait assez bien le génie fastueux de ce royaume souterrain. Nous descendîmes long-temps par une pente formée de gradins dont chacun avait la dimension d’une terrasse, en faisant, au milieu de profondes ténèbres que la torche ne dissipait que faiblement, une multitude de tours et de détours, en changeant à chaque instant de direction et de température, en remontant parfois pour redescendre encore. Au bout d’un quart d’heure environ, j’aperçus enfin, dans le lointain, quelques lumières errantes, puis des ombres gigantesques ne tardèrent pas à se refléter sur les parois humides. Je marchai encore, et je me trouvai bientôt dans un carrefour que la piété des mineurs avait converti en chapelle. Au centre s’élevait un humble et modeste autel orné de cierges qui brûlaient devant l’image d’un saint. Un homme était agenouillé sur le gradin et semblait prier avec ferveur. C’était la première créature humaine que je rencontrais depuis mon entrée dans la mine. Mon guide me toucha le bras.

— Regardez cet homme, me dit-il à voix basse.

Le mineur agenouillé était entièrement nu ; sans la lumière du flambeau de résine qui laissait voir sa chevelure grisonnante et les traits anguleux de son visage, on n’eût pu reconnaître en lui l’homme arrivé aux confins de la vieillesse, tant ses membres nerveux semblaient conserver de jeunesse et de vigueur.

— Eh bien ? dis-je à Desiderio.

— Cet homme, me dit-il, n’est pas étranger à l’histoire de la main coupée que vous regardiez avec tant de curiosité ce matin, et, quoique je sache cette histoire aussi bien que lui, peut-être dans sa bouche aurait-elle plus d’intérêt pour vous, car son fils s’y est trouvé mêlé.

Je crus une fois encore avoir trouvé l’occasion d’écarter Desiderio, sous le prétexte que le vieillard serait plus expansif, s’il n’avait qu’un seul auditeur pour ses confidences. Cette fois, Desiderio ne se méprit pas sur mon intention secrète. — Je ne suis ni querelleur ni susceptible, me dit-il, je m’en vante, mais votre seigneurie est par trop empressée à se débarrasser de son dévoué serviteur. — Je me hâtai de protester contre l’interprétation donnée à mes paroles, et Fuentes parut se calmer. — Allons ! dit-il d’un air railleur, je renoncerai, pour vous être agréable, au désir que j’avais eu tout d’abord de vous servir de guide dans ces souterrains. Aussi bien, il faut que je sache le secret de la comédie jouée tantôt par Planillas sur le cadavre de sa mule. Vous pourrez visiter la mine sans moi, et je vous conterai ce que j’aurai appris sur ce drôle à votre sortie par le grand puits, car, pour être complète, votre excursion doit s’achever à l’aide du malacate.

J’avais tellement hâte de congédier Fuentes, que je promis tout ce qu’il voulut, sans remarquer le sourire ironique par lequel il accueillit ma réponse. En ce moment, le vieux mineur venait d’achever sa prière. Fuentes échangea avec lui quelques mots à voix basse et s’éloigna rapidement ; je respirai.

— Seigneur cavalier, me dit le vieux mineur, mon compagnon Fuentes vient de me faire part de votre désir d’entendre de ma bouche l’histoire de mon fils, de celui qui a été l’orgueil de la corporation des mineurs, ce désir m’honore, mais, pour le moment, je ne puis le satisfaire. J’ai à mettre le feu à la mine dont je viens de charger le boyau ; si donc, dans deux heures, je suis encore de ce monde, je me mettrai tout à votre disposition, car j’aime les braves, de quelque nation qu’ils soient.

— Et qui vous a dit que je fusse brave ? lui demandai-je étonné.

Caramba ! un homme qui visite une mine pour la première fois, et qui, au dire de Fuentes, a le plus vif désir de faire la périlleuse ascension du tiro ! Eh bien ! nous la ferons ensemble, et en même temps je vous raconterai mon histoire ; je vous donne donc rendez-vous dans deux heures, au fond de la dernière galerie, à l’entrée du grand puits.

Je ne pouvais guère reculer devant un si pompeux éloge, mais ce ne fut pas sans une certaine mélancolie que je me vis fatalement destiné à accomplir, contre ma volonté, une inévitable et dangereuse prouesse. C’était encore à Fuentes que j’étais redevable de cette nouvelle contrariété. Je promis néanmoins au mineur d’être exact au rendez-vous, et, resté seul, je profitai de mon indépendance pour examiner à loisir le monde nouveau dans lequel je me trouvais transporté. J’avais en main la torche que m’avait laissée Desiderio, et je la promenai curieusement à mes côtés. Au-dessus de moi se dessinaient des voûtes d’inégale grandeur, capricieusement creusées dans le roc vif et constellées de paillettes brillantes, les unes soutenues par de fortes poutres, les autres laissant pendre, comme des culs-de-lampes gothiques, leurs pointes aiguës, qui menaçaient de s’écrouler sur ma tête. Une eau limpide, qu’irisait la flamme de la résine, serpentait en filets déliés le long des pilastres informes ou suintait goutte à goutte des fissures du roc avec le bruit monotone d’un balancier de pendule, eau tombée du ciel, et qui, après avoir fécondé la plaine, semblait, avec un murmure plaintif, aller se perdre à regret dans l’océan souterrain qui devait l’absorber. Devant moi s’ouvraient de sombres carrefours ; des bruits de pas répercutés par les échos mouraient sous les profondes arcades, comme des gémissemens lugubres ou des plaintes étouffées. Des lueurs indécises perçaient de temps à autre cette effrayante obscurité : c’étaient des mineurs qui allaient et venaient, leur mèche allumée derrière l’oreille, semblables à ces gnomes des légendes qui veillent, la flamme au front, sur des trésors cachés.

J’avançais avec toute la précaution convenable, car, demeuré sans guide dans ce labyrinthe, je ne savais de quel côté me diriger. J’entendis bientôt, dans le lointain, le bruit sourd des piques qui sapaient le rocher, mêlé à des bruits mystérieux qui semblaient partir d’un étage inférieur. Ces rumeurs, toutes vagues qu’elles étaient, servirent à m’orienter. Je n’avais vu, depuis mon entrée dans la mine, que des voies de communication ouvertes de tous côtés ou des gîtes vides de leurs filons, et j’étais impatient d’arriver enfin à l’endroit qu’on nomme la labor, c’est-à-dire l’endroit où l’on exploite et fouille la veine d’argent. Une clarté confuse encore m’indiqua que je n’en étais pas loin ; je parvins bientôt à l’orifice d’un puits peu profond, d’où jaillissait une lumière plus vive. On y descendait par une échelle formée de poutres mises bout à bout et en zigzag. J’hésitai d’abord à me confier aux entailles pratiquées dans ces poutres et destinées à servir de degrés ; cependant, enhardi par le peu de profondeur du puits, je me hasardai à y descendre, et je gagnai sain et sauf le plan qu’on était en train d’exploiter. C’était un couloir en diagonale de cinq pieds environ de diamètre et de cinq ou six cents de longueur, d’où s’exhalait une vapeur brûlante comme de la bouche d’un cratère. Perdu au milieu de cette foule trop occupée pour me remarquer, je pus examiner à l’aise le tableau fantastique qui s’offrait à mes yeux. Une multitude de minces et longues chandelles collées aux parois éclairaient confusément travailleurs, dont la plupart, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, attaquaient la roche vive à coups de barretas. D’autres, chargés de sacs de minerai dont le poids faisait saillir leurs muscles tendus, se perdaient au loin, tandis que la mèche allumée qu’ils portaient sur la tête éclairait leurs corps bronzés ruisselans de sueur et leurs longs cheveux flottans. C’était une confusion assourdissante de coups de piques sonores qui frappaient le roc en cadence, d’éclats de pierres détachées qui tombaient bruyamment dans l’eau, de voix, de cris répétés et d’haleines sifflantes, qui vibraient sous les voûtes avec de rauques échos. La clarté rougeâtre des torches qui se reflétait dans l’eau, la poussière, la vapeur qui formaient comme un brouillard condensé dans l’étroit couloir, les veines cuivreuses qui serpentaient comme des lierres le long des voûtes et des parois, tout concourait à augmenter la bizarrerie de ce spectacle.

Après l’avoir contemplé long-temps, je résolus de gagner la galerie inférieure, à l’extrémité de laquelle je devais rencontrer le vieux mineur. Cette ascension que je redoutais jusqu’alors ne me paraissait plus une tâche périlleuse à remplir, et devait m’éviter, au contraire, la fatigue de parcourir de nouveau tout l’espace que je venais de laisser derrière moi. Je priai donc un des mineurs de me conduire à l’endroit indiqué, car je craignais de m’égarer au milieu de ce dédale de galeries souterraines qui se croisaient en tous sens. Je commençais aussi à ressentir vivement le besoin de respirer un air plus pur, et je suivis gaiement mon nouveau guide.

Je descendis encore long-temps, jusqu’à sentir mes jarrets ployer sous moi, et j’arrivai, brisé de lassitude, à l’extrémité de la dernière galerie, qui formait un angle droit avec le grand puits, dont la bouche noire et béante s’ouvrait à mes pieds. Ce puits se prolongeait encore jusqu’à un niveau bien inférieur. J’étais le premier au rendez-vous ; le vieux mineur n’était pas encore venu. Un seul ouvrier, qui paraissait comme oublié dans ces vastes catacombes, accomplissait solitairement une tâche effrayante. Non loin de là, un autre puits, envahi par les eaux, se vidait lentement, à l’aide d’une outre gigantesque suspendue à la corde du malacate. L’outre, une fois pleine, s’élevait par le retour de rotation de l’invisible machine établie à douze cents pieds plus haut ; mais, violemment ramenées dans l’axe du grand puits par une force irrésistible, les peaux de bœuf gonflées se fussent crevées contre les parois, si l’ouvrier n’en eût amorti l’impulsion. Sur une étroite plate-forme qui séparait les deux gouffres, au milieu d’une obscurité presque complète, le péon raidissait autour du câble une corde double dont ses deux mains serraient les extrémités ; puis, entraîné lui-même avec une terrible rapidité à l’ouverture du grand puits, il lâchait tout à coup un des bouts de la corde, et l’outre ne heurtait plus que mollement la muraille opposée ; mais un faux pas, la corde lâchée une seconde trop tard, pouvaient précipiter l’ouvrier dans un abîme sans fond. Je regardai long-temps, avec une sensation pénible, ce malheureux qui jouait ainsi sa vie à chaque quart d’heure du jour pour un modique salaire. Au milieu de ces ténèbres, de ce silence profond et si loin des rumeurs du monde, il me semblait voir en lui un de ces damnés de l’enfer de Dante accomplissant sans relâche un effrayant labeur.

Cependant l’outre était quatre fois descendue vide et quatre fois remontée pleine, c’est-à-dire qu’une heure entière s’était écoulée, et personne n’était venu. J’avoue qu’à la vue de ce puits immense qu’il me fallait remonter dans toute sa longueur, ma résolution avait faibli, et je pardonnais de bon cœur au vieux mineur son manque de parole, quand le câble du malacate apparut de nouveau dans l’ombre ; une faible lueur se dessina en même temps le long des parois humides, et une voix dont l’accent ne m’était pas inconnu s’écria :

— Eh ! l’ami, n’avez-vous pas avec vous un cavalier étranger qui m’attend pour remonter par le tiro ?

J’avais à peine répondu que j’étais prêt, qu’un paquet tomba à mes pieds. Je défis machinalement la corde qui l’entourait. Le paquet ne contenait qu’une veste et un pantalon de laine grossière, un bâton de cuir et une espèce de tresse en fil d’aloès. Je me demandai avec effroi si ce pantalon et cette veste étaient bien suffisans pour amortir une chute de douze cents pieds. Quant au bâton et à la courroie tressée, je n’en devinais pas l’usage. L’ouvrier qui travaillait près de moi me l’expliqua. Le vêtement de laine devait me préserver de l’eau qui jaillissait en pluie fine dans certains endroits du puits ; le bâton devait servir entre mes mains à empêcher le contact du corps avec le roc dans les oscillations du trajet, et la courroie à m’attacher au câble du malacate.

— Dépêchons, s’écria le guide invisible, nous n’avons pas de temps à perdre.

Je me couvris à la hâte des vêtemens qui m’étaient destinés, j’attirai vers moi le bout du câble qui se balançait dans le vide, et je me mis à cheval dessus. Le péon passa deux fois autour de mon corps et sous mes jambes la sangle de corde de manière à me faire le siège le plus commode possible, en attacha fortement les deux extrémités le long du câble, et me mit le bâton de cuir entre les mains. Il avait à peine achevé, que je me sentis enlevé de la plate-forme par une force invisible, et je perdis pied ; je fis trois ou quatre tours sur moi-même, et, quand je revins de l’espèce d’étourdissement que cette brusque manœuvre m’avait causée, je flottais déjà suspendu sur le gouffre. Un peu au-dessus de ma tête, j’apercevais les jambes de mon guide qui serraient fortement le câble. Bien qu’il portât une torche, je ne distinguai qu’imparfaitement son corps à demi nu, qui, à certains momens, se détachait sur les ténèbres luisant et cuivré comme du bronze florentin. Seules les paroles du mineur arrivaient distinctement jusqu’à moi.

— Suis-je bien attaché au moins ? lui demandai-je en remarquant qu’aucun noeud, qu’aucune aspérité ne pourrait empêcher la courroie qui me retenait de glisser le long du câble.

— C’est probable, à moins toutefois que le péon n’ait eu quelque distraction, répondit le mineur avec un calme parfait ; vous avez toutefois la ressource de vous retenir à la force des poignets.

J’étreignis avec une force surnaturelle le câble que mes deux mains pouvaient à peine embrasser.

— Et combien de temps dure l’ascension ? poursuivis-je.

— Douze minutes habituellement, mais la nôtre durera au moins une demi-heure ; c’est une attention que je n’ai eue que pour vous, qui aurez ainsi plus de temps pour observer les merveilles de la mine.

— Et n’est-il jamais arrivé malheur dans ces ascensions ?

— Pardonnez-moi. Un Anglais qu’on avait mal attaché s’est laissé choir du haut en bas, mais avec tant de discrétion, que mon compère qui le conduisait ne s’est aperçu de sa disparition qu’en arrivant à l’ouverture du puits.

Je jugeai superflu de faire de nouvelles questions. Quand j’eus calculé que cinq minutes s’étaient écoulées depuis la mise en mouvement du malacate, je me hasardai à regarder au-dessus et au-dessous de moi. Trois zones distinctes se partageaient le puits dans toute sa longueur. A mes pieds, une épaisse obscurité redoublait l’horreur du gouffre, dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur ; de blanches et chaudes vapeurs se dégageaient lentement du fond ténébreux et montaient en tournoyant jusqu’à nous. Autour de moi, la torche du guide éclairait de sa lueur fumeuse les parois verdâtres sillonnées par la pointe des piques et déchirées par les tarières. Dans la région supérieure, une colonne de brouillards que l’immensité teignait de bleu comme le ciel appuyait sa base sur la zone lumineuse qui nous entourait et voilait complètement la clarté du jour qui baignait son sommet. En ce moment, la machine s’arrêta, les chevaux reprenaient haleine ; j’étreignis de nouveau le câble qui semblait se détendre, et je fermai les yeux pour échapper à la fascination de l’abîme.

— Cette halte est à votre intention, me dit le guide, je n’oublie pas que je vous ai promis une histoire, et je veux avoir le temps de vous la conter.

Sans attendre ma réponse, le mineur commença un récit dont les incidens de cette lente et périlleuse ascension ne firent que graver plus profondément les sombres particularités dans ma mémoire. L’attention que je prêtais au conteur prenait sa source dans l’inquiétude qui me faisait rechercher en ce moment une distraction à tout prix.


III

— Vous savez peut-être, reprit le mineur, que, dans le trajet de San-Miguel-el-Grande[8] à Dolores, le voyageur est forcé de traverser le Rio-Atotonilco. Dans la saison des eaux, cette rivière est inaccessible à celui qui n’en connaît pas les gués principaux. Elle a environ soixante vares de largeur à l’endroit où aboutit le chemin de San-Miguel. L’impétuosité du fleuve, le bruit sourd et imposant des vagues jaunâtres qui se précipitent entre des rives désertes, sont de nature à faire éprouver une terreur involontaire à celui qui doit traverser en cet endroit le Rio-Atotonilco. Sur la rive opposée, quelques cabanes de ramée, à moitié cachées par les plis du terrain, servent de retraite à une population misérable qui ne vit guère que des bénéfices que lui procure la rivière quand les pluies l’ont gonflée. Les habitans de ces cabanes conduisent alors les voyageurs d’une rive à l’autre à travers des passages qu’ils connaissent. Souvent, à la vue de ces pauvres gens à moitié nus, qui errent sur le rivage et se jettent à l’eau, celui qui se préparait à traverser la rivière hésite et tourne bride. Une assez triste aventure prouve, en, effet, qu’il faut craindre de placer sa confiance en des hommes auxquels l’espoir d’un modique salaire peut ne pas suffire. Il y a quelques années, un ancien mineur de Zacatécas, qu’une brouille avec la justice avait forcé de quitter la province, était venu s’établir parmi les passeurs du Rio-Atotonilco. Cet homme, que sa force athlétique et sa brutalité rendaient redoutable, était signalé comme ayant la main singulièrement malheureuse. Une ou deux fois déjà, ceux qu’il s’était chargé de conduire avaient failli périr engloutis par les eaux du fleuve. Un soir enfin, par une nuit orageuse, se croyant seul et ayant aperçu un étranger sur le bord opposé du fleuve, le passeur traversa le gué pour aller lui offrir ses services. Il fut observé par un de ses camarades qui l’avait suivi, et qui, se voyant prévenu, resta caché derrière quelques touffes d’osier. Le passeur, après avoir traversé la rivière, y rentra bientôt, suivi du cavalier, dont il entraînait le cheval par la bride. Arrivé au milieu du fleuve, il monta en croupe derrière celui qu’il guidait, et, peu d’instans après, on entendit le bruit d’un corps qui tombait à l’eau. Un seul des deux cavaliers était resté en selle ; on le vit prendre terre assez loin du hameau, puis se perdre dans les ténèbres. Le témoin du crime était un jeune homme que le passeur, quelques jours auparavant, avait brutalement frappé et qui cherchait depuis ce temps l’occasion de se venger. Cette occasion, il crut l’avoir trouvée ; il se jeta dans la rivière, suivit le fil de l’eau qui emportait la victime, et parvint à ramener sur l’autre rive le corps d’un malheureux, qu’à sa tonsure et à ses vêtemens il reconnut pour un prêtre. Presque aussitôt, succombant à la fatigue, il s’évanouit. Quand il rouvrit les yeux, il faisait déjà grand jour, et le corps du prêtre avait disparu, emporté sans doute par des passans charitables. Le jeune homme ne se hâta pas moins d’aller faire sa déposition au village ; mais les poursuites qu’on ordonna contre le passeur furent inutiles, car le misérable, et cela se comprend, s’était bien gardé de rester dans le pays.

Mon guide s’interrompit en ce moment. Comme si nous fussions arrivés dans la région des nuages, le brouillard impalpable que nous laissions sous nos pieds se convertissait insensiblement en une pluie fine et pénétrante. Le suintement des eaux ainsi tamisées par la distance me prouvait à quelle prodigieuse élévation au-dessus de nous elles s’échappaient du roc, et quel chemin il nous restait à faire. La vapeur condensée ruisselait sur le corps bronzé du mineur et faisait grésiller la torche. La machine s’arrêta de nouveau, et je sentis mon cœur se dérober dans ma poitrine, comme lorsque dans le tangage le pont d’un navire semble s’enfoncer sous les pieds. Une courte et terrible appréhension vint s’y joindre : j’avais cru sentir la courroie qui une retenait au câble se déplacer brusquement, et je fus pris d’un frisson convulsif.

— Glisseriez-vous par hasard ? cria le mineur ; puis, rassuré sans doute, après avoir jeté un coup d’œil sur moi et m’avoir vu toujours à la même distance de lui, il reprit avec son imperturbable sang-froid

— Peu de temps après la disparition du passeur, sur lequel les bruits les plus étranges ne tardèrent pas à courir, un nouveau mineur vint prendre du service à Rayas qu’une dizaine de lieues sépare du Rio-Atatonilco. Il disait avoir fait son apprentissage dans l’état de Cinaloa, et sa bonne humeur et ses largesses (car il paraissait avoir d’autres ressources que sa paie journalière) lui gagnèrent bientôt l’amitié de tous ses camarades. Mon fils Felipe fut celui qu’il sembla distinguer entre tous. Il y avait cependant entre lui et Osorio (ainsi s’appelait le nouveau mineur) une dissemblance complète d’humeur et d’âge. Felipe était un rude travailleur, jaloux de la réputation qu’il s’était acquise, fier comme un mineur doit l’être, car nous n’avons pas besoin des anciens privilèges pour nous distinguer des autres : notre profession anoblit de droit celui qui s’y livre. Osorio, au contraire, qui avait le double de l’âge de Felipe, semblait ne travailler qu’à regret, et son temps se passait à râcler sa guitare ou à prêcher l’insubordination contre les mandones (surveillans). Cependant leur amitié aurait duré sans doute long-temps encore, si les deux amis n’étaient tombés amoureux de la même femme. C’était la première fois qu’ils avaient, malgré leur intimité, un sentiment commun, et ce fut justement ce qui les brouilla. Ils continuèrent néanmoins, malgré quelques altercations, à courtiser la jeune fille chacun de son côté, car, quoiqu’elle préférât Felipe, elle ne laissait pas d’aimer la guitare et surtout la joyeuse humeur d’Osorio. Les fréquentes absences de ce dernier finirent toutefois par donner l’avantage à son rival. Ce fut, il ne faut pas l’oublier, pendant une de ces absences, que le bruit se répandit qu’on avait forcé les portes de la cathédrale de Guanajuato, et qu’un ostensoir d’or massif enrichi de pierreries avait disparu de l’endroit où il était enfermé. On fit d’inutiles recherches pour découvrir l’auteur de ce vol sacrilège, qui fut un sujet de consternation pour le clergé de la ville. En l’absence d’Osorio, Felipe avait fini, je vous l’ai dit, par obtenir la première place dans le cœur de la jeune fille que tous deux avaient courtisée. Les parens résolurent de la marier avec Felipe, c’était pour eux le meilleur moyen de couper court aux querelles des deux concurrens et de se mettre l’esprit en repos. On convint de faire les noces dans un court délai, et tous les amis des deux familles se réunirent chez la jeune fille pour célébrer les fiançailles. L’eau-de-vie et le pulque circulaient à profusion, des musiciens égayaient la fête, quand un incident inattendu vint l’interrompre. Un homme se présenta au milieu des conviés ; cet homme était Osorio. On connaissait sa violence, et cette apparition consterna tout le monde. Felipe seul attendit froidement, le couteau à la main, l’attaque de son rival ; mais celui-ci, sans même porter la main à sa ceinture, s’avança au milieu des assistans en s’excusant de venir sans être invité ; puis, prenant la guitare d’un des musiciens, il s’assit sur un des barils de pulque et se mit à chanter un bolero de circonstance. Ce dénoûment imprévu causa d’abord une surprise générale, puis un redoublement de gaieté. La fête, un moment interrompue, se continua plus bruyante, et on ne se sépara qu’en se promettant de se réunir à huitaine.

Ici, une nouvelle pause du conteur me rappela au sentiment assez pénible de ma situation. Nous approchions insensiblement de l’orifice du tiro, le brouillard plus lumineux qui pesait sur nous me le faisait pressentir ; mais aussi, à mesure que nous nous élevions, la profondeur vertigineuse du gouffre se creusait davantage.

— Savez-vous à quelle hauteur vous êtes ici ? me cria le guide. A cinq fois et demie la hauteur des tours de la cathédrale de Mexico.

Et pour confirmer sans doute la désespérante exactitude de ses paroles, il tira de sa ceinture une poignée d’étoupes et l’alluma à la flamme de la torche. Je ne pus m’empêcher de suivre d’un œil fasciné cette lueur qui descendit lentement comme un globe de feu, se rapetissa, s’amoindrit et ne parut plus bientôt dans le fond ténébreux que comme une de ces pâles et lointaines étoiles dont la lumière arrive à peine à la terre. La voix du mineur qui continuait son récit m’arracha à cette écrasante contemplation.

— A dater du jour où Osorio s’était montré aux fiançailles de Felipe, reprit le guide, mille piéges furent tendus au jeune homme par une main invisible. Le lendemain même, une mine éclata près de lui et le couvrit de débris de rocher. Une autre fois, la corde à laquelle il était suspendu, à une assez grande distance du sol de la galerie, cassa subitement. Ces tentatives ayant échoué, on tourna contre son honneur les efforts qu’on avait inutilement dirigés contre sa vie. De vagues insinuations tendirent à faire passer le pauvre Felipe pour le voleur sacrilège de l’ostensoir. Felipe hésita long-temps à reconnaître dans son ancien ami l’auteur de ces machinations. Ses yeux ne se fussent peut-être pas ouverts à l’évidence, si un jeune mineur, engagé depuis peu et qui épiait constamment Osorio, ne l’eût averti des piéges qu’on lui tendait. Felipe résolut de se venger. La veille du jour où devait avoir lieu le mariage (car tout cela s’était passé en moins d’une semaine), Osorio et Felipe se rencontrèrent dans une des galeries souterraines de Rayas. Felipe reprocha à Osorio ses perfidies, et Osorio ne lui répondit que par des injures ; tous deux mirent le poignard à la main. Ils étaient seuls, nus tous deux ; leur frazada était leur unique bouclier. Osorio était plus robuste, Felipe était plus agile ; la chance devait être incertaine et le combat douteux. Tout à coup le jeune mineur dont je vous ai parlé se jeta inopinément entre les deux adversaires.

— Si vous le permettez, dit-il à Felipe, ce sera moi qui châtierai ce spoliateur d’église, car j’ai sur lui des droits antérieurs aux vôtres.

Osorio grinça des dents et se précipita sur le jeune mineur, qui se mit en défense. Les deux champions se disposèrent à combattre à la lueur de la torche de Felipe, devenu témoin, d’acteur qu’il était. Les frazadas une fois enroulées au bras gauche de chacun des adversaires, pour dissimuler leur feinte, le combat commença. Peut-être eût-il duré long-temps sans une ruse dont s’avisa le jeune mineur ; il se ramassa sur lui-même de manière à ce que la couverture qui pendait à son bras balayât le sol ; puis, derrière le voile qui dérobait ses mouvemens, il changea son couteau de main et porta à son adversaire dérouté une vigoureuse estocade[9]. Osorio tomba. On le fit remonter tout sanglant dans un costal[10] par le grand puits. Le hasard voulut qu’un padre passât en ce moment près de la mine. On le pria de venir entendre la confession du blessé ; mais à peine le prêtre et le moribond se furent-ils entrevus qu’un cri d’effroi échappa au padre. Le saint homme avait reconnu dans le mineur expirant le passeur du Rio-Atotonilco ; Osorio avait reconnu dans le prêtre l’homme qu’il avait cru noyer, et qui avait échappé par une sorte de miracle à une mort presque certaine. Dès-lors, et par les investigations de la justice, bien des mystères furent éclaircis. Le passeur du Rio-Atotonilco, le voleur sacrilège, le mineur de Zacatécas, celui de Rayas en un mot, n’étaient qu’un seul et même homme. Le garrote fit justice des crimes de ce misérable, et c’est sa main qu’on peut voir clouée à la muraille sur la grande place de Guanajuato. Il me reste à vous dire ce qu’il advint de Felipe. Cette reconnaissance providentielle de la victime et de l’assassin fit du bruit, et, quelques heures après, une demi-douzaine d’alguazils se présentèrent pour arrêter le mineur qui avait frappé Osorio. Un malheureux hasard voulut ce jour-là que Felipe eût quitté son travail plus tôt qu’à l’ordinaire. Je ne sais par quelle fatale méprise il avait été désigné comme le meurtrier d’Osorio, peut-être était-ce une dernière noirceur de ce misérable ; toujours est-il que les alguazils venaient pour l’arrêter. Le jeune mineur s’était sauvé, et je n’ai pas besoin de vous dire que cet ennemi mortel d’Osorio était l’enfant insulté jadis par le passeur et témoin du crime commis sur les bords du Rio-Atotonilco, Si Felipe fût resté sous terre, les alguazils n’auraient pas osé se hasarder dans les galeries intérieures de la mine, car les mineurs n’eussent pas souffert cette atteinte portée à leurs fueros. Les alguazils aperçurent le jeune homme dans une des cours qui séparent les bâtimens d’exploitation ; ils se mirent à sa poursuite. Felipe vit qu’il était perdu ; il voulut au moins mourir en digne mineur, et sans avoir été flétri par le contact d’un alguazil. Arrivé hors d’haleine près du puits où nous sommes en ce moment : — Je ne serai pas déshonoré comme un vil lépero, s’écria-t-il ; un mineur est plus qu’un homme, c’est l’instrument dont Dieu aime à se servir. — Puis, la figure pàle, les yeux étincelans, il s’élança d’un bond par-dessus la balustrade du puits et disparut dans le gouffre qui s’ouvre à présent sous vos pieds.

Le mineur se tut ; sa torche pâlissait, déjà j’apercevais vers le haut du puits la lumière du jour, vague encore comme les premières lueurs crépusculaires. Encore sous l’impression terrible du récit que je venais d’entendre, une sorte de gémissement rauque me fit tout à coup tressaillir.

— Il y a bientôt dix ans, dit le mineur d’une voix sourde, que Felipe s’est précipité. Bien des fois je suis remonté par le puits qui l’a englouti, et ce n’a jamais été sans éprouver l’envie de trancher ce câble.

Et l’insensé brandissait un couteau formidable, comme s’il se fût préparé à exécuter sa folle menace. Je voulus crier à l’aide ; mais comme dans un rêve effrayant la terreur étouffa ma voix, mes mains même se refusèrent à serrer le câble : à quoi bon ? le câble n’allait-il pas être tranché au-dessus de ma tête ! Je jetai un douloureux regard sur le pâle rayon de jour qui teignait les parois verdâtres, je prêtai l’oreille aux bruits vagues qui m’annonçaient que nous approchions du séjour des vivans. Ce jour grisâtre me paraissait si beau ! ce murmure confus me semblait une si douce harmonie ! En cet instant, un tonnerre souterrain retentit sous mes pieds ; la mine sembla mugir par toutes ses bouches comme un volcan qui gronde. L’air refoulé s’engouffra dans l’immense syphon, un souffle puissant tordit le câble comme un fil de soie, et, nous secouant comme le vent secoue les atomes lumineux qui nagent dans un rayon de soleil, nous heurta violemment contre les parois du puits. La torche s’éteignit, mais j’eus encore le temps de voir le terrible couteau échapper aux mains du mineur et tomber en tournoyant dans le vide.

Cascaras ! un couteau neuf de deux piastres ! s’écria une voix que je reconnus cette fois pour celle de Fuentes. J’eus à peine prononcé ce nom, qu’un bruyant éclat de rire retentit au-dessus de moi. C’était Fuentes, en effet, qui venait de me servir de guide et de jouer le rôle du vieux mineur en comédien consommé. L’empressement que j’avais mis à me séparer de lui l’avait piqué au vif, et cette mystification était sa vengeance.

— Savez-vous, seigneur cavalier, continua-t-il, que vous n’êtes pas facile à effrayer ? Dans une circonstance qui aurait fait jeter les hauts cris au plus brave, vous n’avez pas daigné seulement crier à l’aide.

— Je suis ainsi fait, repris-je avec une effronterie devant laquelle il dut s’avouer vaincu, et vous en êtes pour vos ridicules efforts.

Le malacate s’était arrêté, et cette fois pour la dernière ; notre ascension était enfin terminée. Desiderio fut détaché le premier, et j’attendis mon tour dans une fiévreuse anxiété. Quand on eut délié la courroie qui me retenait au câble, j’eus besoin de toute ma volonté pour résister à un vertige éblouissant ; je sentais ma force à bout. Je foulai bientôt enfin la terre avec un ineffable sentiment de bien-être ; jamais le soleil ne m’avait paru si beau, si resplendissant que ce jour-là.

Dans l’intervalle qui s’écoula jusqu’au moment où, d’après les ordres de Fuentes, on nous ramena nos chevaux, celui-ci, tout en revêtant le fastueux costume qu’il avait dépouillé pour jouer son rôle, gardait un silence que je ne voulus pas troubler. J’avais mis déjà le pied à l’étrier, quand un vieillard s’approcha de moi. J’eus peine à reconnaître, sous un costume qui ne le cédait guère en richesse à celui de Fuentes, le vieux mineur que j’avais vu nu et agenouillé près de l’autel.

— Vous me pardonnerez de vous avoir manqué de parole, me dit-il, mais le devoir que j’avais à remplir m’a retenu plus long-temps que je ne pensais. Vous avez dû entendre l’explosion de la mine, il y a une demi-heure à peine.

— C’est vrai, lui dis-je ; on m’a raconté aussi une bien lugubre histoire !…

— L’enfant a bien fait, reprit le vieux mineur en se redressant avec orgueil, vous pourrez dire dans votre pays que les mineurs sont une race à part, et qu’ils savent préférer la mort au déshonneur.

J’avais vu les chercheurs d’or de l’état de Sonora, j’avais admiré l’espèce de grandeur qui relevait leur physionomie, car tout, dans le désert, prend de plus larges proportions ; mais, au sein des villes, le type du mineur perdait à mes yeux bien du prestige. Le caractère fantasque et indéfinissable de Fuentes, l’immoralité de Planillas, avaient causé ce désenchantement. Le récit que je venais d’entendre, en même temps qu’il complétait mes notions sur une caste à part, me prouvait cependant que le mineur n’avait pas tout-à-fait dégénéré : les vices de Planillas, les travers de Fuentes, comme les ombres d’un tableau, disparaissaient devant la figure austère du vieillard stoïque qui me laissait pour adieu de si fières paroles, et j’oubliais Osorio pour ne plus me souvenir que de Felipe.


IV

Je crus le moment enfin arrivé de prendre congé de Fuentes, à qui je gardais une rancune d’autant plus profonde, que l’amour-propre m’ordonnait de la lui cacher :

— Eh quoi ! me dit-il, n’allez-vous pas à la ville ? J’y vais aussi, et vous trouverez bon, j’espère, que je vous accompagne.

Nous partîmes. Le soleil baissait, et il était douteux que nous pussions atteindre Guanajuato avant la tombée de la nuit. Pendant le trajet, Desiderio ne cessa de m’entretenir de l’excellence de sa profession et des faits et, gestes des mineurs ; mais cette fois je gardais un silence obstiné, maudissant le fâcheux dont je ne pouvais me défaire. Tout à coup Fuentes s’interrompit et se frappa le front.

Voto al demonio ! s’écria-t-il. Depuis deux heures que je l’avais oublié, le pauvre diable est capable d’être mort sans m’avoir attendu !

— De qui parlez-vous ?

— Eh ! parbleu ! du pauvre Planillas.

Presque en même temps, Fuentes avait mis son cheval au galop, et, quoique l’occasion fût unique pour lui fausser compagnie, la curiosité me fit galoper à sa poursuite. Quand nous fûmes arrivés non loin de l’endroit où nous avions rencontré Planillas assis sur le cadavre de sa mule tant regrettée, Desiderio s’arrêta et fit un geste de surprise. Je le rejoignis bientôt.

— Mais je ne vois personne, lui dis-je.

— Ni moi non plus, et c’est ce qui m’étonne. Au fait, il se sera lassé de m’attendre ; c’est mal à lui, et une autre fois je ne le croirai plus. Cependant il est plus probable que quelque passant charitable l’aura ramassé, car il avait d’excellentes raisons pour m’attendre ici jusqu’au jugement dernier.

— Mais enfin, que lui est-il arrivé ?

— Voyez, répondit Fuentes en me montrant à quelques pas de nous la terre souillée de sang, et plus loin la mule morte dont les vautours s’apprêtaient à faire curée. Le mineur ajouta qu’après m’avoir quitté, il était revenu sur ses pas pour éclaircir certains soupçons que lui avait inspirés la moralité bien connue de Planillas. Ne trouvant plus à l’endroit où il l’avait laissé ni lui ni la mule qu’il regrettait si tendrement, il avait suivi leurs traces, et, arrivé à l’endroit où nous nous trouvions, il avait rencontré le pauvre Florencio baigné dans son sang. Il avait appris alors toute la vérité de la bouche du mourant. La mule que Florencio et son compagnon entraînaient dans un endroit écarté était bien morte, il est vrai, dans l’hacienda de platas ; mais Florencio ne l’avait jamais vue jusqu’à ce jour, et le motif de sa tendre sollicitude était que ses flancs recélaient le produit d’un vol considérable de blocs d’argent que Planillas y avait cachés pour échapper à la visite ordinaire du commis. Le stratagème avait réussi ; toutefois, au moment de partager entre eux, après avoir traîné plus loin encore le cadavre de l’animal, les deux complices s’étaient pris de querelle, et le résultat de cette rixe avait été que Planillas s’était vu dépouillé du produit de son vol après avoir reçu deux coups de couteau qui l’avaient mis à mal.

— Vous devinez le reste, continua Fuentes. Je n’ai pu m’empêcher d’accorder d’abord à son triste état tous les regrets d’un cœur ému, et je m’en allai en lui promettant de lui envoyer du secours ; puis, je ne sais comment cela s’est fait, je n’ai plus pensé du tout à ce pauvre Planillas.

Fuentes avait raison de ne pas vanter son second mouvement ; quant à cette dédaigneuse indifférence pour la vie humaine, j’en avais vu trop d’exemples au Mexique pour être encore à m’en étonner. Je regagnai tristement Guanajuato, toujours en compagnie de Fuentes, qui ne manqua pas de me faire arrêter sous l’auvent où était exposée la main du voleur sacrilège. La vue de ce monument d’une justice barbare me rappela une invraisemblance dans le récit du mineur.

— Si j’ai bien compris, lui dis-je, des trois personnages qui assistèrent au duel entre Osorio et le jeune mineur, deux sont morts sans avoir pu rien révéler à ce sujet, et le troisième s’est enfui. Comment donc avez-vous su si positivement des détails que personne n’a pu conter ?

— D’une manière bien simple, reprit Fuentes, j’avais oublié de vous dire que c’est moi-même qui ai tué Osorio ; c’est moi qui avais été le témoin de la scène nocturne du Rio-Atotonilco. Ne vous hâtez pas trop cependant, seigneur cavalier, de voir en moi un spadassin sans cœur, comme ce don Tomas si bien surnommé Verdugo. J’ai donné, il est vrai, plus d’un coup de poignard dans ma vie, mais au Mexique il faut bien savoir se faire un peu justice soi-même. N’avez-vous pas été aujourd’hui au moment de tuer un homme ? et pouvez-vous dire qu’un pareil moment ne reviendra pas, si vous vous retrouvez jamais en face de celui que, ce matin, vous avez voulu frapper ?

Je frémis à cette rude apostrophe, qui me rappelait clairement le danger que je courais en restant plus long-temps à Guanajuato. L’homme contre qui j’avais proféré ce jour-là même une menace de mort était, je n’en pouvais plus douter, le redoutable assassin de don Jaime. On comprend que je ne me retrouvai pas sans quelque satisfaction devant la porte de mon hôtellerie.

— Ah ! c’est ici que vous êtes descendu, dit Fuentes en me serrant la main ; je suis bien aise de le savoir ; j’irai vous prendre demain, et nous passerons encore ensemble une bonne journée.

— Soit, lui dis-je, à demain. Nous nous séparâmes, et je rentrai dans l’auberge. Mon valet Cecilio m’attendait avec autant d’impatience pour le moins que de curiosité. Depuis long-temps il s’était trouvé forcément initié à tous les détails de ma vie, mais rarement il avait eu à me suivre au milieu d’un dédale de plus désagréables surprises. J’interrompis ses questions en lui donnant l’ordre de seller nos chevaux à minuit, car j’étais bien aise d’échapper à Fuentes et surtout aux embûches de don Tomas.

— Désormais, lui dis-je, nous ne voyagerons plus que de nuit ; c’est meilleur pour la santé.

Marchant la nuit et dormant le jour, je me flattais avec raison de déjouer toutes les poursuites ; cependant, peu à peu enhardi par le succès, je rentrai dans les usages ordinaires, et, quand je me retrouvai à la venta d’Arroyo-Zarco, je n’y arrivai que dans l’après-midi, c’est-à-dire après avoir dormi toute la nuit à San Juan del Rio et avoir marché presque tout le jour. Dans cette dernière partie d’un voyage qui touchait à sa fin, de tristes souvenirs s’étaient représentés en foule à mon esprit. Dans la plaine, dans la venta, tout me retraçait la présence de don Jaime. Ce fut en rêvant à cette jeune existence si tôt tranchée que je me trouvai, presque sans y penser, ramené dans le même endroit où je l’avais rencontré assis tristement à son foyer. De tant de rêves d’amour et de fortune que restait-il ? Un cadavre à cent lieues de là ; sous mes yeux des tisons épars, un terrain noirci, une cendre froide que le vent de la plaine balayait et dispersait au loin. L’heure du souper arrivée, j’allai chercher quelque distraction, sinon à la table commune, du moins dans la pièce où tous les voyageurs (et ils étaient nombreux ce jour-là) vont prendre leurs repas. C’était, comme quinze jours auparavant, une réunion disparate de toutes les classes de la société mexicaine, mais je n’avais plus un but à poursuivre comme alors, et je m’assis à l’écart après n’avoir jeté autour de moi qu’un coup d’œil distrait. J’étais, depuis quelques instans, livré à d’assez pénibles réflexions sur cet isolement souvent si cruel qui attend l’étranger dans les pays habités par la race espagnole, quand la voix perçante de l’hôtesse prononça presque à mes oreilles un nom qui me fit tressaillir.

— Seigneur don Tomas, s’écria-t-elle, voici l’étranger qui vous cherchait il y a quinze jours, et dont je vous parlais tout à l’heure.

Je me levai vivement, et, dans l’homme que venait d’apostropher l’hôtesse, je reconnus celui que l’instinct m’avait déjà désigné, le sinistre compagnon de Planillas. Un frisson me parcourut tout le corps, et je regrettai presque de ne plus être suspendu au-dessus du gouffre de Rayas. Je promenai mon regard sur les assistans, et je ne reconnus de tous côtés que cette indifférente curiosité prête à accueillir de la même façon un dénoûment comique ou sanglant. Presque aussitôt, et sans que j’eusse pu l’éviter, je me sentis étreint entre deux bras nerveux. Je subissais l’odieuse accolade du bravo. Je me dégageai assez brusquement, mais il ne parut pas s’apercevoir de la répulsion qu’il m’inspirait.

— Ah ! s’écria-t-il avec une rare impudence, que je suis heureux de rencontrer ici un cavalier qui a gagné toute ma sympathie ! Quoi ! vous me cherchiez ? En quoi donc puis-je vous rendre service ?

— Un malentendu, je l’espère du moins, m’avait fait désirer de vous voir ; mais, si vous n’avez pas oublié votre visite à la Secunda Monterilla[11], vous vous rappellerez aussi le but qui vous y amenait.

— C’est donc vous qui demeurez là ? Alors vous pouvez vous vanter de m’avoir fait faire plus de deux lieues à votre recherche.

— J’en ai fait deux cent quarante pour vous rencontrer, repris-je, et vous êtes en reste avec moi.

Le bravo me répondit avec ce même rire contraint qui m’avait abusé une première fois.

— Je cherchais un étranger avec lequel on m’avait prévenu que je devais avoir affaire, et une erreur, que je reconnus bientôt, m’avait seule conduit chez vous ; mais je vous connais maintenant, seigneur cavalier, et je ne serai plus exposé à commettre quelque nouvelle bévue. Je n’ai besoin de voir les gens qu’une fois, et je n’oublie plus leur figure, fût-ce au bout de vingt ans.

Ces derniers mots furent accentués de façon à ne me laisser aucun doute sur la signification menaçante d’un pareil aveu. Je gardai le silence, mais le bravo sembla s’être repenti d’avoir ainsi trahi son ressentiment. Il reprit d’un ton de brusque gaieté et en se retournant vers l’hôtesse

— Holà ! patrona, vous avez sans doute servi les meilleurs morceaux à ce cavalier que je tiens en estime toute particulière ?

— J’ai parfaitement soupé, interrompis-je, et je n’ai qu’à me louer de notre hôtesse, mais je n’ai plus faim.

— Eh bien ! nous boirons alors à notre rencontre inespérée. Patrona, apportez-nous une bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

J’étais fort embarrassé pour décliner cette repoussante invitation, que la prudence me faisait un devoir d’accepter, quand une intervention amicale et bien inespérée vint mettre un terme à mon hésitation. C’était le capitaine ou plutôt le lieutenant don Blas P…, à qui l’on donnait par courtoisie le titre de capitaine, qui se leva de table à son tour et vint me souhaiter la bienvenue.

— Vous serez des nôtres, je l’espère, capitaine ? reprit le bravo.

Le lieutenant accepta sans façon ; mais, enhardi par sa présence, je refusai formellement l’invitation.

— Je suis harassé, ajoutai-je, et je me retire de ce pas dans ma chambre. Capitaine don Blas, si votre itinéraire est le même que le mien, je serai fort heureux de profiter de votre compagnie, et nous ferons route ensemble au point du jour vers Mexico.

Don Blas s’excusa de ne pouvoir accepter ma proposition, alléguant que certaines affaires très sérieuses le retiendraient toute la journée du lendemain dans les environs ; puis il s’assit en face de don Tomas, devant qui l’hôtesse avait placé la bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

— Adieu, seigneurs cavaliers, repris-je alors ; je souhaite que vous dormiez aussi tranquillement que je vais le faire moi-même.

Je payai ma dépense, et, déguisant ma retraite précipitée sous un air de fierté, je quittai la salle à pas comptés, tandis que le bravo suivait mes mouvemens d’un regard oblique. Je regagnai ma chambre, plus soucieux des prévenances de don Tomas que je ne l’eusse été de sa colère. Je trouvai Cecilio, qui m’attendait en ronflant sur les selles de nos chevaux.

— Écoute, lui dis-je en l’éveillant, tu vas seller les chevaux tout de suite et sans bruit ; une fois sellés, tu les conduiras tous deux par la bride derrière la venta, où tu m’attendras ; d’ici à un quart d’heure, j’irai te rejoindre.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé, en effet, quand je quittai furtivement l’hôtellerie. Cette fuite silencieuse et triste ne ressemblait guère à celle dont j’avais si gaiement, quelques jours auparavant, partagé les périls avec don Jaime. Je n’ai pas besoin de dire que nous franchîmes plus rapidement encore qu’au départ la distance qui sépare Arroyo-Zarco de Mexico ; seulement les rôles étaient changés. L’homme devant qui je fuyais était celui-là même que j’avais poursuivi si long-temps sans relâche. C’était un dénoûment assez bouffon à une aventure tristement commencée, et, grace au ciel, ce dénoûment ne fut suivi d’aucun tragique épilogue.


GABRIEL FERRY.

  1. Bajio, littéralement bas-fond.
  2. On nomme ainsi une espèce de cèdre dont la présence indique presque toujours le voisinage d’une source soit cachée, soit jaillissante. Ahuchuetl veut dire en indien seigneur des eaux.
  3. La Veta Madre, qu’exploitent les sociétés minières de la Valenciana, de Cata, de Mellado, de Rayas, fut découverte par le mineur français Laborde, et a fourni, dans l’espace compris entre 1829 et 1837, à peu près 150 millions de francs.
  4. Voyez la livraison du 15 décembre 1847.
  5. Les mineurs sont à partido quand une certaine portion des bénéfices leur est accordée comme salaire. Dans ce cas, l’administration leur fournit le fer, la poudre, le suif, etc, etc., et, à part ces frais, ne les paie qu’autant que leurs recherches sont couronnées de succès.
  6. Littéralement exploitation d’argent.
  7. On appelle patios des cours dallées sur lesquelles on expose à l’évaporation des amas de boues métalliques produites par le bocardage humide du minerai. Ces boues, amalgamées avec le mercure, sont la dernière transformation du minerai.
  8. San Miguel-el-Grande est une petite ville près de Guanajuato, célèbre par ses manufactures de zarapes, qui rivalisent presque avec celle de Saltillo. Dolores est un bourg plus célèbre encore pour avoir été le berceau de l’indépendance mexicaine.
  9. Estocade veut dire ici coup d’estoc. Le poignard est trop en honneur parmi les gens du peuple mexicain pour n’avoir pas une foule de noms ; selon les provinces, on l’appelle estoque, verdugo, punal, cuchillo, belduque, navaja.
  10. Sac en toile de fil d’aloès.
  11. C’est le nom d’une des principales vues de Mexico.