Scènes de la vie militaire au Mexique/03

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Scènes de la vie militaire au Mexique
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CABECILLAS Y GUERRILLEROS


SCENES DE LA VIE MILITAIRE AU MEXIQUE.




LE SOLDAT CUREÑO.[1]




La route de Guadalajara à Tepic traverse la Sierra-Madre. Là encore, dans cette chaîne de montagnes aux flancs arides, qui tour à tour se dressent en pics aigus ou se déchirent en âpres défilés, la guerre de l’indépendance a laissé d’ineffaçables souvenirs. J’étais impatient de visiter cette curieuse partie du Mexique, et de son côté le capitaine don Ruperto avait grande hâte de se retrouver sur ces plateaux de la sierra qui lui rappelaient tant de journées, tant de nuits aventureuses de sa jeunesse : ce ne fut pourtant qu’en débouchant dans la plaine de Santa-Isabel, deux jours après avoir quitté le village d’Ahuacatlan, que nous aperçûmes enfin à l’horizon les dentelures bleuâtres de la Cordilière. Dès ce moment, nous pressâmes le pas d’un commun accord, et quelques heures de course à travers les hautes herbes nous conduisirent, à peu de distance des montagnes, devant une hutte de bambous que le capitaine Ruperto m’avait d’avance indiquée comme lieu de halte.

— Holà ! Cureño, cria le capitaine en arrêtant son cheval devant la hutte ; holà ! êtes-vous encore mort ou vivant ?

— Qui m’appelle ? répondit une voix cassée dans l’intérieur de la cabane.

— Le capitaine Castaños, con mil diablos ! repartit le guerrillero ; celui qui a mis le feu au canon dont vous étiez la cureña[2].

Une effroyable figure vint se traîner sur le seuil de la cabane ; c’était un vieillard horriblement contrefait, et dont l’épine dorsale semblait disloquée et tordue. Le malheureux ne marchait qu’en rampant. Contractés par la vieillesse et par la souffrance, ses traits avaient gardé cependant une expression de noblesse et de fierté qui me frappa. Sur son front forcément courbé vers la terre, sillonné de rides profondes et de veines saillantes, de longues mèches de cheveux blancs tombaient en désordre. Autour de ses bras nus s’enroulaient des veines aussi grosses que les tiges d’un lierre qui a vieilli collé au tronc d’un chêne robuste. À voir ce vieillard étrange, au visage ridé, à demi caché par une chevelure épaisse comme une crinière, on eût dit un lion décrépit, estropié dans l’âge de sa force par la balle du chasseur.

— Eh bien ! mon brave Cureño, dit le guerrillero, je suis aisé de retrouver encore en vie un des vieux débris des anciens temps.

— Nos rangs s’éclaircissent, il est vrai, répondit le vieillard ; encore quelques années, et l’on cherchera vainement les premiers soldats de l’indépendance.

— Et la Guanajuateña n’est donc pas ici ? demanda Castaños.

— Je suis seul, répondit Cureño ; depuis un an, elle dort là derrière.

Et il montrait un tamarinier qui s’élevait à quelques pas de la hutte.

— Dieu ait son ame ! dit le capitaine ; mais avouez, mon brave, que vos services ont été assez mal payés.

— Que voulez-vous de plus qu’un coin de terre pour y vivre et s’y faire enterrer ? répliqua simplement le vieillard. Est-ce donc dans l’espoir d’une récompense que nous nous faisions jadis casser les os ? La postérité se rappellera le nom de Cureño, et cela suffit.

La question de don Ruperto et la réponse du vieux soldat me firent deviner que j’avais sous les yeux un de ces hommes qu’un destin fatal semble condamner à l’oubli après les avoir voués au sacrifice ; mais quel héros inconnu voyais-je là ? C’est ce que j’ignorais. Nous mîmes pied à terre près de la hutte, dans laquelle nous entrâmes un instant. Là, j’écoutai presque sans y rien comprendre une conversation qui roula exclusivement sur les incidens de la guerre contre les Espagnols. Je n’avais malheureusement pas la clé des faits que les deux interlocuteurs se rappelaient l’un à l’autre. Au bout d’une demi-heure environ, comme nous avions une longue traite à fournir jusqu’à la venta, située au pied de la Sierra-Madre, nous nous disposâmes à continuer notre route.

— Vous avez là un vigoureux coursier, me dit notre hôte en s’approchant de mon cheval au moment où je mettais le pied à l’étrier.

À la vue de ce corps informe qui rampait pour ainsi dire vers lui, l’animal s’effraya et voulut se cabrer ; mais au même instant le bras de Cureño s’allongea vers lui, et le cheval resta immobile en soufflant de terreur.

— Qu’est-ce donc ? m’écriai-je.

— Ce n’est rien, répondit le vieillard de sa petite voix grêle, c’est votre cheval que je maintiens sous vous.

Je me penchai sur ma selle, et je vis en effet avec un étonnement profond qu’une des jambes du cheval, pressée dans les doigts nerveux de Cureño, était comme rivée au sol par un lien de fer.

— Dois-je le lâcher ? dit l’athlète en riant.

— Si c’est votre bon plaisir, répondis-je à ce Milon de Crotone, car je vois que mon cheval n’est pas le plus fort.

À peine dégagé de cette formidable étreinte, l’animal se jeta de côté plein d’effroi, et j’eus toutes les peines du monde à le ramener près de la hutte.

— Hélas ! dit le vieillard en soupirant, depuis un certain coup de canon auquel don Ruperto que voici a mis le feu, je baisse tous les jours.

— Qu’étiez-vous donc au temps de votre jeunesse, seigneur Cureño ? repris-je.

— Castaños vous le dira, répliqua le vieux soldat, duquel nous prîmes congé aussitôt que le capitaine eut consenti à lui promettre de passer un jour tout entier dans sa hutte au retour.

Après avoir quitté ce singulier anachorète, nous continuâmes à marcher dans la direction de la Sierra-Madre, dont les croupes, les rochers, les pics aigus émergeant du brouillard, commençaient à montrer leurs sentiers sinueux, leurs flancs déchirés, leurs gouffres béans. Nous ne tardâmes pas à entrer dans l’ombre que projetaient devant eux ces gigantesques remparts, tandis que bien loin derrière nous les derniers rayons du soleil doraient les cimes de Tequila. C’est alors que le capitaine me montra du doigt, au sommet d’une plate-forme de la sierra, au-dessous de laquelle des flocons de nuage se roulaient paresseusement, un petit bâtiment carré qui semblait un aérolithe tombé du ciel sur ces hauteurs. Cette espèce de forteresse isolée était la venta dans laquelle nous devions coucher.

Nous fîmes halte au pied de l’immense chaîne de montagnes pour laisser souffler nos chevaux avant de la gravir, et bientôt, aux lueurs incertaines du crépuscule, nous reprîmes notre marche. Nous avions compté sur la lune pour éclairer nos pas, et la lune ne nous fit pas défaut. Elle ne tarda pas à jeter ses pâles clartés sur le sentier que nous suivions, et qui, décrivant de capricieux détours, soit à la base des mornes pelés, soit sur le bord de ravins profonds, montait toujours vers la venta. Deux heures d’assez pénibles efforts nous suffirent pour gagner la plate-forme qui de loin semblait si étroite, et qui de près était une plaine immense, dominée par une ceinture de montagnes auxquelles se superposait un gigantesque gradin de collines. Quant à la venta, c’était, comme toutes les ventas du Mexique, une maison blanche avec des colonnades formant péristyle et un toit de tuiles rouges. Bâtie aux bords de la plate-forme, elle dominait tout le chemin que nous venions de parcourir, et en outre un paysage immense comme celui que doit embrasser l’aigle quand il plane au haut des nuages.

Des muletiers nous avaient précédés dans cette hôtellerie ; les feux de leur campement étaient allumés, et leurs mules entravées broyaient la ration du soir. Sous le portique de la venta dormaient sur le sol une douzaine d’Indiens, à côté d’un carrosse massif, dont la caisse était séparée du train : c’est seulement ainsi démontées et à dos d’homme que les voitures peuvent franchir la Sierra-Madre. Ce coche et ces Indiens annonçaient la présence de quelques voyageurs dans la venta ; nous apprîmes en effet que l’un des députés de l’état de Sinaloa au congrès de Mexico venait de s’y arrêter avec sa famille, revenant de Tepic, où nous nous rendions le capitaine et moi.

Pendant que don Ruperto, qui s’était chargé de commander le souper, s’acquittait de sa commission, je m’étais assis sous le péristyle de l’hôtellerie, d’où l’œil pouvait plonger à l’aise dans les gorges de la sierra. La lune éclairait de ses rayons de sauvages profondeurs, du sein desquelles montaient lentement les vapeurs du soir. Partout aux alentours, on ne découvrait que collines superposées l’une à l’autre, rochers déchirés ou fendus comme par l’effort de volcans éteints, et au-delà le regard se perdait sur de vastes plaines, à travers lesquelles s’entrelaçaient à l’infini les ramifications des sierras inférieures. L’arrivée du capitaine, qui venait m’annoncer le souper, put seule m’arracher à la contemplation de ces grandes perspectives. Nous fîmes tous deux honneur au frugal repas qu’on nous avait servi ; don Ruperto me proposa ensuite d’aller respirer l’air devant l’hôtellerie., et j’acceptai son offre de grand cœur. À peine étions-nous au bout d’un sentier envahi par les grandes herbes, que le capitaine s’arrêta brusquement et me montra du doigt la terre : à nos pieds se trouvait, à moitié enfoncé dans le sol par son propre poids, un de ces canons que les insurgés avaient traînés des bords de l’Océan Pacifique jusqu’aux dernières limites de l’état de Jalisco. Le guerrillero s’assit sur le canon, en m’invitant à prendre place près de lui. Le ciel d’un bleu foncé était en ce moment semé d’étoiles sans nombre ; l’air était tiède ; devant la venta, autour des feux, les muletiers chantaient leurs naïfs refrains ; le son de la clochette des mules nous arrivait mêlé aux frémissemens de la guitare ; les chiens de garde répondaient par de plaintifs aboiemens aux bruits vagues et lointains qu’apportait la brise du soir. En me conduisant dans ce lieu retiré, le capitaine avait jugé, me dit-il, que l’heure était bonne pour reprendre le récit de ses aventures militaires : je me hâtai de lui répondre que je pensais comme lui, et don Ruperto, ainsi encouragé, commença un long récit que J’écoutai sans l’interrompre, assis à ses côtés, sur le canon rouillé, autour duquel les grandes touffes des absinthes sauvages entrelaçaient leurs jets vigoureux et répandaient leurs parfums pénétrans.


I? – EL VOLADERO.

L’exécution d’Hidalgo et de ses principaux compagnons d’armes, me dit le capitaine, clot ce qu’on pourrait appeler la première période de la guerre de l’indépendance. À dater de ce moment, la scène changea complètement : au lieu de masses confuses, quelques bandes bien organisées vinrent occuper le théâtre de la guerre, restreint dans de plus étroites limites. Aidés d’un petit nombre de soldats aguerris, les nouveaux chefs de l’insurrection ne furent plus, comme Hidalgo et Allende, gênés dans leurs manœuvres par des populations entières. On cessa de piller les villes, de ravager les moissons, on respecta les troupeaux, on laissa le commerce reprendre son essor, et la cause de l’émancipation, grace à la prudente attitude de ses nouveaux soldats, compta bientôt parmi ses partisans les riches cultivateurs, les commerçans, les propriétaires des grandes haciendas. Cette organisation militaire de l’insurrection fut un premier pas vers l’organisation politique. Des journaux se fondèrent, pour répandre parmi la population mexicaine les idées libérales et les principes sociaux que le XVIIIe siècle venait de faire triompher dans l’ancien monde. Ce fut là une des armes les plus redoutables parmi celles qui battirent en brèche, depuis la prise d’armes de 1810 jusqu’à la proclamation de l’indépendance, la domination des vice-rois.

Don Ignacio Rayon personnifie cette seconde phase de l’insurrection, comme le curé Hidalgo avait personnifié la première. Après l’arrestation du curé à Bajan, don Ignacio Rayon prit en main le commandement des bandes restées au Saltillo, augmentées des hommes de l’escorte d’Hidalgo qui purent échapper aux soldats d’Elisondo. Bien que son éducation, faite au collége de San-Ildefonso, l’eût préparé à l’étude des lois plutôt qu’à un rôle militaire, don Ignacio s’éleva rapidement à la hauteur de sa nouvelle tâche, et, se voyant à la tête de quatre mille hommes, n’hésita point à tenir la campagne avec sa petite armée. Son premier soin fut de battre en retraite vers Zacatécas ; pour atteindre cette ville, il fallait faire cent cinquante lieues dans un pays aride et dénué d’eau, à travers des populations hostiles. Il fallait ensuite s’emparer de Zacatécas, et transformer cette place importante en un centre militaire pour l’insurrection. Cette grande entreprise, menée à bien avec un grand courage et une haute intelligence par le général Rayon, est encore aujourd’hui comptée parmi les plus beaux faits d’armes de sa carrière militaire et de la guerre de l’indépendance.

J’étais du nombre de ces partisans dévoués qui suivirent le général Rayon dans sa longue et pénible marche du Saltillo à Zacatécas. Après avoir assisté, comme vous le savez, aux principales scènes du drame si tristement dénoué à Bajan, je me rendis au Saltillo, où je trouvai le général Rayon prêt à commencer son mouvement de retraite. On se mit en marche le 26 mars 1811, cinq jours après l’emprisonnement d’Hidalgo et de ses compagnons. À peine eûmes-nous quitté le Saltillo, qu’il fallut commencer les escarmouches avec les guerrillas espagnoles. Pendant quatre jours, ce fut une suite de petits combats qui ne nous laissaient aucun repos. Arrivés enfin au Pas de Piñones, nous fûmes arrêtés par la division du général Ochoa. Nos troupes, fatiguées par quatre jours de marche, allaient plier devant la charge impétueuse de l’ennemi, sans l’arrivée d’un de nos chefs, le général Torres. Telle fut l’impétuosité de son attaque, que les Espagnols plièrent à leur tour, laissant avec nos bagages et nos canons, dont ils s’étaient emparés, trois cents des leurs sur le champ de bataille. Malheureusement, nos outres avaient été éventrées, nos barils défoncés dans la bagarre, et nous avions plus de cent lieues à faire encore au milieu de déserts sans sources et sans ruisseaux. Nous traînions avec nous une foule considérable de femmes. Chacun de nous, presque subitement improvisé soldat, avait amené la sienne. Vous ne pourriez vous faire une idée des tortures atroces que nous fit endurer la soif pendant cette longue marche entre un ciel que ne couvrait jamais un nuage et une terre aride que la rosée des nuits ne rafraîchissait même pas.

Le manque d’eau n’étendait pas seulement ses cruels effets aux hommes et aux animaux, il rendait encore inutiles nos armes les plus redoutables. À peine les pièces d’artillerie avaient-elles été chargées et déchargées une ou deux fois, qu’échauffées par un soleil ardent, elles étaient hors de service. C’est dans cet état de faiblesse et de désarroi qu’il nous fallait pourtant soutenir sans cesse des luttes acharnées contre les troupes espagnoles. Heureusement l’énergie morale de notre armée n’avait subi aucune atteinte ; nos femmes mêmes nous donnaient l’exemple du courage, et les vétérans de l’indépendance n’ont pas oublié le nom de l’une d’entre elles, la Guanajuateña, la compagne du soldat estropié que nous avons rencontré ce matin même. Je ne sais trop par exemple comment vous faire comprendre l’expédient bizarre qu’imagina la Guanajuateña, un jour de détresse où l’eau manquait à nos artilleurs, pour rafraîchir leurs canons incandescens. Qu’il vous suffise de savoir que la Guanajuateña, secondée par la bonne volonté de ses compagnes, tira ce jour-là notre armée d’une fort mauvaise rencontre, et que, grace à son inspiration très heureuse, sinon bien héroïque, nos batteries pourvues d’eau eurent en peu d’instans fait taire les canons ennemis. Ce fut encore la Guanajuateña qui plus tard, pour donner le change aux Espagnols sur le petit nombre de nos soldats, suggéra l’idée de déployer en ligne toutes ses compagnes avec une pièce de canon sur le front de ce bataillon en enaguas. L’ennemi, trompé par ce stratagème, nous laissa prendre sans nous inquiéter une position avantageuse qui dominait. Zacatecas.

De glorieux faits d’armes allaient cependant interrompre cette série d’escarmouches et nous dédommager des insignifians combats qui avaient rempli les premiers jours de notre retraite. Après l’action dans laquelle le singulier expédient de la Guanajuateña avait assuré la victoire à nos armes, nous fîmes halte dans un endroit appelé Las Animas. C’était un triste spectacle, celui que présentait notre camp ce jour-là. Haletans de soif et de fatigue, nous étions couchés sur un sol jonché des cadavres de nos chevaux et de nos mules de charge. Un lugubre silence planait sur les tentes, troublé de temps à autre par les cris d’angoisse des blessés qui, dans les tourmens de la soif, sollicitaient une goutte d’eau pour rafraîchir leurs bouches enflammées par la fièvre. Quelques soldats couraient comme des spectres parmi tous ces corps, les uns à peine vivans, les autres déjà inanimés. Les sentinelles n’avaient presque plus la force de tenir leurs mousquets pendant la faction autour du camp. J’étais moi-même anéanti, et, pour tromper la soif. J’avais collé à mes lèvres la poignée de mon sabre. Non loin de moi, la femme à qui Albino Conde avait confié la garde de son fils et que j’avais prise à mon service pour exécuter les dernières volontés de mon ancien camarade, récitait en pleurant son rosaire, et priait tous les saints du paradis de faire crever sur nous quelque nuage chargé de pluie. Les saints, malheureusement, n’étaient pas d’humeur à nous écouter ce soir-là, car le soleil se couchait splendide dans un ciel d’une implacable sérénité. Pour moi, je priais Dieu que quelques maraudeurs de ma troupe, qui s’étaient écartés à la découverte de sources cachées, pussent réussir dans leur expédition et surtout ne pas oublier leur capitaine. Dieu fut plus clément que les saints invoqués par la pauvre femme qui priait à côté de moi ; il m’écouta, car je ne tardai pas à voir s’avancer à pas de loup un de nos maraudeurs de retour au camp. C’était l’homme que je vous ai montré, le compagnon de la Guanajuateña. À cette époque, il n’avait pas encore changé son nom de Valdivia contre celui de Cureño. Il n’était pas non plus affreusement estropié, comme vous l’avez vu ; le tronc d’un pin n’était ni plus droit ni plus robuste que son corps. Vous avez été à même de juger de sa force herculéenne ; je ne vous en parlerai pas, je me contenterai de vous dire que l’intelligence et le courage égalaient chez lui la vigueur physique. Dans toute circonstance, quelque critique qu’elle fût, Valdivia savait toujours se tirer d’affaire.

— Seigneur capitaine, me dit-il, en s’avançant mystérieusement vers moi enveloppé d’un manteau de dragon espagnol qu’il avait ramassé sur un champ de bataille, je vous apporte une outre avec quelques gouttes d’eau pour vous, l’enfant et sa gardienne ; mais je désirerais que personne ne nous vît.

— De l’eau ! m’écriai-je trop ému en ce moment pour me conformer aux prudentes prescriptions de Valdivia.

— Chut ! donc, reprit-il ; si même vous m’en croyez, vous attendrez pour boire que la nuit soit venue, et, quand vous aurez bu, je vous dirai où il y a de l’eau en abondance, et je vous ferai une proposition qui vous conviendra.

Je tendis la main avec avidité pour saisir l’outre : — Donnez, pour Dieu ! lui dis-je, la soif me consume ; comment pourrais-je attendre jusqu’à la nuit ?

— Dans dix minutes, on ne verra plus clair. Réflexion faite, je garde l’outre ; je n’ai pas envie que des soldats furieux essaient de vous tuer pour vous l’arracher. En attendant, faites seller votre cheval, et vous me rejoindrez sous ce mesquite où est le mien tout bridé. Il nous faudra monter en selle tout de suite ; il nous reste environ cent cavaliers, faites-leur passer l’ordre de nous attendre là-bas dans la plaine. Nous dirons aux sentinelles que nous allons chercher de l’eau, et on nous laissera passer sans donner l’éveil au général.

Valdivia s’éloigna, malgré mes supplications, en emportant l’outre avec lui. Je m’empressai d’exécuter ses recommandations, et à la nuit tombée nos cavaliers, prêts à partir, nous attendaient à l’endroit convenu. Je pris mon cheval par la bride, j’emmenai la femme et l’enfant, et je rejoignis Valdivia. Au lieu de quelques gouttes d’eau qu’il m’avait promises, il me passa une outre pleine et rebondie. J’eus besoin de faire un effort sur moi-même, tant la soif me dévorait, pour ne pas épuiser à moi seul tout le contenu de l’outre ; j’en laissai cependant une ration suffisante pour la femme et le petit Albino, et quand l’outre fut vide :

— Voyons, dis-je à Valdivia, qu’avez-vous à me proposer ?

— D’aller, répondit-il, enlever, avec vos cent cavaliers, une hacienda à deux lieues d’ici, où il y a de l’eau en abondance, et qui est occupée par un détachement espagnol.

— Partons ! m’écriai-je ; mais, s’il en est ainsi, pourquoi ne pas avertir le général et lui demander un millier d’hommes ?

— Pourquoi ? reprit Valdivia, c’est que le général n’est plus maître de ses troupes, et qu’un ordre qu’il donnerait en ce moment hâterait l’explosion d’un complot qui doit livrer l’armée aux Espagnols. Oui, seigneur capitaine, si nous n’enlevons pas tout de suite l’hacienda de San-Eustaquio, où j’ai pu me glisser seul et remplir cette outre, demain le général Rayon n’aura plus un soldat. Il y a un traître parmi nous, et ce traître n’est autre que le général Ponce.

Comme Valdivia achevait de parler, un grand tumulte se fit entendre à l’une des extrémités du camp, puis grossit bientôt. Des torches allaient et venaient de tous côtés, éclairant des groupes de soldats dont les cris arrivaient jusqu’à nous. À la lueur des torches, nous vîmes le général Rayon quitter sa tente et s’avancer seul, la tête nue, vers les plus furieux ; mais sa voix d’ordinaire si respectée, semblait méconnue.

— Je m’étais trompé d’un jour, reprit Valdivia ; cependant le général aura probablement raison des mécontens jusqu’au lever du soleil ; partons, il n’y a pas de temps à perdre, il faut que cette nuit nous puissions revenir annoncer au général que ses troupes auront de l’eau demain.

Le tumulte continuait toujours, quoique moins bruyant, et la voix du général, qui arrivait jusqu’à nous, dominait de plus en plus celle des soldats mutinés. Je montai à cheval ; et j’engageai Valdivia à en faire autant. — Il faut d’abord, me répondit-il, que je vous amène une sentinelle ennemie dont j’ai eu soin de me munir.

Et sans prendre la peine de m’expliquer ces paroles énigmatiques, Valdivia s’éloigna ; mais je ne tardai pas à le voir revenir, portant sous son bras une masse noire et mouvante. Quand il fut près de moi, je reconnus que cette masse était un homme revêtu du costume de lancier espagnol. Valdivia mit l’homme à terre, délia ses cordes, et le fit monter en croupe derrière lui. Mon robuste compagnon avait trouvé que le plus court moyen de se glisser jusqu’au puits de l’hacienda était de garrotter la sentinelle placée près de la citerne, et de nous l’adjoindre comme un guide nécessaire dans notre excursion nocturne. Comment il avait mené à bien ce hardi coup de main, comment il avait enlevé de terre et lié sur son cheval le lancier espagnol ? Valdivia n’avait pas besoin de me le dire, et ses bras nerveux m’en apprenaient à cet égard plus que ses paroles. Le camp étant redevenu calme pendant la courte absence de Valdivia, il ne nous restait qu’à continuer bravement l’entreprise si heureusement commencée. Nous allâmes donc sans retard rejoindre les cavaliers qui nous attendaient dans la plaine, et, à la tête de cette petite troupe, nous chevauchâmes vers l’hacienda, éperonnant de notre mieux nos chevaux épuisés. Pendant le trajet, nous interrogeâmes le prisonnier sur la situation et la force de la garnison espagnole qui occupait l’hacienda de San-Eustaquio. Cette garnison se composait, nous dit le lancier, de cinq cents hommes à peu près sous les ordres du commandant Larrainzar, homme orgueilleux, brutal et détesté de ses soldats. Nous obtînmes encore d’autres renseignemens sur la position des troupes et sur les endroits les moins bien défendus.

Ce ne fut pas sans de grandes difficultés toutefois que nous pûmes franchir, au milieu de chemins affreux et avec des chevaux exténués, les deux ou trois lieues qui séparaient l’hacienda de notre camp. Vous comprendrez pourquoi la route était si difficile. Non loin de la ville de Zacatécas, que le général Rayon cherchait à gagner, quoiqu’il la sût occupée par l’ennemi, la Sierra-Madre se divise en deux branches. La première, celle même où nous nous trouvons maintenant, se dirige du nord au sud parallèlement aux rivages de l’Océan Pacifique, l’autre court du nord à l’est en suivant la courbure du golfe du Mexique. C’était sur un des points les plus élevés de cette dernière ramification qu’était située l’hacienda dont nous voulions nous emparer. Elle occupait l’extrémité d’un des plus larges plateaux de la Cordillière.

Arrivés à l’hacienda sans avoir été aperçus, grace à l’obscurité d’une nuit sans lune, nous fîmes halte sous de grands arbres, à quelque distance du bâtiment, et je me détachai de ma troupe pour pousser une reconnaissance. L’hacienda, ainsi que je pus le voir en me glissant à travers les arbres, formait un grand parallélogramme massif, soutenu par d’énormes contreforts de pierres de taille, et percé seulement sur le côté tourné vers la sierra de quelques rares fenêtres, ou plutôt de meurtrières garnies de gros barreaux de fer. Une muraille d’enceinte, haute, large et crénelée, qui s’élevait sur un des côtés de ces parallélogrammes, comprenait la cour, les écuries, les remises et les granges. La garnison espagnole était logée et campée dans cette cour, l’angle de l’hacienda opposé à celui où je me trouvais, s’élevait au-dessus du toit en terrasse un clocher carré à trois étages qui indiquait l’emplacement de la chapelle. Quant aux derrières de l’hacienda, ils étaient mieux protégés encore que les côtés par un gouffre sans fond. Le long de ce gouffre, les murailles de l’hacienda se joignaient presque à une autre muraille à pic taillée par la nature dans un entassement de rocs dont le regard, si loin qu’il plongeât dans le ravin, cherchait en vain la base, car des vapeurs bleuâtres qui s’élevaient sans cesse du précipice ne permettaient pas d’en mesurer la profondeur. On connaissait dans le pays cet endroit sous le nom du Voladero.

J’avais exploré tous les côtés du bâtiment, moins celui-ci ; je ne sais quel scrupule d’honneur militaire me poussa à continuer ma tournée le long du ravin qui protégeait les derrières de l’hacienda. Entre les murs et le précipice, il y avait un petit sentier large de six pieds à peu près ; le jour, le trajet n’eût pas été dangereux, mais la nuit c’était une périlleuse entreprise. Les murs de la ferme avaient un grand développement, le sentier se déroulait sur toute leur surface, et le suivre jusqu’au bout dans les ténèbres, à deux pas d’un ravin creusé à pie n’était pas chose très facile, même pour un cavalier aussi habile que moi. Je n’hésitai pas cependant, et je lançai bravement mon cheval entre les murs de la ferme et le gouffre de Voladero.

J’avais franchi sans encombre la moitié de la distance, quand mon cheval hennit tout à coup. Ce hennissement me donna le frisson ; j’étais arrivé à une passe où le terrain avait juste la largeur nécessaire pour les quatre jambes d’un cheval : retourner sur mes pas était impossible.

— Holà ! m’écriai-je à haute voix, au risque de me trahir, ce qui était moins dangereux encore que de rencontrer un cavalier en face de moi dans un tel chemin, — il y a un chrétien qui passe le long du ravin ; n’avancez pas.

Il était trop tard ; un homme à cheval venait de dépasser l’un des contreforts de pierre qui çà et là rétrécissaient cette route maudite ; il s’avançait vers moi : je chancelai sur ma selle, le front baigné d’une sueur froide.

— Ne pouvez-vous reculer, pour l’amour de Dieu ! m’écriai-je effraya de l’affreux danger que nous courions tous deux.

— Impossible, répondit le cavalier d’une voix rauque.

Je recommandai mon ame à Dieu. Tourner bride faute d’espace, faire à reculons le chemin que chacun de nous venait de parcourir, mettre pied à terre, c’étaient là trois impossibilités qui plaçaient l’un de nous deux en face d’une mort certaine : entre deux cavaliers lancés sur ce sentier fatal, l’un eût-il été le père et l’autre le fils, il fallait évidemment qu’il y eût une proie pour l’abîme. Quelques secondes cependant s’étaient écoulées, et nous étions arrivés en face l’un de l’autre, le cavalier inconnu et moi ; nos chevaux se trouvaient tête contre tête, et leurs naseaux frémissans de terreur confondaient leur souffle bruyant. Nous fîmes halte tous deux dans un morne silence ; au-dessus de nous, s’élevait à pic le mur lisse et poli de l’hacienda ; du côté opposé, à trois pieds du mur, s’ouvrait le gouffre. Était-ce un ennemi que j’avais devant les yeux ? L’amour de la patrie, qui bouillonnait à cette époque dans mon jeune cœur, me le fit espérer.

— Êtes-vous pour Mexico et les insurgés ? m’écriai-je dans un moment d’exaltation et prêt à bondir sur l’inconnu, s’il répondait négativement.

Mexico e insurgentes, voilà ma devise, reprit le cavalier ; je suis le colonel Garduño.

— Et moi le capitaine Castaños !

Nous nous connaissions de longue date, et, sans le trouble où nous étions tous deux, nous n’aurions pas eu besoin d’échanger nos noms. Le colonel était parti depuis deux jours à la tête d’un détachement que nous croyions prisonnier ou détruit, car on ne l’avait pas vu revenir au camp.

— Eh bien ! colonel, lui dis-je, je suis fâché que vous ne soyez pas espagnol, car vous sentez qu’il faut que l’un de nous deux cède le pas à l’autre.

Nos chevaux avaient la bride sur le cou, et je mis la main dans les arçons de ma selle pour en tirer mes pistolets.

— Je le sens si bien, reprit le colonel avec un effrayant sang-froid, que j’aurais déjà brûlé la cervelle à votre cheval, si je n’eusse craint que le mien, dans un moment d’effroi, ne m’eût précipité avec vous au fond de ce gouffre.

Je remarquai, en effet, que le colonel tenait déjà ses pistolets à la à la main. Nous gardâmes tous deux le silence le plus profond. Nos chevaux sentaient le danger comme nous, et restaient immobiles comme si leurs pieds eussent été cloués au sol. Mon exaltation avait complètement cessé. Qu’allons-nous faire ? demandai-je au colonel.

— Tirer au sort à qui se précipitera au fond du ravin.

C’était en effet la seule manière de résoudre la difficulté. — Il y aura pourtant quelques précautions à prendre, reprit le colonel. Celui que le sort aura condamné se retirera à reculons. Ce sera une chance très faible de salut pour lui, j’en conviens ; mais enfin c’en est une, et surtout une favorable pour le gagnant.

Vous ne tenez donc pas à la vie ? m’écriai-je effrayé du sang-froid avec lequel on me faisait cette proposition.

— Je tiens à la vie plus que vous, répondit brusquement le colonel, car j’ai un mortel outrage à venger ; mais le temps se passe. Vous plaît-il de procéder au tirage de la dernière loterie à laquelle l’un de nous assistera ?

Comment procéder à ce tirage au sort ? Au doigt mouillé comme les enfans, à pile ou face comme les écoliers ? C’était impraticable. Une main imprudemment allongée au-dessus de la tête de nos chevaux effarés pouvait déterminer un écart fatal. Jeter en l’air une pièce de monnaie ? La nuit était trop obscure pour distinguer le côté qu’elle montrerait. Le colonel s’avisa d’un expédient auquel je ne songeais pas.

— Écoutez, seigneur capitaine, me dit le colonel, à qui j’avais fait part de mes perplexités. J’ai un autre moyen. La terreur qu’éprouvent nos chevaux leur arrache de minute en minute un souffle bruyant. Le premier de nous deux dont le cheval aura renâclé

— Gagnera ? m’écriai-je.

— Non, il perdra. Je sais que vous êtes un campesino, et vos pareils peuvent faire de leurs chevaux tout ce qu’ils veulent. Pour moi, qui, l’année dernière, portais encore la soutane de l’étudiant en théologie, je me défie de votre habileté équestre. Vous pourriez faire souffler votre cheval ; quant à l’en empêcher, c’est autre chose.

Nous attendîmes dans un silence plein d’anxiété que le souffle de l’un de nos deux chevaux se fit entendre. Ce silence dura une minute, un siècle ! Ce fut mon cheval qui hennit le premier. Le colonel ne manifesta sa joie par aucun signe extérieur, mais sans doute il remerciait Dieu du plus profond de son ame.

— Vous m’accorderez une minute pour me recommander au ciel ? dis-je au colonel d’une voix éteinte.

— Cinq minutes vous suffiront-elles ?

— Oui, répondis je. — Le colonel tira sa montre. J’élevai vers le ciel brillant d’étoiles, que je croyais contempler pour la dernière fois, une ardente et suprême prière.

— C’est fait, dit le colonel.

Je ne répondis rien, et, d’une main mal affermie, je ramassai la bride de mon cheval, que je rassemblai entre mes doigts agités d’un tremblement nerveux.

— Encore une minute, dis-je au colonel, car j’ai besoin de tout mon sang-froid pour exécuter l’effrayante manœuvre que je vais commencer.

— Accordé, répondit Garduño.

Mon éducation, je vous l’ai dit, avait été faite dans la campagne. Mon enfance, une partie de ma première jeunesse, s’étaient passées presque à cheval ; je puis dire sans trop me flatter que, s’il y avait quelqu’un dans le monde capable d’accomplir cette prouesse équestre, c’était moi. Je fis sur moi- même un effort presque surnaturel, et je parvins à recouvrer tout mon sang-froid en face de la mort. À tout prendre, je l’avais bravée déjà trop souvent pour m’en effrayer plus long-temps. Dès ce moment, je me pris à espérer encore.

Lorsque mon cheval sentit pour la première fois, depuis ma rencontre avec le colonel, le mors serrer sa bouche, je m’aperçus qu’il tressaillait sous moi. Je me raffermis vigoureusement sur mes arçons pour faire comprendre à l’animal effrayé que son maître ne tremblait plus. Je le soutins de la bride et des jambes, comme fait tout bon cavalier dans un passage dangereux, et de la bride, du corps et de l’éperon je parvins à le faire reculer de quelques pas. Déjà sa tête était à une plus grande distance de celle du cheval que montait le colonel, qui m’encourageait de la voix. Cela fait, je laissai reposer un peu la pauvre bête tremblante, qui m’obéissait malgré sa terreur, puis je recommençai la même manœuvre. Tout à coup je sentis ses jambes de derrière manquer sous moi ; un horrible frisson parcourut tout mon corps, je fermai les yeux comme si j’allais rouler au fond de l’abîme, et je donnai à mon corps une violente impulsion du côté du mur de l’hacienda, dont la surface ne m’offrait pas une saillie, pas un brin d’herbe pour prévenir une chute. Ce brusque mouvement, joint à un effort désespéré que fit le cheval, me sauva la vie. Il s’était remis sur ses jambes, qui semblaient près de se dérober sous lui, tant je les sentais trembler.

J’étais parvenu à gagner, entre le bord du précipice et le mur du bâtiment, un endroit plus spacieux. Quelques pouces de terrain de plus auraient pu me permettre de faire volte-face, mais le tenter eût été mortel, et je ne l’essayai pas. Je voulus recommencer à marcher à reculons ; deux fois le cheval se dressa sur ses jambes de derrière et retomba à la même place. J’eus beau le solliciter de nouveau de la voix, de la bride et de l’éperon ; l’animal refusa opiniâtrement de faire un pas de plus en arrière. Je ne sentis pas mon courage à bout cependant, car je ne voulais pas mourir. Une dernière et unique chance de salut m’apparut subitement comme un trait de lumière ; je résolus de l’employer. Dans la jarretière de ma botte, à la portée de ma main, était passé un couteau aigu et tranchant ; je le tirai de sa gaine. De la main gauche, je commençai par caresser l’encolure de mon cheval, tout en lui faisant entendre ma voix. Le pauvre animal répondit à mes caresses par un hennissement plaintif, puis, pour ne pas le surprendre brusquement, ma main suivit petit à petit la courbure de son cou nerveux, et s’arrêta enfin sur l’endroit où la dernière vertèbre se joint au crâne. Le cheval chatouillé tressaillit, mais je le calmai de la voix ; quand je sentis sous mes doigts pour ainsi dire palpiter la vie dans le cerveau, je me penchai du côté de la muraille, mes pieds quittèrent doucement l’étrier, et j’enfonçai d’un coup vigoureux la lame aiguë de mon couteau dans le siège du principe vital. L’animal tomba comme foudroyé, sans faire un mouvement, et moi, les genoux presque à la hauteur de mon menton, je me trouvai à cheval sur un cadavre. J’étais sauvé ; je poussai un cri de triomphe auquel répondit un cri du colonel, et que le gouffre répéta en mugissant, comme s’il eût senti sa proie lui échapper. Je quittai la selle et je m’assis entre la muraille et le corps de mon cheval, et là, adossé contre l’un des contreforts, je poussai vigoureusement de mes deux jambes le cadavre du pauvre animal, qui roula dans l’abîme. Je me relevai, je franchis en quelques bonds toute la distance qui me séparait de l’endroit où j’étais à la plaine, et, sous l’irrésistible réaction de la terreur que j’avais comprimée si long-temps, je tombai évanoui sur le sol. Quand je rouvris les yeux, le colonel était à côté de moi.


I.; – L’HACIENDADE SAN-EUSTAQUIO.

Après m’avoir félicité de mon adresse et de mon sang-froid, Garduño me demanda par quel hasard j’étais seul à cette heure de la nuit près d’un bâtiment où il y avait garnison espagnole. Je lui fis part du projet qui nous amenait, mes hommes et moi.

— Combien avez-vous de soldats sous vos ordres ? me demanda-t-il.

— Cent à peu près, résolus à boire ou à mourir.

À cette nouvelle, je vis les yeux de l’officier étinceler d’une joie presque féroce.

— Vous avez bien soif aussi ? repris-je.

— Soif de vengeance ! répondit l’officier, et voilà pourquoi, malgré la destruction presque totale de mon détachement, j’erre le jour et la nuit dans ces environs pour trouver l’occasion de me venger.

— De quoi donc, colonel ?

— D’un outrage auquel je ne survivrai pas, si je ne le lave dans le sang, ou si du moins je ne rends pas honte pour honte. J’ai là environ encore cinquante hommes, reprit le colonel, qui paraissait ne pas vouloir s’expliquer davantage, et je vais les joindre aux vôtres.

J’indiquai au colonel l’endroit où il nous trouverait, et je m’empressai de rejoindre ma troupe, qui m’attendait avec impatience. J’avais à peine raconté à Valdivia mon aventure, que le colonel Garduño nous rejoignit avec cinquante hommes, comme il l’avait annoncé. Nous apprîmes de lui qu’il avait déjà infructueusement attaqué l’hacienda la veille, et qu’il avait été repoussé avec une perte considérable. Nous nous mîmes alors à délibérer, et le colonel soumit à un sévère interrogatoire le prisonnier espagnol. Il donna ensuite l’ordre de la marche, et, quand nous fûmes près de l’hacienda :

— Pensez-vous, dit-il à l’Espagnol, qu’il y ait une sentinelle dans le clocher ?

— Il y en a toujours une la nuit, répondit le captif ; mais vous avez la chance qu’elle soit endormie à son poste, où personne ne peut la surveiller.

Au moment où l’Espagnol parlait, les cris de : — Alerta centinela ! retentirent tout autour de l’hacienda ; c’étaient les factionnaires qui s’avertissaient. Nous suivîmes avec attention les diverses voix qui se répondaient et mouraient au loin. Aucun son ne sortit de la cage de pierre du clocher. La sentinelle était donc endormie.

— Ah ! si nous avions une seule pièce de canon ! s’écria Valdivia ; pendant que cinquante hommes escaladeraient à l’aide de leur lazas les terrasses de ce bâtiment, nous battrions la porte en brèche, et nous prendrions entre deux feux ces chiens de Gachupines[3].

— Nous avons laissé un canon sous des buissons non loin d’ici, dit le colonel ; mais il ne peut servir, ses affûts sont brisés : c’est un morceau de cuivre inutile.

— Avez-vous des munitions ? demandai-je à mon tour.

— Le canon est à côté de son caisson rempli de munitions, reprit Garduño ; mais, je vous le dis, c’est comme un fusil sans batterie.

Je jetai un coup d’œil sur les bras nerveux de Valdivia ; celui-ci me comprit.

— Je prendrai quelques hommes avec moi, et j’irai le chercher, dit Valdivia. Messieurs, nous boirons ce soir à notre aise.

En disant ces mots, Valdivia se mettait en devoir de partir.

— Vous n’allez pas seul sans doute ? lui dis-je.

— Ma foi ! si le canon ne pèse pas plus qu’un cheval avec son cavalier, je pourrai bien l’apporter sans avoir besoin d’aide.

Il pèse beaucoup plus, reprit le colonel ; dix hommes, qui savent où est le canon, vont vous accompagner.

Au bout d’un quart d’heure, les hommes revenaient. Ils avaient attelé leurs chevaux avec des cordes autour de la pièce de canon démontée qu’ils traînaient sur un sol inégal. Parfois un obstacle de terrain rendait le canon immobile ; alors Valdivia se penchait, faisait un effort, et le canon dégagé rampait de nouveau sur le terrain. Je fis alors ranger mes hommes en silence à trois cents pas environ de l’hacienda.

— Maintenant, mes enfans, leur dis-je, nous avons deux moyens d’attaquer : le premier est de pousser tous ensemble notre cri de guerre à la manière des Indiens ; le second est d’escalader l’hacienda pendant que nous canonnerons la porte : le prisonnier grimpera avec vous pour vous servir fidèlement de guide sous peine de mort, et, tandis que nous entrerons par la brèche, vous entrerez par les terrasses ; mais ce second moyen ne peut être adopté qu’au cas où il se trouvera cinquante hommes assez braves, assez lestes et assez résolus pour escalader une muraille qui donne sur un précipice dont on ne peut pas voir le fond. Du reste, passé une certaine hauteur, ajoutai-je, l’homme qui tombe n’y regarde plus.

— Je marcherai le premier, s’écria le colonel, qui avait écouté ma harangue, et peut-être, pour prix de notre audace, serons-nous assez heureux pour mettre la main sur le commandant.

— Vous lui en voulez beaucoup, à ce qu’il paraît ? dis-je au colonel..

— A mort ! comme on peut en vouloir à l’homme qui vous a infligé un mortel outrage.

L’exemple du colonel encouragea les guerrilleros, et bientôt celui-ci put choisir, parmi tous ceux qui s’offraient, les plus forts et les plus agiles pour l’accompagner. De toute cette troupe, celui qui paraissait évidemment le moins enthousiasmé était le prisonnier espagnol, à qui cette escalade d’un mur de vingt-cinq pieds de haut, se dressant à pic au-dessus d’un gouffre, ne souriait que médiocrement.

Les cinquante hommes désignés par le colonel faisaient leurs prépartitifs d’escalade. Le bâtiment massif était orné à des distances très rapprochées d’almenas (espèce de créneaux), qui indiquaient la noblesse du propriétaire. Chaque soldat était muni de son lazo, dont un anneau de fer servait à former le nœud coulant. En une minute, à chacun des créneaux fut suspendue une corde flottante dont l’extrémité entourait la saillie de pierre. Avant que le signal fût donné pour commencer l’escalade, nous convînmes, Garduño et moi, que les soldats du colonel n’attaqueraient la garnison ennemie qu’au troisième coup de canon qu’ils entendraient ; trois boulets nous paraissaient plus que suffsans pour jeter à bas la porte de la ferme. Les conventions faites, le colonel, avec son calme ordinaire, saisit le premier la corde flottante qui devait lui servir d’échelle, et la mit dans la main du prisonnier en lui ordonnant de le précéder. Quand l’Espagnol se fut élevé au-dessus du sol de quelques pieds, don Garduño mit son poignard entre ses dents et s’enleva de terre à son tour. Les guerrilleros firent comme lui, et bientôt nous vîmes cinquante hommes, s’aidant des mains le long de la corde et des pieds contre la muraille, flotter au-dessus du précipice comme autant de démons, qui semblaient sortir de l’abîme.

Quoique périlleuse en elle-même, car un étourdissement subit ou la rupture d’un des lazos pouvait lancer un homme dans l’éternité, cette ascension était plus facile encore que l’attaque dont je m’étais chargé. La sentinelle postée dans la cage du clocher, eût-elle fidèlement veillé, ne pouvait apercevoir les assaillans cachés par le mur ; mais le poste que nous avions choisi offrait un autre genre de danger : nous allions bientôt quitter le couvert des arbres qui dissimulait notre présence aux yeux des factionnaires, pour entrer en rase campagne embarrassés d’un canon qu’il fallait traîner à force de bras. Heureusement cette marche se fit sans accident, et, quand nous vîmes le dernier des nôtres prendre pied sur la terrasse de l’hacienda, nous songeâmes, Valdivia et moi, à remplir le rôle que nous nous étions réservé.

Avant de nous démasquer, je commençai par donner l’ordre de charger le canon. Ceux qui l’avaient traîné y attelèrent de nouveau leurs chevaux, et nous avançâmes ; mais à peine avions-nous fait quelques pas, qu’une des sentinelles, postée sur l’un des hangars intérieurs, donna l’alarme, et déchargea sa carabine contre nous. La balle n’atteignit personne par bonheur, et nous redoublâmes d’efforts pour traîner le canon démonté jusqu’à l’endroit où nous supposions qu’était la porte d’entrée que nous voulions enfoncer. D’autres coups de fusil retentirent bientôt à nos oreilles, et nous entendîmes dans les cours de l’hacienda les tambours battre et les clairons résonner. Il n’y avait plus pour nous d’espoir de surprendre la garnison, et je fis passer de rang en rang l’ordre à mes cavaliers de pousser des cris aigus en changeant à chaque cri l’intonation de leur voix. Grace à cette ruse, cinq cents hommes paraissaient hurler presque à la fois. La détonation du canon, auquel je mis le feu, ébranla tous les échos.

Bientôt le mur fut garni de soldats espagnols, et les décharges se succédèrent rapidement. Quoiqu’elles commençassent à devenir meurtrières, l’ardeur de vaincre fit qu’aucun de nos soldats ne lâcha pied. Nous répondîmes au feu de l’ennemi. Les cavaliers qui traînaient le canon redoublèrent d’efforts ; mais au moment où ils allaient tourner l’angle du mur d’enceinte pour longer celui qui faisait face à l’hacienda, et dans lequel la grande porte était enclavée, un fossé profond et large les arrêta. À moins d’un pont volant, il était impossible que le canon franchît cet obstacle inattendu.

— Nous jetterons un pan de muraille par terre, me dit Valdivia. Ces briques résisteront moins qu’une porte de chêne bardée de fer.

— C’est vrai, m’écriai-je, et je mis pied à terre pour pointer la pièce avant de la charger ; mais, au moment où je prenais mon point de mire, je jetai un cri de désappointement : par suite de la hauteur du mur et de l’inégalité du sol, le boulet ne pouvait atteindre que la terre d’un talus sur lequel s’élevaient les assises de brique. Tous nos efforts étaient perdus. Comment, en effet, abaisser ou élever la gueule d’une pièce d’artillerie privée d’affût ? Cependant une grêle de balles pleuvait sur nous. La position devenait critique. Nous ne pouvions sans échelles escalader les murs défendus par un feu bien nourri, et les cinquante hommes qui devaient combiner leur attaque avec la nôtre couraient le risque d’être tués ou faits prisonniers sans profit pour nous.

— Combien s’en manque-t-il pour que le canon porte en plein dans la muraille ? me demanda Valdivia ?

— D’un pied et demi à peu près, répondis-je en mesurant de nouveau le terrain et en tirant de l’œil une ligne jusqu’aux pieds du mur.

— Et si vous aviez un affût de la hauteur d’un pied et demi, vous pourriez ouvrir une brèche ?

— Sans aucun doute.

— Eh bien ! mon dos servira d’affût, reprit Valdivia.

- Vous plaisantez !

— Non ; je parle sérieusement.

Tout le monde connaissait la vigueur extraordinaire de Valdivia, mais personne ne s’attendait à une semblable proposition. Valdivia parlait sérieusement en effet, car il s’agenouilla, appuya ses deux mains sur le sol, et présenta la surface de ses larges épaules pour soutenir le canon.

— Essayons, dit-il. J’ai promis que nous aurions à boire cette nuit et que je sauverais l’armée du général. Allons, à l’œuvre !

Six hommes eurent toutes les peines du monde à enlever le canon à la hauteur voulue ; cependant ils réussirent à le mettre en équilibre sur le dos de Valdivia. L’Hercule supporta l’énorme fardeau sans broncher. Un ou deux lazos enroulés autour du canon et sous le ventre de l’intrépide soldat servirent à le fixer comme une caronade à bord d’un vaisseau.

— Chargez la pièce jusqu’à la gueule, s’écria Valdivia.

Les balles continuaient toujours à pleuvoir, et un des hommes qui bourraient le canon tomba mort à côté du soldat transformé en affût. On vint à bout cependant de charger la pièce.

— Baissez-vous un peu, dis-je à Valdivia, là… c’est bien, maintenant tenez ferme.

L’affût vivant resta immobile comme s’il eût été de fer. Je pris la mèche des mains d’un soldat et je l’approchai de la lumière. Le coup partit ; un large trou fut ouvert dans le mur.

— Eh bien ! s’écria Valdivia en se soulevant à demi sur ses puissantes mains pour juger de l’effet du boulet.

— Tout va bien, ami ; le boulet a porté en plein. Valdivia reprit sa posture ; on rechargea de nouveau la pièce jusqu’à la gueule : le second coup tonna contre le mur, d’où s’élevèrent des flots de poussière.

Cette fois encore Valdivia se dressa à demi. – Oh ! c’était beau, seigneur cavalier, c’était beau de voir cet homme fort comme vingt hommes se soulever à chaque coup et soulever avec lui la masse énorme attachée à ses reins. Les veines du front gonflées, la figure enflammée, Valdivia suivait de l’œil la trace du boulet qu’il servait à guider. Nos braves qui jusqu’alors avaient hurlé de soif rugissaient d’admiration.

— Encore un coup, s’écria l’athlète, mais pointez plus à gauche.

Je fis ce que commandait Valdivia. On mit dans le canon une troisième charge, et pour la troisième fois l’explosion gronda. Cette fois je crus entendre une exclamation sourde de Valdivia, qui fit un effort pour se soulever un peu, mais sans pouvoir y réussir. Je détachai alors le canon des reins du soldat. Valdivia poussa un soupir de soulagement et voulut se mettre debout ; effort inutile ! ses jambes lui refusèrent le service, et cet homme si fort, si vigoureux, s’affaissa sur lui-même comme une masse inerte.

Sans me douter cependant que cette merveille de force, que ces bras nerveux, qui valaient pour nous une machine de guerre, fussent désormais paralysés, je courus à la brèche que nous venions d’ouvrir. Pendant ce temps, les cinquante hommes commandés par le colonel s’étaient élancés de leur cachette à notre troisième coup de canon, et les cris qu’ils poussaient en accourant firent diversion en notre faveur : en un clin d’œil, une trouée sanglante fut ouverte dans les rangs espagnols. À travers la brèche, nos soldats altérés avaient aperçu dans la cour de l’hacienda la noria qui en occupait le milieu, et nulle puissance humaine n’eût pu résister à l’impétuosité de leur attaque. Ce fut bientôt dans la cour de l’hacienda une mêlée terrible et furieuse comme dans un abordage sur mer. Les ténèbres dissimulaient notre petit nombre aux yeux des Espagnols surpris, tandis qu’à peu de chose près nous connaissions leur force. Les cris forcenés de hurra ! Mejico ! independencia ! retentissaient de tous côtés, et parfois j’entendais le colonel qui s’écriait : — Au commandant ! au commandant ! Qu’on le prenne vif, mais pas une égratignure !

Je regrettai alors l’absence de Valdivia, dont le bras puissant nous est été si utile. Tandis que je faisais de vains efforts pour pénétrer jusqu’au commandant, que je reconnaissais à son uniforme, un large nœud coulant plana un instant au-dessus de lui et s’abattit sur sa tête ; je le vis chanceler et tomber, puis je ne vis ni n’entendis plus rien : un coup de crosse de carabine, que je reçus sur le crâne, me jeta sans connaissance sous les pieds des combattans. Quand je revins a moi, la cour de l’hacienda était calme ; l’héroïque Valdivia était couché à côté de moi. Des torches allumées, disposées dans la main des porteurs de manière à tracer une large circonférence de lumière éclairaient vivement tous les objets, et dans un espace resté libre au milieu de la zône éclairée par les torches on s’occupait à planter quatre piquets.

— Où suis-je ? m’écriai-je en reconnaissant Valdivia.

— Chez vous, parbleu ! répondit-il. Nous sommes vainqueurs, je vous l’avais bien dit. Il est vrai que…

— Et quelle cérémonie prépare-t-on ici ? interrompis-je.

— C’est une vengeance qui va réjouir le colonel Garduño, répondit Valdivia.

Quand les quatre piquets furent plantés à une distance à peu près égale les uns des autres, on amena un homme dépouillé de son uniforme, pâle et les yeux hagards. Je reconnus le commandant espagnol que j’avais vu tomber dans la mêlée.

— Commandant, dit le colonel, qui s’avança au milieu du cercle de lumière, vous avez gratuitement outragé un ennemi pris les armes à la main, et vous subirez le même outrage.

Sur un geste de Garduño, on coucha le commandant à plat-ventre ; ses pieds et ses mains furent attachés à quatre piquets, et la flagellation commença. Je détournai la tête pour ne pas voir ce triste spectacle, qui me disait assez la nature de l’outrage que le colonel avait subi lui-même par ordre du commandant espagnol.

— Allez maintenant, reprit le colonel quand l’exécution fut terminée, et souvenez-vous de ne plus déshonorer votre nom en violant les lois de la guerre. Le commandant s’éloigna, au milieu des huées des soldats, en dévorant des larmes de rage.

— Et vous, mon brave, dis-je à Valdivia étendu près de moi, que vous est-il arrivé ?

— J’ai accompli ma promesse, reprit simplement le soldat. Un exprès que je viens d’envoyer au général Rayon va l’instruire de notre victoire ; son armée ne passera pas à l’ennemi, et la guerre continuera sous ses ordres. Quant à moi, continua-t-il, je ne servirai plus à grand’chose, car j’ai les reins à moitié brisés.

L’Hercule avait deux fois soutenu sans broncher le recul du canon ; le troisième coup lui avait été fatal. Cependant l’incalculable puissance de la poudre n’avait réussi qu’à fausser ses vertèbres de fer sans avoir pu les briser, et voilà pourquoi Valdivia n’était pas mort.

Grace à l’héroïque dévouement de l’homme surnommé depuis Cureño (affût), le général Rayon put continuer sa marche vers Zacatécas. Il n’en avait pas fini cependant avec les obstacles que de sourdes menées multipliaient sur ses pas. Le général Ponce, l’instigateur de la révolte, se rappelait que la veille Rayon avait eu la faiblesse de composer avec les séditieux. Rayon en effet, pour se débarrasser des mutins, leur avait fait espérer que le lendemain il accéderait à leurs désirs, en leur permettant de déposer les armes pour profiter de l’indulto du vice-roi. Ponce réclama l’accomplissement de la parole donnée. Bien que cette réclamation soulevât une indignation presque générale, Ponce parvint cependant à débaucher deux cents hommes environ, avec lesquels il passa à l’ennemi quelques jours après. Cette désertion, suivie de beaucoup d’autres, réduisit à une poignée de soldats la petite armée de Rayon. Avec cette bande, le général n’en réussit pas moins à gagner les environs de Zacatécas. Un guerrillero dont le nom a été conservé par l’histoire, Sotomayor, détaché par le général en chef vers les mines du Fresnillo, parvint, après des efforts inouis, à s’approcher de cette position, dont il s’empara. Fresnillo touche Zacatécas. Le général Torres de son côté était arrivé devant le camp du Grillo, ainsi nommé de la montagne qui s’élève en vue de Zacatécas. Ce camp renfermait le gros de la force espagnole qui défendait la ville ; mais pour l’attaquer Torres manquait de tout, de vivres comme d’artillerie : il résolut de prendre chez l’ennemi tout ce qui lui faisait défaut, et, par un de ces coups d’audace que le succès peut seul consacrer, il réussit à s’emparer du camp, où étaient entassées des munitions de toute espèce, six cents fusils et cinq cents barres d’argent. Zacatécas ne pouvait plus résister : seize cents hommes évacuèrent la ville, et le 15 août 1811, c’est-à-dire vingt jours après son départ du Saltillo, Rayon se trouvait maître de l’une des places les plus importantes du Mexique.

La prise du camp du Grillo, celle de Zacatécas, frappèrent de stupeur le gouvernement espagnol, et les noms de Rayon et de Torres, jusqu’alors inconnus, devinrent tout à coup des noms glorieux. Les chefs ennemis commencèrent dès ce moment à compter avec les deux généraux insurgés. Malheureusement la retraite du Saltillo à Zacatécas, la prise de cette dernière ville, semblèrent avoir épuisé tout ce que le général Rayon avait d’énergie morale et de science militaire. De ce moment commença pour lui une longue série de fautes qui, à de rares exceptions près, lui donnèrent toujours le désavantage dans toutes ses rencontres avec les troupes espagnoles. Dès-lors Rayon, quoique d’une bravoure qui demeura toujours incontestable, douta de sa fortune. Au moindre échec dans le début d’une action, le général mexicain, découragé, se tenait pour battu, et lâchait pied sans chercher à regagner l’avantage momentanément perdu. Bientôt, sous le poids de ses défaites répétées, Rayon vit, à la prise de Zitàcuaro, s’éclipser le prestige et la gloire de son nom. Depuis cette journée fatale, Rayon, que son étoile avait abandonné, ne fut plus, il faut le dire, qu’un obstacle aux progrès de l’indépendance. Dénué de la grandeur d’ame nécessaire pour descendre de son propre gré du poste élevé où il était parvenu, il employa toute l’activité de son esprit à contrarier l’avènement de généraux plus heureux ou plus habiles que lui. Ses prétentions à garder un commandement suprême dont le poids l’écrasait devinrent funestes à la cause de l’insurrection, et répandirent de nombreux germes de discorde parmi les chefs de l’armée révolutionnaire. Heureusement pour la cause mexicaine, une nouvelle réputation militaire grandissait loin de Rayon. C’était celle de l’homme à qui l’histoire assignera sans nul doute le premier rang parmi les généraux qui soutinrent le nouveau pavillon mexicain, et dont pourtant les prétentions de Rayon devaient finir par causer la perte, l’illustre général Morélos.

L’histoire de Cureño était celle même du général Rayon, et m’avait retracé un des épisodes les plus singuliers de cette guerre. La nuit, autour de nous, était devenue complète, les feux des muletiers s’étaient éteints, et les solennelles harmonies de la solitude avaient remplacé les bruits confus qu’une heure auparavant la brise apportait encore a nos oreilles. Il était temps de regagner notre gîte et de nous préparer, par quelques heures de sommeil, à la traite du lendemain. Toutefois, avant de rentrer à la venta, je tenais à éclaircir un doute que le récit du capitaine laissait subsister en moi. — Et Cureño, dis-je à don Ruperto, son pays s’est-il au moins souvenu de lui ? Son nom ne vivra-t-il pas dans la mémoire des Mexicains à côté de celui du général qu’il a sauvé par son héroïque dévouement ?

— Hélas ! me répondit don Ruperto, quelques lignes consacrées au vieux soldat par les historiens de la guerre de l’indépendance, voilà quelle a été toute sa récompense, et, quand la race énergique dont il fut un des plus nobles types aura disparu du Mexique, personne ne pourra dire dans le pays ce que le général Rayon doit à Valdivia Cureño.


GABRIEL FERRY.

  1. Voir les livraisons du 15 octobre et du 15 novembre 18(à.
  2. Cureña, affût, d’où cureño pour le soldat qui, dans la guerre de l’indépendance, a joué ce singulier rôle d’un homme transformé en affût.
  3. Gachupines, hommes qui portent des souliers ; c’est le nom que les Indiens donnèrent aux premiers conquérans espagnols.