Scènes de la vie militaire au Mexique/04

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Scènes de la vie militaire au Mexique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 130-153).
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CABECILLAS Y GUERRILLEROS


SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE AU MEXIQUE.




CRISTINO VERGARA.




I

Le Mexique compte peu de villes aussi charmantes que Jalapa et Tepic, toutes deux voisines de la mer et séparées par vingt lieues, l’une de l’Atlantique, l’autre du Pacifique. À Jalapa comme à Tepic, aux deux extrémités du grand plateau mexicain, on retrouve les mêmes masses d’ombre et de verdure, les mêmes jardins embaumés, la même température tour à tour fraîche ou tiède, suivant que la brise souffle des montagnes ou de l’Océan. On peut dire que Tepic est à San-Blas ce que Jalapa est à Vera-Cruz, une sorte de grande villa où les habitans des côtes viennent, au milieu des grenadiers et des orangers en fleurs, oublier un moment les labeurs et les soucis de leur vie journalière. J’avais quitté Jalapa depuis un an quand j’arrivai à Tepic, et, au terme de mon voyage, il me semblait être revenu à mon point de départ, tant est frappante la ressemblance de ces deux cités également favorisées par le climat, également placées, comme de fraîches oasis, entre les plaines brûlantes de la côte et les sommets glacés de la Sierra-Madre.

On se souvient peut-être que, parti de Mexico et me dirigeant vers San-Blas, j’avais fait rencontre, dans la plaine de Calderon, aux environs de Guadalajara, d’un ancien chef de guerrillas, excellent guide et joyeux compagnon, don Ruperto Castaños. C’était avec lui que je chevauchais depuis ce moment ; c’était lui qui m’avait indiqué la maison de doña Faustina Gonzalez à Tepic comme notre point de réunion dans cette ville. À une lieue environ de Tepic, cédant à une impatience trop bien justifiée par nos pénibles marches à travers la Sierra-Madre, j’avais devancé le capitaine, et j’étais déjà depuis près d’une heure installé sous le toit hospitalier de doña Faustina, quand don Ruperto, haletant et soucieux, vint me rejoindre.

— Quelle fâcheuse rencontre avez-vous faite ? lui demandai-je, surpris de son émotion inaccoutumée.

— Fâcheuse en effet, répondit-il. Villa-Señor est de retour dans ce pays, et nous sommes bien près du hameau de Palos-Mulatos.

— Vous parlez par énigmes, mon cher capitaine ; je ne connais ni Villa-Señor ni le hameau de Palos-Mulatos.

— Vous avez raison, mais vous allez me comprendre. Villa-Señor est un ancien officier, qui, lors de la guerre de l’indépendance, servait en qualité de capitaine dans les rangs espagnols. Fait prisonnier dans une escarmouche par un de mes compagnons d’armes, un gaucho venu du Chili au Mexique, et qui s’appelait Cristino Vergara, Villa-Señor ne sortit de ses mains que pour être soumis à des raffinemens de torture dont je vous épargne le récit. Aujourd’hui bien des années se sont écoulées depuis l’époque où les hasards de la guerre firent tomber momentanément Villa-Señor au pouvoir de Vergara. L’ancien prisonnier du gaucho est rentré au Mexique, qu’il n’avait pas revu depuis les luttes de 1811. C’est lui que je viens de rencontrer aux barrières de Tepic, et j’ai eu le malheur de laisser échapper devant cet homme, devenu l’ennemi mortel de Cristino Vergara, quelques mots qu’il n’aura eu garde d’oublier.

— Quelle est donc cette révélation si fatale ? demandai-je en souriant au capitaine.

— J’ai appris à Villa-Señorr que Cristino Vergara habitait le hameau de Palos-Mulatos.

— Eh bien ?

— Eh bien ! le hameau de Palos-Mulatos est à quelques heures de Tepic, et dans quelques heures peut-être un de ces deux hommes, le gaucho ou l’Espagnol, aura cessé de vivre. Comprenez-vous maintenant ?

— Je comprends que, si vous tenez à réparer votre étourderie, nous n’avons qu’un parti à prendre, quelque fatigués que nous soyons : c’est de ne faire ici qu’une courte halte, et d’aller coucher à Palos-Mulatos, chez votre ami le gaucho Vergara.

Le capitaine me remercia d’avoir pris l’initiative d’une proposition qu’il n’osais pas me faire. Palos-Mulatos est un hameau perdu au milieu des forêts, sur la route de San-Blas. Nous pouvions donc, sans sous écarter de notre itinéraire, rendre visite à Cristino Vergara. Je n’avais qu’un regret en quittant ainsi Tepic le jour même de mon arrivée : c’était de me priver d’une semaine de repos dans un séjour aussi charmant ; mais j’avais, après tout, pleine liberté d’y revenir dès que j’aurais terminé les affaires qui m’appelaient à San-Blas, et, une fois hors de Tepic, sur la route des forêts voisines de la mer, je fus tout entier aux sérieuses préoccupations dont je ne pouvais me défendre en pensant au draine où l’indiscrétion de mon compagnon de voyage m’appelait si brusquement à jouer un rôle.

Chemin faisant, le capitaine me donna de nouveaux détails sur l’homme que nous allions voir. Le gaucho Vergara avait conservé dans la vie domestique toutes les habitudes de cruauté qui le faisaient redouter de ses compagnons d’armes. Le capitaine Villa-Señor n’avait pas seul à se plaindre de ce terrible enfant des Cordillères. Dans la population paisible au milieu de laquelle il était venu s’établir, Cristino Vergara s’était aussi créé d’implacables ennemis. Quand il s’était installé à Palos-Mulatos, le Chilien avait amené avec lui, outre sa femme, un fils déjà grand et deux filles en bas-âge. Son fils s’était pris de querelle, à peine arrivé, avec un chasseur bien.connu dans les environs du hameau. Ce chasseur, nommé Vallejo, avait tué l’imprudent agresseur ; mais, à quelques jours de là, il tombait lui-même sous la balle de Cristino. Le fils unique du chasseur, Saturnino, avait promis à son père mourant de le venger, et, bien qu’il eût paru depuis ce jour oublier sa promesse, les voisins de Cristino se disaient que tôt ou tard les événemens mettraient aux prises dans un duel terrible le jeune chasseur et le vieux gaucho.

— De telles mœurs vous étonnent, ajouta le capitaine. Que voulez-vous ? quand la guerre civile éclate quelque part, les guerres de famille la suivent de près. Cette fois, nous avons du moins quelque chance de séparer les combattans, et, si vous m’en croyez, nous piquerons des deux pour arriver au plus vite.

Je ne me fis pas prier, et les chevaux frais que nous avions pris à Tepic secondèrent vaillamment notre impatience. Nous avions quitté, le capitaine et moi, vers quatre heures du soir, la maison de doña Faustina, et vers six heures nous étions déjà en vue des grandes forêts qui annoncent les abords de l’Océan Pacifique. Entre la mer et ces forêts, qui abritent sous leurs cimes verdoyantes une des populations les plus curieuses du Mexique, il y a plus d’un point de ressemblance. Sur les flots comme sous les feuillages, ce sont les mêmes rayons qui se jouent, les mêmes murmures qui résonnent, le même aspect de majestueuse immobilité qui s’offre au voyageur. Dans ces forêts comme sur l’Océan, on chercherait en vain un sentier, une route tracée. À part quelques sillons, quelques coulées de bêtes fauves, aucun chemin battu ne divise les masses des érables et des frênes que dominent çà et là les hautes cimes des palmiers. Le seul bruit qui annonce la présence de l’homme dans ces grands bois est celui de quelque chariot dont les roues sifflent et crient au loin sous l’effort d’un attelage de bœufs haletans. De rares clairières voient s’élever quelques cabanes, tantôt isolées, tantôt groupées en hameaux. La classe d’hommes ainsi plongée au sein d’une nature vierge mène une vie de luttes et d’aventures qui la familiarise de bonne heure avec le péril. Abandonnant la lisière du bois à des populations plus patientes et plus paisibles, les hommes de la forêt n’ont guère de rapports avec les hommes de la plaine. Ce sont d’ordinaire des natures violentes, qui fuient la contrainte des lois et le séjour des villes. Aussi les chasseurs mexicains ne sortent-ils de leurs retraites que pour vendre les peaux des chevreuils dont la chair les nourrit, ou pour échanger contre une prime la dépouille des jaguars qu’ils ont tués. Outre des malfaiteurs en querelle avec la justice, les forêts mexicaines recèlent aussi, bien qu’en plus petit nombre, de vieux débris des guerres de l’indépendance, des partisans échappés aux luttes révolutionnaires, et qui cherchent dans la chasse un dédommagement aux émotions perdues de la guerre. Tels étaient les hommes au milieu desquels j’allais passer une nuit avant d’atteindre San-Blas. On comprend qu’au moment de pénétrer sur cette terre promise de la bohème mexicaine, je me félicitai du hasard qui me donnait pour compagnon, dans cette traversée périlleuse, un vieux capitaine de guerrillas, certain de rencontrer partout des amis, sous le chaume des jacales, comme sous le toit des ventas, dans les sentiers des forêts vierges comme sur les grandes routes.

D’abord vivement éclairés par les rayons du soleil couchant, puis assombris par le crépuscule, les bois se rapprochaient de nous, mais insensiblement, et nous avions hâte d’atteindre ces fraîches retraites que les détours obligés du chemin reculaient sans cesse en dépit de nos efforts. Nous étions entrés dans la zone brûlante qui rayonne autour de San-Blas, et le ciel, que venait d’empourprer le soleil couchant, était déjà blanchi par la lune quand nous atteignîmes enfin la région boisée sur la lisière de laquelle nous devions rencontrer le pueblo de Palos-Mulatos.

— Encore quelques pas et nous arrivons ? me cria le capitaine. Et je lançai mon cheval avec joie au milieu d’une vaste prairie. Nous l’avions à peine franchie, qu’un ruisseau assez large nous força d’arrêter nos chevaux. Sur l’autre bord du ruisseau s’élevaient quelques cap bancs qui laissaient échapper à travers les nombreux interstices de leur cloison de bambous les rougeâtres clartés des foyers intérieurs. Ces jacales ou chaumières étaient situés au milieu d’une grande claie dans laquelle les mouches à feu dessinaient en se croisant mille courbes étincelantes.

— Nous sommes arrivés, me dit le capitaine ; voici devant nous le pueblo de Palos-Mulatos.

J’étais fort heureux, je l’avoue, d’avoir atteint le but de notre pénible excursion. L’aspect calme et joyeux de ce petit village, la chaleur étouffante qui pesait sur nous depuis notre départ de Tepic, le désir de camper à l’ombre des forêts vierges, tout m’eût décidé à choisir cet endroit pour lieu de halte, sans parler même de la grave circonstance qui nous y amenait. Il restait cependant à passer le ruisseau qui défendait les approches du village, et je remarquai bientôt que le capitaine, en promenant ses regards sur ce cours d’eau large et assez profond, avait l’air désappointé d’un chasseur en défaut.

— Mais, de par tous les diables, dit-il enfin, il y avait un pont dans cet endroit !

En ce montent, un homme parut sur l’autre bord. Le capitaine le bêla ; puis, quand l’homme se fut approché :

— N’est-ce point ici Palos-Mulatos ? lui cria-t-il. Où donc est le pont qui menait au village ?

— Vous êtes bien à Palos-Mulatos ; mais les dernières crues ont emporté le pont. Puisque vous êtes à cheval, allez à une demi-lieue d’ici vous trouverez un autre pont, plus solide, qui a résisté au torrent, et dans une demi-heure vous serez rendu à Palos-Mulatos.

— Dans une demi-heure, caramba ! et s’il est trop tard ?

— Il y a bien un autre moyen ; vous voyez là-bas, à gauche, ce réseau de lianes : c’est un pont aussi, un pont que le bon Dieu a fait et que les hommes du pueblo prennent tous les jours ; mais je vous préviens qu’il n’est pas sûr pour les cavaliers.

Le capitaine secoua la tête, il paraissait se défier beaucoup du singulier moyen de communication qu’on venait de lui indiquer. Pour moi, j’étais décidé à gagner le plus tôt possible le hameau, dont l’aspect pittoresque m’avait séduit. J’offris au capitaine de traverser à pied le pont de lianes, tandis que, emmenant mon cheval en laisse, il irait passer la rivière à une demi-lieue de là. Don Ruperto accepta l’arrangement. — En arrivant à Palos-Mulatos, me dit-il en prenant la bride de mon cheval, vous demanderez la cabane du gaucho Cristino Vergara ; vous lui annoncerez ma visite, et vous le prierez de faire mettre à : la broche, pour moi, la moitié d’un chevreau. Allez donc, je vous rejoindrai bientôt.

Le guerrillero partit presque en même temps au galop ; je me dirigeai vers le pont de lianes, et au bout de quelques instans je me trouvai à l’entrée de cette galerie naturelle formée par les entrelacemens de mille plantes grimpantes. Le long du ruisseau s’étendait un inextricable pêle-mêle de lataniers et de cactus : les longues et fortes lianes qui pendaient des rochers s’étaient enroulées autour du tronc d’un palmier que la tempête avait déraciné, et qui était tombé en travers du torrent. Maintenu par les lianes, et ne touchant le sol par aucune de ses extrémités, ce tronc offrait vraiment l’image d’un pont qu’aucune main humaine n’eût osé aussi hardiment suspendre au-dessus de l’abîme. Je restai un moment partagé entre la surprise et l’admiration devant ce frêle chemin tracé au-dessus des eaux par un architecte mystérieux. Je me décidai enfin, et je fis quelques pas sur le pont mouvant ; mais presque aussitôt un choc inattendu imprima au réseau de lianes nue violente oscillation, et je faillis trébucher. En reprenant mon équilibre, je pus remarquer sur la rive opposée un homme qui s’éloignait précipitamment et qui disparut dans le fourré. Un moment j’hésitai à aller en avant ; je me ravisai néanmoins, et je fus bientôt sur l’autre bord. Le hameau de Palos-Mulatos n’était plus qu’à quelques pas de moi, et je me dirigeai vers ses cabanes, d’où venaient déjà jusqu’à mes oreilles de joyeuses et confuses rumeurs.

Le pueblo ne se composait que d’une douzaine de huttes. Quand, arrivé devant la première de ces chétives habitations, je demandai la demeure du gaucho, il me fut aisé de deviner quelque embarras sur la physionomie de ceux que j’interrogeais.

— Vous voulez parler du Chileño ? me répondit enfin une jeune fille occupée à disposer quelques campanules pourpres dans les noires tresses de sa chevelure.

— Oui, je veux parler du Chileño ; c’est Cristino Vergara qu’il se nomme, je crois ?

— Cristino Vergara ! Vous voyez ce latanier à quelques pas d’ici ? La cabane qui s’élève au pied de cet arbre est la sienne.

Je remerciai la jeune fille, et j’allai frapper à la cabane du gaucho. Un vieillard de haute taille vint m’ouvrir ; derrière lui se tenaient une femme déjà courbée par l’âge et deux jeunes filles : j’étais dans la cabane de Cristino Vergara, et j’eus bientôt fait la commission du capitaine don Ruperto.

— Don. Ruperto Castafos est ici ! s’écria vivement le Chilien. Il sera, comme vous, le bienvenu dans notre pauvre cabane.

— Ce n’est pas sans peine, ajoutai-je en riant, que j’y suis arrivé, et je saurai à l’avenir qu’il ne faut jamais traverser à deux un pont de lianes.

— À deux ! reprit le gaucho, dont l’œil étincela et dont la voix prit subitement un accent étrange.

— Oui, quelqu’un était sur le pont suspendu au moment où j’y passais ; et, comme il craignait sans doute d’être reconnu, il a traversé le pont d’un pas si brusque, qu’il a failli me précipiter dans le torrent.

Tout en parlant, j’observais la singulière famille au milieu de laquelle le hasard m’avait conduit. La sombre figure du gaucho exprimait une impatience péniblement contenue. La femme de Cristino et sa plus jeune fille semblaient m’écouter avec indifférence ; mais il n’en était pas de même de la fille aînée du. Chilien, et à peine eus-je parlé de ma rencontre sur le pont de lianes ; que je remarquai un grand trouble sur sa physionomie. La curiosité que j’avais pu lire jusqu’à ce moment dans ses regards se changea en une visible inquiétude. Ses beaux yeux noirs fixés sur moi semblaient m’adresser une énergique et douce prière. L’homme que j’avais rencontré sur le pont de lianes, elle le connaissait donc ? elle craignait pour lui les soupçons, la terrible colère de Cristino Vergara ! et j’avais, sans le vouloir, commis une indiscrétion qui pouvait entraîner des suites funestes. Je laissai voir aussitôt à la jeune fille que j’avais compris ses supplications muettes. — L’homme qui a fui devant moi sur le pont de lianes est évidemment, repris-je, quelque salteador ou routier du voisinage, qui m’aurait dévalisé s’il m’avait ; -ù sans armes, et que mon équipement presque militaire a décidé à une brusque retraite. Je donnai néanmoins cette explication avec une sorte d’embarras qui ne pouvait échapper à un observateur quelque peu pénétrant, et le gaucho ne me répondit que par un geste de doute. Heureusement l’arrivée du capitaine vint donner un autre cours à l’entretien. Cristino Vergara se leva avec empressement pour tendre la main à son vieux camarade.

— Soyez mille fois le bienvenu, dit-il à don Ruperto ; je vous remercie de n’avoir pas oublié que la hutte de Cristino Vergara est sur la route de San-Blas.

— Vous me remercierez bien plus chaudement encore, répondit le vétéran, quand vous saurez ce qui m’amène ; mais je ne le dirai qu’à vous seul. En ce moment, je vois que vous êtes tous en bonne santé jet que nous n’arrivons pas trop tard ; c’est l’essentiel, ajouta-t-il en me lançant un regard d’intelligence. Je vois aussi que ma belle Fleurde-Liane est devenue une grande et charmante fille.

Fleur-de-Liane, c’était la fille aînée du gaucho, s’éloigna en rougissant, et sa sueur la suivit. Le gaucho, avec sa femme, alla, de son côté, donner quelques soins à nos chevaux. Resté seul avec le capitaine, je ne pus m’empêcher de lui faire part de l’impression d’inquiétude qui m’était restée de mes premières paroles échangées avec Cristino devant sa fille. Fleur-de-Liane rentra au moment où le capitaine allait me répondre. La jeune fille s’empressait autour de nous avec une impatience mal dissimulée. Je crus comprendre qu’elle désirait que le capitaine s’éloignât un instant, et je rappelai à don Ruperto combien il importait de mettre promptement le gaucho en garde contre un guet-apens probable de Villa-Señor.

— Je meurs de soif, répondit Castaños, et, si cette jolie fille voulait m’apporter plein un valde d’eau froide, je ferais volontiers ensuite coi que vous me demandez.

Fleur-de-Liane s’éloigna, et revint presque aussitôt avec une jarre de terre poreuse qu’elle tendit au capitaine. En voyant cette jeune fille belle et brune penchée vers le vétéran, qui tenait l’amphore collée à ses lèvres avec l’impassibilité d’un Arabe, je croyais presque avoir sous les yeux la Rébecca de la Bible. Quand le capitaine eut vidé d’un trait la moitié de l’amphore, il la remit à Fleur-de-Liane et s’éloigna après avoir déposé, en guise de remerciement, un baiser sur le front de la jeune fille. À peine était-il sorti, que Fleur-de-Liane s’approcha de moi. — Qui avez-vous rencontré au pont du ruisseau ? me demanda-t-elle tremblante. Un jeune homme ou un vieillard ?

— Je ne sais, je n’ai vu qu’une ombre qui a disparu presque aussitôt dans les fourrés de la rive ; mais pourquoi cette question ?

— Parce que, reprit-elle avec un mélange de fierté et de timidité qui me charma, parce que l’ombre que vous avez vue est peut-êtrf celle d’un jeune homme que j’aime, et qu’il court un danger de mort. Vous avez compris mes angoisses ; après avoir éveillé les soupçons dE mon père, vous avez cherché à les dissiper. Merci.

— Et vous, ne courez-vous aucun danger ?

— Oh ! moi, mon père me tuera s’il sait jamais le nom de celui qui j’aime !

Et, en parlant ainsi, la jeune fille semblait défier la mort avec une exaltation passionnée. Pour moi, ces derniers mots me faisaient frémir, et je pensai involontairement au fils de ce chasseur Vallejo qui avait juré une haine mortelle à Cristino Vergara. Quel autre nom eût pu décider le gaucho à frapper sa propre fille ? De plus en plus soucieux et agité, j’allai m’asseoir, devant la cabane, sur un banc de bois d’où je pouvais observer tous les mouvemens de la jeune fille restée dans l’intérieur. Je la vis jeter de nouveaux alimens dans le foyer, dont la flamme pétilla bientôt et lança de rougeâtres lueurs à travers les interstices de la frêle cloison de bambou. Fleur-de-Liane sortit ensuite et alla se placer sur le seuil, de façon à pouvoir être aperçue de loin grace aux ardens reflets que le foyer nouvellement attisé jetait sur elle. Fleur-de-Liane tenait sous le bras le même cantaro qu’elle avait tendu au capitaine ; son écharpe de coton (rebozo), négligemment jetée sur sa tête, pendait de chaque côté de ses épaules en deux longs plis, comme les draperies des figures byzantines. Fleur-de-Liane resta quelques secondes immobile dans cette attitude : on eût dit une statue gothique. La lune éclairait au loin le massif qui abritait le pont du ruisseau, et, au milieu de la vive clarté qui baignait la jeune fille, il était impossible que le moindre de ses mouvemens échappât au regard attentif d’un homme qui se serait tenu caché sous le rideau de verdure du pont. Je compris alors que Fleur-de-Liane se préparait à donner un signal. Elle commença par ôter lentement et avec, un naturel parfait le rebozo qui la couvrait. Elle le roula en une espèce de tortil qu’elle arrondit au-dessus de sa tête pour soutenir la cruche à base étroite que les Espagnols ont empruntée aux Maures et importée au Mexique ; puis, élevant son bras nu et bruni à la hauteur du cantaro, elle fit mine de s’avancer vers le ruisseau pour le remplir. Il semblait que la jeune belle fille eût l’art de se métamorphoser : au milieu de la clarté qui l’enveloppait des pieds à la tête, et qui mettait en relief sur l’ombre noire et lointaine de la clairière sa taille svelte et les reflets fauves de ses bras et de ses épaules nus, son attitude n’avait plus rien de la naïveté de la statuaire gothique ; mais, souple et provoquante, elle faisait penser à ces filles madianites pour lesquelles les enfans d’Israël tombèrent dans le péché. Fleur-de-Liane s’était avancée ainsi nonchalamment vers le ruisseau, quand tout à coup elle fit entendre un cri de tigresse blessée, sa cruche lui échappa et se brisa ; elle fut au moment de s’élancer vers le torrent, mais la force de sa volonté la retint, et elle se baissa comme pour ramasser les débris de son cantaro. Je devinai à peu près la cause de cette émotion soudaine. Plus heureuse que Fleur-de-Liane, qui ne pouvait aller jusqu’au ruisseau sans exposer la vie de celui qu’elle aimait, la même jeune fille qui, un instant auparavant, m’avait indiqué la cabane du Chileño s’avançait en chantant vers le pont de lianes, la tête non pas chargée d’une cruche, mais ornée de ces campanules qu’elle arrangeait dans ses cheveux quand je l’interrogeai. Je pressentis en elle une rivale de Fleur-de-Liane, et j’eus pitié de la malheureuse fille de Cristino Vergara. Je m’avançai, sous prétexte de l’aider, vers Fleur-de-Liane, qui, d’une main tremblante, ramassait les fragmens de son vase épars sur la mousse.

— Allez l’avertir, me dit-elle d’une voix impérieuse et saccadée, que je le fais poignarder par mon père, et moi après lui, s’il parle à cette jeune fille.

— Qui, lui ?

— Saturnino.

— Saturnino ! repris-je épouvanté. Eh quoi ! la fille de Cristino Vergara aime Saturnino Vallejo !

— Oui, je l’aime, et vous savez maintenant qu’il y va de sa vie comme de la mienne, si je parle à mon père. Allez donc, je vous en supplie ; Dieu vous récompensera de votre miséricorde. Vous trouverez Saturnino sur le pont de lianes.

En ce moment, le gaucho et le capitaine parurent sur le seuil de la cabane. Je compris qu’il n’était plus temps d’hésiter, et je m’éloignai avant que le capitaine eût pu me voir, tandis que la jeune fille regagnait la cabane.


II

Tout en marchant à pas lents vers le pont du ruisseau, je me posai une question assez embarrassante : Saturnino rendait-il à Fleur-de-Liane tout l’amour que celle-ci n’avait pu cacher ? Et, au cas contraire, le fâcheux qui ne craignait pas de venir troubler un doux tête-à-tête ne s’exposait-il pas à être fort mal accueilli ? J’aimai mieux croire toutefois qu’il y a, dans la passion violente et réelle, un irrésistible empire qui soumet à son joug ceux qui l’ont causée, surtout quand ils joignent au magnétisme de la passion celui non moins puissant de la jeunesse et de la beauté. Je m’avançai donc vers le pont, certain de trouver Saturnino, en dépit des provocations de la jeune fille aux campanules rouges, dans une situation d’esprit et de cœur semblable à celle de Fleur-de-Liane. Je marchais néanmoins vers le but de mes investigations avec la prudence du naturaliste qui veut étudier les mœurs des tigres ou des lions dans leurs forêts natales ; il ne doit pas oublier que les barreaux de fer des ménageries ne sont, plus là pour le défendre, et je ne perdais pas de vue qu’il n’y avait pas plus d’alcade que de gendarmes dans cette petite bourgade à demi sauvage.

À mesure que je m’avançais en parlementaire, le silence devenait plus profond. Les bruits et les lueurs qui s’échappaient des huttes s’éteignaient graduellement ; bientôt je n’entendis plus que le clapotis presque insensible du ruisseau et les vibrations légères des longues lianes sous quelque bouffée de vent chaud. Parfois aussi au frémissement des palmes sonores des lataniers se mêlaient quelques voix ou les chants lointains du village. J’écoutai de toutes mes oreilles, et j’essayai vainement de distinguer dans les rumeurs confuses venues des huttes, des bois ou du ruisseau, la voix de Saturnin ou celle de la coquette villageoise qui semblait le poursuivre. Aucun pied ne faisait craquer les feuilles sèches sur la mousse, aucunes lèvres n’échangeaient le pli léger murmure. Tout cela me parut d’un triste présage pour la pauvre Fleur-de-Liane. Je n’avais cessé d’avoir les yeux fixés dans la direction du pont, et je n’avais pas vu revenir celle que j’appelais sa rivale, et qui s’était avancée pleine de confiance dans une beauté qui était loin d’égaler celle de Fleur-de-Liane. Il y avait donc trahison, à n’en douter, et je ne pus m’empêcher d’en ressentir un amer désappointement ; tant d’amour méritait mieux. Incertain si je devais revenir lui annoncer cette funeste nouvelle, je traversai le pont mouvant, et je me retrouvai dans l’endroit où j’avais mis pied à terre une heure auparavant ; là aussi tout était désert et silencieux. La lune n’éclairait qu’une vaste solitude, des hautes herbes où jouaient en scintillant les mouches à feu et où bruissaient incessamment les cigales, des bouquets espacés de palmiers qui projetaient leurs ombres sur la plaine. Ce paysage nocturne attristait l’œil et le cœur.

Après avoir fait quelques pas en remontant le cours du ruisseau, je pris la direction opposée ; enfin je ne pus me dissimuler que Saturnino avait disparu, et je regagnai la hutte du gaucho. Fleur-de-Liane guettait mon retour avec une impatience fiévreuse. En dépit de l’échec que j’avais subi, je fis bonne contenance quand elle vint à ma rencontre.

— Avez-vous trouvé Saturnino ? me demanda-t-elle d’une voix brève.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit. — Je croyais me tirer d’embarras par cette réponse évasive ; mais la femme, quand elle aime, est doublement clairvoyante.

— Vous l’avez vu ? répliqua-t-elle. Comment est-il ?

Cette fois, il m’était permis d’hésiter à répondre. — C’est faux ; vous ne l’avez pas vu, reprit Fleur-de-Liane en pâlissant, et mon silence confirma ses doutes. Sa nature vigoureuse chancela un instant devant une réalité terrible, celle de l’infidélité de Saturnino. Deux larmes jaillirent à l’extrémité de ses longs cils noirs, ce furent les seules ; puis, ramassant les forces de son cœur brisé, elle rentra silencieusement dans la cabane paternelle. Je vins me rasseoir sous le péristyle avec cette appréhension qu’on éprouve quand on voit fumer la mèche qui va déterminer l’explosion d’une mine chargée. Le fougueux tempérament de Fleur-de-Liane allait faire éclater l’orage qui grossissait. Je la vis en frémissant s’approcher de son père et l’entraîner dans une pièce voisine. Le capitaine, qui était venu me rejoindre, remarqua ma tristesse. Je lui avais déjà confié mon inquiétude au sujet des soupçons du gaucho sur sa fille ; quand je lui eus appris que Fleur-de-Liane aimait Saturnino Vallejo, quand je lui eus parlé de la jalousie furieuse de la jeune fille et de ma course inutile au pont du ruisseau, don Ruperto fronça le sourcil et dit avec une expression de gaieté qui cachait mal son mécontentement :

Caramba ! une double venganza ! Saturnino et Villa-Seño ! Voilà deux motifs pour que nous ne soupions pas ce soir.

Un cri de fureur qui retentit dans la hutte du gaucho vint interrompre don Ruperto. Cristino rentra dans la salle du foyer, qui éclairait ses traits animés de passions fougueuses et plus terribles encore que celles de sa fille.

— Castaños ! s’écria le gaucho, vous êtes mon hôte et, mon ami, et vous m’aiderez à venger l’honneur de mon nom. Le fils de Vallejo a déshonoré ma fille, elle-même le proclame ; mais le larron d’honneur est dans ces bois… Vous aussi, seigneur cavalier, le foyer de votre hôte est souillé… A cheval ! à cheval ! Il était fort superflu de discuter en ce moment avec le gaucho ; mieux valait, en feignant de l’aider dans ses projets de vengeance, se ménager l’occasion de sauver celui qu’ils menaçaient, si cela était en notre pouvoir. Nous courûmes donc seller nos chevaux, et en quelques minutes nous fûmes prêts pour une excursion nocturne dont la cabane de Saturnino semblait devoir être le but. Au moment de monter à cheval, je vis le gaucho, outre le lazo attaché derrière sa selle, ceindre son corps d’une courroie de cuir à trois branches, dont deux seulement étaient d’égale longueur. Chacune des trois branches était armée à son extrémité d’une boule recouverte de cuir et de la grosseur du poing. C’étaient les bolas du gaucho, plus redoutables encore que son lacet. Avant de m’éloigner avec mes deux compagnons, je jetai un dernier coup d’œil dans l’intérieur de la hutte : la mère et la plus jeune fille sanglotaient dans un coin de la pièce commune, et à quelques pas d’elles Fleur-de-Liane se tenait accroupie, la tête voilée de son rebozo.

Ce fut vers le pont de lianes que nous poussâmes d’abord nos chevaux ; il était désert comme je l’avais laissé. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, Cristino descendit précipitamment de cheval et se baissa pour examiner les traces ; il sauta ensuite sur le pont, qu’il traversa, et alla continuer ses recherches de l’autre côté. Nous attendions le résultat de cette enquête, le capitaine et moi, sans échanger un seul mot, et, comme notre attente se prolongeait, je mis pied à terre aussi moi-même. Je n’avais jamais pu voir sans un intérêt extrême les Indiens ou les métis du Nouveau-Monde interroger la terre comme un livre mystérieux. J’allai donc rejoindre le gaucho. Tout à coup mes regards, qui, fixés sur lui, étaient naturellement attirés vers le sol, se portèrent sur un bouquet qui n’avait pu être oublié dans l’herbe que par une des plus jolies et des plus coquettes habitantes du pueblo. Ce bouquet était formé de fleurs sauvages liées entre elles par un rameau de chintule[1] odorant. Ma première pensée fut que cet indice pouvait avoir quelque valeur dans les circonstances où nous nous trouvions, et je retournai auprès du capitaine, qui nous attendait patiemment à l’entrée du pont. — Voilà ce que je viens de trouver, lui dis-je.

— Un bouquet ! C’est sans doute un message symbolique pour Fleur-de-Liane ; il faut le lui remettre à tout hasard.

Le plus difficile était d’exécuter ce projet sans donner l’alerte à Cristino, et j’allais déjà m’élancer à pied vers la hutte, quand, son examen fini, le gaucho s’écria : — À cheval ! je sais maintenant de quel côté nous devons courir.

Le Chileño repassa le pont, se jeta en selle et prit de nouveau les devans au galop. C’était heureusement dans la direction de sa cabane. L’unique rue du village que nous traversâmes était plongée dans une obscurité complète. Quelques curieux, devinant peut-être la cause des allées et venues de Cristino, se montraient çà et là sur le seuil des huttes. Silencieux, le gaucho n’échangeait aucun salut avec ses voisins et continuait sa course au milieu des aboiemens des chiens de garde. Le capitaine et moi, fort contrariés de battre les bois au lieu de souper, nous ne parlions pas davantage. Dans une seule cabane, on ne dormait pas ; dans celle-là seule, le foyer jetait encore quelques lueurs : c’était la hutte de Fleur-de-Liane. Mes deux compagnons passèrent outre comme un ouragan ; contenant légèrement mon cheval, j’eus le temps de jeter sans être vu par la porte ouverte le bouquet aux pieds de celle à qui je le croyais destiné. Je la vis tressaillir, ramasser les fleurs symboliques, et je repris le galop.

Après avoir laissé derrière nous le petit village de Palos-Mulatos, nous nous enfonçâmes dans un assez long sentier qui, sous les arches de verdure dont il était couvert, eût semblé sombre comme un souterrain, si la lune n’eût réussi à glisser quelques rayons à travers les rares interstices des branchages entrelacés. Nous chevauchions en pleine forêt vierge. Parfois, en galopant à la suite du gaucho, nous étions forcés de nous baisser sur notre selle pour nous dérober aux étreintes de la végétation parasite qui de toutes parts nous enveloppait. Les longs éventails des palmiers obstruaient à chaque pas notre route. Sur la terre molle et spongieuse du sentier, le pas de nos chevaux ne produisait aucun son, et respectait les harmonies nocturnes de ces splendides forêts. Au bout d’une demi-heure de galop, nous tournâmes brusquement à gauche par un sentier plus étroit embranché sur le premier, et qui nous conduisit à une petite cabane vivement éclairée par la lune. De gigantesques lataniers étendaient sur le toit de la hutte comme de vertes persiennes leurs éventails aux lames aiguës. Le gaucho poussa impétueusement son cheval vers cette cabane. — Ici demeure, nous dit-il, l’homme qui connaît le mieux ces forêts ; lui seul nous dira où il faut chercher Saturnino. Holà ! Berrendol dormez-vous ?

Personne ne répondit, et le Chileño impatienté heurta rudement du pommeau de son sabre la cloison de bambous. Aux coups redoublés qui se succédaient, la voix d’un homme répondit enfin :

— Qui m’appelle, et pourquoi ce vacarme ?

— C’est moi.

— Qui vous ? répondit, la voix.

— Cristino Vergara.

Nous entendîmes la porte s’ouvrir enfin, et un homme d’une figure non moins farouche que celle du Chilien se montra sur le seuil. Cet homme, de haute taille, était maigre, nerveux et souple comme une de ces fortes lianes que la hache peut à peine entamer ; dans sa figure basanée, dans ses traits mobiles, on lisait un singulier mélange d’audace et de placidité railleuse. En vrai chasseur mexicain, toujours prêt à quitter sa couche de gazon pour suivre la piste d’un cerf ou d’un jaguar, l’habitant de la cabane dormait revêtu de son costume complet de cuir fauve, qui se composait d’une veste et d’un pantalon étroitement serré aux hanches. Il resta un moment immobile sur le seuil de sa hutte, et promena sur chacun de nous un regard interrogateur. Il semblait attendre nos questions : ce fut Vergara qui le premier rompit le silence.

— Saturnino est-il au Palmar ? demanda le gaucho.

— Il doit y être ; mais pourquoi cette demande ? le fils de Vallejo paraît-il de trop dans ce monde à Cristino Vergara ?

— Oui.

Cette laconique et terrible réponse ne parut pas surprendre Berrendo.

— Eh bien ! à la garde de Dieu ! reprit-il. La nuit sera bonne pour vous, Cristino. Peut-être demain aurez-vous pris au piège deux ennemis au lieu d’un.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous vous rappelez un officier espagnol qui fut votre prisonnier, et qui se nommait Villa-Señor ? reprit Berrendo.

Castaños et le Chilien échangèrent un regard d’intelligence.

— Oui, répondit Vergara ; eh bien ?

— J’étais, il y a une heure, à la Laguna de la Cruz, dit Berrendo, je guettais la venue d’un cerf que j’avais déjà vainement poursuivi, quand un cavalier s’approcha de l’étang pour faire boire son cheval. Je jugeai à propos d’observer cet homme avant de me montrer, et je vis le cavalier pousser sa mouture dans l’étang, puis l’arrêter à quelques pas du bord. Il ôta son chapeau de paille, comme pour aspirer plus à l’aise les fraîches émanations du lac, et c’est alors que je reconnus, malgré son épaisse chevelure blanche, ce damné Espagnol dont les traits ne sortiront jamais de ma mémoire. Mon premier mouvement à cette vue fut d’armer ma carabine.

— Votre premier mouvement était bon, caramba ; quel a été le second ?

— J’ai réfléchi que le cavalier n’était peut-être pas seul, et que le bruit d’un coup de feu pouvait attirer ses compagnons. J’ai eu recours alors à un moyen qui m’a toujours réussi quand je veux traquer un ennemi sans brûler de la poudre.

— Je devine, reprit Cristino ; vous avez fait une quemada[2].

— Oui, vraiment, et une belle, je vous jure. J’ai mis le feu aux quatre coins du taillis autour de l’étang de la Cruz. Ce qui m’a décidé à user de ce moyen, c’est que Villa-Señor, après avoir fait boire son cheval, est sorti de l’étang, a mis pied à terre et s’est étendu pour dormir sous un palmier. Je lui ai préparé un beau réveil. Tenez, ne sentez-vous pas déjà la fumée que le vent porte de ce côté ?

— A la bonne heure ! répondit Cristino ; je reconnais mon vieux camarade. Eh bien ! capitaine Ruperto, que dites-vous de l’expédient ? Nous voilà délivrés de Villa-Señor ; nous n’avons plus à songer qu’à Saturnin, et celui-ci ne nous échappera pas. En route donc, et vers le Palmar !

Quelques instans après, nous avions laissé bien loin derrière nous la cabane du chasseur de cerfs si expert en quemadas. Nous atteignîmes bientôt un endroit où la route se rétrécissait tellement que nous fûmes obligés de nous mettre à la file l’un de l’autre, et encore le passage était-il si étroit que ce n’était qu’au pas qu’un cheval y pouvait avancer. Le gaucho marchait en tête, don Ruperto le suivait immédiatement, et je venais ensuite à quelque distance de mes deux compagnons de route. Enfin, après quelques minutes de cette marche incommode, nous parvînmes à une espèce de carrefour où divers sentiers venaient aboutir. Le gaucho en prit un, afin d’étudier quelques traces qu’il venait de remarquer, et, après nous avoir priés de l’attendre un instant, il ne tarda pas à disparaître. Resté seul avec don Ruperto, je profitai de l’occasion pour m’ouvrir à lui. — Savez-vous, lui dis-je, mon cher capitaine, que le rôle qu’on nous fait jouer est pour le moins singulier ! Je ne sais comment vous qualifiez l’action à laquelle nous prêtons les mains en cette circonstance ?

— Hum ! il y a vingt-cinq ans, j’aurais appelé cela une embuscade ; aujourd’hui…

— Je l’appelle un guet-apens, interrompis-je. Il est évident que le gaucho espère surprendre ce pauvre jeune homme, comme Berrendo surprend les bêtes fauves de la forêt. Moi, je déclare ne pas vouloir être le complice d’un assassinat ; je dirai plus, je veux l’empêcher, et je compte sur vous pour m’aider.

— Vous n’avez peut-être pas tort, mais l’honneur a parfois des exigences cruelles. Le gaucho est un de mes vieux compagnons d’armes je ne pourrais l’abandonner en ce moment sans passer pour un lâche.

Je convins avec le capitaine qu’à son point de vue il avait raison ; mais je n’avais pas les mêmes motifs que lui pour me résigner à un rôle passif, et je lui demandai ce qu’il me conseillait de faire pour empêcher que la fâcheuse aventure où nous étions engagés n’aboutit à un dénoûment tragique.

— Vous avez à faire une chose bien simple : ce sentier que vous voyez et à l’angle duquel a tourné Cristino conduit par un circuit au Palmar. Suivez-le pendant quelque temps, mettez pied à terre, attachez solidement votre cheval dans quelque fourré, enfoncez-vous à pied dans les bois ; marchez toujours avec la lune en face de vous et avec votre ombre derrière ; vous ne pourrez manquer d’arriver au Palmar ; et si vous y êtes avant nous, tant mieux. Je motiverai de mon mieux votre disparition.

Je remerciai le capitaine de ses avis, et je m’éloignai par le sentier qu’il m’avait indiqué.


III

Ce n’est pas une petite affaire pour un voyageur européen que de se trouver seul et déjà épuisé par une journée de marche au milieu des labyrinthes d’une forêt vierge. J’avoue que, si la vie d’un homme n’eût été en jeu dans cette occasion, j’aurais prosaïquement repris la route par laquelle j’étais venu pour aller demander dans quelque cabane du petit village d’où je sortais une hospitalité moins orageuse que celle du gaucho. Toutefois les instructions de don Ruperto étaient assez précises pour que je ne risquasse pas de m’égarer en supposant même que ma tentative demeurât inutile. Je cheminai donc quelques instans dans le sentier que je venais de prendre, je mis pied à terre et j’attachai mon cheval à un arbre ; puis, après avoir soigneusement noté dans ma mémoire la configuration de l’endroit où je me trouvais, je passai mes deux pistolets à ma ceinture et je m’enfonçai dans les fourrés, marchant comme on me l’avait recommandé avec la lune en plein visage.

Une semblable recommandation n’était pourtant pas facile à suivre. À peine mes regards pouvaient-ils percer le dôme épais du feuillage pour interroger de temps à autre, — tant j’avais peur de m’égarer dans ce labyrinthe de forêts, — le cours de la lune, qui nageait dans un ciel d’une admirable pureté. Peu à peu cependant la limpidité de l’atmosphère parut se ternir ; il me semblait que des nuages noirs traversaient les airs avec une rapidité surprenante, car je ne sentais pas le moindre souffle de vent autour de moi. Bientôt un reflet étrange se dessina sur la voûte du ciel ; ce reflet était changeant, tantôt d’un blanc jaunâtre comme les premières lueurs de l’aube, tantôt empourpré comme les dernières teintes du couchant. En même temps, il me semblait que les solitudes muettes s’éveillaient et se remplissaient de murmures. On entendait au loin retentir le cri des oiseaux ; mais ces cris ne paraissaient saluer ni le retour du soleil, ni celui de la fraîcheur des nuits après un jour brûlant. C’était une clameur discordante, des notes confuses, effrayées ou plaintives, auxquelles ne tardèrent pas à se mêler les vagissemens d’effroi des chacals et de tous les hôtes des bois. Des momens de silence succédaient à ces rumeurs étranges dont je commençais à soupçonner l’origine en me rappelant le sinistre avertissement du chasseur des cerfs. Des symptômes terribles ne me laissèrent bientôt plus aucun doute. Des tourbillons d’une fumée noire pailletée d’étincelles se balançaient comme de sombres panaches sur la voûte obscurcie du ciel, et des oiseaux éperdus, suffoqués, voletaient par centaines au-dessus de ces tourbillons ; la forêt, une partie de la forêt du moins, était en feu, à peu près dans la direction que je suivais. Craignant de me trouver enveloppé dans la flambée, je m’arrêtai un instant pour m’orienter de nouveau dans un endroit où la végétation moins épaisse laissait au-dessus de ma tête une assez large trouée sur le ciel. L’horizon était alors teint d’une clarté sanglante ; le disque de la lune n’y apparaissait que comme une tache pâle à laquelle je tournais le dos. En marchant dans la direction que le capitaine m’avait enjoint de suivre, je m’aperçus avec joie que je laissais l’incendie derrière moi. Complétement rassuré, je doublai le pas, mais j’avais compté sans les difficultés toujours renaissantes du chemin. Quelque pénible qu’il fût de se faire jour à travers cette végétation puissante, il était un obstacle encore sur lequel je n’avais pas compté : c’était le nombre prodigieux d’insectes qu’un éternel soleil y fait pulluler et que le froissement des branches faisait tomber sur moi par myriades. Quand j’en sentis les piqûres brûlantes, il était trop tard pour reculer, car j’avais autant de chemin à faire pour revenir sur mes pas, selon toute apparence, que pour gagner la clairière du Palmar, et il me fallait fuir l’incendie.

Enfin, et à ma grande satisfaction, j’aperçus à travers un rideau de palmiers les rayons de la lune jeter une blanche nappe de lumière sur un large espace ouvert devant moi : c’était la clairière, que je cherchais et que je trouvais déserte encore. Cette clairière formait une vaste ellipse et ressemblait à un cirque romain. À l’une des extrémités de l’arène, une flaque d’eau irisée par la lune se détachait sur un fond de verdure comme une opale enchâssée dans une émeraude. Un triple rang de palmiers semblait jeté tout autour comme une digue pour contenir la mer de verdure qui frémissait derrière eux. Avides d’air et de lumière, les feuillages parasites escaladaient la tête des palmiers qui ployaient sous leur poids. Comme le faneur qui ne peut supporter une gerbe trop lourde, les palmiers laissaient déborder jusqu’à leurs racines la végétation luxuriante de la forêt. De vagues murmures s’élevaient du sein de ce vert océan ; on eût dit le bouillonnement de la sève de ces grands arbres que des milliers d’étés avaient fécondée, et dont aucun hiver n’avait arrêté le cours.

J’étais bien dans cette clairière du Palmar habitée par la famille du chasseur Vallejo. J’avais entendu Berrendo affirmer que Saturnino devait être dans sa demeure. Sa hutte était donc dans quelque coin caché du Palmar ; elle devait être sans doute située près de la flaque d’eau. Je m’empressai d’y courir ; mais, pour éviter d’être aperçu du gaucho, au cas où il viendrait à déboucher presque aussitôt que moi dans l’enceinte de palmiers, j’en fis le tour, protégé par l’ombre épaisse qu’ils versaient à leurs pieds. Je n’apercevais rien encore ; toutefois je crus entendre à peu de distance de moi une voix de femme murmurant une de ces mélodies plaintives qu’on entend parfois le soir dans les campagnes, et quelques instans après je vis en effet sur une butaca de cuir et sur le seuil d’un jacal une vieille femme assise, immobile, au clair de la lune. Elle ne me vit pas sans doute, car elle n’interrompit point sa mélancolique chanson : c’était la mère de Saturnino, qui attendait le retour de son fils. Au bruit de mes pas, la vieille femme cessa de chanter, puis elle leva vivement la tête ; mais le désappointement et la frayeur se peignirent sur sa figure quand elle reconnut un étranger à la place de son fils.

— N’ayez pas peur, lui dis-je aussitôt ; vous voyez en moi un homme qui désire préserver Saturnino d’un grand danger.

Virgen santisima ! s’écria la mère, que voulez-vous dire ? Saturnino aurait-il été dévoré par le feu qui rougit le ciel là-bas ?

— Vous connaissez Cristino Vergara ?

À ce nom qu’elle n’avait que trop de raisons sans doute pour n’avoir pas oublié, la vieille femme fit un signe de croix avec une muette épouvante.

— Oui, oui, dit-elle ; il y a long-temps que nous aurions quitté le pays, si la jeunesse savait écouter la voix de la raison.

Je me hâtai d’avertir la mère de Saturnino de la venue prochaine de Cristino.

— Il se fait tard, me répondit-elle, et j’espère que Saturnine ne reviendra pas ce soir. Plaise à Dieu que la flambée intercepte sa route !

Je compris que le fils de Vallejo n’avait pas laissé ignorer à sa mère son amour pour Fleur-de-Liane ; la vieille habitante du Palmar n’en avait pas moins confiance dans la protection du ciel. Elle espérait que Dieu protégerait son fils. Saturnino était d’ailleurs, comme Berrendo, un chasseur de profession, et, s’il n’était pas encore rentré à la cabane, il passait probablement la nuit à la poursuite de quelque gibier.

— En tout cas, repris-je, Satur nino a du cœur, et maintenant qu’il est averti…

— Oui, sans doute, il est brave comme pas un, et c’est pour cela qu’il ne fuirait pas ; mais, quant à se défendre contre Cristino, il n’en fera rien. Vingt fois il a tenu la vie du meurtrier de sa famille entre ses mains, lorsqu’à l’affût des chevreuils il le voyait traverser ces bois sans en être vu, et chaque fois le souvenir de la fille a protégé le père.

J’avais atteint le but que je m’étais proposé, et j’allais reprendre le chemin par lequel j’étais venu, lorsque la mère alarmée s’écria : — Jesus Maria ! le voici ! Et la pauvre femme, dont l’œil, quoique affaibli par l’âge, avait été plus perçant que le mien, se tordit les mains avec angoisse. Ce ne fut toutefois que l’émotion d’un moment. Reprenant tout son sang-froid, elle courut vers un cheval attaché à un piquet à quelques pas derrière la hutte, et se mit à le seller précipitamment.

Cependant mes regards s’étaient portés du côté de la lisière de palmiers où la veuve de Vallejo venait d’apercevoir son fils. Je pus alors voir distinctement le jeune chasseur qui marchait d’un pas ferme vers la hutte, dans toute la confiance et la vigueur de la jeunesse, tandis que la lune faisait briller le canon d’une carabine jetée sur son épaule ; mais je remarquai bientôt avec inquiétude que le long de l’enceinte des palmiers rôdait un nouvel arrivant. À sa haute taille, à son épaisse chevelure blanche, je crus reconnaître ce Villa-Señor dont le capitaine Castanos m’avait fait minutieusement le portrait. La figure du rôdeur nocturne ne fit toutefois que m’apparaître comme un de ces fantômes qui traversent les rêves. Après avoir fait quelques pas dans la clairière, l’inconnu rebroussa chemin et rentra brusquement dans le taillis. Pendant que j’observais ainsi tour à tour le jeune Saturnino et le taillis de palmiers où l’individu suspect avait sans doute cherché un abri, l’incendie allumé par Berrendo redoublait de violence, et par intervalle les échos répétaient les mugissemens des taureaux sauvages, les glapissemens des chacals qui fuyaient éperdus devant les flammes.

Au moment où Saturnino arrivait près de la cabane, sa mère achevait de seller le cheval ; elle courut vers son fils, le serra dans ses bras, et je l’entendis murmurer une ardente prière. Les momens étaient précieux, et je me demandais comment le vindicatif et impétueux gaucho n’avait pas encore atteint la clairière. La flambée seule, qui l’avait sans doute forcé de faire un détour, expliquait ce retard. Le jeune homme se dégagea doucement des bras de sa mère, et, sourd à ses supplications, s’avança vers moi. Un étonnement bien marqué, mais sans le moindre mélange de frayeur, se lisait sur les traits du fils de Vallejo, où je retrouvais, avec une nuance de mélancolie de plus, cette expression de fierté douce et d’exaltation contenue qui m’avait frappé chez Fleur-de-Liane.

— Il y avait entre Cristino et moi, s’écria-t-il, une trêve tacite ; qui a pu la rompre si soudainement ?

— Sa fille, lui dis-je.

À ces mots, le jeune homme ne put maîtriser une violente émotion. Il s’approcha de moi en frémissant, et je m’empressai de lui dire en quelques mots, car à chaque instant je tremblais de voir arriver le gaucho, le message dont j’avais été chargé pour lui, ma réponse à Fleur-de-Liane, son accès de jalousie et la révélation qui en avait été la suite.

— Pourquoi, dit alors Saturnino, qui semblait accablé sous le poids d’une écrasante douleur, pourquoi m’en veut-elle d’avoir quitté le pont de lianes sans l’attendre ? ne m’avait-elle pas fait signe de m’éloigner ? J’ai obéi à son ordre, et c’est là le crime qu’elle veut punir de mort ! Non, non, elle ne m’aime pas !

Je pensais tout différemment, et je m’efforçais de lui faire partager ma conviction, mais en vain, quand sa mère nous interrompit. Elle amenait le cheval de son fils. La pauvre femme, jetant des regards effrayés autour d’elle, et craignant de voir apparaître l’homme qui menaçait la vie de Saturnino, le suppliait, au nom de tous les saints du paradis, de s’élancer en selle et de s’éloigner, Saturnino restait immobile.

— A quoi bon ? répondit-il. Que ferais-je à présent de la vie ?

Je joignis mes instances à celles de sa mère ; ce fut peine perdue, le jeune homme ne nous écoutait plus. Sa main jouait machinalement avec la batterie de sa carabine ; bientôt, comme s’il eût même renoncé à disputer sa vie, il ouvrit le bassinet et en laissa tomber l’amorce ; puis il jeta son arme loin de lui avec la corne qui renfermait la poudre. Cependant l’instinct de la vie, qui sommeille parfois, mais qui meurt rarement dans le cœur de l’homme, sembla un moment reprendre quelque empire sur Saturnino. Il mit un pied dans le large étrier de bois suspendu à sa selle ; mais son pied retomba bientôt. Il jeta encore une fois un regard complaisant sur ce coursier qui en un clin d’œil pouvait mettre entre la mort et lui un espace infranchissable. Ce dernier mouvement de faiblesse fut bientôt dompté. Saturnino jeta près de sa carabine le machete suspendu à sa ceinture. De ce moment, l’instinct de la vie, la terreur naturelle de la mort, s’éteignirent devant une inébranlable résolution que ni les cris de sa mère ni mes remontrances ne purent vaincre.

Le temps s’écoulait, et le jeune chasseur, la main passée dans la crinière de son cheval, restait immobile. Tout à coup je le vis tressaillir comme sous un choc électrique. On eût dit que ce magnétisme inexplicable qu’exerce parfois l’amour lui apportait un mystérieux avertissement. Au même instant et presque derrière nous, l’enceinte verte de la clairière se fendit à nos yeux, et, pâle comme un mort échappé au tombeau, Fleur-de-Liane apparut aux rayons de la lune ; sa robe était froissée, déchirée par les ronces, dont les nattes déroulées de sa chevelure retenaient encore les feuilles ; des gouttes de sang empourpraient son sein et ses épaules, et la jeune fille ne put que s’élancer haletante vers Saturnino. Au cri qu’il poussa, à la flamme qui brilla dans ses yeux, il était facile de voir que l’amour de la vie revenait envahir le cœur du chasseur comme le flot long-temps repoussé par une digue insurmontable.

— J’arrive à temps ! béni soit Dieu ! put enfin s’écrier Fleur-de-Liane. Saturnino, je voulais ta mort, parce que je t’ai cru infidèle ; maintenant je sais…

Et la jeune fille tira de son sein un bouquet (je le reconnus pour celui que je lui avais jeté en passant) qu’elle pressa contre ses lèvres avec transport. — Saturnino, reprit-elle précipitamment et en prenant le bras du jeune homme, je veux à présent que tu vives ; ce bouquet m’a rendu la vie. Ce blanc floripondio m’a dit que j’étais la plus belle à tes yeux ; ces fleurs rouges des lianes m’ont appris que pour toi la rivale qui les a portées n’est qu’un prétexte à ta présence près de, notre hutte ; ces marjolaines m’ont parlé de tes tourmens. Oui, je sais tout maintenant, ce brin de chintule m’a tout révélé : je sais que tu m’aimes… Mais qu’attends-tu ? Mon père va venir ; espères-tu obtenir son pardon pour avoir aimé sa fille ? N’y compte pas. Dans un moment où je voulais mourir après toi, j’ai dit à mon père que je t’appartenais… que tu t’étais joué de l’honneur de sa fille ; — j’ai menti ; dans un moment de délire, j’ai voulu notre mort à tous deux. Veux-tu fuir maintenant ?

À ce moment, Cristino et Castaños arrivaient dans la clairière ; mais déjà Saturnino, passant du désespoir à une joie fiévreuse, avait entouré de ses bras le corps souple et charmant de Fleur-de-Liane, et l’avait assise sur son cheval, qui venait de partir comme un trait, emportant la jeune fille et le chasseur désarmé. Le gaucho, suivi du capitaine, se lança à leur poursuite.

— Arrêtez, capitaine ! criai-je à Castaiios ; laissez au moins la partie égale.

Le vieux guerrillero s’arrêta en effet à ma voix ; mais il n’en fut pas de même du gaucho. Pour combler la distance qui le séparait encore de l’objet de sa haine, il brandit son lazo, qui s’abattit en tournoyant sur les deux fugitifs. Saturnino, enlacé par le nœud coulant, fit un effort surhumain pour arrêter son cheval, dont les jarrets ployèrent jusqu’à terre, et, au moment où le bras vigoureux du gaucho allait l’arracher à ses arçons, le jeune homme tira son couteau, la seule arme qui lui restât. En un clin d’œil, le lazo fut tranché. Je ne pus retenir un cri de joie. Saturnino volait de nouveau sur la clairière, en traînant Fleur-de-Liane éperdue. Les deux fugitifs n’étaient plus qu’à une courte distance de l’un des sentiers qui s’ouvraient sur l’enceinte du Palmar. Le gaucho bondissait à leur poursuite, silencieux et implacable. Je le vis alors dénouer ses boules et la triple courroie de cuir qui ceignait sa ceinture, prendre en main l’une de ces boules, et faire tournoyer les deux autres au-dessus de sa tête, et nous l’entendîmes chanter ces deux vers :

De mi lazo t’escaparas,
Pero de mis bolas… quando[3].

J’en allais apprendre la terrible signification. Les boules sortirent en sifflant des mains du gaucho et s’enlacèrent autour des jarrets du cheval. Lancé à fond de train, l’animal s’abattit. En deux bonds, le gaucho fut, l’épée haute, derrière sa fille évanouie, derrière le chasseur désarçonné. Rien ne pouvait sauver l’une des deux victimes, quand un coup de feu retentit à l’entrée du sentier que les fugitifs avaient en vain cherché à gagner : le gaucho tomba, et tout redevint silencieux.

Cette fois le capitaine Castaños s’était impétueusement élancé dans la direction où le coup de feu s’était fait entendre ; mais il s’arrêta subitement au milieu de sa course et revint vers moi. — A tout prendre, dit-il avec un accent de sombre résignation, je n’ai pas le droit de punir Villa-Señor ; Dieu voulait que cet homme fût vengé.

— Partons au plus vite, dis-je à don Ruperto, et je lui montrai, derrière Fleur-de-Liane penchée sur le cadavre de son père, Saturnino et sa mère silencieux et agenouillés. C’est à Dieu seul qu’il appartient maintenant de consoler les douleurs que nous laissons derrière nous.

— Non, j’ai encore un devoir à remplir ; je suis la cause innocente de la mort de Cristino, et c’est à moi qu’il appartient de porter cette triste nouvelle à la veuve de celui qui était mon ami avant d’être mon hôte. Quant à vous, Berrendo ne vous refusera pas, à ma prière, l’hospitalité pour trois ou quatre jours dans sa cabane.

Castaños me conduisit en silence jusqu’à l’endroit où mon cheval était resté attaché à son arbre, et où, terrifié par les lueurs de l’incendie qui allaient déjà diminuant, il essayait en vain de rompre la solide reata (courroie) qui le retenait. De là nous gagnâmes la hutte de Berrendo, à qui nous apprîmes la mort du gaucho. Le chasseur de cerfs consentit volontiers à me recevoir dans son jacal. J’allais donc vivre pendant quelques jours de la vie rude et solitaire des chasseurs du Mexique ; mais j’étais loin de me plaindre de la circonstance qui me permettait de faire si complètement connaissance avec les mœurs d’une contrée toute nouvelle pour moi.

Quatre jours s’écoulèrent sans que je revisse le capitaine. L’incendie, qui s’était concentré dans un sentier assez large autour de la Laguna de la Cruz, n’avait pas tardé à s’éteindre. Pendant quatre jours, j’accompagnai Berrendo dans ses chasses. Assez médiocre tireur, j’abattais peu de gibier, mais j’étais dédommagé par l’imposant spectacle d’une nature vierge. Ce qui distingue les bois du Mexique, c’est que les arbres vénéneux y croissent en très grande abondance. On y rencontre à chaque pas le palo mulato au tronc exfolié, au suc corrosif, et le yedra[4] à l’ombrage mortel. En revanche, les arbres fruitiers y sont très nombreux aussi, depuis le plaqueminier aux baies brunes et odorantes jusqu’à l’assiminier aux fruits gros et parfumés comme l’ananas. Je commençais à prendre très patiemment ma nouvelle vie de chasseur, d’autant plus que les causeries de Berrendo, vieux soldat de l’indépendance, abrégeaient pour moi les longues heures de chasse ou d’affût. Enfin, le soir du quatrième jour depuis mon installation dans le jacal de Berrendo, le capitaine vint me rejoindre. Il avait laissé la famille du gaucho, augmentée de Saturnino et de sa mère, à la veille de partir pour les fertiles plaines de la Sonora, où la terre ne demande que des bras à occuper et des hommes à nourrir. Dans ces pays nouveaux, les familles qui veulent fuir des lieux marqués par de tristes souvenirs ont dans l’émigration une ressource toujours prête. La vie du défricheur n’y est pas seulement un but pour les individus déclassés en quête d’une tâche utile, c’est aussi un refuge pour les grandes infortunes ; Saturnino, en renonçant à sa vie à demi sauvage, obéissait à son insu à cette loi naturelle des sociétés humaines, dont le premier âge est la chasse, dont le second est l’agriculture. Il suivait aussi cet instinct secret qui pousse la race latine du sud vers le nord de l’Amérique et la race anglo-saxonne du nord vers le sud, instinct qui prépare lentement la fusion de deux races antipathiques dans les déserts intermédiaires où elles se rencontrent, et que la Providence semble vouloir peupler.

Notre route jusqu’à la mer était la même que celle des deux familles émigrantes. Il était assez probable que nous rejoindrions en chemin le lourd chariot qui les emportait vers la Sonora. Rien ne me retenait plus chez Berrendo, et la fraîcheur du soir nous invitait à partir pour arriver à San-Blas le lendemain avant la grande chaleur du jour. Nous prîmes congé du chasseur et nous nous mîmes en route. La nuit tout entière s’écoula pour nous dans une course rapide au milieu des grands bois où je venais de passer, par un singulier hasard, quelques-unes des heures les plus péniblement agitées et aussi quelques-unes des plus paisibles journées de mon voyage. Vers le matin, nous vîmes les forêts s’éveiller dans toute leur splendeur, et bientôt, à travers leurs vertes arcades, apparut à nos yeux la nappe limpide de la baie de San-Blas ; nous quittâmes enfin le couvert des bois pour gagner les collines au sommet desquelles j’espérais découvrir la ville elle-même.

Il y a environ aujourd’hui trois cent trente-huit ans que, de Mexico déjà conquis, Fernand Cortez se mit en route pour l’occident de la Nouvelle-Espagne. Après une longue et pénible marche, il arriva au coucher du soleil sur le sommet d’une chaîne de collines arides. Là, le spectacle qui frappa ses yeux lui arracha un cri d’admiration : c’était une échappée du golfe de Californie, teinte de la pourpre du soleil couchant. Il appela ce golfe la Mer Vermeille, et on l’a nommé aussi depuis la Mer de Cortez. C’était au sommet de cette même colline, où s’était arrêté le conquérant du Mexique, que, ravi du même spectacle, j’arrêtai mon cheval à côté de celui du capitaine Castaños. L’heure seule était différente ; le soleil encore peu élevé ne semblait pas incendier les eaux du golfe comme lorsqu’il s’y plonge le soir. Au moment où je contemplais la baie de San-Blas, Cortez l’eût appelée la mer d’azur.

Si imposant que fût ce spectacle, mon attention en fut pourtant bientôt détournée : un lourd chariot chargé d’ustensiles de ménage et traîné par deux bœufs suivait lentement la route qui serpentait au pied des collines. Un homme et quatre femmes suivaient à pied, et je distinguai dans ce groupe l’élégante silhouette de Fleur-de-Liane ainsi que celle de Saturnino : c’étaient les deux familles émigrantes en marche vers le nord, tandis que j’allais tourner à l’ouest. Le capitaine échangea de loin un salut avec Fleur-de-Liane. Un détour du chemin nous cacha bientôt les voyageurs, et je reportai mes regards vers la baie de San-Blas, en faisant des vœux pour le bonheur de ces deux créatures dont j’avais un moment partagé les plus intimes douleurs : le spectacle que j’avais sous les yeux n’éveillait que des impressions de paix et d’espoir. La baie de San-Blas, à mesure que le soleil montait à l’horizon, nous apparaissait de plus en plus radieuse. Les îles verdoyantes, éparpillées sur les flots de la Mer du Sud, ressemblaient a ces massifs fleuris que les fleuves d’Amérique arrachent parfois à leurs rives et charrient dans leur cours. Des voiles blanches se détachaient à l’horizon, comme des ailes de mouettes, et, dans les grands rochers fauves qui se dressaient au-dessus des vagues, je croyais voir autant d’aiguilles gigantesques jetées là pour marquer les heures solaires sur cet immense cadran d’azur.


GABRIEL FERRY.

  1. Espèce de jonc dont les racines donnent, par l’infusion dans l’eau, une douce et agréable odeur qui sert à parfumer le linge.
  2. Quemada : ce mot signifie une brûlée, un de ces incendies que les chasseurs mexicains ne craignent pas d’allumer quand ils n’ont pas d’autres moyens de saisir leur proie.
  3. Tu échapperas à néon lacet ; — mais à mes boules… jamais.
  4. Espèce de mancenilier.