Aller au contenu

Scènes de la vie militaire au Mexique/05

La bibliothèque libre.
Scènes de la vie militaire au Mexique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 690-721).
◄  04

CABECILLAS Y GUERRILLEROS


SCENES DE LA VIE MILITAIRE AU MEXIQUE.




LE RASTREADOR.




I. – LUZ LA CIGARRERA.

En 1814, par une belle matinée d’été, un voyageur, monté sur un cheval, qui malgré les coups d’éperon, n’avançait plus qu’à pas lents, s’acheminait, en sifflant vers la petite ville de Pucuaro, située dans l’état mexicain de Valladolid. Déjà il en pouvait découvrir les maisons éclairées par les premiers rayons du soleil. Rien qu’à voir les flancs du cheval baignés de sueur et les vêtemens poudreux du cavalier, on devinait qu’ils venaient tous deux de voyager plusieurs jours à marches forcées. Le cavalier solitaire était un jeune homme de haute taille et vigoureusement découplé ; il eût pu passer pour un fort joli garçon, si d’épais sourcils d’un noir de jais n’eussent donné une expression sinistre à sa physionomie, empreinte d’une audace toute militaire. Ce cavalier à la fière allure n’était autre qu’un certain Berrendo, chez qui, bien des années plus tard, après ma courte halte dans un hameau voisin de San-Blas, je devais trouver l’hospitalité avant d’arriver sur les bords de la Mer Pacifique. À l’époque où commence ce récit, Berrendo, qui portait alors son vrai nom de Luciano Gamboa, était un des plus audacieux soldats de l’armée révolutionnaire du Mexique, et son histoire, que je me borne à résumer ici d’après ses souvenirs, nous montre la guerre d’indépendance arrivée à un de ses momens les plus critiques.

La petite ville de Pucuaro, vers laquelle se dirigeait Berrendo, avait, dans le courant même de l’année 1814, attiré à divers titres l’attention des Mexicains et des Espagnols. C’était là qu’à la suite d’un engagement sanglant avec les troupes royalistes, le frère du général don Ignacio Rayon, don Ramon, s’était retiré avec une centaine d’hommes, les seuls qui eussent pu quitter, sous sa conduite, le champ de bataille ; mais, chose singulière, on avait perdu la trace de don Ramon et de sa petite troupe depuis l’époque même de leur entrée à Pucuaro ; personne ne pouvait dire s’ils étaient sortis de la ville, et cependant rien n’y indiquait leur présence. On devait croire qu’ils n’avaient fait que traverser Pucuaro, et qu’ils s’en étaient éloignés furtivement, à l’insu des habitans ; mais où s’étaient-ils dirigés ? C’était là une question qui préoccupait aussi bien les guerrilleros mexicains que les généraux espagnols, mais qui tourmentait par-dessus tout don Ignacio Rayon. Désireux d’opérer sa jonction avec son frère don Ramon don Ignacio faisait, depuis un mois, battre par ses courriers, mais inutilement tout l’état de San-Luis-Potosi, lorsque Berrendo se chargea, à son tour, de découvrir l’inaccessible retraite de la bande si singulièrement disparue. C’était cette mission difficile qui ramenait sur la route de Puruaro au moment où nous l’avons rencontré découvrant les premières maisons de la ville et pressant son cheval haletant pour y arriver sans encombre ni retard.

Berrendo s’applaudissait déjà de toucher au terme de son voyage ; mais les banderoles d’un régiment de lanciers espagnols, — le régiment de Navarre, — qu’il aperçut flottant au loin dans la plaine vinrent brusquement changer le cours de ses pensées. Les lanciers se dirigeaient de son côté, et, en sa qualité d’insurgé, le cavalier avait d’excellens motifs pour ne pas désirer cette rencontre. Il était précisément à un endroit de la route où un chêne énorme, au tronc creusé par l’âge, étendait de larges branches au pied d’un rempart de rochers dont le sommet s’exhaussait graduellement jusqu’à former une assez haute colline. Le cavalier pensa qu’un insurgé figurerait merveilleusement à l’une des branches du chêne, et cette réflexion redoubla son malaise. Tout à coup Berrendo remarqua un lierre presque aussi vieux que le chêne, et qui, après avoir couvert tout un côté du tronc, retombait en un large rideau d’un vert sombre dont les plis s’accrochaient aux anfractuosités des rochers. Par une inspiration soudaine, il mit pied à terre, souleva la draperie de lierre et poussa un cri de joie : ce rideau cachait l’entrée d’une grotte obscure par laquelle un cheval pouvait facilement passer. Tirer son cheval après lui et se jeter derrière le pan de lierre fut pour le cavalier l’affaire d’un instant. Cependant, à peine fut-il dans la grotte, que Berrendo se repentit presque d’y avoir cherche asile. Des bruits terribles et inexplicables grondaient dans l’intérieur du souterrain. Au-delà du rayon de lumière que laissait filtrer le feuillage du lierre, une obscurité profond, étendait devant ses pas un voile impénétrable. Il lui semblait entendre au sein de ces ténèbres épaisses des frôlemens sourds comme ceux de l’aile des grands vampires de certaines forêts du Mexique, ou le bruit saccadé du souffle puissant de quelque gigantesque animal. Placé ainsi entre deux dangers, le cavalier resta immobile et plein d’angoisse, attendant avec une bien vive impatience le moment où il pourrait quitter la caverne.

Ce moment devait malheureusement se prolonger bien au-delà de ses prévisions. Les lanciers espagnols avaient fait halte près du chêne, et le cavalier entendait le bruit de leurs voix se mêler aux rumeurs étranges du souterrain. C’était pour lui comme une double menace qui ne lui permettait ni de s’avancer dans la grotte, ni d’en sortir. Une heure d’une longueur mortelle se passa ainsi, quand l’insurgé crut entendre un rugissement rauque qui l’effraya si fort, que, préférant l’ennemi de chair et d’os aux hôtes terribles que semblait renfermer la grotte, il s’élança au dehors. Le chemin était libre, et Berrendo put reprendre sa route. En moins de deux heures, il atteignit Pucuaro, et ce ne fut qu’alors qu’il crut pouvoir respirer plus librement ; mais il comptait sans une nouvelle rencontre.

En traversant la rue principale de Pucuaro pour gagner le meson qui devait le recevoir ; le guerrillero avisa, sur le seuil d’une petite maison isolée des autres par de grands jardins, une jeune fille assis sur une natte, les jambes croisées à la mode mexicaine, et occupée à rouler des cigarettes. Sa tête, l’ovale gracieux de son visage, ainsi que ses épaules, étaient soigneusement tapados, c’est-à-dire enveloppes d’un voile de coton à raies bleues sur fond blanc. La jeune fille avait jeté sur le cavalier un rapide regard dont celui-ci ne s’était pas aperçu, et, quand il se mit à la considérer lui-même, elle tenait les yeux baissés. Le cavalier ne put distinguer que deux bandeaux de cheveux noirs arrondis sur un front lisse et poli comme l’ivoire. Des plis de la robe sortaient deux petits pieds sans bas et chaussés de satin noir, et le rebozo de la jeune fille laissait passer deux mains mignonnes et blanches dont les doigts agiles et déliés roulaient des cigarettes avec une dextérité pleine de grace.

— Par la mère des anges ! se dit le jeune homme, il me semble que j’ai mille choses à dire à cette jolie fille.

Et comme la timidité ne paraissait pas être le défaut capital du cavalier, il mit courtoisement son feutre à la main et fit sonner contre les flancs de son coursier les molettes de ses éperons de fer, tandis que, docile à sa main, l’animal vint achever près du péristyle une de ses plus élégantes courbettes. Cette manœuvre fut si imprévue, et les fers du cheval vinrent battre le pavé si près de la jeune fille, qu’elle ne put retenir un petit cri d’effroi et qu’elle fit elle-même un brusque mouvement. Son rebozo glissa de sa tête sur ses épaules, et de ses épaules sur la natte de roseaux. Alors Berrendo put voir une charmante figure et les contours de deux épaules éblouissantes de blancheur ; mais le même homme qui tout à l’heure semblait avoir mille choses à dire ne trouva plus une seule parole à bégayer : il demeura ébloui et muet. Il ne recouvra la parole que lorsque le rebozo, vivement ramené sur les épaules et sur la tête de la belle Mexicaine., cacha de nouveau tout ce qu’il n’avait qu’un instant découvert.

— Pardon, señorita ! s’écria le cavalier, pardon de l’effroi que je vous ai causé ; mais, étranger dans cette ville, j’ai besoin de savoir s’il y a quelque auberge pour les voyageurs, et je prie Dieu qu’il n’y en ait pas.

— Et pourquoi cela, seigneur cavalier ? demanda la jeune fille d’une voix harmonieuse que celle du cenzontle, le rossignol mexicain.

— Parce que je vous supplierais alors de m’accorder l’hospitalité.

— Oui da ! reprit-elle avec un fier regard. Pensez-vous que la maison de ma mère s’ouvrît à un hôte tel que vous ? En tout cas, il y a une posada, et elle n’est qu’à deux pas d’ici.

La jeune fille se leva après avoir jeté dans les plis de son rebozo les cigarettes qu’elle avait roulées, et disparut derrière la porte avec une gracieuse fierté d’allure qui mettait en relief sa fine taille et ses larges hanches.

Caramba ! je risque bien de ne jamais retrouver don Ramon, s’il n’est pas à Pucuaro, se dit le jeune homme, car je ne pourrai jamais me résoudre à quitter la ville qui renferme ce trésor de jeunesse et de beauté.

Et il arriva au meson le cœur encore tout troublé de sa rencontre. Une fois installé dans l’hôtellerie, il se dit pourtant qu’il fallait songer a sa mission ; mais, pour la mener à bonne fin, il y avait certaines mesures de précaution à garder. Pucuaro ne semblait pas tenir pour l’indépendance, et un corps d’armée espagnol était campé dans le voisinage. Berrendo chercha donc par quels moyens il pourrait obtenir les informations qu’il désirait, sans compromettre ni don Ramon ni qui lui-même.

Après un frugal repas pris au meson, Berrendo n’eut rien de plus pressé que de chercher un prétexte pour revoir la jeune fille aux cigarettes. Il s’était dit qu’il pouvait sans danger s’ouvrir à elle du but de sa mission. Il se dirigea donc vers sa maison, qui n’était qu’à quelques pas de l’hôtellerie. Malheureusement tout y était clos, et les aboiemens d’un chien laissé dans l’intérieur répondirent seuls aux coups frappés contre la porte. Berrendo, forcé de renoncer à son projet pour ce jour-là, s’achemina vers une neveria, dans l’espoir que, parmi les consommateurs qui fréquentent ces établissemens, il recueillerait quelque renseignement de nature à le satisfaire. C’était par une chaude soirée, le café était plein, et Berrendo s’assit plus occupé de prêter l’oreille à ce qui se disait autour de lui que de vider le verre de neige à la cannelle qu’il s’était fait servir. Son espoir ne fut pas tout-à-fait trompé ; on s’entretenait des affaires de l’époque, et le nom de don Ramon Rayon fut prononcé plusieurs fois avec un accent plutôt ironique qu’hostile.

Un seul individu parmi tous ceux qui se trouvaient dans la neveria semblait complètement étranger à ce qui se disait autour de lui. Son costume ne différait-en, rien de ceux qui l’entouraient ; quant à sa physionomie, il était difficile de l’apercevoir dans l’intérieur obscur du café, car de son front appuyé sur ses deux mains de longues mèches de cheveux pendaient comme les branches du saule ravagées par l’orage et masquaient à demi sa figure. De temps en temps seulement Berrendo surprenait un ardent regard fixé sur lui.

— Don Ramon est-il donc passé par ici ? demanda Berrendo à l’un des personnages qui venaient de prononcer le nom du guerrillero. Il affectait à dessein de regarder comme une nouvelle imprévue pour lui le bruit du passage de don Ramon à Pucuaro. Avant qu’on eût répondu à Berrendo, l’inconnu attacha sur le questionneur un regard plein d’ironique dédain ; puis il se leva, paya l’hôte et sortit.

— Sans doute, fut-il répondu à Berrendo, et il y a dans l’église des gens qui sauraient dire, s’ils le voulaient, ce qu’est devenu aujourd’hui le profanateur des tombeaux.

Une profanation ! des tombeaux violés ! c’étaient là d’étranges révélations pour Berrendo. Il voulut en savoir davantage : on lui dit de s’adresser aux desservans de l’église. À la chute du jour, Berrendo s’achemina donc vers l’église ; il allait en franchir le seuil : une forme légère et svelte passa près de Berrendo, qui n’eut pas de peine à reconnaître la belle jeune fille à laquelle il n’avait pas cessé de songer. Elle sortait de l’église, et Berrendo s’empressa de lui présenter galamment de l’eau bénite au bout de son doigt en disant à voix basse avec un regard passionné :

— Heureux les yeux qui voient deux fois dans un jour un ange du paradis ! et je rends graces au ciel de vous rencontrer encore.

La jeune fille rougit et ne répondit rien ; mais une espèce de duègne qui marchait derrière elle se chargea de la réponse.

— C’est un bonheur d’égoïste, seigneur cavalier, dit-elle d’un ton rogue, car vous êtes seul à le partager. Passez votre chemin, s’il vous plaît, donneur d’eau bénite et beau diseur de mensonges.

— Pardon, vénérable señora, reprit Berrendo, me feriez-vous le plaisir de me donner un renseignement sur don Ramon Rayon ?

— Allez au diable, vous et don Ramon, riposta vivement la mère en emmenant sa fille ; nous n’avons que faire avec des insurgés.

À peine la duègne avait-elle dit ces mots, que la jeune fille était déjà loin, et Berrendo, sans trop se déconcerter, suivit des yeux la charmante Mexicaine jusqu’au moment où elle disparut. Alors il songea qu’il devait prendre ailleurs ses renseignemens, et le spectacle qui bientôt frappa ses yeux ne tarda pas à dissiper ses amoureuses visions. Quand il pénétra dans le lieu saint, le crépuscule n’éclairait plus qu’à demi l’intérieur de la nef, d’où s’exhalait une odeur étrange et fétide. Il avança et s’expliqua facilement les allusions des buveurs de la neveria. Les grandes dalles des sépultures étaient levées et jetées, les unes entières, les autres brisées, près des fosses qu’elles avaient recouvertes. Toutefois il ne s’expliquait pas trop le but de cette profanation, et il cherchait de l’œil à qui s’adresser pour le savoir. L’église était déserte et sombre ; ces sépultures béantes, au fond desquelles Berrendo n’osait regarder de peur d’y entrevoir de hideuses dépouilles, l’heure avancée et cette odeur sans nom, tout lui inspirait une crainte vague qui fit place à une émotion toute différente, quand il crut voir se lever du fond de l’une de ces fosses une forme humaine, ou plutôt l’ombre d’un mort.

Berrendo n’avait pas pour habitude de trembler devant les vivans, il ne craignait guère plus les morts sur le champ de bataille ; mais, sous le coup des idées qui le préoccupaient alors, il ne put retenir un geste de frayeur, dont il ne tarda pas à être d’autant plus honteux, qu’un éclat de rire moqueur retentit à ses oreilles. Il avança brusquement vers celui qui s’abandonnait si franchement à sa belle humeur ; l’ombre alors se dessina plus nettement, et il reconnut son voisin de la neverea. Son œil unique, — l’inconnu était borgne, — brillait encore du feu de l’ironie que Berrendo y avait remarqué une fois déjà. Ses longs cheveux, fièrement rejetés sur chaque tempe, laissaient à découvert un front énergique et un visage rudement accentué, une bouche et un œil également empreints de finesse et de calme fermeté ; son teint était si basané, qu’on eût pu douter qu’il appartînt à la race blanche. En un mot, il y avait, entre l’homme que Berrendo avait vu tout à l’heure et celui qui lui apparaissait subitement, le contraste frappant de l’indien sauvage qui ne reconnaît pas de maître dans la nature avec l’indien des villes abruti par la servitude.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le jeune homme avec quelque colère.

— Voilà en quoi nous différons, vous et moi, répondit l’inconnu avec calme vous ne savez pas qui je suis, et je sais, moi, qui vous êtes : un ami de don mon Rayon, et vous cherchez vainement sa trace.

— Qui vous l’a dit ? reprit avec vivacité Berrendo, dépité de se voir si bien deviné.

— Votre indifférence mal simulée, — pour moi du moins, — dans vos questions à l’égard de don Ramon à la neveria. L’air de contrariété que je lis sur votre figure m’apprend encore que j’ai touché juste, et vous êtes venu dans cette église pour voir les gens dont on vous a parlé, comme les seuls capables de vous dire, s’ils le voulaient, où est celui que vous cherchez. Ces gens sont les morts dont on a fouillé les tombeaux. Interrogez-les maintenant, si vous comprenez leur langage muet, vous qui n’avez pas su faire parler les vivans.

Ces singulières paroles, prononcées d’un ton grave, jetaient Berrendo dans une grande perplexité. Il ne ; savait s’il devait taire la vérité ou se fier à cet inconnu. Il prit le dernier parti, et, quand il eut avoué le but réel de ses recherches :

— Et vous, dit-il, les morts vous ont-ils appris ce que les vivans n’ont pu me dire ?

— Oui, reprit l’inconnu en souriant. Je serais peu digne de la profession que j’exerce et du nom que je porte, si je ne savais trouver les traces de ceux que je cherche qu’à l’aide des empreintes des vivans sur le sol. Descendez, comme je l’ai fait, au fond de ces sépultures, et la maçonnerie récemment grattée autour de ces ossemens vous dira ce qu’est venu faire ici don Ramon.

En effet, le partisan, dans son ardeur à susciter des ennemis à l’Espagne et à rechercher les moyens de destruction contre elle, était venu chercher jusque sous ces caveaux funèbres le salpêtre produit par l’humidité souterraine.

— Eh bien ! cela vous dit-il, ajouta Berrendo, où est don Ramon et comment il a pu si mystérieusement disparaître avec sa troupe ?

— Sans doute. Que doit-il le plus vivement désirer se procurer à présent, puisqu’il n’a pas respecté le repos des morts ? Du salpêtre pour faire de la podre et un asile sûr.

Berrendo convint de l’incontestable réalité de cette conjecture, en apparence du moins.

— Hier, reprit l’inconnu, en cherchant dans la campagne quelque trace à laquelle je pusse reconnaître le passage de don Ramon, auquel entre nous, je porte un message de son frère don Ignacio, j’ai entendu des bruits sourds comme ceux que font gronder les volcans à la bouche de leur cratère ; j’ai vu sur les flancs d’une colline s’élever une légère fumée, et j’ai pensé que ces rumeurs sourdes étaient le retentissement de la marche lointaine d’un corps de cavalerie espagnole qui sortait de Pucuaro. J’ai attribué la fumée de la colline au foyer d’un pâtre invisible ; mais les fouilles faites dans ces caveaux m’ont bientôt révélé la vérité. Les bruits souterrains sont ceux d’une troupe d’hommes que doivent receler les flancs de la colline ; la fumée que j’ai prise pour elle du foyer d’un pâtre est celle qui s’échappe des fissures du terrain. Or, don Ramon doit être occupé dans cette caverne à fabriquer sa poudre avec le salpêtre qu’il a dû y trouver : je le jurerais, quoique je n’aie vu sur cette colline aucune apparence d’excavation souterraine ; mais je la trouverai.

La sagacité de cet inconnu frappa vivement Berrendo, car le souvenir de la caverne dont le hasard lui avait fait découvrir l’entrée revint aussitôt à son esprit, et, en même temps que l’admiration, une vive sympathie pour le compagnon que le hasard lui faisait rencontrer s’éveilla dans le cœur du jeune homme.

A fé de caballero ! s’écria Berrendo en tendant la main à l’inconnu, je serai heureux d’être l’ami d’un homme tel que vous ; mon nom est Luciano Gamboa. Quel est le vôtre ?

— Le mien est Andrès Tapia ; mais je l’ai presque oublié. Le nom qu’on me donne habituellement est le Chercheur de traces, quoique, à dire vrai, je sache aussi bien lire dans le cœur de l’homme ses plus secrètes pensées que trouver sur le terrain humide ou sec, sur l’herbe des prairies ou sur la mousse des bois, les empreintes qu’il ont conservées. – Puis, comme pour donner à Berrendo une idée de sa pénétration, il ajouta : — Quelle bonne nouvelle allez-vous m’apprendre ? — je puis vous annoncer que vos conjectures sont vraies, tout au moins quant à l’existence d’une caverne près d’ici. Le hasard me l’a fait découvrir ce matin et, si vous le voulez, nous nous y rendrons tout de suite.

— Non, dit Andrès, j’ai affaire ici pour ce soir, mais demain nous nous trouverons à cheval à la porte de Pucuaro.

Le rendez-vous une fois pris, les deux nouveaux amis se serrèrent la main et se séparèrent. Berrendo n’avait pas envie de dormir, et afin de tromper le temps, — nous employons la locution espagnole, espagnole, plus vraie que la nôtre, en ce sens que nous ne pouvons que tromper et jamais tuer le temps qui nous tue, — il entra dans la boutique d’un barbier. On devine facilement pourquoi Berrendo poussait la recherche jusqu’à faire raser une barbe qui n’avait que huit jours de date.

Pendant que le barbier frisait les moustaches noires du jeune voyageur, celui-ci jetait des regards d’envie sur une mandoline qui avait à peu près toutes ses cordes, et qui était suspendue par un clou à la muraille.

— Seigneur barbier, dit-il, j’aurais besoin de cette mandoline pour quelques heures ce soir ; ne pourriez-vous me la prêter contre un gage de plus grande valeur, bien entendu ?

— Lequel ? demanda le barbier.

Berrendo désigna du doigt la longue rapière à garde d’argent, curieusement travaillée, dépouille opime d’un champ de bataille, qu’il avait jetée sur une chaise.

— Ah ! seigneur, dit le barbier, tout en mettant la rapière de côté, je vous aurais volontiers prêté, sans gage aucun, cette mandoline, qui a pour moi du reste une valeur inestimable.

Berrendo prit l’instrument, le cacha sous les plis de son manteau, et quitta la boutique du barbier en promettant de repasser le lendemain.


II. – LA CAVERSNE DE PUCCARO.

Ce soir-là même, il était environ dix heures ; toute la petite ville de Puccuaro dormait, à quelques rares exceptions près, et entre autres à l’exception de la jeune et belle faiseuse de cigarettes et de sa mère : leur porte était fermée, ainsi que les contrevens de leur fenêtre derrière le grillage de bois, et les deux femmes se tenaient dans une des chambres de leur maison qui donnait sur un vaste jardin, planté de grenadiers et de pimens rouges et verts. Il était facile de pénétrer dans ce jardin par une haie de cactus vierges, qui s’étendait de chaque côté du petit bâtiment sur la rue.

En l’absence du chef de la famille, le mari de la vieille femme et le père de la jeune fille, qui servait la cause de l’insurrection sous le général Teran, dans l’état de Oajaca, toutes deux vivaient du modeste produit de leur industrie de cigarreras. Et si la vieille femme avait manifesté à Berrendo, qui lui était inconnu, tant de dédain à l’endroit des insurgés, c’était une ruse qu’elle employait par prudence. La mère et la fille causaient tout en travaillant à la confection des produits de leur profession. La conversation avait pris un certain tour qui justifiait en partie le proverbe espagnol, assez peu respectueux pour la vieillesse féminine, et qui ne laisse pas d’avoir cours au Mexique même dans la meilleure compagnie : toda vieja es alcahueta. Sans croire être entendue de personne, la mère disait à sa fille :

— Eh bien ! Luz, avais-je tort de te dire qu’on prend plus sûrement les hommes par les dédains et la fierté que par l’appât des doux sourires et des tendres regards ? Voilà deux hommes qui, en deux jours sont tombés dans les filets tendus par l’orgueil et la sauvagerie de ton maintien, qui n’eussent vu en toi qu’une maîtresse facile, et entre lesquels tu peux choisir un mari.

— Vous croyez, ma mère, répondit la jeune fille, que ces deux cavaliers étrangers…

— Si je le crois ! cela ne dépendra que de toi, maintenant qu’ils sont affriandés l’un et l’autre par l’air de pudeur farouche dont je t’ai conseillé de t’armer, Abandonne aux laides, qui ont besoin de combattre la froideur elles inspirent en réchauffant les cœurs par de brûlantes œillades, abandonne-leur les avances, les demi-mots et les sourires engageans. Va, ma fille, les hommes n’aiment et n’estiment les jolies filles comme toi qu’en raison de ce qu’elles semblent se priser et s’aimer elles-mêmes. Ah ! si tu le voulais, nous aurions deux guides, deux compagnons de route, au lieu d’un, pour nous escorter jusqu’à Tèhuacan, où ton père nous attend chaque jour. Ces deux cavaliers ne te semblent-ils pas devoir mettre à notre service un bras vigoureux et un cœur fort ?

— En effet, ils paraissent aguerris et accoutumés aux dangers des guerres civiles ; mais comment faire ? Si je témoigne quelque préférence à l’un, l’autre se découragera, et, au lieu de deux protecteurs, nous n’en aurons qu’un.

— Eh ! ma fille, c’est justement en demeurant froide pour tous deux, en leur faisant espérer que le plus brave sera peut-être le préféré, en leur donnant à chacun de l’éperon tour à tour et en les retenant à point l’un après l’autre, en encourageant celui que tu auras dédaigné, en dédaignant celui que tu auras encouragé, c’est ainsi que tu mèneras tous deux au bout du monde, si c’est là que tu dois faire un heureux par ton choix.

— Hélas ! ma mère, dit Luz en soupirant, cela vous paraît facile, et à moi il me semble impossible que, si mon cœur parle en faveur de l’un d’eux, mes yeux et ma bouche puissent dire le contraire.

— Tu me laisseras faire, et à ce propos ton cœur doit avoir fait un choix. Le jeune cavalier de ce soir, aux noirs sourcils, aux yeux pleins de feu…

— Don Andrès a plus de flammes dans le seul œil qui lui reste que le plus jeune dans ses deux prunelles, et ce coup de poignard qui l’a privé de l’autre ne parle-t-il pas en faveur de son courage ? C’est une cicatrice glorieuse, à mon sens.

— C’est vrai : rien ne semble échapper à cet œil pénétrant. N’as-tu pas vu hier comme il a promptement deviné que nous devions au fond du cœur faire des vœux pour l’insurrection ?

— Sa sagacité et son courage ne devront-ils pas préserver de tout danger celle qu’il aimera ?

— Hum… ! cette clairvoyance est un charme chez l’amant et un inconvénient chez le mari.

Les deux femmes en étaient là de leur conversation, quand les gémissemens lointains d’une mandoline résonnèrent dans le silence de la nuit ; puis une voix plus mâle qu’harmonieuse chanta dans la rue de serte le couplet suivant :

Luz divina de los ojos

Que me tienen cautivo
Que si vieras los despojos
De mi corazon vivo[1]

— Ces vers sont galans, dit la vieille, ils me semblent même inédit, Luz, c’est ton nom, et c’est toi qui les inspires ; c’est aussi la voix du jeune cavalier aux noirs sourcils.

— J’aimerais mieux que ce fût la voix d’Andrès, dit Luz.

— Qu’importe ? Prête à l’un ton cœur, à l’autre ton oreille.

Et les deux femmes attendirent la suite du couplet ; mais le chanteur attendait aussi quelque encouragement à ses stances amoureuses, et on ne lui répondit que par le plus profond silence. Il ne se tint pas cependant pour battu, car, au bout de quelques instans, la voix se fit entendre de nouveau et cette fois dans le jardin, dont le musicien avait franchi la haie. Là, sans qu’on put le voir encore, il reprit imperturbablement le couplet auquel on n’avait point répondu. C’était bien en effet Berrendo, qui n’avait pas assez de poésie inédite à son service pour la gaspiller en pure perte ; mais le couplet ne s’acheva pas, et on entendit une lame d’épée grincer en quittant le fourreau, puis des paroles de menace s’échanger entre deux interlocuteurs.

Jésus ! ils vont se battre ! cria la vieille avec effroi ; ils tirent l’épée, adieu nos deux protecteurs !

Quant à tirer l’épée, Berrendo n’avait garde de le faire, car on se rappelle qu’il avait laissé sa rapière pour répondre de la mandoline, et il se trouvait pris au dépourvu par Andrès, qui, caché avant lui dans le jardin, avait entendu presque toute la conversation dont son rival et lui avaient été le sujet.

— Arrêtez, seigneurs cavaliers ! s’écria la mère, ma fille n’a donné à personne le droit de se battre pour elle ; mais il dépend de vous que l’un des deux rivaux l’obtienne plus tard.

À cet encouragement inattendu, les deux voix firent silence. Venez ici, à ces barreaux, reprit la vieille ; recevez d’une mère jalouse de l’honneur de sa fille une preuve de la plus haute confiance. Nous tiendrons, ma fille et moi, pour cavalier félon celui qui ne viendra pas ici l’épée dans le fourreau et la paix dans le cœur et sur les lèvres.

Andrès et Berrendo se présentèrent tous deux, le feutre à la main, dans la zone de clarté que deux chandelles de résine projetaient au-delà des barreaux, le premier sans rancune et confiant dans le doux aveu qu’il avait surpris sur les lèvres de la jeune fille, le second avec l’assurance qu’il devait au sentiment de son propre mérite. Alors la mère de Luz entremêla avec tant d’adresse les promesses d’adoucir la sauvagerie farouche de sa fille et la peinture de la détresse d’une veuve et d’une orpheline loin du chef de leur famille ; elle fit si bien luire aux yeux des deux galans l’espoir de la plus douce récompense, que chacun d’eux ; sûr de l’emporter sur son rival, promit d’accompagner la mère et la fille jusqu’au bout du monde, sans briser les liens encore mal serrés d’une récente amitié ; puis, pour battre le fer tandis qu’il était chaud, la prudente vieille fixa au surlendemain matin le jour de leur départ pour Tehuacan, après quoi l’un et l’autre regagnèrent leur logis.

— Tu vois, Luz, dit la mère triomphante, que tout dépend de la manière de s’y prendre, et que j’ai rivé la chaîne sur deux cœurs dont tu peux à ton gré disposer désormais.

La vieille disait si vrai, qu’au point du jour, ainsi qu’ils en étaient convenus, Andrès et Berrendo cheminaient aussi pacifiquement que si rien ne s’était passé la veille, depuis leur rencontre dans l’église, vers la caverne de Pucuaro. Une demi-heure après, ils attachaient leurs chevaux aux branches du chêne qui masquait l’entrée de la grotte. Le manteau de lierre flottait aussi intact, du moins en apparence, que lorsque Berrendo l’avait soulevé la veille ; mais, à l’œil exercé du chercheur de traces, les faisceaux de feuilles, quoique imperceptiblement froissés, indiquaient que le pan de verdure avait été bien des fois soulevé par de fréquentes allées et venues. Cependant Berrendo avant de pénétrer dans la caverne ; dont les bruits étranges l’avaient si fort effrayé, demanda au rastreador s’il avait quelque mot d’ordre plus particulier que celui qu’on lui avait donné à lui-même, car il eût été imprudent d’éveiller la défiance des agens de don Ramon. Tapia le rassura sur ce point, et tous deux pénétrèrent résolument dans la caverne ; toutefois, comme ils ignoraient encore à qui ils allaient avoir affaire, ils n’avancèrent qu’avec circonspection.

À peine avaient-ils fait quelques pas à tâtons (car le pan de lierre interceptait la clarté du jour), que des bruits vagues parvinrent jusqu’à eux. Toutes vagues que fussent ces rumeurs, le son des voix humaines s’y mêlait à coup sûr. Bientôt la cause de ces rumeurs fut expliquée aux deux compagnons. Au sortir d’un défilé qui donnait accès dans la partie la plus vaste du souterrain, ils s’arrêtèrent devant un étrange spectacle. Les lueurs que jetaient d’énormes fourneaux allumés montraient sous une immense coupole de granit de hautes et nombreuses colonnes formées par l’infiltration des eaux. Le reflet des feux éclairait une multitude d’hommes qui allaient et venaient, de longs jets de métal incandescent qui ruisselaient des creusets, et plus loin des chevaux attachés aux parois, sellés, bridés, prêts à être montés au besoin.

— Que vous avais-je dit ? s’écria le chercheur de traces. N’est-ce pas ici la maestranza de don Ramon ? Ce ne sont certes pas les Espagnols qui se cachent au sein de la terre pour y fondre des canons. Ce ne peut donc être que l’homme assez acharné à la lutte pour aller arracher le salpêtre aux sépultures des églises.

Il n’y avait rien à répondre à cette observation. N’était-ce pas la seule manière d’expliquer la disparition subite de don Ramon Rayon et de sa troupe ? Les deux visiteurs furent bientôt entourés d’insurgés qui s’élancèrent vers eux. — Conduisez-nous devant don Ramon, dit Tapia.

— Nous ne connaissons pas don Ramon ! s’écria l’un des travailleurs.

— Et vous ne connaissez pas non plus,.à ce que je vois, Andrès le chercheur de traces pour espérer lui faire prendre le change. Don Ramon Rayon est ici, et je lui apporte un message du général don Ignacio, répondit le rastreador sans s’émouvoir du piége qu’on lui tendait.

Un officier traversait en ce moment le cercle de lumière que projetaient les forges, et le chercheur de traces s’écria :

— Seigneur don Ramon, le messager de votre frère se réclame du votre seigneurie.

— Qui êtes-vous, l’ami, qui semblez me connaître et que je ne connais pas ? Répliqua l’officier.

Un homme qui saurait distinguer entre deux frères une ressemblance plus vague encore que la vôtre et la sienne, repartit Andrès en souriant, et de la fidélité duquel vous ne douterez plus lorsque je vous aurai fait connaître ma mission par un mot que vous devez seul entendre.

Le chercheur de traces se pencha vers l’oreille de l’officier et murmura quelques mots que personne n’entendit, mais qui lui causèrent une pénible émotion.

— C’est bien, dit-il laconiquement, cet homme est des nôtres.

Bien que Berrendo connût parfaitement don Ignacio, il s’avoua qu’il n’aurait jamais reconnu don Ramon à sa ressemblance avec son frère, et cette circonstance lui donna meilleure opinion encore de la sagacité d’Andrès.

Une fois admis comme messagers du général Rayon, les deux aventuriers avaient été mis au courant des événemens qui avaient motivé la disparition subite de don Ramon. Un mois avant cette date, la caverne de Pucuaro n’était habitée que par les hôtes qui font leur séjour des ténèbres. Le hasard avait conduit vers cette retraite un des hommes du commandant don Ramon Rayon, et, comme Berrendo, cet homme avait reculé devant les bruits effrayans qu’y faisaient entendre des bêtes immondes ou féroces. Don Ramon avait jugé tout d’abord, quand il apprit cette découverte, de quel avantage serait pour lui la possession de cette caverne où le salpêtre qu’il cherchait devait abonder, et il avait pris les mesures nécessaires pour en rendre les issues praticables. Il y vint lui-même avec quelques hommes munis de torches et de haches. À peine avait-il franchi le seuil, qu’une nuée épaisse de chauves-souris, effrayées par l’éclat inusité des lumières, se précipitèrent sur les torches et les éteignirent, mais non cependant sans qu’on eut pu entrevoir une merveilleuse colonnade de stalactites formées de nitre pur. Pour des sens qui cherchaient partout les substances nécessaires à la fabrication de la poudre, c’était une faveur de la Providence. La Providence exigeait néanmoins qu’on respectât ces pilastres naturels qui soutenaient sans doute la voûte de la caverne, et don Ramon fut obligé de recourir à d’autres moyens. Un épais et immonde fumier jonchait le sol ; don Ramon y fit répandre du goudron mêlé de soufre et y mit le feu. Pendant quinze jours consécutifs, la flamme dévora dans la grotte tous les hôtes qu’elle abritait, et, quand l’incendie fut éteint, l’ingénieux partisan se trouva maître d’un repaire inaccessible où deux mille hommes pouvaient camper à l’aise, et dont le terrain saturé de salpêtre lui fournit abondamment les premiers élémens de la poudre à canon. Quatre forges y avaient été installées et mises en activité ; des moules furent fabriqués pour couler des canons ; c’était au moment où de nouvelles ressources semblaient sortir du sein de la terre que les deux aventuriers avaient pénétré dans la caverne. Don Ramon fit de vains efforts pour retenir à son service Andrès d’abord, puis Berrendo ; mais ni l’un ni l’autre n’avaient garde d’y consentir. Ils prétextèrent, pour refuser ses offres, des ordres du général don Ignacio qui les rappelaient vers lui.

Le soleil était encore élevé sur l’horizon, quand ils eurent regagné Pucuaro ; ce qui leur permit de consacrer le reste du jour aux préparatifs de leur voyage du lendemain. Andrès et Berrendo avaient, par hasard, leurs bourses bien garnies et., sans s’être en rien communiqué leurs projets, chacun d’eux se trouva, le matin devant la maison de la vieille avec deux chevaux harnachés et bridés dont ils avaient fait l’achat, l’un pour la mère, l’autre pour la fille. C’était un double emploi dont la première ne parut pas se plaindre. Quant à la seconde, en dépit de ses efforts pour se conformer aux leçons de sa mère et garder un dédaigneux et fier maintien, ses joues teintées de rose et ses yeux chargés des douces langueurs de l’amour naissant ne laissaient deviner en elle que bien peu d’aptitude pour le rôle qu’on lui imposait. À la vue des quatre chevaux que les deux galans avaient amenés, la mère de Luz lui lança un regard de triomphe ; mais la pauvre enfant, honteuse d’en comprendre la portée, n’y répondit qu’en ramenant son rebozo sur son visage pour cacher la rougeur de son front, comme la fleur du mimosa pudique referme ses pétales sous un trop rude contact. Le chercheur de traces examinait cette scène muette sans paraître la voir ; mais quand bien même il n’eût pas surpris les sentimens secrets de la mère et de la fille, les dispositions de Luz n’auraient pas échappé à la pénétration de son regard. Deux des quatre chevaux furent destines à servir de relais pendant la route, et les femmes se mirent en selle avec l’aide des deus galans. Puis la vieille, s’adressant à l’un et à l’autre :

— Seigneurs cavaliers, dit-elle, vous êtes à présent responsables de la vie et de l’honneur de deux femmes.

— Puisse le premier ravin t’engloutir, duègne damnée ! Se dit Berrendo en tordant sa moustache.

Et le cortége se mit en marche pour Tehuacan.


III. – LE FAUCHEUR DE NUIT.

Tehuacan est situé dans l’état de Oajaca, Pucuaro dans celui de Iadolid, et ce n’était pas alors une tâche facile que de franchir en compagnie de femmes on avec un chargement de marchandises la distance de plus de deux cents lieues qui sépare les deux villes l’une de l’autre. C’était un long et dangereux trajet. Indépendamment du risque que courait tout cavalier mexicain armé d’être traité par les Espagnols comme insurgé, c’est-à-dire d’être pendu haut et court, sans forme de procès, au premier arbre qui se trouvait sur la route, les voyageurs pacifiques, les muletiers, les commerçans, étaient soumis à mille tribulations. La province de Oajaca surtout ; à cause de son commerce avec Puebla et les autres villes, avait plus à souffrir de cette époque qu’aucune autre province. Les convois à protéger servaient de prétexte aux commandans espagnols pour commettre toute sorte d’abus odieux. Chaque tranchée, chaque fortin était soumis à un péage. Non-seulement on y payait, suivant le caprice des chefs, de grosses sommes d’argent, mais les anciens droits féodaux semblaient ressuscités : les commandans prélevaient à leur profit, puis ensuite au profit de leurs soldats, un odieux tribut sur les malheureuses femmes qui s’approchaient de leurs résidences.

Les voyageurs durent bien des fois se résigner à faire de longs détours pour éviter les postes espagnols, et, sans la sagacité d’Andrès, il est probable qu’ils n’eussent pas pu arriver même sur les confins de l’état de Oajaca. C’était là que devaient se présenter les étapes les plus dangereuses ; heureusement le chercheur de traces, natif de ce même état, connaissait les moindres sentiers de ses bois comme de ses montagnes, et cette connaissance pratique était de nature à écarter les nouveaux périls qui venaient menacer la caravane. Pendant tout le trajet, la vieille femme avait habilement manoeuvré auprès des galans ; elle avait encouragé tout à tour leurs espérances. Luz, de son côté, peu capable de mettre en pratique les leçons de sa mère, avait repris le maintien modeste et réservé qui lui était naturel, et, si Andrès n’avait pas connu le fond de son cœur, rien dans sa manière d’être avec lui n’eût trahi la passion dont il était l’objet. La timide fierté de la jeune fille avait été plus habile que la coquetterie la plus raffinée ; l’ardeur des deux soupirans s’en était accrue, et rien ne pouvait ôter à Berrendo l’espoir de l’emporter sur son rival. La plus complète harmonie n’avait pas cessé de régner entre les voyageurs, quand deux circonstances extraordinaires vinrent décider du sort d’Andrès et préparer le terrible dénoûment du doux roman dont le prologue s’était ouvert à Pucuaro.

Pour plus de sécurité, la petite caravane ne voyageait que de nuit. D’ordinaire, les traites commençaient au crépuscule et ne se terminaient qu’à l’aube, et le soleil, à son lever, trouvait les voyageurs cachés dans quelque cabane isolée, au milieu d’un massif d’arbres ou dans quelque aride solitude, loin de tout passage. Un soir, qui devait être le dernier avant leur arrivée à Tehuacan, la nuit les surprit dans la halte d’un Indien zapotèque, en train de donner aux chevaux leur ration de maïs, et n’attendant que la fin du souper pour se mettre en route. Andrès et Berrendo faisaient au dehors les derniers préparatifs du départ, lorsque la mère de Luz vint, tout effrayée, leur annoncer que, si près de Tehuacan, elles voulaient attendre le jour suivant pour se mettre en route.

— Et pourquoi cela ? demanda le chercheur de traces surpris.

— Pourquoi ? reprit la vieille en se signant. L’Indien, notre hôte, a vu la nuit dernière, le faucheur de nuit, et il dit, que nous le rencontrerons sans doute fauchant les champs d’alfalfa (luzerne), au clair de lune, avec ses grands ciseaux. Par tous les saints du paradis, continua la duègne effrayée, cette vue me ferait mourir d’effroi.

— Eh bien ! quand nous le verrions ! dit Andrès, le faucheur de nuit ne fait de mal à personne. Le voyageur dont le cheval est fatigué est bien aise de trouver la luzerne fauchée par lui. Il n’y a donc pas de danger ; mais les rencontres de jour peuvent être plus terribles que les rencontres nocturnes de jour, je ne réponds plus de vous.

Cette considération l’emporta, et les voyageurs se mirent en route pour la dernière étape. La croyance du faucheur de nuit est une des vieilles superstitions accréditées dans l’état de Oajaca. On raconte qu’au commencement de la conquête que déshonorèrent tant de cruautés, un cavalier espagnol qui s’était signalé par sa férocité envers les indiens en rencontra un fauchant de la luzerne dans un champ. Le cavalier montait un cheval plein d’ardeur qu’il faisait galoper à outrance, et en passant près du faucheur, il s’écria :

— Eh ! l’ami, à quelle heure arriverai-je de ce pas à Oajaca ?

— Jamais ! répondit l’Indien.

— En effet, non loin de là, le cheval surmené expira de fatigue. L’Espagnol, qui n’avait pas compris que l’Indien voulait dire qu’il n’arriverait jamais avec ce cheval, du moins en le forçant ainsi, revint furieux sur ses pas ; il pensait qu’on avait jeté un sort à son cheval, et il perça l’Indien d’un coup de sa rapière. Ce dernier meurtre avait mis le comble aux iniquités de l’Espagnol, qui disparut le soir même, condamné, disent les Indiens afin d’effrayer ceux qui les maltraiteraient à faucher éternellement la luzerne des champs.

Pendant une heure environ d’une marche silencieuse, les deux galans savourèrent à longs traits, outre l’ivresse que portent avec elles les nuits sereines des beaux climats, l’ineffable plaisir de veiller sur ce qu’on aime. Légèrement inclinée sur sa selle pâlie, par les fatigues du voyage et soigneusement enveloppée de son rebozo, comme la fleur du datura qui referme son calice pour la nuit, Luz semblait plus mélancolique que d’habitude. Semblable à certaines fleurs que l’approche de l’orage fait pencher sur leur tige, elle paraissait pressentir que son sort allait se décider cette nuit-là. Enfin, au bout de deux heures, la cavalcade dut quitter les sentiers détournés que les voyageurs avaient suivis pour éviter un endroit de péage, et reprendre le grand chemin qui conduit à Tehuacan. Des feux disséminés dans une vaste plaine brillaient au loin, et les voyageurs purent distinguer bientôt des hommes allant et venant d’un air affairé ; des mules, retenues par des entraves aux pieds de devant, sautaient à la lueur des brasiers qui éclairaient des tentes grossières et des ballots de marchandises épars çà et là. En reconnaissant à ces indices une halte d’arrieros, les voyageurs s’approchèrent d’eux avec précaution, pour les interroger sur l’état de la route jusqu’à Tehuacan, au cas où ils en fussent sortis le matin même. Une partie de ces hommes étaient occupés à recoudre leurs ballots, dont la plupart éventrés à coup de couteau, jonchaient la plaine en laissant voir leur contenu. Il y en avait un parmi ces hommes surtout qui jetait sur ces colis ravagés un œil de désespoir ; ce devait être le maître de la recud.

— Venez-vous de Tehuacan, patron ? demanda le chercheur de traces.

Rayo de Dios ! s’écria-t-il, plût à Dieu que j’ai vinsse ! le brave général Teran ne m’eût pas pillé comme…

— Dites sans crainte ! comme ces royalistes dont nous sommes les ennemis.

— Comme ces brigands de Samaniego et de La Madrid, acheva l’arriero, qui, non contents de m’avoir fait payer cinq piastres par tête de mule, ce qui me fait deux cents duros de perte, ont encore jugé à propos de prendre, dans ces tercios (colis), un échantillon de toutes étoffes qu’ils contenaient. Je suis un homme ruiné par la cupidité de ces deux larrons d’Espagne que Dieu puisse foudroyer !

Et le pauvre homme se remit à soupirer et à gémir de plus belle pour s’interrompre, bientôt et s’écrier en fermant les poings : — Ah ! si le ciel pouvait m’envoyer deux ou trois de ces voleurs de grand chemin, officiers ou soldats, pour me venger sur eux !

II achevait à peine ce souhait de vengeance, qu’un coup de feu retentit, suivi d’un autre dont la brève explosion annonçait un pistolet d’arçon.

— Qu’est ceci ? dit l’arriero.

— Des coups de pistolet, parbleu ! reprit Berrendo, et tenez, voici précisément un dragon espagnol que le ciel envoie à votre vengeance.

Le muletier ne parut que médiocrement satisfait de voir ses vœux exaucés : — Seigneurs cavaliers, dit-il, laisserez-vous égorger un homme déjà ruiné ?

Les deux amis tirèrent leurs épées à l’approche du soldat ; mais ils les remirent bientôt dans le fourreau. Le cavalier chancelait sur la selle, la tête à moitié fracassée, et son cheval l’emportait. En passant près des voyageurs, le dragon tomba comme une masse inerte et ne bougea plus. Berrendo put saisir son cheval.

— Prenez-le, dit-il à l’arriero, ce sera toujours un faible dédommagement.

— Dieu m’en garde ! reprit le muletier.

Le chercheur de traces, sa main sur son œil unique comme pour en concentrer le rayon visuel, regardait au loin. L’obscurité l’empêchait de voir ; mais les ténèbres de la nuit n’obstruaient pas son jugement.

— Ces deux coups de pistolet, dit-il, ont le même son : ils ont tous deux été chargés par la même main d’une mesure de poudre égale ; c’est le même cavalier qui a tiré l’un comme l’autre. Ces cavaliers, car j’en vois plusieurs, ont des armes à feu ; le malheureux qui vient de tomber là porte deux pistolets dans ses fontes. Je n’entends que le cliquetis des épées ; c’est évidemment un homme qu’on veut prendre vivant, et qu’on cherche à désarmer sans le tuer. Je l’entends crier à l’aide : c’est un étranger…

Les oreilles de Berrendo étaient loin d’avoir la finesse de celles d’Andrès. Il n’entendait ni les cliquetis des épées, ni les cris de l’homme qu’on attaquait, et il hésitait sur ce qu’il devait faire, quand Andrès relança au galop dans la direction des rumeurs qu’il entendait, tandis que Luz restait immobile et pâle comme une statue de marbre. Berrendo, jaloux de se distinguer à son tour sous les yeux de sa maîtresse, allait suivre Andrès quand les cris de la vieille le retinrent.

Maria santissima ! s’écria-t elle, allez-vous nous laisser seules ?

Berrendo resta, tandis que l’étranger continuait à appeler à l’aide d’une voix que ses agresseurs s’efforçaient d’éteindre. Andrès n’en pressa que plus vivement son cheval, dont heureusement, sur ce terrain sablonneux, on ne pouvait entendre la marche rapide. Ce fut sans être aperçu qu’il put distinguer trois dragons penchés sur un homme terrassé qu’ils bâillonnaient et entouraient de liens. Il tomba à l’improviste sur eux. Il était déjà trop tard quand ils essayèrent de se mettre sur la défensive. C’étaient trois dragons espagnols, et cette raison suffisait à Andrès pour ne pas se demander s’ils avaient tort ou raison ; il ne vit que des ennemis et un pauvre diable succombant sous le nombre, et de deux coups de ses pistolets il jeta bas deux des agresseurs, quitte à s’expliquer ensuite avec le troisième ; mais, soit que l’Espagnol eût la conscience de soutenir une mauvaise cause, soit qu’il fût naturellement ennemi de toute explication, celui-ci s’élança éperdu sur son cheval et joua si vigoureusement de l’éperon, qu’en une minute il fut hors de vue.

Andrès, resté maître du terrain, s’empressa de dégager l’étranger des liens qui l’enchevêtraient ; son cheval gisait sur le sable percé d’un coup de rapière comme un taureau dans le cirque après le coup de matador. Saisissant la monture de l’un des dragons, Andrès la remit à l’étranger, qui l’enfourcha lestement. Quand ils revinrent tous deux, Luz murmurait une fervente prière d’actions de grâces. Malgré ses souhaits de vengeance, le muletier tremblait de les avoir vus réalisés et telle était encore à cette époque la terreur que le nom espagnol inspirait à la plupart des créoles, que les conducteurs de mules ne concevaient pas qu’on eût osé s’attaquer à des soldats du vice-roi. Le chef de la caravane supplia donc les voyageurs, les mains jointes ; de s’éloigner au plus vite de peur qu’on ne l’accusât de complicité avec eux. L’arriero ne pouvait donner aucun des renseignemens attendus de lui, et Andrès n’eut pas de peine à accéder à la prière, de ce poltron, presque dispose a témoigner contre lui plutôt qu’à le remercier de l’avoir vengé. Il poussa son cheval en avant, et fut bientôt suivi par ses compagnons auxquels s’était joint l’étranger. Ce voyageur était Anglais et s’appelait Robinson.- Merci ! dit-il à Andrès, vous avez rendu à la cause de l’indépendance de votre pays et au général Teran un service plus important que vous ne pouvez l’imaginer.

Après ce remercîment formulé en termes mystérieux, l’étranger se renferma dans un imperturbable silence. Quelques lieues plus loin, la cavalcade allait, aux clartés de la lune, apercevoir enfin les maisons de Tehuacan, lorsque le chercheur de traces montra du doigt à ses compagnons un spectacle qui fit passer dans leurs veine un frisson de terreur.

Dans un champ voisin de la route, au milieu d’un tapis épais d’alfalfasur lequel la lune projetait l’ombre de quelques oliviers au pâle feuillage un homme courbé sur le sol fauchait silencieusement ou paraissait faucher la luzerne du champ. Un feutre grisâtre, aux bords retroussés, orné d’une longue plume, cachait les traits de son visage, une chemise à manches bouffantes, un court pantalon serré aux hanches, faisaient ressembler le faucheur aux vieux portraits du temps de la conquête qu’a laisses le peintre espagnol Murillo. La luzerne cachait ses pieds, et on ne pouvait voir si, comme les personnages de ces portraits, il était chaussé de brodequins de cuir de Cordoue. Tous les voyageurs étaient trop émus, d’ailleurs, pour observer à l’aise cette singulière apparition du faucheur de nuit. La lune faisait reluire entre ses mains les deux lames des grands ciseaux qui s’ouvraient et se refermaient sans bruit ; puis, quand une jonchée de luzerne tombait à ses pieds, l’homme semblait fouiller dans sa poche, et de sa main ouverte il décrivait dans le vide de l’air un mystérieux demi-cercle autour de lui ; bientôt après il reprenait ses ciseaux, et l’alfalfa, fauchée de nouveau, couvrait la terre à ses pieds.

Le chercheur de traces sembla un moment, aux rayons de la lune, pâlir sous le masque bronzé de son visage ; mais sa narine dilatée et le feu de son œil indiquaient que, si la peur s’emparait de lui, ce n’était pas du moins au détriment de son infaillible sagacité : ce moment d’apparente hésitation, il l’employait à deviner la nature du faucheur nocturne et la cause qui le faisait agir.

— Jésus ! c’est le faucheur de nuit ! dit la vieille à voix basse.

— Oh ! dit l’Anglais, qui ne comprenait pas le sens de ces paroles.

Le chercheur de traces secoua la tête et ne répondit rien ; seulement, en faisant signe à ses compagnons de reste immobiles, il se glissa sans bruit de sa selle à terre et jeta la bride de son cheval à Berrendo.

— Qu’allez-vous faire ? lui demanda Luz effrayée.

— Chut ! reprit-il en lui lançait un coup d’œil qui prouvait que la vue même d’un être surnaturel ne l’effrayait pas, et il se trouva en ligne parallèle avec le faucheur. Le chemin était creux, et les deux plates-formes qui le bordaient de chaque côté étaient précisément à la hauteur de la tête des voyageurs. De cette manière, ils pouvaient voir à peu près tout ce qui se passait sur les talus sans qu’on les apercût eux-mêmes, en y mettant quelque précaution.

Pendant le temps qu’Andrès s’arrêtait derrière les buissons et le considérait de cet œil à la pénétration duquel rien ne semblait devoir échapper, le faucheur interrompait de nouveau son œuvre pour étendre encore la main au-dessus de l’herbe qu’il abattait. Alors on put l’entendre fredonner à voix basse un sourd et mystérieux refrain dont les paroles étaient inintelligibles, évidemment quelque chanson de l’autre monde. Tout à coup Andrès disparut ; en même temps l’ombre et le tronc d’un olivier rendaient le faucheur invisible. La lune n’éclairait plus que le champ d’alfalfa, désert et presque entièrement fauché.

L’Anglais, qui n’était pas au courant de la légende, attendait impassible le retour d’Andrès, quand celui-ci revint d’un pas grave et mesuré reprendre la bride de son cheval.

— J’ai eu tort de ne pas emporter ma carabine avec moi ; je saurais à présent du moins à quoi m’en tenir, dit-il.

— À quoi servent les balles contre les fantômes ? reprit. Berrendo à voix basse. N’avez-vous pas vu comment celui-ci a disparu malgré toutes vos précautions et votre habileté ?

— Ah ! si j’avais le temps, je saurais bien, fût-ce un esprit de l’air, le suivre à la piste ; mais s’arrêter ici serait s’exposer à faire naufrage au port, car tout à l’heure nous allons voir la lune briller sur les clochers de Tehuacan.

Andrès remonta sur son cheval, et les voyageurs reprirent leur route d’un pas assez vif pour regagner les momens perdus. Le rastreador gardait le silence et semblait profondément absorbé.

— Vous ne croyez donc pas au faucheur de nuit ? reprit Luz en interrompant ses méditations.

— C’est un faucheur de chair et d’os comme nous : les chevaux n’ont montré nul effroi en l’apercevant, comme font, dit-on, les animaux à l’aspect d’un habitant d’une monde différent du nôtre. Mais que faisait-il là ?

— Il fauchait, pardieu ! reprit Berrendo ; il accomplissait son éternelle expiation. N’avez-vous pas remarqué ce chapeau avec cette plume à la mode espagnole d’il y a trois cents ans ?

— C’est un rôle joué, vous dis-je, et quand on joue un rôle quelconque, on cherche toujours à en prendre le costume ; mais pourquoi cette comédie ? voilà ce que je me demande. Un vrai faucheur indien n’eût pas pris ce chapeau à plumes, quand même il eût choisi cette heure de la nuit ; celui-ci à donc intérêt à tromper ou à effrayer quelqu’un, continuait Andrès ; puis, se révoltant avec l’orgueilleuse conscience de sa pénétration contre un obstacle en apparence insurmontable : — Je saurai, s’écria-t-il, ce que faisait cet homme ou ce fantôme ! Vous serez d’ici à une heure en sûreté à Tehuacan ; j’y serai deux heures après vous.

Et, sourd aux remontrances des deux femmes et de Berrendo, qui continuaient à voir une apparition surnaturelle dans le faucheur de nuit, Andrès rebroussa chemin au galop, et ne tarda pas à disparaître pour la seconde fois comme ces chevaliers errans qui, fiers de prouver leur courage indomptable aux yeux de leur maîtresse, se lançaient sans hésiter dans les plus terribles aventures.

Déjà Berrendo, l’Anglais Robinson et les deux femmes n’étaient plus qu’à une courte distance de Tehuacan ; ils allaient désormais se trouver en sûreté, quand une troupe d’une vingtaine de cavaliers qui sortaient de la ville leur barra le chemin. Le jour allait paraître, et les filets que chaque cavalier portait avec lui indiquaient qu’ils se mettaient en route pour les remplir de fourrage. Telle était en effet leur mission. Le chef du détachement interrogea les voyageurs. Le cheval du dragon espagnol que montait encore l’Anglais confirma aux yeux de l’officier l’exactitude des renseignemens que lui donna Berrendo en réponse à ses questions.

Après cette rencontre, la petite caravane ne fut pas long-temps à gagner les premières maisons de Tehuacan, où je la laisserai un instant pour dire qui était le voyageur anglais et le suivre chez le général Teran. William Robinson était propriétaire d’un chargement considérable d’armes à bord d’une goëlette ancrée en-deçà de la barre du Goazacoalcos. Décidé à conclure un marché pour le précieux chargement de son navire avec le premier acheteur qu’il rencontrerait, royaliste ou insurgé, l’Anglais était tombé entre les mains d’un commandant espagnol qui avait prêté l’oreille aux propositions d’un arrangement, d’abord au comptant, puis à crédit. Ce commandant enfin avait imaginé une conclusion plus avantageuse encore pour lui : il avait projeté de prendre le chargement d’armes sans le payer. La première clause du marché souriait beaucoup à l’Anglais, la seconde lui avait causé quelque inquiétude, et enfin il s’était récrié de toutes ses forces contre la troisième. Comme il s’écoulera encore un temps infini avant que la raison du plus fort cesse d’être la meilleure, l’Espagnol avait péremptoirement signifié à l’Anglais qu’il ne recouvrerait sa liberté qu’en lui faisant, par acte authentique, abandon complet de son chargement. Après lui avoir fait observer qu’il était encore bien heureux de conserver la goëlette qui le portait, le commandant du fort de Villegas avait emprisonné le malencontreux négociant. Celui-ci, dégoûté des royalistes, avait songé à Teran et corrompu ses gardiens, ou plutôt les drôles avaient eu l’air de se laisser corrompre, car, après avoir feint de s’éloigner du fort, comme la somme stipulée pour l’évasion du prisonnier leur avait été payée comptant, ils avaient voulu de nouveau ramener l’Anglais en prison, et ils y auraient réussi sans l’heureuse intervention d’Andrès.

Malgré l’élévation récente de sa fortune, le général Teran n’en était pas moins accessible presque à toute heure de nuit comme de jour. L’Anglais ne prit que le temps de loger son cheval à la posada, de manger un morceau, et au moment où le clairon sonnait la diane il se présentait aux portes du palais. Il ne tarda pas à y être introduit, et il se trouva en face d’un jeune homme dont le visage trahissait à la fois la distinction l’affabilité et la plus vive intelligence C’était le général indépendant don Manuel de Mier y Teran ; il était assis devant une table chargée de papiers et de cartes géographiques, car le travail de la journée était déjà commencé. Le chef insurgé était alors en fonds, et il accueillit avec joie la proposition de Robinson, qui offrait de lui céder son précieux chargement d’armes. Comme il était, séance tenante ; occupé à discuter avec le négociant les clauses de son marché, un grand bruit se fit entendre sur la place, ou les premiers rayons du soleil éclairaient deux régimens campés là faute de caserne. Le général s’approcha de la fenêtre pour voir quelle pouvait être la cause de cette rumeur.

— Ah ! dit-il, ce sont nos fourrageurs qui reviennent plus abondamment chargés encore qu’hier ; mais que leur veut cet homme ?

— Cet homme, excellence, lui dit l’Anglais, est Andrès Tapia le chercheur de traces. C’est lui qui m’a vaillamment arraché aux mains des Espagnols, et si, grace aux armes que je vous fournirai, votre cause finit par triompher, c’est à cet homme que votre excellence le devra.

Andrès gesticulait et parlait avec feu, et des rires répondaient à ses paroles. — S’il plaisait à votre excellence de l’écouter, s’écria Robinson, je suis convaincu qu’elle serait de son avis.

A ver (voyons), dit le général en donnant l’ordre de lui amener Andrès. — Celui-ci, s’adressant à Teran :

— Plairait-il à vueza ezencia, dit-il, d’ordonner qu’on brûle au plus vite tout le fourrage que ces soldats viennent d’apporter ?

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que nos ennemis se servent de toute espèce d’armes contre nous, et qu’on a profité d’un préjugé accrédité dans toute notre province pour empoisonner des fourrages que l’on dit coupés par le faucheur de nuit, et dont on ne suspecte pas la qualité. Ces fourrages nous coûteront, c’est moi qui le soutiens, les chevaux de tout un régiment.

Andrès paraissait sûr de son fait. Le général donna donc l’ordre de séquestrer provisoirement les fourrages, assez rares pour n’être pas sacrifiés légèrement, jusqu’à ce qu’on les eût fait goûter par un cheval de rebut ; ce qui fut exécuté.

— Ainsi, dit Berrendo à Andrès quand ils se retrouvèrent seuls, ce faucheur de nuit…

— N’était qu’un drôle qui jouait le rôle qu’on lui avait tracé, mais qui n’était pas de force à lutter contre moi.

— Il vous a confessé que ce fourrage était empoisonné ?

— Il ne m’en a pas dit un mot ; nous n’avons causé que du beau temps et des derrières pluies, répondit Andrès en achevant de débrider son cheval.

— Et cela vous a suffi ?

Parbleu ! j’ai deviné la pensée de bien des gens en moins de mots qu’il ne m’en a dit. J’avais pu l’observer quelque temps sans qu’il me vît, et, quand je l’ai accosté, je savais déjà presque à quoi m’en tenir.

— L’ami lui ai-je dit, je suis envoyé en courrier extraordinaire au commandant du fort de Villegas pour un message de vie ou de mort ; mon cheval est rendu de fatigue, et une botte de cette luzerne que vous me laisserez prendre lui rendra les forces sans lesquelles il ne pourrait arriver cette nuit ; autrement le fort sera pris. Je prévoyais la réponse : le faucheur me dit que mon cheval arriverait encore plus vite, s’il mangeait ailleurs, parce que… parce que la luzerne était verte et humide de la rosée de la nuit. — C’est bien, répondis-je ; j’emporte le chapeau d’un sot. — En disant ces mots, je lui arrachai son chapeau de mascarade, et il n’était pas revenu de sa stupéfaction, que déjà je galopais pour vous rejoindre et vous convaincre que le faucheur de nuit n’est qu’un homme payé pour empoisonner les champs d’alfalfa dans le,voisinage des postes insurgés. D’ici à une demi-heure, nous irons voir en quel état se trouve le cheval qui a mangé sa ration de luzerne.

L’événement confirma de tout point l’assertion du chercheur de traces. Le pauvre animal ne tarda pas à expirer dans les convulsions du poison, et un immense brasier consuma bientôt sur la place la dernière parcelle du fourrage qui, sans l’intervention d’Andrès, eût été si fatale à la cavalerie de Teran.


IV. – LE PLAYA-VICENTE.

En arrivant, après mille dangers, à Tehuacan, Andrès et Berrendo s’étaient vainement flattés de continuer en paix la lutte courtoise dont Luz devait être le prix. Moins de huit jours après leur arrivée à Tehuacan, nous les retrouvons chevauchant tous deux seuls cette fois à une soixantaine de lieues de là, sur les limites de l’état de Oajaca et de celui de Vera-Cruz.

La saison des pluies avait commencé, et le pays qu’ils traversaient offrait l’aspect le plus triste et le plus étrange. Du cerro Rabon, l’un des points les plus élevés de la sierra Madre, coulent une quantité considérable de cours d’eau qui ne tardent pas à se réunir en une masse bientôt divisée elle-même en douze fleuves distincts ; le rio de Playa-Vicente occupe un des premiers rangs de ce magnifique faisceau de fleuves. Le lit de ces cours d’eau était devenu trop étroit pour les contenir, et leurs flots débordés avaient transformé le pays en un lac immense aux eaux troubles, au-dessus duquel surgissaient, comme des navires à l’ancre, les clochers des haciendas inondées.

Au milieu d’étroites bandes de terrains noyés, semblables à des chaussées ménagées sur ce grand lac, les chevaux des deux aventuriers n’avançaient qu’avec peine et enfonçaient dans la fange jusqu’au poitrail. À une demi-lieue plus loin, derrière eux, un corps d’armée de quatre cents hommes environ suivait la trace des deux guides : c’était l’expédition commandée par le général Teran en personne Pour gagner le Playa-Vicente, puis la barre du fleuve de Goazacoalcos, et prendre livraison du chargement d’armes dont le général avait traité avec Robinson. Les deux batteurs d’estrade, Andrès surtout, laissaient percer sur leur physionomie un air d’abattement mélancolique que justifiaient l’aspect des lieux et les circonstances désastreuses au milieu desquelles ils se trouvaient.

— Plaise à Dieu que mes prévisions ne se réalisent pas, dit Andrès en jetant un regard découragé sur la campagne ravagée par les eaux, et qu’il n’en soit pas de nous comme du cheval de l’Espagnol, qui, pour avoir été trop vivement poussé par son cavaliers ne put arriver au but de son voyage !

- Je le crains aussi, reprit non moins tristement Berrendo.

— Je suis en pays inconnu, continua le chercheur de traces ; je l’ai vainement représenté au général, et cependant, si je me trompais de route, si je laissais quelque ennemi à côté de nous sans déjouer ses tentatives, c’est un déshonneur auquel je ne survivrais pas. Si du moins il avait voulu différer son expédition jusqu’après la saison des pluies !

— C’est de votre faute s’il nous a pris pour guides malgré nous, répliqua Berrendo ; si nous n’étions pas partis la nuit où nous voulions rester dans la cabane de l’Indien de peur de rencontrer le faucheur de nuit, vous n’auriez pas rendu au général l’éminent service de sauver une partie de sa cavalerie ; vous ne lui auriez pas rendu le service plus important encore d’empêcher une cargaison d’armes de tomber au pouvoir de l’Espagne. Alors son excellence ne se fût pas engouée de votre sagacité ainsi que de votre courage ; partant nous aurions évité… - Mais à ce propos, continua Berrendo comme si une idée subite venait de le frapper, j’ai certainement quelque mérite aussi ; cependant, comme je n’ai pas été assez heureux pour rendre à son excellence le moindre service, pourquoi donc a-t-elle daigné me faire savoir que, s’il me plaisait de vous accompagner, j’étais libre de le faire, et que, si cela me déplaisait, je n’étais pas libre de rester à Tehuacan ?

— Ami, repartit gravement le chercheur de traces, votre loyauté se fût effarouchée d’un combat à armes inégales ; rester seul à Tehuacan vous eût fait auprès de la divine Luz la partie trop belle. J’ai voulu égaliser les chances, et c’est grace à ma sollicitude pressante que vous avez été contraint de m’accompagner dans cette expédition, en dualité de second guide.

— Il y a entre nous une merveilleuse sympathie, reprit non moins gravement Berrendo. Sachez que, si je n’eusse pas porté jusqu’aux nues devant le général votre incomparable mérite comme guide, il est plus que probable qu’à l’heure qu’il est, vous seriez encore à Tehuacan.

Après cet échange de confidences, les deux rivaux gardèrent le silence ; mais leurs regards s’étaient croisés et venaient de se lancer un sauvage défi. Ils étaient encore sous l’impression de leurs mutuels aveux, quand ils arrivèrent à un point où la route allait en pente et se dirigeait vers une plaine, ou, pour mieux dire, vers un lac fangeux formé par l’inondation. Ce lac emprisonnait une ville tout entière. Le spectacle était bizarre, et, de l’éminence où ils étaient parvenus, les deux guides n’en perdirent aucun détail.

— C’est singulier, dit Berrendo, j’aurais supposé la ville livrée à la consternation la plus profonde.

— Au contraire, reprit Andrès, la saison des inondations est dans ce pays la saison des fêtes et des plaisirs.

Une multitude de barques, de canots, de pirogues, fendait en tous sens la surface jaunâtre des eaux. Les cloches des églises sonnaient comme d’habitude, et, à travers leurs portes ouvertes, au milieu de la nef inondée, on apercevait les pirogues entrer, s’arrêter. Par l’une des issues glissait sans bruit un canot, pavoisé de noir, qui conduisait un mort à la dernière demeure ; sur une pirogue aussi pavoisée, mais de flammes et de pavillons de fête, de jeunes filles, la tête couronnée de fleurs, conduisaient en chantant une mariée à l’autel. Du haut des terrasses, où le vent agitait des hamacs suspendus, les habitans restés chez eux échangeaient de joyeux saluts avec ceux dont les embarcations volaient sur les eaux du lac ; d’autres, assis à leurs fenêtres, les jambes pendantes au dehors, pêchaient dans la cour et dans les appartemens des rez-de-chaussée les poissons qui venaient chercher dans les eaux dormantes un refuge contre les courans impétueux des fleuves débordés. Parfois, au milieu de la bruyante mêlée des canots, apparaissaient les ramures d’un cerf à la nage que les eaux avaient chassé de son fourré ; des sangliers effarés fuyaient aussi leurs bauges envahies et levaient leur groin au-dessus des eaux, comme les marsouins qu’on voit fendre la surface de l’océan. En un mot, les habitudes de la nature semblaient extrêmement bouleversées.

Les deux guides durent faire un long détour pour éviter cette plaine noyée ; heureusement Andrès put obtenir de quelques Indiens, qui glissaient à l’aide de larges patins de bois sur ces terrains fangeux, quelques vagues renseignemens sur le chemin à suivre pour gagner le Playa-vicente. Il était néanmoins fort difficile de marcher à coup sûr et même d’avancer sur ces terrains noyés : les routes, les sentiers, tout était confondu. Andrès lui-même, comme le limier dont la rosée ou l’extrême sécheresse paralyse l’odorat, ne savait quelle direction suivre. Il en était de même de la colonne de cavalerie, qui se traînait péniblement sur les pas des guides. Ceux qui marchaient en tête trouvaient encore sous les pieds de leurs chevaux un terrain assez solide ; mais le sol, pétri, labouré par eux, n’offrait plus à ceux qui venaient ensuite que des mares fangeuses ou le cheval et le cavalier se traînaient péniblement et souvent restaient embourbés. D’après les renseignemens que le chercheur de traces avait recueillis, on devait prendre la direction de l’est ; mais des marais impraticables empêchaient de suivre la direction indiquée : il fallut presque rebrousser chemin, et les hommes se décourageaient. Berrendo chevauchait en silence à côté du chercheur de traces, qui s’avançait sombre et résigné, prêtant l’oreille au sourd et imposant murmure des eaux lointaines, dont un rideau d’arbres cachait la vue.

— Nous sommes près d’un fleuve, dit-il, c’est un fait évident four un enfant même ; mais quel est ce fleuve ? c’est ce qu’il faut aller reconnaître tous deux. Venez avec moi, j’ai besoin de votre aide, car on dirait que Dieu m’a tout à coup retiré cette sagacité dont j’étais peut-être trop orgueilleux.

Les deux guides atteignirent bientôt le lit du fleuve annoncé ; mais le détour qu’il avait fallu faire ne leur permettait pas de décider si ce fleuve était le Playa-Vicente ou le Rio-Blanco. Berrendo prétendait que ce devait être le premier ; Andrès soutenait ; que c’était le second. Que ce fût l’un ou l’autre, il était urgent de chercher un passage. Le fleuve coulait profondément encaissé dans un lit de rochers si élevés, que ses eaux paraissaient noires et ténébreuses en dépit du soleil ; c’était comme un canal dont les berges, séparées par une distance de quarante pieds environ, formaient, de chaque côté, de gigantesques murailles à pic. Les bords du fleuve étaient envahis par une végétation puissante et semblaient complètement déserts. Des arbres majestueux poussaient de distance en distance sur la terre qui couvrait le roc ; cachés sous leur vert feuillage, ou balancés sur les lianes que le vent agitait, des milliers d’oiseaux mêlaient leurs chants à la voix mugissante du fleuve, et les bois voisins renvoyaient d’harmonieux échos avec la senteur amère des lauriers-roses.

— Vous voyez, dit Andrès, que ce fleuve ne peut être le Playa-Vicente, car rien ici ne révèle la présence de l’homme.

En tout cas, répond Berrendo, avant de pousser une reconnaissance plus loin, il sera prudent de nous faire soutenir par quelques hommes de ma compagnie que je vais aller chercher.

— Allez, et pendant ce temps je me mettrai enquête d’un passage, répondit Andrès.

Berrendo fut quelque temps à revenir à l’endroit où il avait laissé son compagnon. Il avait amené avec lui six cavaliers des moins fatigués et six pionniers armés de leurs haches. Le chercheur de traces n’était plus là ; mais Berrendo entendit sa voix à quelque distance et l’eut bientôt rejoint : c’était à un endroit où les rochers des rives s’avançaient au-dessus du fleuve de manière à se rapprocher, non par la base, mais par le sommet, d’une vingtaine de pieds. Les Jarochos ou les. Indiens avaient jeté, d’une rive à l’autre, un de ces ponts de bois comme on en trouve souvent au Mexique. Les lianes qui pendaient aux arbres servaient d’étrier à des planches ; liées bout à bout avec des lanières de peau, et formaient au-dessus du fleuve un pont sur lequel deux hommes pouvaient à peine marcher de front, un pont mobile comme les lianes qui le suspendaient, mais d’une solidité à supporter le passage d’une artillerie de léger calibre ; le corps d’expédition en avait déjà traversé de semblables sans accident.

- C’est bien, Andrès, dit Berrendo ; mais, pour aujourd’hui, nos hommes n’iront pas plus loin ; leurs chevaux sont aussi harassés qu’eux ; et je viens d’apprendre que le général a réuni un conseil de guerre pour examiner s’il était prudent de s’engager plus loin, sur vos traces, dans ce labyrinthe de forêts et de terrains noyés.

— Le général n’a donc plus confiance en moi ! s’écria Andrès avec vivacité.

— Je ne dis pas cela ; mais on prétend que votre sagacité est en défaut, puisque vous soutenez que ce fleuve n’est pas le Playa-Vicente. Quant à votre loyauté, personne ne la met en doute.

— On a raison, reprit le chercheur de traces d’un ton sombre, car je saurais mourir au besoin pour qu’on n’en pût douter.

Laissant les douze hommes d’escorte les attendre près du pont, le chercheur de traces et Berrendo le traversèrent pour aller reconnaître les lieux. Les troupes en effet étaient si découragées, si fatiguées d’une marche au milieu de terrains fangeux, qu’une attaque subite aurait été la perte de l’expédition. Du côté opposé du fleuve, c’était le même silence la même solitude que sur l’autre rive. Pendant plus d’une heure, les deux guides battirent les bois, les plaines et les clairières ; les seules traces qu’ils purent y trouver furent celles des ânes, que les Indiens amènent avec eux pour charger le bois mort qu’ils vendent dans les villages et les seuls êtres vivans qu’ils rencontrèrent dans cette solitude furent précisément un Indien et sa femme qui poussaient devant eux une demi-douzaine de bêtes chargées des branchages qu’ils avaient ramassés.

— Holà ! José[2], cria Berrendo à l’Indien, est-il vrai que le fleuve qui coule près d’ici est le Rio-Blanco !

L’Indien sourit comme un homme qui voit le piège qu’on veut lui tendre et ne répondit rien.

— Me répondras-tu, animal sans raison ?

— Votre seigneurie sait bien, répliqua enfin l’Indien, que le Rio-Blanco est à plus de six lieues d’ici, et que cette rivière est le Playa-Vicente.

Andrès sembla frappé au cœur. Pour la première fois de sa vie, l’infaillible chercheur de traces venait de se tromper ; mais il accueillit la preuve de son erreur avec le même silence sombre et résigné qu’il avait à peine rompu depuis le moment où Berrendo lui avait dit qu’on avait perdu confiance dans son habileté.

— Retournons au camp, dit-il ; j’ai hâte de prier le général de chercher un guide plus heureux ou plus habile que moi.

— Il n’en trouvera pas un plus loyal ! s’écria Berrendo.

— C’est possible ; mais la loyauté ne doit pas être la seule vertu d’un guide. Heureusement du moins que l’erreur que j’ai commise n’a pu laisser sur mes intentions le plus léger nuage, car le danger est loin de nous.

En ce moment même, l’événement vint encore une fois démentir Andrès, et le bruit d’une fusillade frappa les oreilles des deux guides : le chercheur de traces pâlit, et, comme Berrendo allait s’élancer dans la direction des coups de fusil, il saisit fortement son bras empêcher que le moindre craquement du sol sous ses pas ne mît en défaut la sûreté de son ouïe.

— C’est au pont de lianes qu’on se bat ! s’écria-t-il. Berrendo, vous me sauverez du reproche de trahison, je vous en supplie au nom de votre mère.

Puis Andrès arma sa carabine, et se mit à courir à toutes jambes avec tant de vélocité, que Berrendo avait peine à le suivre. Il leur fallut quelques minutes de cette course rapide pour gagner l’endroit où l’engagement avait lieu. Par une heureuse inspiration, les douze hommes qu’ils avaient laissés à la garde du pont l’avaient traversé, et ils soutenaient à quelque distance de là, sur la rive opposée, un combat inégal contre une vingtaine d’éclaireurs de l’avant-garde du commandant espagnol Topete. Plus tard on apprit que ce commandant marchait avec sept cents hommes pour surprendre l’expédition : plusieurs cadavres jonchaient déjà le sol, et les soldats mexicains battaient en retraite vers le pont, lorsque les deux guides purent, en suivant de près le bord de l’eau, se glisser parmi eux. Encouragés par leur présence, les hommes tinrent bon sans reculer ; mais tout à coup ils virent s’avancer à peu de distance la tête d’une nombreuse colonne espagnole.

— C’est ici que nous devons mourir, dit aussitôt Andrès à Berrendo, pour moi du moins. Si le pont est forcé, c’en est fait de Teran et de mon honneur ; ordonnez la retraite.

Berrendo fit ce que désirait le chercheur de traces, sans se rendre compte de son intention.

— Au pont, au pont ! s’écria-t-il.

Les hommes obéirent, et tous se trouvèrent bientôt sur le pont mobile à la suite les uns des autres, présentant le rempart de leurs corps pour arrêter l’ennemi.

Un petit nombre d’Espagnols seulement avaient pu parvenir à s’établir à la tête du pont, qui tremblait sous la lutte. Andrès saisit alors la hache de l’un des soldats, et Berrendo vit, mais trop tard pour pouvoir s’y opposer, quelle était l’intention d’Andrès en disant que c’était là qu’ils devaient mourir. Au lieu de se servir de sa hache pour frapper les assaillans, il attaquait avec fureur les lianes qui soutenaient le plancher du pont. Heureusement l’élasticité de ces lianes tordues faisait rebondir la hache ; dont le tranchant ne pouvait les entamer. Berrendo voulut s’opposer aux efforts du chercheur de traces ; mais il fut au même instant obligé de disputer sa vie à un soldat espagnol, et ne put songer qu’à sa défense personnelle. Libre de ses mouvemens, Andrès attaqua le pont d’un autre côté. Sa hache tranchait les courroies de cuir qui liaient bout à bout le plancher mobile, et Berrendo sentit que le pont allait manquer sous ses pas. Il venait, dans un effort désespéré, de se débarrasser de son antagoniste, et il cria à Andrès de ne pas le sacrifier avec lui ; il n’était plus temps. Un dernier coup de hache venait de trancher le dernier lien qui tenait les planches réunies. Une trappe s’ouvrit aussitôt, par laquelle amis et ennemis tombèrent d’une hauteur de trente pieds dans les eaux ténébreuses du Playa-Vicente. Berrendo seul garda assez de sang-froid pour saisir fortement une des lianes qui flottaient au-dessus du fleuve et s’y retenir suspendu entre l’eau et le ciel, sans espoir de secours, il passa ainsi quelques secondes dans une terrible angoisse ; puis, frappé d’une balle qu’on lui lança de l’autre bord et qui lui brisa l’épaule, Berrendo lâcha la liane à laquelle il était accroché. Quand, tout blessé qu’il était, il revint la surface du fleuve, au fond duquel il avait plongé, il essaya de distinguer ce qui se passait autour de lui. Tout était silencieux et morne ; les eaux assombries par la voûte des rochers, coulaient tranquillement le long des berges à pic qui ne lui offraient aucune surface pour y prendre pied. Il nagea néanmoins, en suivant le fil de l’eau, jusqu’au moment où, désormais incapable de lutter pour conserver sa vie, il se sentit englouti de nouveau dans le fleuve. Le sentiment de sa conservation ne l’abandonna cependant complètement, et il ne tarda pas à s’apercevoir que ses derniers et instinctifs efforts venaient de le faire aborder sur une des rives. Alors il perdit complètement connaissance.

Des heures entières s’écoulèrent sans que Berrendo reprît ses sens. Avec le déclin du jour, des voix jusqu’alors muettes commencèrent à s’élever dans les bois d’alentour ; les bruits du soir succédaient au silence des heures brûlantes du jour, et le cœur de Berrendo recommençait à battre en même temps que ces déserts inanimés recommençaient à vivre. Enfin au crépuscule, l’aventurier rouvrit les yeux, et la sensation d’une cuisante douleur lui apprit qu’il vivait encore. Il s’aperçut alors qu’il était couché sur une plage sablonneuse qui se déroulait comme un mince ruban le long de la base des rochers. À peu de distance de lui, deux cadavres étaient échoués sur le sable. Tout à coup un de ces corps, qui semblaient inertes, fit un mouvement et poussa un cri déchirant, horrible, qui fut répété par mille échos. Berrendo crut reconnaître la voix du chercheur de traces.

— Est-ce vous, Andrès ? s’écria-t-il pendant que ce cri retentissait encore au fond de son cœur.

— Ah ! c’est vous, Luciano. Dieu soit béni, reprit Andres ; venez que je sente votre main.

Berrendo s’approcha comme il put, tandis que les bras d’Andrès s’étendaient comme s’il eût cherché à étreindre quelque objet invisible.

— Ne me voyez-vous donc pas ? s’écria Berrendo ; et, avant qu’Andrès eût pu lui répondre, il remarqua qu’une blessure sanglante s’ouvrait à la place de l’œil unique du chercheur de traces : le malheureux était complètement aveugle.

— Je ne verrai plus la lumière du jour, ni Luz qui m’aimait, ni rien de ce qu’a créé la main de Dieu, reprit Andrès d’une voix brisée par la douleur ; mais heureusement, ajouta-t-il, Dieu vous a envoyé vers moi.

— D’étranges idées commençaient à traverser le cerveau de Berrendo. Le nom de Luz, prononcé par Andrès, venait de lui rappeler à la fois sa belle maîtresse et son rival, et il y avait au fond de son cœur un mélange de joie, de compassion et d’horreur.

— Je vous ramènerai au camp, dit-il ; les soins ne vous manqueront pas, et peut-être tout espoir n’est-il pas perdu.

Le malheureux Andrès tourna vers Berrendo son visage défiguré par la pointe du poignard. — Oh ! Luciano, s’écria-t-il, ce n’est pas pour me ramener au camp que j’ai compté sur vous. Je compte sur votre poignard pour me délivrer du poids de la vie. Tuez-moi, Luciano, tuez-moi, par pitié !

— Jamais ! jamais ! reprit Berrendo ; mais Andrès renouvela ses instances d’une voix plus suppliante, et Berrendo sentit que la lutte contre cette suprême volonté d’un mourant devenait impossible : au moment même où il se refusait encore par la parole à exaucer les prières du chercheur de traces, son bras portait convulsivement deux coups de poignard dans le cœur d’Andrès. Celui-ci expira sans prononcer un seul mot, mais en remerciant Berrendo par un dernier sourire.

Le lendemain, Berrendo put regagner le camp du général Teran, et il suivit les débris du corps d’expédition dans leur mouvement de retraite vers Tehuacan. Arrivé dans cette ville, il n’eut rien de plus pressé que d’apprendre à Luz la mort d’Andrès ; il osa même se vanter de l’horrible service qu’il lui avait rendu. Les malédictions que la jeune fille appela sur sa tête, les larmes amères qu’elle versa, lui apprirent ce qu’il aurait dû deviner plus tôt : que Luz ne l’avait jamais aimé. — Sacrifiez-vous donc pour vos amis, se dit Berrendo en quittant Tehuacan. Il ne me reste plus qu’à me faire moine dans quelque couvent.

Berrendo toutefois ne donna pas suite à cette pieuse résolution, et, au lieu d’entrer au couvent, il se mit au service du terrible Gomez el Capador. Il prit part aux principales expéditions de ce chef impitoyable, dont il était le digne soldat, et quand la paix succéda aux luttes contre l’Espagne, échangeant la vie du guerrillero contre celle du chasseur, il vint partager dans les bois de San-Blas les fatigues des hommes qui en parcourent incessamment les vastes solitudes.


GABRIEL FERRY.

  1. « Lumière divine des yeux – qui me tiennent captif, — si vous voyiez les ruines ( ?) – de ce cœur déchiré… »
  2. Nom qu’au Mexique on donne à tout Indien.