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Scènes et paysages dans les Andes/02

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Hachette (1p. 79-167).
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UNE NUIT DE NOËL À TIABAYA.




I

OÙ IL EST VICTORIEUSEMENT DÉMONTRÉ QU’EN POLITIQUE, COMME EN BIEN D’AUTRES CHOSES, CE QU’UNE FEMME VEUT…


L’avant-dernière nuit que je passai à Aréquipa fut signalée par un pronunciamiento assez bizarre. Le fait se relie si étroitement aux événements politiques dont cette partie du bas Pérou vient d’être le théâtre[1], que j’ai cru devoir en faire comme le prologue de ce récit, non qu’il ait avec lui une connexion bien intime, mais parce qu’il m’a paru joindre au mérite de l’à-propos, l’avantage d’offrir une page intime et entièrement inédite de l’histoire des révolutions politiques du nouveau monde.

Il était environ deux heures du matin. J’avais passé ma soirée à feuilleter la Cronica Réal de Garcilaso de la Vega et la Historia del Peru de Blas Valera, en quête des chapitres où ces auteurs traitent de la première occupation de la vallée d’Ari-Qquêpa par les sujets de Mayta-Ccapac, et, parfaitement convaincu, après lecture des susdits chapitres, qu’aucun de ces auteurs, d’ailleurs si bien renseignés, n’avait trouvé la vraie signification du nom de cette vallée, j’achevais d’écrire la ligne suivante : « La véritable étymologie d’Aréquipa n’est pas celle que nos ethnographes ont cru devoir adopter sur la foi des auteurs espagnols du seizième siècle…, » quand un choc violent ébranla les volets entre-bâillés de ma fenêtre, située à un rez-de-chaussée donnant sur la rue, en même temps qu’une voix me jetait en passant cet avis sinistre : Revolucion, apaga U. la luz. (Révolution ! éteignez la lumière).

Courir à ma fenêtre, ouvrir à deux mains les volets intérieurs, avancer précipitamment la tête au dehors, la retirer plus précipitamment encore, en jetant un cri terrible, tout cela fut l’affaire d’une seconde. Dans mon empressement à juger de l’imminence du danger que m’annonçait la voix mystérieuse, j’avais oublié que toutes les fenêtres des maisons de la ville sont garnies à l’extérieur de barreaux de fer destinés à protéger leurs habitants aux jours d’émeute, et comme l’architecte de celle que j’occupais n’avait rien négligé sous ce rapport, cet oubli de ma part, joint au brusque contact de mon front avec les barreaux, avait eu pour résultat une douleur aiguë, presque aussitôt suivie d’une bosse.

Étourdi du coup, je me laissai tomber dans un coin de la baie, où, tout en frictionnant la partie contusionnée avec la paume de ma main, j’essayai de prêter l’oreille. Un bruit de foule, une espèce de piétinement auquel se mêlaient des clameurs confuses, s’entendait du côté de la Lloclla (prise d’eau) qui se trouve au pied du volcan Misti, à l’est d’Aréquipa. Bientôt la rumeur grossit, et les voix, devenues plus distinctes, parurent se diriger vers le quartier de Santo Domingo ; l’émeute, car c’en était une, se rapprochait du centre de la ville ; mais pourquoi cette émeute, quand la bataille d’Agua Santa, gagnée par le général Vidal, avait assuré définitivement à celui-ci le pouvoir que lui disputaient depuis longtemps les généraux Torrico, Orbegoso, la Fuente, San-Roman et l’ex-président du conseil d’État Menendez ?

Pendant que je cherchais le mot de cette énigme avec une ardeur qui m’empêchait de constater l’augmentation de plus en plus sensible de mon enflure, des pas précipités retentirent dans la rue, et un homme enveloppé de son poncho parut tout à coup à ma fenêtre.

« Par la Vierge immaculée ! me dit-il à voix basse, éteignez donc cette lumière !

— Vilain oiseau de nuit ! répliquai-je à cet individu, vous êtes cause que j’ai failli me briser le crâne contre les barreaux ! »

Je venais de reconnaître dans mon conseiller nocturne un sereno du quartier que, chaque nuit, je trouvais invariablement posté près de ma fenêtre, où, sous prétexte de me donner l’heure et le bulletin exact de l’atmosphère, il ne manquait jamais de me réciter une lamentable élégie sur sa situation présente et ses appréhensions futures. Cette élégie, que l’homme terminait habituellement par la demande d’un réal pour s’acheter de l’eau-de-vie, était coupée en strophes régulières par la consommation des cigarettes, que de quart d’heure en quart d’heure il sollicitait de ma munificence et que je lui passais tout allumées à travers les barreaux.

Comme le sereno n’avait pas cru devoir répondre à ma phrase de bienvenue, et que sa préoccupation d’esprit, à en juger par le silence qu’il gardait et l’attention profonde qu’il prêtait aux bruits de la rue, semblait l’emporter ce soir-là sur ses habitudes solliciteuses, je me décidai à prendre l’initiative, et, roulant une cigarette, je l’allumai et la lui offris, dans l’espoir que ce procédé délicat provoquerait chez lui un peu d’expansion ; mais, à mon grand étonnement, l’homme, au lieu de la fumer selon sa coutume, l’éteignit contre la muraille et la glissa derrière son oreille, étui naturel où les Cholos et les Métis placent volontiers leurs bouts de cigares.

« Voyons, mon brave, lui dis-je enfin, impatienté de ce mutisme, allez-vous m’apprendre ce que signifie la recommandation que vous m’avez faite ?

— Bien volontiers, me répondit-il, mais d’abord éteignez votre lumière. »

Je m’empressai de souffler ma bougie.

« J’ai l’honneur de vous annoncer, continua-t-il, que le Pérou est en pleine révolution, et que nous culbutons cette nuit le président Vidal pour en mettre un autre à sa place. Vidal est un Churupaco sans élégance et sans tournure, hors d’état de représenter dignement la nation péruvienne ; c’est de plus un homme à sentiments étroits, qui vend les broderies de ses vieux uniformes et fait venir ses repas de la Fonda, au lieu d’avoir une cuisine digne de sa situation ; vous comprenez, monsieur, qu’un pareil président ne saurait faire notre affaire, aussi nous sommes-nous empressés de lui choisir un successeur. Quant au conseil que je vous ai donné d’éteindre votre lumière, c’était tout bonnement dans la crainte que les soldats et les Cholos qui passeront près d’ici ne s’amusassent, en voyant une fenêtre éclairée au milieu de la nuit, à y envoyer quelques balles. Monsieur comprend-il maintenant ?

— Pardieu, je comprends parfaitement, et ma reconnaissance vous est acquise à tout jamais… Seulement, il est une chose que je ne m’explique pas très-bien encore ; c’est le rôle qu’en qualité de sereno vous pouvez jouer dans cette affaire, car vous avez dit nous, si j’ai bien entendu ?

— Qu’est-ce que monsieur trouve donc d’étonnant à cela ; un sereno n’est-il pas un citoyen libre ?

— Voilà, mon cher, ce que j’ignore ; mais ce dont je crois être sûr, c’est qu’un sereno est avant tout chargé de la police de la ville et du maintien de l’ordre, et qu’en prêtant la main aux factieux qui veulent le troubler, ce sereno manque d’abord à son devoir et s’expose ensuite à voir son dos lier connaissance avec la plus neuve des courroies de don José Aranibar, l’intendant de police devant qui il a juré, la main sur l’Évangile, ainsi que cela se pratique, respect, obéissance et fidélité à la constitution.

— Brrr ! ft l’homme, qui sait si demain Je ne serai pas moi-même intendant de police !

— Diable ! repris-je, mais alors c’est beaucoup plus sérieux que je ne le croyais. Et peut-on savoir, honnête sereno, le nom du nouveau chef que vous allez élire ?

— Rien n’est plus facile ; toutefois je vous avouerai, avant d’aller plus loin, que le mouvement que je me suis donné cette nuit en courant d’un quartier à l’autre, les émotions successives que j’ai éprouvées et la poussière qu’il m’a fallu avaler en outre, m’ont si fort desséché la gorge, que le nom que vous demandez aura bien de la peine à en sortir… Ah ! si j’avais le moindre verre d’eau-de-vie, ou seulement un demi-réal pour me le procurer, que de choses intéressantes je pourrais vous apprendre… ! »

La pensée du sereno était d’autant plus saisissable, qu’il avait cru devoir y joindre les ressources de la mimique en passant un bras à travers mes barreaux et en me montrant la paume de sa main, comme une sébile dans laquelle je pouvais déposer mon offrande. Je n’eus plus qu’à m’exécuter.

Mais au moment où l’homme, après m’avoir remercié par un signe de tête, se disposait à me livrer, en échange de ma pièce de monnaie, les secrets de sa politique transcendentale, une troupe de soldats et de Cholos que nous n’avions pas entendus venir, par la raison bien simple que leurs pieds, privés de chaussures, n’éveillaient aucun écho dans la nuit, débouchèrent tout à coup par la rue de Santo Domingo, munis de torches allumées, dont les reflets empourpraient les maisons voisines. Parvenus au centre du carrefour, ces hommes s’arrêtèrent pour pousser un cri de ralliement, auquel répondit un cri plus éloigné. Mon sereno profita de l’incident pour s’éclipser dans l’ombre, et je restai seul, le visage collé aux barreaux, regardant cette foule étrange, qui ne tarda pas à disparaître dans la rue del Comercio, tandis que les cris de Afuera Vidal, al muladar el Sambo (à bas Vidal, au fumier le Sambo !) poussés par une centaine de voix, allaient réveiller en sursaut tous les habitants du quartier.

Cette première troupe n’était que l’avant-garde de l’insurrection, l’escouade des aboyeurs chargés de proclamer la déchéance du général Vidal ; le corps d’armée parut bientôt ; il se composait d’un groupe d’officiers au milieu desquels paradait, sur un cheval fougueux, une femme coiffée d’un chapeau de paille de Panama, drapée dans un poncho d’étoffe blanche, et qui saluait gracieusement de la main les bourgeois à demi vêtus, que la peur ou la curiosité venait d’attirer aux fenêtres. Les cris de Viva doña Cipriana ! Viva Vivanco ! retentissaient sur les pas de ce cortége, éclairé par la flamme des torches, et auquel une nuée de rabonas, hideuses vivandières, armées de fourches et d’épieux, servait d’arrière-garde. Bientôt toute la ville fut en rumeur. Les tambours battirent la générale, les cloches de la cathédrale, des églises et des couvents, sonnèrent à la fois, des feux furent allumés dans les rues, des torches flambèrent à tous les balcons et des milliers de fusées montèrent dans les airs en signe de réjouissance.

« C’est à n’y rien comprendre, me disais-je in petto, quand j’eus refermé ma fenêtre et rallumé ma bougie : quoi ! cette douce et charmante doña Cipriana, qui, il y a trois mois à peine, avouait ingénument qu’elle avait failli mourir de peur en allant de nuit frapper aux portes du couvent de la Merced, pour y chercher le prêtre qu’un de ses parents demandait à son lit de mort, cette femme au cœur timide, est-elle bien la Bradamante que je viens d’entrevoir, affrontant les ténèbres, haranguant la multitude et promenant l’émeute aux quatre coins de la cité ? Allons, allons, M. de la Condamine a eu tort d’écrire que les Amazones du rio Nhamondas étaient rentrées dans la Guyane par la rivière das Trombetas ; ces dames, au contraire, ont dû remonter le grand fleuve qui porte encore leur nom et se répandre dans l’intérieur du bas Pérou, où leur descendance est représentée de nos jours par Mme Gamara, l’ex-présidente, et Mme Vivanco, la présidente actuelle. Demain j’aurai l’honneur d’aller féliciter notre héroïne sur ce beau coup de tête, qui, s’il devient un coup d’État, changera probablement les destins de la république. »

Le lendemain, en effet, je me présentai dans la maison Q…, où doña Cipriana avait momentanément élu domicile. La noble dame était en train de dépêcher un messager au général Vivanco, alors à Cuzco, pour signifier à celui-ci qu’au lieu de continuer à faire les affaires du président Vidal, il eût à s’occuper des siennes, vu qu’à partir de cette heure ce n’était plus Vidal, mais bien lui, Vivanco, que les populations reconnaissaient pour seul et véritable président du Pérou. On devine facilement que je ne pus être reçu. Qu’importaient d’ailleurs au triomphe de la conquérante les félicitations d’un obscur voyageur, quand une députation de bourgeois aréquipéniens piaffait déjà sous ses fenêtres, n’attendant que le moment de ployer le genou devant la présidente ?

Je repris à pas lents le chemin de mon domicile, et, pour me consoler de ma mésaventure, j’improvisai sur les hasards de la fortune une soixantaine de coplas en espagnol, que je regrette fort de ne pouvoir transcrire ici.

Le soir vint et l’animation redoubla dans la ville. Des lampions furent accrochés aux fenêtres, des bandes de soldats, ivres d’enthousiasme et de resacado, parcoururent les rues, escortés de leurs rabonas échevelées et accompagnés de joueurs de guitare. Le peuple suivait en dansant. Sur la plaza Mayor, en regard de la cathédrale, une estrade tendue de velours rouge avait été dressée, autour de laquelle quelques trombones exécutaient de brillantes fanfares. Chaque chicheria ou cabaret eut son festival. Vers neuf heures, quand l’ivresse, comme dit Rabelais, eut gagné jusqu’aux sandales, danseurs, buveurs et musiciens abandonnèrent les tavernes et, se répandant dans les rues, commencèrent à exécuter le long des trottoirs les plus étranges farandoles, aux cris répétés de Viva el Peru ! Viva nuestro Vivanco !

Un buste du général, trouvé je ne sais où, fut placé sur une civière, entouré de chandelles, et quelques militaires revêtus de semblants d’uniformes, les pieds nus, coiffés de bonnets de police en calicot blanc, le promenèrent par la ville, aux applaudissements d’une foule émerveillée.

Ce buste, ou plutôt cette tête du nouveau président, dont la beauté remarquable produisait, dit-on, sur les femmes de Lima, l’effet d’une véritable jettatura, était l’œuvre d’un sculpteur du pays, habile à façonner le bois. En véritable artiste, épris de la couleur autant que de la forme, ce sculpteur, une fois le portrait achevé, l’avait doté d’un coloris charmant, avait épanoui sur chaque pommette une rose à cent feuilles, et, non content de reproduire, à l’aide d’ocre rouge et de noir d’ivoire, la nuance auburn des cheveux de son modèle, avait poussé l’imitation de la nature jusqu’à enchâsser dans les cavités sourcilières, deux yeux d’émail, auxquels la flamme des chandelles prêtait un éclat radieux. En narrateur fidèle, j’ajouterai que cette tête, au lieu d’être supportée par un socle, comme la plupart des œuvres de ce genre, était nettement terminée par une ligne droite qui, passant entre la cinquième et la sixième vertèbre cervicale, donnait au chef du général Ignacio Vivanco l’aspect d’une tête coupée.

Dans la foule à laquelle je m’étais mêlé, pour ne perdre aucun détail de ce spectacle, j’entendis une chola, pauvre femme du peuple, debout à mes côtés, s’écrier en joignant les mains, quand passa devant nous la civière triomphale : Dios mio que candida es la gente de mi tierra[2] !

Le bruit des vivat étouffa fort heureusement ces paroles, qui, dans l’enthousiasme bachique dont la foule était animée, pouvaient procurer les honneurs du martyre à l’imprudente qui les avait proférées.

Après deux heures de promenade dans les rues et de libations au seuil des cabarets, le cortége regagna la plaza Mayor, et le chef polychrome du président fut solennellement déposé sur le velours de l’estrade, où, pendant le reste de la nuit, les trombones burent à sa santé et lui jouèrent à l’envi leurs plus brillantes symphonies.

Le surlendemain de cette mémorable soirée, après avoir pris congé de mes amis et connaissances, je quittais Aréquipa pour n’y plus revenir. Suffisamment édifié sur les antécédents historiques de la cité hispano-américaine, bâtie, en 1536, par le capitaine Pedro Anzurez de Campo Redondo, j’avais hâte d’entreprendre l’exploration de la vallée qui s’étend devant elle comme un tapis de verdure et de fleurs, et lui donne ce cachet pittoresque qui manque à la plupart des villes de l’Amérique du Sud, presque toujours cachées dans les anfractuosités des Cordillères, ou accroupies au bord de l’Océan, dans des plaines de sable.


II


QUI TRAITE DE DÉTAILS DOMESTIQUES DANS LESQUELS LES CÉLIBATAIRES ET LES VOYAGEURS AUX TERRES LOINTAINES, POURRONT TROUVER QUELQUES INDICATIONS UTILES.

Le village d’Umaro, où j’avais transporté mes pénates et que je comptais habiter pendant la durée du travail que j’allais entreprendre, est situé à deux lieues ouest d’Aréquipa et à cinq cents pas d’une chaîne minérale, qui forme, de ce côté, la limite naturelle de la vallée.

Rien de plus triste que l’aspect de ce site, borné au couchant par une muraille de grès roussâtre, haute de mille pieds, longue de quatre lieues, et dans les interstices de laquelle pointent, de loin en loin, des candélaris épineux, qui lèvent vers le ciel leurs bras poudreux et décharnés comme pour implorer de sa miséricorde quelques gouttes de pluie à défaut de rosée. Entre cette muraille et les maisons du pueblo, au milieu de maigres terrains, où les pierres semblent pousser concurremment avec le trèfle et les pommes de terre, passe la rivière ou plutôt le torrent Tambo, dont le bruit, l’écume et le mouvement égayeraient quelque peu cet aride paysage, si les avantages qui résultent de la présence de ce cours d’eau n’étaient désagréablement contrebalancés par les dégâts qu’il occasionne à l’époque de la fonte des neiges dans la Sierra. Sortant alors du lit que lui a creusé la nature, son premier soin, en s’épandant aux environs, est de submerger les récoltes, d’abattre les maisons et d’entraîner les animaux, au grand émoi des propriétaires. Il faut, du reste, rendre à ces derniers une justice : depuis trois siècles que le même fait se reproduit au moins une fois chaque année, l’idée ne leur est pas encore venue qu’en reculant d’une centaine de toises leur village si souvent submergé, ils seraient pour toujours à l’abri des inondations.

Une particularité non moins remarquable que la laideur du site que je viens de décrire, c’est l’orientation des maisons du pueblo, dont toutes les ouvertures, quelles qu’elles soient, portes, fenêtres, œils de bœuf ou chattières, au lieu d’être percées à l’est, c’est-à-dire du côté de la vallée, de la Cordillère et du soleil levant, regardent obstinément la muraille ornée de cactus, qui leur intercepte à la fois l’espace, l’air et la lumière. Je n’ai jamais pu m’expliquer ce genre de construction adopté par tous les maçons autochtones, à moins qu’il ne faille l’attribuer à cette horreur de la civilisation et à ce besoin d’en détourner les yeux, qui caractérisent la plupart des races primitives.

La préférence que j’avais cru devoir accorder à Umaro sur tous les villages voisins — préférence dont les voyageurs ou les touristes qui ont visité Aréquipa et sa vallée pourraient à bon droit s’étonner, si je ne me hâtais d’en donner la raison — cette préférence tenait uniquement à ce que ces derniers, placés dans une situation riante, entourée d’eaux vives, d’arbres et de fleurs, jouissent du privilége d’attirer pendant la saison des bains, c’est-à-dire de novembre à janvier, la bonne et la mauvaise société d’Aréquipa, tandis que le village d’Umaro, privé de ces agréables ressources et n’ayant à offrir aux citadins en villégiature que les cactus de sa muraille et les pierres de son torrent, est, de leur part, l’objet d’une profonde indifférence et même d’un abandon complet. Or, c’est précisément sur cette indifférence et sur cet abandon que j’avais compté. Dans les villages à la mode, tels que Sabandia, Tingo, Jésus, Sachaca, los Perales, où les baigneurs et les oisifs viennent planter leur tente pendant un mois ou deux, ma porte eût été littéralement assiégée par une foule de visiteurs des deux sexes, qui, sous prétexte que je devais m’ennuyer seul, m’eussent proposé de me distraire en leur compagnie, au moyen de bains plus ou moins prolongés, de parties de dés plus ou moins ruineuses, de bals plus ou moins décolletés. À Umaro, je n’avais à redouter aucune de ces propositions malséantes, n’ayant d’autres voisins qu’un meunier cholo tout occupé de ses moutures, et quelques commères qui passaient leurs journées à fabriquer de la chicha et leurs nuits à la boire, gens de bien s’il en fut, point bavards, peu curieux, et qui, loin de chercher à faire ma connaissance, soit à la faveur d’un salut, soit à l’aide d’un compliment, quand, par hasard, je les surprenais assis au seuil de leurs chaumières, se levaient en m’apercevant et rentraient aussitôt chez eux, comme des limaçons dont on touche les cornes.

La demeure que j’avais prise en location pouvait passer pour un château, à côté des sept ou huit ranchos que comptait le village ; aussi les habitants de ce dernier, par égard pour la tournure de l’édifice, auquel se rattachaient à titre de dépendances un morceau de terrain en friche et deux figuiers improductifs, ne l’appelaient-ils jamais autrement que la hacienda, qualification qui, dans leur idée, équivalait à celle de domaine.

Ce château ou ce domaine, selon qu’on voudra le nommer, était un parallélogramme en terre, couvert de chaume, et se composait d’une seule pièce d’à peu près quinze mètres de long sur huit mètres de large, divisée en deux parties par une cloison en toile blanchie à la chaux ; une banne tendue à l’aide de cordes et de clous, et constellée par la dent des surmulots, servait de plafond au double appartement éclairé par le jour de la porte et les rayons du soleil qui, glissant à travers le chaume et les trous de la toile, venaient dessiner sur le sol des arabesques lumineuses dont le déplacement indiquait l’heure diurne avec l’exactitude d’un gnomon. Devant la façade de la maison, tournée comme celle des demeures voisines du côté de la muraille aux cactus qui bornait l’horizon, s’étendait une varanda, espèce de cage oblongue, treillisée en roseau, couverte en paille et reposant sur un terre-plein auquel on parvenait du dehors par un escalier de trois marches. Cette varanda, où l’air et la lumière circulaient librement, pouvait, selon les goûts de l’habitant, servir de salle à manger, de salon de conversation ou de cabinet de travail : en attendant, elle servait d’asile aux hirondelles et aux chauves-souris. Telle était, en y rattachant un poulailler et un parc à mules, situés, l’un à la droite, l’autre à la gauche de l’édifice, l’exacte configuration de ce dernier. Quant au mobilier locatif, il se composait d’une table carrée et de deux bancs en bois scellés à demeure dans la pièce d’entrée, d’un fouet accroché au-dessus de la porte, d’une malle sans couvercle, et de bouteilles vides, oubliées probablement par le précédent locataire.

Quelque délabré que puisse paraître ce domaine, il avait néanmoins son personnel de serfs attachés à la glèbe, que je vis accourir le soir même de mon arrivée. À peine mes bagages étaient-ils déposés sous la varanda, que trois petits Indiens de huit à dix ans, entraient accompagnés de deux molosses d’une maigreur phénoménale. Pendant que les premiers me saluaient au nom de la Virgen purissima, en m’appelant leur père et en me baisant la main, selon l’usage du pays, les seconds me flairaient, pour s’assurer par mon odeur de mon rang et de ma dignité, et suffisamment renseignés par cet examen olfactif, faisaient acte de soumission en me posant leurs pattes crottées sur les épaules.

Une chola entre deux âges, que j’avais arrêtée à l’avance pour me servir de cuisinière, parut sur ces entrefaites et vint prendre mes ordres. Je lui montrai la manne aux provisions en la priant de me préparer à souper. Le premier soin de la femme, après avoir vérifié la nature des victuailles dont je m’étais pourvu, fut de décrocher le fouet, d’en appliquer lestement quelques coups aux molosses, en leur donnant pour raison de cet acte arbitraire qu’une varanda n’était pas un chenil, et de distribuer sa tâche à chacun des enfants, qu’elle connaissait par leurs noms, et sur l’esprit desquels elle paraissait avoir une certaine influence, à en juger par l’activité remarquable que ceux-ci déployèrent sur-le-champ. Pendant que l’un courait à la source voisine pour y puiser de l’eau, l’autre allumait du feu à quelques pas de la demeure, avec la fiente sèche et les bûchettes que lui passait son camarade. De son côté, la cuisinière allait, venait, tranchait, dépeçait avec un empressement grave et digne, qui me donna de sa personne et de son talent culinaire une très-haute idée.

À huit heures précises, mon couvert était mis dans la varanda, un chupé fumant placé sur la table, et les trois bambins, Mathias, Mariano et Manuco, debout en face de moi, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés en terre, attitude respectueuse que leur avait fait prendre Antuca[3], la cuisinière, habituée, à ce qu’il me parut, au style et aux traditions des maisons nobles du pays. Celle-ci, tout en s’occupant des préparatifs de mon coucher, venait de temps en temps s’assurer par un coup d’œil que nos jeunes conscrits étaient toujours au port d’armes, la tête droite, les épaules bien effacées, les pieds sur une même ligne et dans une immobilité parfaite. Quant aux molosses, retenus sur le seuil par la crainte des coups de fouet, je les entendais geindre et soupirer avec des inflexions de voix qui témoignaient autant de sympathie pour ma personne que d’envie de prendre part à mon souper.

Au bout d’un quart d’heure, j’avais satisfait aux exigences de mon estomac, fait le nœud de rigueur à ma serviette, et, comme je retirais de ma poche mon étui à cigarettes, Antuca, comprenant à ces démonstrations muettes que je lui donnais carte blanche, s’empressa d’enlever les restes du chupé, dont elle fit quatre parts inégales, s’adjugea la plus forte et distribua les trois autres aux enfants, qu’elle entraîna sur ses pas à l’extrémité de la varanda. Là, chacun d’eux s’assit à terre et se mit à expédier sa pitance avec une activité de mâchoires qui dénotait un appétit longtemps contenu. Après le tour des gens vint celui des chiens, qui furent chargés du nettoyage de la marmite et des assiettes, et s’en acquittèrent en conscience.

Tandis qu’en femme d’ordre, ma ménagère, avant de se coucher, ramassait çà et là ses divers ustensiles et les empilait dans un coin, les jeunes Indiens, qu’elle avait dépêchés au dehors sans leur donner le temps d’avaler leur dernière bouchée, reparurent portant des brassées de luzerne avec laquelle ils se mirent à façonner des tampons. Curieux de connaître la destination de ces objets qui, par leur configuration autant que par la qualité de leur matière, me semblaient dignes d’intérêt, j’interrogeai mon factotum femelle, qui m’apprit que ces tampons de feuilles étaient destinés à calfeutrer le plafond de ma chambre à coucher, par les crevasses duquel des légions de surmulots, domiciliés depuis longtemps dans le chaume de la toiture, avaient l’habitude de s’introduire chaque nuit dans l’intérieur de la maison, pour s’y livrer à des perquisitions gastronomiques, quelquefois même à des ébats folâtres, dont mon sommeil pourrait être troublé. J’attendis patiemment que ces réparations urgentes fussent terminées, et quand mon plafond eut été restauré, que j’eus donné ma bénédiction aux enfants[4] et reçu mon bougeoir des mains d’Antuca, je passai dans la seconde pièce, où je trouvai mon almofrez[5] ouvert et ma couche dressée. Dix minutes après, j’étais enseveli dans un profond sommeil.

Pendant la nuit, les secousses de la cloison, jointes aux trépignements, aux soubresauts et aux culbutes qui ébranlaient de telle sorte la toile du plafond, qu’on eût cru que tous les rats de la contrée s’étaient donné rendez-vous en ce lieu, me démontrèrent victorieusement l’opportunité des bouchons de feuilles. Sans la sage précaution qu’avait cru devoir prendre ma cuisinière, j’étais rongé jusqu’aux os. Un moment j’eus l’idée de me lever et de fuir ce repaire ; mais, en songeant que la luzerne, végétal antipathique aux surmulots, mettait entre eux et moi une barrière infranchissable, je ne tardai pas à me rendormir, bercé par la tempête qui mugissait au-dessus de ma tête.

Le lendemain, après un repos de douze heures, la première chose que j’aperçus, en entrant dans la varanda, fut la nappe mise ; la seconde fut ma ménagère, occupée de fouetter le chocolat qu’elle me destinait. J’attaquai immédiatement le côté solide du déjeuner, et quand j’en fus au théobrome, dont la préparation savante faisait honneur au talent d’Antuca, j’interpellai cette dernière au sujet des arrangements qu’il me faudrait prendre avec les habitants du pueblo d’Umaro, pour l’approvisionnement du garde-manger, que je désirais tenir sur un pied de guerre. Mais, à mon grand étonnement, elle m’apprit que le pueblo, ne produisant rien, ne se trouvait en mesure de rien fournir, et que, depuis le pain jusqu’à la moutarde, j’aurais à tirer toutes mes subsistances d’Aréquipa. Après mûre délibération, il fut décidé que, le samedi de chaque semaine, Antuca, à califourchon sur un âne que je devais louer à cet effet, se rendrait à la ville pour y faire nos provisions solides et liquides chez les fournisseurs de sa connaissance : deux mannes en osier, munies de leurs couvercles et accrochées au bât de l’Aliboron, devaient servir au transport des denrées. Afin de ne pas surmener l’animal, Antuca offrait généreusement d’effectuer le retour à pied.

Je remerciai la brave femme du zèle qu’elle manifestait à l’endroit de mon service, et l’engageai à persévérer dans ces louables intentions, l’assurant qu’elle n’aurait jamais à se plaindre de moi si sa conduite était toujours à la hauteur des circonstances. Comme je terminais cet entretien par quelques instructions sur la façon toute maternelle dont je désirais qu’elle traitât les jeunes Indiens que je plaçais sous sa tutelle, elle m’interrompit dès les premiers mots, pour m’assurer qu’à cet égard je pouvais être parfaitement tranquille ; non-seulement elle se chargeait avec plaisir de la surveillance des enfants, mais elle promettait encore de développer leurs qualités naissantes et de raccommoder leurs chausses ; quant aux soins à donner à ma personne, jamais évêque ou archevêque, assurait-elle, n’aurait été plus dorloté que moi. Mes cigarettes seraient prises chez la bonne faiseuse, mon linge parfumé aux mille fleurs, ma chère des plus délicates, et si quelque voisin, de l’un ou de l’autre sexe, s’avisait de tenir sur mon compte des propos peu séants, c’est elle, Antuca, qui se chargeait de lui en demander raison.

Devant un pareil dévouement, qui me débarrassait des tracas du ménage et me laissait le libre emploi de mon esprit et de mon temps, je me sentis pénétré d’une si vive reconnaissance, que j’abandonnai sur-le-champ les rênes de l’État et la conduite des affaires à mon fidèle ministre, bornant désormais mes aspirations à cette royauté paisible que Béranger a immortalisée dans la plus naïve de ses chansons.

Grâce à l’abandon complet de tous mes pouvoirs, abandon qui me procura d’immenses avantages, pendant qu’Antuca en retirait à peine quelques légers profits, mon bonheur domestique fut sans nuages, et, pendant cinq mois que j’habitai le manoir d’Umaro, je le déclare ici, à la louange de mon majordome femelle, et puisse ma déclaration lui valoir que de droit près d’un célibataire ou d’un voyageur à venir, jamais, au retour de mes longues courses, je ne manquai de trouver mes pantoufles à ma portée et mon dîner servi à point.


III


COMMENT EN CUEILLANT LES POIRES D’AUTRUI, L’AUTEUR FIT LA CONNAISSANCE D’UN BOTANISTE DU PAYS, ET CE QUI S’ENSUIVIT.

En débutant dans la grande vallée par une exploration des plages du Tambo, à partir de l’endroit où ce torrent reçoit les eaux du Sabandia, jusqu’aux plaines d’Utchumayo, où il s’unit au Rio-Chile pour former la rivière Victor, tributaire de l’océan Pacifique, j’avais cru tenter un coup de maître et recueillir la matière de dix volumes ; mais cette exploration, bien qu’accomplie selon le rite accoutumé, c’est-à-dire le fusil sur l’épaule, le baromètre en sautoir, l’herbier en bandouillère, un album d’une main et un filet de l’autre, n’avait eu pour moi d’autre résultat qu’un gros rhume, une foule de meurtrissures et l’intime persuasion que la flore et la faune de ces parages étaient d’une pauvreté désespérante, et que rien n’y méritait les honneurs de la science ou de l’art, de l’herbier ou de l’album. Mortifié, mais non rebuté par l’insuccès de cette tentative, j’avais tourné le dos aux rives infécondes du Tambo et dirigé mes pas vers les coteaux riants de Sachaca et de Tiabaya, au pied desquels, le jour même de mon arrivée, j’avais tué de beaux oiseaux, étudié les mœurs de quelques autres, et constaté que la fourrure de l’aperæa est d’un gris uniforme à l’état sauvage, et que le cresson, la menthe et le céleri, croissent naturellement aux revers des fossés. Pénétré d’un légitime orgueil à l’idée de ces découvertes que je me promettais de pousser plus loin, je continuai donc mes études sur la contrée, passant, selon que besoin était, du sentier banal à l’enclos privé, soit en enjambant les ruisseaux, soit en franchissant les clôtures, au grand scandale des chacareros sur le domaine desquels j’empiétais ainsi sans cérémonie.

Quelques jours me suffirent pour explorer le plat pays compris entre Sachaca, Yanahuara, Cayma, Utchumayo, Ocongate et Tiabaya ; puis, quand j’eus catalogué, peint ou décrit tout ce qui m’avait paru avoir quelque droit à une mention, passant de l’étude des plaines à celle des hauteurs, je gravis successivement les rampes de Sachaca et celles d’Ocongate, d’où j’atteignis les collines de Tiabaya, au pied desquelles, du côté de l’ouest, est situé le pueblo d’Umaro, où j’avais élu domicile.

Tiabaya, si renommé vers la fin du dix-huitième siècle, par la saveur de ses ragoûts pimentés, la qualité de sa chicha et le nombre de ses guinguettes, où les deux sexes d’Aréquipa, depuis la première noblesse jusqu’à la plus infime roture, accouraient le dimanche en pèlerinage, Tiabaya aux bals si caractéristiques, aux amours si faciles, aux festins si tumultueux, Tiabaya n’était, hélas ! à l’heure où je le visitai, qu’un obscur village peuplé de Cholos et d’Indiens, voués, ainsi que leurs compagnes, aux travaux agricoles, circonstance qui les tenait éloignés de leurs demeures, dont les portes restaient closes du matin au soir pendant six jours et demi de la semaine.

La première fois que je me hasardai dans ce morne séjour, je crus, littéralement, être entré dans un cimetière. Les maisons, hermétiquement closes, carrées de forme et peintes à la chaux, avaient un air de sépulcres blanchis. Il était midi ; un soleil éclatant inondait la grande place, et, réverbéré par une ligne de murailles qui la flanque sur trois côtés, brûlait les veux comme un miroir ardent. Des cactus rabougris, des crassulées étranges, s’étalaient sur les toitures comme une lèpre végétale, et ajoutaient une tristesse de plus à la tristesse générale. L’église, close et muette aussi, formait le côté sud du parallélogramme avec sa tour carrée qui dominait la foule des maisons et sa statue équestre de san Yago, le gynète espagnol, dont le cheval, depuis longtemps, ne galopait plus que sur trois jambes. L’ortie, les mauves, la folle avoine, avaient recouvert l’aire de la place et rempli les acéquias disposées en croix, qui durent autrefois rouler une eau claire et limpide, mais dont les sources étaient aujourd’hui taries et les canaux à demi comblés par la poussière et le gravier. Des porcs, des poules, des canards, seuls hôtes de la localité, étaient voluptueusement couchés au milieu des herbes. Au bruit de mes pas, ils levèrent la tête, et, me reconnaissant sans doute pour un étranger, s’enfuirent avec toutes les démonstrations d’un violent effroi. Je traversai la place, où la végétation me montait jusqu’aux genoux, et pris au hasard une des ruelles qui y aboutissent, laquelle me conduisit, après maints circuits assez périlleux, au pied des serros, qui forment un soubassement au pueblo ; là, le décor changea brusquement. Au lieu du village aux murs calcinés par un soleil torride, j’eus sous les veux une véritable forêt de poiriers, dont les arbres, en se rejoignant par leur cime, formaient un dôme de verdure sous lequel merles et friquets s’égosillaient à qui mieux mieux. Quelques rayons, pareils à des traits d’or, glissaient à travers la futaie et venaient dessiner sur le sol de grands losanges lumineux. Cette forêt ou ce verger, qui fuyait devant moi dans un lointain bleuâtre, figurait à ma gauche une suite d’assises disposées en recul, comme les gradins d’un amphithéâtre, et revêtues extérieurement de blocs de grès destinés à prévenir leur éboulement. D’en bas, ces étroites plates-formes faisaient l’effet de jardinières rustiques dans lesquelles les arbres auraient été plantés. Des sources descendues des hauteurs, se précipitaient d’étage en étage avec un bruit de cascatelles, et, traversant le chemin dans des canaux en pierre, s’allaient perdre à ma droite, dans d’autres allées de poiriers, non plus étagés comme les premiers, mais symétriquement alignés sur un terrain plane, au delà duquel s’étendaient des carrés de fraises. Entre l’affreux pueblo perché sur la hauteur, et cette oasis, pleine d’ombre, de fraîcheur, de mystère, l’antithèse était si tranchée, que je me crus un instant le jouet d’une illusion. Pour dissiper mes doutes, j’entrai sous le couvert et me dirigeai en toute hâte vers les plates-bandes de fraises. J’en goûtai quelques-unes, elles étaient exquises. Certain alors que le riant verger n’était point un effet de mirage, comme je l’avais cru d’abord, et que ses fruits avaient non-seulement uns existence réelle, mais des qualités fort agréables, je crus devoir répéter, sur les poires, l’essai que je venais de tenter sur les fraises, et la première sur laquelle je tombai, m’ayant donné l’idée de passer à une seconde, je commençai aussitôt d’en remplir mes poches[6].

Comme j’attirais à moi une branche chargée de ces fruits dont la teinte blonde dénotait une maturité parfaite, une voix, qui retentit à mon oreille comme le clairon de l’archange, me cria dans un espagnol très-compréhensible :

« Hé ! dites donc, là-bas, on achète les poires avant de les manger. »

Cette apostrophe m’étourdit de telle sorte, que je ne sus trop d’abord si je devais rendre ou avaler la moitié de poire que j’avais encore entre les dents, mais une minute de réflexion me suffit pour comprendre qu’une plus longue hésitation serait ridicule, et que je n’avais autre chose à faire qu’à délier les cordons de ma bourse en montrant mon visage au propriétaire au lieu de lui tourner le dos, manœuvre que j’exécutai sur-le-champ.

J’aperçus alors, à travers les arbres de droite, une longue figure vêtue de deuil qui enjambait les plates-bandes dans l’intention évidente de se rapprocher de moi ; par politesse, je fis trois pas au-devant d’elle, après avoir préalablement débarrassé mes poches de leur contenu.

« Seriez-vous, monsieur, le propriétaire de céans ? demandai-je à cet inconnu tout de noir habillé, quand

il me parut être à portée de la voix. J’aurais, en ce cas des excuses à vous faire, sans préjudice d’un petit compte à régler avec vous…

— Je ne suis pas le propriétaire, me répondit l’individu en m’adressant un profond salut.

— Vous êtes peut-être le régisseur ou le gardien de la propriété ? continuai-je.

— Pas plus l’un que l’autre.

— Alors, mon cher monsieur, puisque vous n’êtes ni le propriétaire, ni le régisseur, ni le gardien de cet endroit-ci, à quoi bon m’interpeller à tue-tête et venir troubler non plaisir ?

— Pardon, me dit-il, mais j’ignorais que votre seigneurie pût trouver du plaisir à transgresser un des saints commandements de Dieu.

— Le bien d’autrui tu ne prendras ?

— Ni retiendras à ton escient, acheva l’inconnu ; et si j’ai cru devoir vous le rappeler, c’était uniquement dans la crainte que le propriétaire, en vous voyant dévaliser ses arbres, ne vous fît un mauvais parti.

— J’entends, vous voulez dire qu’il m’eût tiré un coup de fusil ou fait dévorer par ses chiens ?

— Non, monsieur ; c’est pousser les choses un peu trop loin ; mais il fût allé se plaindre à l’alcade, qui en eût instruit le gobernador, lequel en eût référé au juez de derecho, qui vous eût condamné à payer une grosse amende. Oh ! la justice ! la justice des hommes ! C’est à elle, monsieur, que j’ai dû tous mes malheurs, et si je me suis permis de vous interpeller d’une façon un peu brusque peut-être, c’était, non par oubli des convenances, mais par excès de zèle, et pour vous éviter avec les tribunaux des désagréments pareils à ceux que j’éprouvai jadis.

— En vérité, monsieur, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance… L’appellido de votre grâce, s’il vous plaît ?

— José Tamal, me dit l’homme en ôtant son chapeau.

— Et vous habitez probablement dans le voisinage ?…

— Je suis attaché à l’église de Tiabaya, en qualité de sonneur de cloches, d’organiste et de diezmero[7]. »

J’eus alors le secret de l’indéfinissable parfum de sacristie qu’exhalait cet individu, parfum que j’avais flairé tout d’abord, mais sans pouvoir au juste en préciser la qualité.

D’une taille fort au-dessus de la moyenne et d’une maigreur ostéologique, José Tamal avait, en outre, un visage triangulaire couleur d’ocre jaune, de grosses mains aux doigts noueux, et de grands pieds qui posaient à plat sur le sol comme ceux des palmipèdes. Un de ces chapeaux en laine de vigogne, communément désignés dans le pays par le sobriquet de ventres d’âne, couvrait sa tête, rasée de l’une à l’autre oreille, et dont les cheveux, à partir du crâne, déployaient une profusion de mèches plates d’un noir luisant, qui retombaient sur les épaules de l’individu en les ombrageant comme une crinière. Un gilet de tricot noir enveloppait son torse, un pantalon de futaine de la même couleur emmaillottait ses jambes, et sa cape en bayeta, déchiquetée sur les bords, comme celle de César de Bazan, de picaresque mémoire, adhérait à son dos et pendait jusqu’à ses mollets avec la flaccidité d’une toile d’araignée.

Quant à l’âge de mons Tamal, il eut été difficile de le préciser, car son visage était de ceux que la nature se plaît à rider de bonne heure ; n’avait-il que trente ans, en avait-il déjà cinquante, c’est ce que l’examen le plus approfondi ne permettait pas de décider ; mais si son acte de naissance paraissait aussi indéchiffrable que celui d’un plésiausore ou d’un ptérodactyle, il n’en était pas de même des qualités de son être moral, à en juger par l’expression d’une physionomie où se peignaient la candeur et la suffisance, la bénignité et l’entêtement.

En s’apercevant que je l’examinais avec une certaine attention, le sonneur de cloches avait baissé les veux, et joignant les mains par manière de contenance, s’amusait à tourner ses pouces l’un sur l’autre. Désireux de conquérir ses bonnes grâces afin d’obtenir plus tard de lui quelques détails locaux, qu’il devait être à même de me fournir mieux que personne, je jugeai de bonne politique de rompre l’incognito, que j’avais gardé jusque-là ; mais comme j’ouvrais la bouche pour lui donner mon nom et mon adresse, il m’interrompit par un geste courtois.

« Je sais déjà, me dit-il, que vous êtes Français, domicilié à Umaro ; que vous passez vos journées à chercher des plantes dans la campagne et vos nuits à écrire ou à dessiner.

— C’est pardieu vrai, répliquai-je ; mais comment êtes-vous si bien renseigné sur mes faits et gestes ?

— Eh ! ne vous ai-je pas vu cent fois, du haut de mon clocher, traverser les champs, escalader les serros, franchir les acéquias, emporté par votre passion dominante, qui est aussi la mienne !

— Quoi ! señor Tamal, vous feriez de la botanique, vous seriez un amant de Flore, comme disent les classiques de mon pays ?

— Oh ! monsieur, je ne recueille que des plantes médicinales, des simples, comme on les appelle communément ; j’en ai même une petite collection de choix que je pourrai vous montrer si vous le désirez.

— Comment ! si je le désire ! mais je le désire très-ardemment, et vous ne sauriez me causer un plus grand plaisir ; toutefois, avant de passer outre, je me permettrai de vous adresser une petite question.

— Monsieur, je suis tout à vos ordres.

— Dites-moi qui vous a si bien instruit de l’emploi de mon temps, non pendant la journée, où soit d’un clocher, soit d’une fenêtre, chacun peut me voir sur les grands chemins, mais pendant la nuit, où j’ai l’habitude de rester chez moi et de tenir ma porte fermée ?

— Pur hasard, monsieur, pur hasard ; votre cuisinière étant venue dans le pueblo pour y faire emplette de jeune volaille, de laquelle, me dit-elle, vous étiez très-friand, j’eus l’honneur de lui vendre quelques élèves de ma basse-cour, et de fil en aiguille, nous en vînmes à parler de vous. C’est une bien respectable et bien honnête femme, monsieur, que votre Antuca : sans compter qu’elle n’a pas sa pareille dans toute la province pour l’assaisonnement d’un locro[8] ou la préparation d’un disparate[9]. »

En qualité de maître d’Antuca, il était de mon devoir de remercier M. Tamal de l’opinion flatteuse qu’il venait d’émettre sur le compte de ma cuisinière, et des éloges non moins flatteurs qu’il tributait à son talent, et c’est ce que je m’empressai de faire ; puis, comme l’heure était venue pour moi de mettre ce talent à l’essai, comme mon estomac me donnait avis que la nappe devait être mise et les jeunes Indiens placés en vedette, pour indiquer, en même temps que mon apparition, le moment opportun de servir le potage, je me disposai à prendre congé de ma nouvelle connaissance, qui, par politesse, voulut m’accompagner jusqu’à l’extrémité du verger. Chemin faisant, j’appris de mon complaisant cicerone que ce riant Éden, d’environ deux kilomètres de long sur un kilomètre de large, et connu dans le pays sous le nom du Val des Poiriers, était divisé en une cinquantaine de lots, appartenant à autant de propriétaires, qui s’efforçaient d’en tirer tout le parti possible, les uns en faisant vendre leurs fraises et leurs poires au marché d’Aréquipa, les autres en louant leurs chaumières à l’heure ou à la journée à des couples mystérieux que la nature de leurs relations obligeait à rechercher la solitude.

En me séparant du sonneur de cloches, je l’engageai très-instamment à venir me voir, dès qu’il l’aurait pour convenable, comptant bien, une fois notre connaissance établie, lui demander, dans l’intérêt pittoresque de mon voyage, quelques renseignements sur son passé, et les rapports qu’il disait avoir eus avec la justice, rapports qui, à en juger par l’amertume de ses paroles, paraissaient n’avoir eu rien de flatteur pour lui.

À quelques jours de là, et comme une pluie intempestive m’avait retenu chez moi, j’entendis les chiens aboyer avec fureur, ainsi qu’ils avaient l’habitude de le faire quand une figure étrangère se présentait aux portes du domaine. Je me levai pour connaître la cause de ce tapage, et j’aperçus, entre la dernière maison du pueblo et le sentier qui conduisait à ma demeure, mon cicerone des poiriers, José Tamal, qui, debout sur la toiture d’un parc à moutons, faisait avec un de ses bras des signaux de détresse, tandis que de l’autre, il s’efforçait de retirer de la gueule de Lechuza et de celle de Gavilan, un pan de son manteau que les deux chiens avaient saisi et qu’ils secouaient avec acharnement. Connaissant l’humeur intraitable de ces derniers à l’endroit des visiteurs inconnus, et tremblant que de l’étoffe du manteau ils ne passassent bientôt à la chair de son propriétaire, je ne fis qu’un saut de la varanda dans le chemin. À mon aspect, les chiens, comprenant que la proie sur laquelle ils avaient compté allait leur échapper, donnèrent un tel coup de collier, que chacun d’eux resta possesseur d’un lambeau de bayeta, qu’il emporta comme un trophée.

J’aidai José Tamal à descendre du piédestal qu’il s’était choisi, car la peur le faisait trembler comme une feuille ; puis, quand il eut recueilli çà et là quelques plantes qu’il m’apportait et qu’il avait laissé choir au début de l’attaque, je guidai ses pas vers la varanda en le priant d’excuser l’incivilité de mes dogues, que je n’eusse pas manqué d’enchaîner si j’avais pu prévoir que mon confrère en botanique m’honorerait de sa visite. Un verre d’eau-de-vie que je lui présentai à titre de cordial, et qu’il but avec empressement, ne tarda pas à rasséréner son esprit ; puis, parfaitement remis de la secousse qu’il avait éprouvée, il éparpilla devant moi les plantes qu’il avait apportées et sur les qualités desquelles il voulait, dit-il, me donner des indications précieuses qu’on ne trouvait pas dans les livres. Je me mis aussitôt en mesure de sténographier la dissertation orale de mon collègue, me promettant bien, à part moi, de la publier plus tard sous forme d’opuscule, et de la donner au public comme un résultat de mes recherches personnelles.

La première plante que José Tamal retira du faisceau en la saisissant délicatement entre le pouce et l’index, et en me priant de l’examiner avec attention, était l’hydrocotyle multiflore qui croît dans la vallée, aux marges des ruisseaux. Si je n’avertis pas le démonstrateur que cette plante m’était connue, ce fut pour ne point interrompre, au début, l’ordre méthodique qu’il avait dû adopter à l’avance pour sa leçon.

« Cette herbe précieuse, me dit-il en enflant sa voix et en scandant majestueusement ses paroles, porte dans le pays le nom de matecllu, et ne se trouve qu’au bord des eaux courantes. Nos Indiens la mangent en salade et en font des cataplasmes pour les maux d’yeux. J’ai pu juger de son infaillibilité comme remède, l’ayant administrée moi-même à une samba, dont l’œil gauche, par suite d’une altercation conjugale, était sorti de son orbite et pendait sur la joue de la malheureuse ; figurez-vous, monsieur, une masse de chair sanglante, qui ne permettait de découvrir ni le blanc du globe, ni le noir de la prunelle, quelque chose d’horrible à voir. J’appliquai immédiatement un emplâtre de matecllu sur la partie lésée, et, deux heures après, l’œil s’était rétabli de lui-même dans son poste accoutumé. Le surlendemain, la femme était parfaitement guérie. J’eus l’occasion de revoir ma samba deux ou trois ans plus tard, et lui avant demandé des nouvelles de son œil malade, elle me répondit qu’elle voyait bien mieux de cet œil que de l’autre.

— Peste ! monsieur Tamal, m’écriai-je malgré moi, émerveillé d’une si belle cure, savez-vous que voilà un secret capable d’enrichir l’homme qui le possède ? Je m’étonne que vous n’ayez pas cherché à en tirer parti.

— Hélas ! monsieur, me répondit-il, il eût fallu pour cela des protections qui m’ont toujours manqué ; le vrai mérite est modeste, vous le savez, et ma timidité s’effrayait à l’idée de faire mes propres éloges, seul moyen, dit-on, d’attirer l’attention, Une seule fois, il y a de cela quelques années, j’osai soumettre à l’appréciation des savants du pays la somme de mes découvertes, et j’eus la douleur de voir les uns me rire au nez et les autres me tourner le dos.

Margaritas ante porcos, qu’en pensez-vous, señor Tamal ?

— Pardon, monsieur, mais je crois que c’est du latin ; et je vous avouerai que, si je lis très-couramment cette belle langue, j’ai quelque peine à la comprendre, faute de m’être exercé assez longtemps à la parler.

— Je disais que vos savants apprécient mieux un verre de chicha ou d’eau-de-vie, qu’une découverte scientifique.

— Ma foi, monsieur, je suis presque de votre avis ; mais permettez-moi de continuer mes explications, puisque j’ai le bonheur de m’adresser à une intelligence digne de la mienne. »

Comme, dans la pensée de mon interlocuteur, cette naïve impertinence équivalait à une délicate flatterie, je l’acceptai pour telle et répondis au sourire dont il l’accompagna par un autre sourire. « Voici des tiges de qqueyllu[10], poursuivit-il en me montrant la plante dénommée. Leur efficacité est souveraine pour les sciatiques et les maux de reins : il suffit de les faire bouillir pendant une heure, avec quelques tranches de giganton[11] et d’imbiber de cette eau gluante des compresses qu’on applique sur le siége de la douleur, en ayant soin de les renouveler de quart d’heure en quart d’heure. — Ces feuilles sont celles du mulli[12], arbre cher aux Incas ! Avec la gomme qu’il fournit, mêlée à un peu de glaise et d’huile de palma-christi, on prépare un onguent infaillible contre le venin des serpents et des araignées. — Examinez à présent, monsieur, ces fleurs de chinchircuma[13] ; elles ont été cueillies avant le lever du soleil et séchées à l’ombre. Prises en infusion, elles calment l’agitation du sang, préviennent les saignements de nez et arrêtent sur-le-champ les hémorrhagies. Voici trois variétés de l’arbuste quetoqueto ; toutes trois sont douées de vertus distinctes. La première, la maruncera[14], est carminative au premier chef ; elle débarrasse, en outre, l’estomac de ses flegmes et rétablit l’économie troublée des tubes digestifs. La seconde variété, appelée sallica[15], est employée avec succès dans les cas de ténesmes et de tabardillas ou fièvres putrides ; enfin, la troisième variété, que nos Indiens nomment pupusa… Bon ! fit le démonstrateur en s’interrompant, voilà qu’à présent je ne retrouve plus mon échantillon de pupusa ; serait-il tombé dans le parc à moutons, quand ces terribles chiens m’ont assailli ? » et, sur-le-champ, pour s’assurer que le végétal en question était réellement perdu, il éparpila sa collection de plantes sur la table et se mit en devoir d’en dresser l’inventaire.

Justement effrayé à l’idée qu’une pareille nomenclature pouvait se prolonger indéfiniment, et désireux d’y mettre un terme, j’engageai le professeur à reprendre haleine, et puisque la disparition de la pupusa interrompait forcément sa leçon, à remettre celle-ci à un autre jour ; puis, afin d’atténuer autant que possible l’effet désagréable que ma proposition ne pouvait manquer de produire sur l’amour-propre de mon confrère, je l’invitai à manger un morceau sans cérémonie. Les savants sont sensibles aux offres de ce genre.

Mais à peine avais-je fait cette invitation, qui, je dois le dire, ne fut point mal accueillie, que je me rappelai avec stupeur que nous étions au samedi, jour élu par ma cuisinière pour le renouvellement hebdomadaire de mes provisions, et que cette dernière, en partant pour Aréquipa, avait dû laisser le garde-manger dans un triste état. Tout en pensant que j’avais agi un peu à l’étourdie et qu’il me serait peut-être impossible de réaliser mon offre imprudente, je courus visiter le buffet et les étagères. Après maintes perquisitions, j’eus le bonheur d’y découvrir une carcasse de volaille, quelques bribes de bœuf bouilli et deux ou trois sardines oubliées au fond de leur boîte dans une mare d’huile. Une entrée, un hors-d’œuvre, un rôti avec du pain anisé et une bouteille de vin de Xerès, pouvaient, à la rigueur, constituer une collation, sinon aux yeux d’un homme accoutumé à faire chère-lie, du moins à ceux de mons Tamal, dont la nourriture habituelle devait se composer de mouton sec, de patates et de fèves à l’eau. Je m’empressai donc d’apporter cette macédoine, que je disposai sur la table avec la coquetterie d’un vieux chef d’office ; et comme mes trois bambins, profitant du départ d’Antuca, avaient déserté la maison pour aller s’ébattre dans la campagne, force me fut, en leur absence, de présenter moi-même l’assiette à mon convive et de veiller à ce que la fourchette ou le couteau nécessaire, se trouvât à point sous sa main.

Soit, comme je l’avais pensé, que l’ambigu fût de son goût, soit que sa dissertation végéto-médicale eût aiguisé son appétit, il entra bravement en fonctions, mangea le pain jusqu’aux miettes, vida la bouteille jusqu’à la dernière goutte, et laissa les plats aussi luisants que si Lechuza et Gavilan les eussent nettoyés avec leur langue. Quant à la leçon de botanique, il n’en fut plus question, et je m’applaudis intérieurement du résultat de ma diversion.

Les fumées d’un vin capiteux auquel José Tamal n’était pas habitué ne tardèrent pas à lui monter à la tête ; son teint d’ocre prit une nuance de rose sèche, et ses yeux brillèrent comme des chrysoprases. Quand je le vis plongé dans cette molle extase qui résulte d’un accord parfait entre l’épigastre et le cerveau, j’amenai la conversation sur notre rencontre inopinée dans le val des Poiriers et lui rappelai l’exclamation qu’il avait proférée au sujet de la justice humaine, dont il disait avoir eu à se plaindre.

« Ce secret douloureux aurait dû mourir là, me répondit-il en se frappant la poitrine, mais vous m’avez témoigné tant d’intérêt que je veux aujourd’hui épancher mon cœur dans le vôtre… »

Après une pause de quelques minutes, qui lui permit de recueillir ses souvenirs, le sonneur de cloches s’étant humecté la bouche à l’aide d’un peu de vin qui restait au fond de son verre, essuya ses lèvres au revers de sa manche et prit la parole en ces termes :


IV


PAR QUELLE SUCCESSION D ÉVÉNEMENTS JOSÉ TAMAL, DE FABRICANT DE CHAPEAUX DE PAILLE QU’IL ÉTAIT, EN VINT À ÊTRE CHEF D’ORCHESTRE ET À FAIRE À L’AUTEUR LES HONNEURS DU JUBÉ À L’OCCASION DE LA NUIT DE NOËL.

« À mes façons autant qu’à mon langage, vous avez reconnu déjà, monsieur, que je ne suis pas un homme vulgaire ; et, sans posséder une instruction profonde, je ne laisse pas que d’avoir des notions assez étendues sur les sciences et les belles-lettres. »

J’applaudis à la pompe de cet exorde par un geste de politesse auquel le narrateur riposta par une inclination de tête qui équivalait à un remercîment.

« Mes parents, continua-t-il, étaient d’honnêtes chacareros établis dans la province de Maynas, entre Chachapoyas et Moyobamba, où ils vivaient péniblement du produit de leur ferme et de la fabrication des chapeaux de paille, qui forme la principale richesse du pays. J’étais fils unique, monsieur, et la situation précaire des auteurs de mes jours ne leur permettant pas de m’envoyer à l’école pour y apprendre à lire et à écrire, avantages que j’ai su conquérir plus tard par moi-même, ils résolurent de me garder auprès d’eux. Jusqu’à quinze ans, je vécus sous leur toit, partageant leur maigre chère et leurs travaux, récoltant, selon l’ordre des saisons, la luzerne ou le bombonaza[16], liant des bottes de fourrage ou préparant la paille des chapeaux. Une petite-vérole, qui exerça de grands ravages dans le pays, emporta mon père et ma mère, et comme la ferme qu’ils cultivaient appartenait à un de nos voisins, qui la leur louait à l’année, ce dernier la reprit immédiatement, sous le frivole prétexte que ma jeunesse et mon inexpérience n’offraient pas de garanties suffisantes pour le payement d’un loyer. Un beau matin, je me trouvai dans la rue. Après un instant de réflexion, je me décidai à partir pour Chachapoyas et à me présenter devant l’évêque pour lui exposer ma situation. Le saint homme me reçut avec bonté, s’apitoya sur ma misère, et me fit admettre le même jour, en qualité de mozo-sirviente, à l’hôpital de los Desemparados. Pendant le premier mois, tout alla pour le mieux ; le plaisir de manger de la viande fraîche et de boire du vin, luxe alimentaire qui m’était inconnu, l’emporta sur la répugnance que me causait la nature du labeur auquel j’étais soumis, et qui consistait à coudre les morts dans un lambeau de toile et à les porter sur mon dos jusqu’au cimetière, où le fossoyeur me donnait un reçu de chacun d’eux au moyen d’une entaille qu’il pratiquait avec son couteau sur le bâton qui me servait d’appui. Le second mois, la bonne chère et le couvert ne me paraissaient déjà plus ure compensation suffisante à ce genre de vie, et, las autant qu’humilié de porter journellement des cadavres sur mes épaules, j’allai revoir le révérend évêque et le suppliai de changer la nature de mes fonctions. Huit jours après ma visite au palais épiscopal, je recevais l’ordre du protomedico de me rendre au laboratoire, où la protection de Son Éminence me faisait admettre en qualité de mozo-misturero, c’est-à-dire chargé du triage des plantes employées dans la préparation des onguents et des cataplasmes. Ce poste, que j’occupai pendant cinq ans, me laissait quelques loisirs. J’en profitai pour développer mon intelligence. En deux ans j’appris non seulement à lire et à écrire couramment ma langue maternelle, mais même je fus en état de pouvoir désigner par leur nom latin la plupart des drogues qui entraient dans la composition de nos remèdes. Les recettes médicinales, les codex et les formulaires du laboratoire, que je lisais à mes moments perdus, éveillèrent en moi le goût de la botanique, que j’ai toujours conservé. Quant à mon instruction religieuse, je la dois à des lectures pieuses et aux ouvrages de théologie que me prêtait notre aumônier. Enfin, monsieur, que vous dirai-je ? Satisfait de ma position, fier, à juste titre, des progrès de mon intelligence, heureux de posséder l’estime et la confiance de mes chefs, dont les libéralités augmentaient chaque année de quelques pièces d’or, le produit de mes économies, l’existence n’eût été pour moi qu’un long jour de fête, sans une maudite rencontre que je fis dans le monde et qui détruisit à jamais mon repos et ma félicité.

« Selon la règle établie dans l’hospice, chaque employé avait à la fin de la semaine un jour de sortie qu’il était libre d’employer à sa guise. Je consacrais habituellement le mien à parcourir la campagne pour y chercher des simples, ou à visiter quelques amis de choix que j’avais dans la ville. On parlait beaucoup, à cette époque, d’un Titiretero[17] célèbre, arrivé de Lima, et dont les représentations passionnaient la foule. Ce genre de divertissement, qui m’était inconnu, piqua si vivement ma curiosité que je crus devoir sacrifier un réal pour m’en procurer la jouissance. Avec l’agrément de mes chefs, je me présentai donc un soir aux portes du théâtre, où une belle fille, coiffée d’une manière étrange, prit la pièce d’argent que je lui tendais et m’admit dans l’intérieur. J’y trouvai nombreuse compagnie. On jouait ce soir-là une tragédie intitulée : Los Lances y amores del rey Rodrigues. Un rideau qui cachait la scène se leva au son des guitares, et la représentation commença. J’étais tout yeux et tout oreilles. La beauté des tirades, la richesse des costumes me tenaient dans l’enchantement. J’étais émerveillé de la façon dont les acteurs, qui n’étaient pourtant que de simples poupées, gesticulaient en débitant leurs rôles. Quand le roi Rodriguez, abandonné des siens, rappela, dans des paroles empreintes d’amertume, sa gloire et son bonheur passés, je me mis à pleurer comme un enfant. J’eusse étranglé de grand cœur la fille du comte Julien, cette horrible Cava, qui avait causé la perte de l’illustre monarque. Cependant, la pièce était finie et le public s’était retiré que je ne songeais point encore à quitter ma place. Le titiretero vint me frapper sur l’épaule. « Ah ! monsieur le directeur, lui dis-je, que vous êtes heureux de voir chaque soir de pareilles choses !

Hijo ! me répond-il, il ne tiendra qu’à toi de les voir comme moi, si tu consens à me donner un coup de main. » Je e priai bien vite de s’expliquer. Il me dit alors qu’il cherchait un sujet assez intelligent pour pouvoir le suppléer dans la manœuvre de ses pièces et le dialogue varié de ses personnages. « Si tu te sens du goût pour la chose, ajouta-t-il, ma file et moi nous te mettrons au courant de la besogne, et une fois en état de nous être utile, tu pourras jouir tout à ton aise du spectacle sans avoir à dépenser un centado. » Pendant qu’il m’entretenait de la sorte, sa fille s’était avancée en se balançant sur ses hanches, et, tout en chantonnant entre ses dents, me regardait d’un air si cavalier, que, par réserve, monsieur, je crus devoir baisser les yeux.

Comme le service que le titiretero réclamait de moi n’avait rien qui blessât l’honneur ou la morale, et que je me sentais plus d’intelligence qu’il n’en fallait pour remplir convenablement le rôle qu’il me destinait, je lui promis de songer à sa proposition, et revins à l’hospice, enchanté d’avoir trouvé un moyen de satisfaire mon goût naissant pour le théâtre, et cela sans bourse délier. Restait à obtenir un permis de sortie journalier, ce qui me fut facile, vu qu’à l’heure des représentations j’avais terminé ma journée de travail et pouvais m’absenter une couple d’heures sans que le service en souffrît. J’allai donc au théâtre, où quelques leçons du titiretero et de sa fille, qu’il appelait Torcola, m’eurent bientôt mis à même de les seconder dignement. Quand le bonhomme me vit bien au courant du répertoire dramatique, il se reposa sur sa fille et sur moi de la conduite du théâtre, pendant que lui-même s’installait à la porte, où, tout en fumant sa pipe et vidant sa bouteille, il recevait l’argent du public. Une fois les curieux entrés, la salle remplie et la représentation commencée, il emportait la caisse dans ses poches et s’allait promener par la ville, sous prétexte d’étudier l’architecture des maisons, nous laissant, Torcola et moi, assis côte à côte, sous le plancher du théâtre, et fort occupés de la manœuvre des acteurs et de la conduite du drame.

« Cette assiduité de tous les soirs près de la fille du titiretero, jointe au peu de clarté qui régnait sous la scène, ne tarda pas à porter le trouble dans mes idées. Souvent je sentais le sang me monter à la tête, ma langue se coller à mon palais, et, oubliant complétement la situation, je me taisais quand il aurait fallu parler, ou je donnais à Torcola des répliques intempestives, qui provoquaient le rire des spectateurs et nous attiraient des huées. La malicieuse fille me pinçait alors jusqu’au sang, en me disant : « Tamal, tu ne seras jamais qu’un imbécile ! » Quand, au contraire, j’avais donné à une tirade la chaleur et l’entraînement qu’exigeait la situation, Torcola me tapotait légèrement la joue, comme pour me témoiguer sa satisfaction. « Je finirai par faire quelque chose de toi, » me dit-elle un soir après une déclaration d’amour que je venais d’adresser à la sultane Alfandega, pour le compte d’un jeune Maure dont je dirigeais la pantomime. Quand le rideau fut baissé, Torcola se rapprocha si près de moi, que je sentis son haleine sur mon visage. Vous dire ce qu’alors J’éprouvai, serait chose impossible ; ce fut comme une flamme rouge qui me passa devant les yeux, puis les oreilles me tintèrent, et je me mis à trembler de tous mes membres. Comprenant instinctivement qu’un grand danger me menaçait, j’allais le conjurer par une prompte fuite, quand Torcola, qui devina mon intention, m’arrêta par la basque de mon habit. Force me fut de rester en place. Ce soir-là, l’entracte fut long ; il ne fut interrompu que par la voix du titiretero, qui venait d’arriver en maugréant et nous gourmanda sur notre paresse. J’étais hors d’état de lui répondre ; mais Torcola, qui avait conservé toute sa présence d’esprit, lui dit que le bras gauche du sultan Boabdil s’étant démanché, il avait fallu y remettre une autre cheville, ce qui avait occasionné cette perte de temps. Je ne sais si le bonhomme fut dupe de ce mensonge, mais il sortit en grommelant, après nous avoir dit de continuer la pièce, car le public commençait à s’impatienter.

« Croyez, monsieur, que je sentais toute l’étendue de ma faute. Pendant plusieurs jours j’en perdis l’appétit et le sommeil. Chaque fois qu’il m’arrivait d’apercevoir mes traits dans une glace, j’en détournais aussitôt les yeux avec horreur. J’aurais voulu cacher ma honte à cent pieds sous terre ; mais l’habitude du péché finit par m’en ôter la conscience. D’ailleurs, la Torcola me raillait si souvent sur mes scrupules en me jetant toutes sortes d’appellations insultantes empruntées au règne végétal, que, sans me rassurer complétement sur la situation, elle parvint à me la faire envisager d’un œil plus calme. En peu de temps, cette singulière fille acquit sur moi un empire extraordinaire, et comme j’avais eu la faiblesse de lui avouer que je possédais quelques économies, elle m’amadoua si bien, qu’elle sut s’en faire donner la plus grosse part. Cependant le bruit de cette malheureuse liaison commençait à se répandre dans le public. L’évêque en fut informé, et, s’indignant du scandale que je donnais, me retira mon emploi et me fit chasser de l’hospice. J’allai trouver Torcola et lui racontai mon malheur. « Eh bien, me dit-elle, puisqu’on t’a retiré le perchoir et la becquée, il faut en prendre ton parti. Reste chez nous : tu travailleras avec mon père et j’aurai soin de ta défroque, entends-tu, Cholito ? (Cholito était un nom d’amitié qu’elle me donnait dans ses moments de belle humeur.) Va, ajouta-t-elle, nous avons plus d’un tour dans notre sac, et pour peu que tu aies le pied leste et la main agile, tu ne regretteras pas longtemps ton hôpital et tes emplâtres. » Là-dessus, elle se mit à danser un bolero de sa façon, en l’accompagnant de gestes si comiques, que je ne songeai plus à mon chagrin. Ah ! monsieur, cette créature-là, toute païenne qu’elle était, eût déridé le front d’une statue et forcé la Douleur à éclater de rire. C’était un véritable singe en falbalas,

« Le soir venu, le titiretero me prit à l’écart : Écoute, me dit-il, Torcola m’a tout conté ; à présent que te voilà de la famille, il est inutile de se gêner plus longtemps avec toi. Jusqu’à cette heure, tu n’as vu en nous que des joueurs de marionnettes ; il est temps de te révéler notre véritable profession. Tu as peut-être entendu parler de la société du Carisal[18]. (J’avouai au titiretero que pareille société m’était tout à fait inconnue.) Sache alors, me dit-il, que c’est une réunion de braves gens, tous nés avec des dispositions commerciales, mais qui, faute d’un capital suffisant pour faire le commerce en grand, sont obligés de tirer à vue sur la bourse d’autrui pour s’en former un. J’appartiens à cette estimable corporation. Par ordre d’el Tunante, notre illustre chef, j’ai quitté les environs de Lima, où la société s’augmente chaque jour de nouvelles recrues, et je suis venu pousser une reconnaissance dans ce pays hospitalier. Tu peux m’être d’une grande utilité, tant par la connaissance des localités que tu possèdes, que par les renseignements exacts que tu dois être à même de me fournir sur la fortune des individus. Quant au moyen d’introduction, tu n’as pas à t’en préoccuper, j’ai là un assortiment de clefs avec lesquelles nous ouvrirons sans scandale et sans bruit jusqu’aux portes des monastères. »

« À cette proposition criminelle, une sueur froide inonda mes tempes, mes cheveux se hérissèrent d’horreur, et peu s’en fallut que je ne tombasse à la renverse. « Oh ! Torcola, Torcola ! » m’écriai-je en mesurant de l’œil la profondeur du gouffre au bord duquel cette malheureuse m’avait conduit. Le titiretero se méprit au sens de mon exclamation. « N’est-ce pas que tu l’aimes bien, me dit-il, et tu as raison ; c’est une fine mouche qui n’a pas son égale de Monserrat à Maravillas[19], pour plumer une dinde sans la faire crier ; avec une pareille femme, tu es sûr d’avoir toujours du pain sur la planchette. » Et comme le saisissement que j’éprouvais ne me permettait pas d’articuler une syllabe, le titiretero, étonné de mon silence, me regarda sous le nez. « Eh bien, qu’as-tu donc ? me dit-il, tu trembles comme une feuille, et te voilà devenu d’un jaune citron ? » Le fait est, monsieur, que je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Je prétextai un violent mal de tête qui se calmerait par quelques heures de repos. « Rentrons alors, et couche-toi, me dit le titiretero, demain nous reprendrons cette conversation. » Nous rentrâmes ; mais, au lieu de me coucher, je fis un paquet de mes hardes, je nouai dans le coin d’un mouchoir trois pièces d’or qui me restaient de mes économies passées, et, ouvrant sans bruit la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la basse-cour, je sautai sur un tas de fumier, grimpai sur le mur, et me trouvai bientôt dans la rue. Dix minutes après, j’avais traversé la ville et je fuyais en rase campagne. Je ne m’arrêtai qu’à l’entrée du village de Sanamilla, où je fis halte un moment, puis je repris ma course avec une nouvelle ardeur. Le lendemain, au jour, j’arrivai à Paucar : j’avais fait dix-huit lieues en dix heures. Je pris quelques aliments et me couchai sous un pommier, car j’étais brisé de lassitude. Le surlendemain, j’allai m’installer dans une chicheria, où, moyennant douze sous par jour, j’obtins le vivre et le couvert. En proie à une mélancolie profonde, l’esprit obsédé de visions sinistres, je passais mon temps à errer dans la campagne, cherchant dans l’étude des plantes un allégement à mes maux : trois semaines s’étaient écoulées quand un arriero, parti de Chachapoyas, entra dans le village avec ses mules. J’appris par cet homme, qui m’était inconnu, que, depuis mon départ, plusieurs vols audacieux avaient été commis dans la cité, et notamment dans le beaterio de San-Antonio, d’où l’ostensoir d’argent avait disparu. Comme les soupçons s’étaient portés sur un étranger, un titiretero, qu’on avait vu rôder sournoisement autour de la chapelle, l’intendant de police s’était empressé de lâcher les alguazils à sa poursuite ; mais l’homme avait pris les devants, et l’on ne retrouva, dans la maison qu’il occupait, qu’un polichinelle sans tête et quelques objets de peu de valeur, dont il n’avait pas cru devoir s’embarrasser. Tout cela avait été déposé au greffe comme pièces de conviction.

« Quand l’arriero eut terminé son récit, je soupirai comme si ma poitrine eût été débarrassée du poids d’une montagne, et pour remercier Dieu de la protection visible qu’il m’avait accordée en cette circonstance, je m’empressai de faire dire une messe à laquelle j’assistai très-dévotement. Persuadé, d’après la relation de l’arriero, que le titiretero et sa méprisable fille avaient quitté le pays pour toujours, je formai le projet de rentrer à Chachapoyas, afin d’y chercher un emploi qui pût me faire vivre, mes ressources pécuniaires ne pouvant me mener bien loin. Je me mis donc en route, et le second jour, à l’heure de l’oracion, je saluai par un cri de joie les tours de notre cathédrale que je ne croyais plus revoir. Une fois entré dans la ville, et comme je traversais la place du Cabildo, j’aperçus un alguazil que j’avais laissé à l’hospice avec une tumeur au genou dont il souffrait cruellement. En le retrouvant sain et sauf, mon premier soin fut d’aller le féliciter sur sa guérison ; mais, au lieu de répondre à ma politesse, cet homme me saisit brusquement au collet, et, sans s’expliquer sur les motifs de son action, m’entraîna plutôt qu’il ne me conduisit chez l’intendant de police, qui, sur la déclaration de ce subalterne que j’étais bien José Tamal, le compère et le compagnon du titiretero, me traita de brigand et donna l’ordre de me conduire en prison. Je dédaignai de répondre à l’officier de justice, certain que, mon innocence une fois reconnue, l’insulte dont il me flétrissait tournerait à sa confusion. Hélas ! monsieur, cette innocence, qui faisait ma force, fut qualifiée d’hypocrisie et de mensonge quand, après trois mois d’une dure captivité, je comparus devant le tribunal. En vain je versai des torrents de larmes, en vain je me jetai aux pieds de mes juges, offrant de jurer sur la sainte croix que je n’étais point coupable ; ils ne voulurent entendre à rien, et, sans pitié pour mes pleurs et mon désespoir, ils me condamnèrent à l’unanimité au chicote et au bannissement. Le lendemain, à midi, j’étais fouetté publiquement sur la place Mayor et chassé de la ville de Chachapoyas, avec défense expresse d’y remettre jamais les pieds. Maintenant, monsieur, décidez dans votre sagesse si je n’ai pas le droit de me plaindre de la justice des hommes !

« Encore souffrant des suites de ce châtiment immérité, et tout honteux à la pensée qu’une population entière m’avait vu dans une situation aussi désagréable, je pris le chemin de la sierra, et traversai successivement les provinces d’Ancachs, de Junin et de Castro-Vireyna. J’aurais voulu mettre l’immensité de l’orbe entre ma personne et les lieux témoins de ma flagellation. À l’idée de rencontrer un visage de connaissance, je sentais la sueur me jaillir par tous les pores, et, comme le Juif Errant, je reprenais ma marche avec une nouvelle ardeur. J’atteignis enfin la province d’Aréquipa, et je résolus d’en faire ma patrie adoptive ; mais ne trouvant dans la capitale aucun moyen d’utiliser mes talents, je pris le parti de descendre dans la vallée et d’aller voir le curé de Tiabaya, dont on m’avait vanté l’humeur charitable. La culture de mon esprit et mes façons honnêtes plurent sur-le-champ à ce respectable ecclésiastique, et comme l’emploi de sonneur de cloches de sa paroisse se trouvait alors vacant par le décès du titulaire, il s’empressa de me l’offrir. Plus tard, grâce à a considération qu’il ne cessait de me témoigner, je parvins à la dignité d’organiste et enfin à celle de diezmero, qui est un poste de confiance. Il y aura dix-sept ans, vienne la Chandeleur, que je suis venu m’établir dans ce village, où j’ai trouvé le bonheur, et que je compte habiter jusqu’à l’heure suprême où je serai appelé à rendre mon corps à la terre et mon âme à mon Créateur. »

José Tamal, en terminant, m’avoua que c’était à notre idolâtrie commune pour la phythologie, et surtout à ma qualité d’étranger, que je devais d’être instruit des particularités de son passé. Il se fût bien gardé de faire une pareille confidence à un habitant du pays ; tout en formulant cet aveu, si flatteur pour mon amour-propre, il jetait d’obliques regards sur son verre, en ayant l’air de regretter de ne rien voir dedans. Ces regards, que je surpris au passage, étaient doués d’une telle éloquence, que, moitié par égard pour les infortunes du narrateur, moitié par reconnaissance pour la franchise qu’il m’avait témoignée, je lui eusse offert de vider une autre bouteille, si, par malheur, celle qu’il avait bue n’eût été la dernière qui me restât. Mon hôte attendit un moment que je m’exécutasse ; mais voyant que je ne faisais aucune allusion au liquide qu’il convoitait, il prit le parti de quitter la table, sous prétexte que midi s’approchait et qu’il avait à sonner l’Angelus. Je l’accompagnai jusqu’au bout du sentier, craignant que Lechuza et Gavilan, dépités d’avoir perdu la partie qu’ils avaient engagée avec lui, ne l’attendissent au passage afin de prendre une revanche ; mais les deux mâtins se contentèrent d’aboyer à distance.

Au moment de se séparer de moi et après m’avoir remercié, sur tous les tons, du bon accueil que je lui avais fait, José Tamal me regarda d’un air embarrassé, et parut avoir quelque chose à me communiquer. Je roulai aussitôt une cigarette pour lui donner le temps de préparer sa phrase.

« Monsieur, me dit-il avec une certaine hésitation, vous ignorez peut-être que la Noche buena tombe mardi prochain, et que cette fête est, après celle du Jesus Nazareno et de Santiago, la plus solennelle de notre paroisse ? Comme je sais que vous prenez note de tout, j’ai cru devoir vous avertir de cette circonstance, trop heureux si vous… ou, si je…, mais non, je n’oserai jamais vous faire une pareille proposition, à présent que vous connaissez mon histoire… Ah ! la justice, la justice des hommes|

— Voyons, lui dis-je, expliquez-vous plus clairement, mon cher Tamal, et surtout gardez-vous de croire que la confidence que vous m’avez faite, m’ait donné de votre personne ou de vos sentiments une opinion défavorable ; dans tout ce que vous m’avez appris sur vous-même, j’ai vu plus de maheur que de crime, et les juges de mon pays n’y eussent pas trouvé de quoi fouetter un chat, à plus forte raison un homme de votre importance !

— Ah ! monsieur, s’écria le diezmero d’un ton pénétré, voici les paroles les plus consolantes que j’aie entendues depuis ma sortie de Chachapoyas ! Puisse Dieu vous rendre au centuple la joie dont vous inondez mon cœur en ce moment !

— Merci du souhait ; mais venons au fait ; vous aviez, je crois, une proposition à me faire ?

— M’y voilà, monsieur ; vous êtes étranger, vous ne connaissez personne dans le village ; et pour visiter les Nacimientos, il vous faudrait un guide ; permettez-moi d’être le vôtre, je vous promets une bonne place à l’église pour entendre la messe et jouir de la musique que j’exécuterai. Daignerez-vous accepter mon offre ?

— De très-grand cœur ; et vous dites que c’est pour mardi prochain ?

— À huit heures du soir, ne l’oubliez pas, mon digne monsieur ; au revoir, et pardon de vous quitter si brusquement ; mais je vois au soleil que je suis en retard de quelques minutes… »

José Tamal acheva sa phrase en courant, et je l’eus bientôt perdu de vue. Un moment après, un carillon, retentissant sur la hauteur de Tiabaya, m’apprit que le sonneur de cloches était rentré dans son domaine.

Le mardi venu, je n’eus garde d’oublier la promesse que je lui avais faite, et laissant la maison à la garde d’Antuca, je me dirigeai vers le pueblo de Tiabaya, qu’une clarté rougeâtre dénonçait de loin aux habitants de la ville et de la vallée. La nuit était calme et douce. Le croissant de la lune, caché par d’épais nuages, ne laissait tomber sur la terre qu’une lueur pâle et cendrée. On eût dit un paysage peint en grisaille. Après avoir gravi l’abrupt chemin en spirale, qui sépare les dernières possessions d’Umaro des premières chacaras de Tiabaya, et forme comme un trait d’union entre les deux villages, j’arrivai devant ce dernier, dont je trouvai les abords obstrués par une foule compacte qui s’augmentait à chaque instant de nouveaux individus des deux sexes accourus de tous les points de la vallée, les uns à pied, les autres à cheval, quelques-uns montés sur de lourds chariots ou juchés sur des ânes, tous aux trois quarts ivres, riant, chantant, avec accompagnement de tambour, de flûte et de guitare. Les chiens, réveillés par ce bruit inaccoutumé, aboyaient au loin sur le seuil des fermes.

À force de jouer des coudes et des genoux, je parvins à me frayer un passage à travers la foule et j’atteignis la place du village, à cette heure aussi bruyante et animée qu’elle était triste quelques jours auparavant. Chercher à retrouver José Tamal dans une pareille cohue, eût été sinon une entreprise téméraire, du moins une tâche tellement laborieuse, que j’aimai mieux m’en remettre au hasard du soin de nous réunir ; m’abandonnant alors à la houle humaine qui s’agitait en tous sens, je parvins, emporté par elle et au risque d’être déshabillé vingt fois, à atterrir au seuil de l’église, où je m’arrêtai pour reprendre haleine et rajuster mes vêtements.

Sur les degrés de pierre du lieu saint, une centaine de femmes, accroupies ou couchées, la tête et les épaules enveloppées d’un rebos de laine, et ayant chacune à côté d’elle un fallot allumé, dormaient, disaient leur chapelet, ou chantaient des cantiques en attendant l’ouverture des portes. Quelques loustics, — il s’en trouve partout, — circulaient parmi cette troupe pieuse, et profitant du sommeil des vierges imprudentes qui avaient laissé éteindre leur lampe quand il aurait fallu veiller, s’empressaient de coudre la tunique de la dormeuse à quelque tunique voisine, de placer sur son front une couronne obsidionale, ou de coiffer son chef d’un turban dérisoire, irrévérence qu’encourageait la folle hilarité des assistants.

De l’endroit où j’étais placé et qui dominait le sol d’une hauteur de trois ou quatre mètres, mes regards, plongeant dans la place, embrassaient trois de ses côtés, décorés de bannes de toile, pittoresquement soutenues par des pieux, et sous lesquelles des marchands de comestibles et de boissons, vêtus de blanc et les manches de leur chemise relevées jusqu’aux coudes, s’efforçaient d’éveiller la convoitise des passants, par l’éloge emphatique des vivres qu’ils mettaient en vente. À les entendre, le pain sortait du four, la salade venait d’être cueillie, la vache beuglait encore à l’état d’aloyau, le mouton bêlait sous la forme de côtelettes, et les poissons, s’ennuyant de rester dans la friture, allaient regagner leur ruisseau natal, pour peu qu’on tardât à les acheter. Autour de ces bazars gastronomiques, où saucissons, andouilles et boudins s’étalaient en guirlandes, des poëlons, des casseroles et des marmites, pleins de mixtures inconnues, glapissaient à grand bruit sur les fourneaux incandescents. Des lanternes en papier huilé, suspendues à des ficelles et tournant sur elles-mêmes comme des tontons, jetaient une clarté vacillante sur les amateurs basanés groupés autour des victuailles, que le marchand, tamalero, chicharonero, fondero, pulpero, quelle que fût sa qualité, défendait de son mieux contre les tentatives des filous, à l’aide d’une lardoire acérée qu’il manœuvrait comme une lance.

Au centre de la place, d’autres tableaux attiraient l’attention. Ici, des groupes d’Indiens, les cheveux nattés et tombant sur le dos, coiffés de la montera triangulaire et le poncho rejeté sur l’épaule, exécutaient, au son d’un charango fêlé, les danses nationales de la Sierra. Plus loin, des huyfallas se tenant par la main et remuant la tête à la façon des magots du Céleste-Empire, formaient une ronde silencieuse, dont les temps d’arrêt, indiqués par un air de flûte que faisait entendre le musicien ou paypacullu placé au centre, étaient immédiatement suivis d’un soufflet et d’un coup de pied, que chaque danseur adressait à son voisin avec une précision remarquable.

En joignant à ces exercices chorégraphiques, le spectacle des banquiers ambulants, promenant leur roulette aux quatre coins de la place, celui des Tarucas, jeunes drôles affublés d’une peau de chevreuil, du Chucchu ou fièvre tierce, personnifiée par un vieillard chenu, tremblant de tous ses membres, et des Chuchumecas, robustes gaillards déguisés en femmes et ameutant la foule par leurs lazzis, on aura dans toute sa teneur le programme des réjouissances qu’offrait ce soir-là la place du village.

Les ruelles tortueuses débouchant sur la place et éclairées à giorno au moyen de torches résineuses, offraient une succession d’épisodes à faire tomber en syncope tous les membres d’un comité de tempérance. Des buveurs des deux sexes, vraies sangsues gorgées de chicha et d’eau-de-vie de Pisco, s’y traînaient pesamment le long des murailles, cherchant dans les aspérités de ces dernières un point d’appui pour recouvrer leur équilibre. Quelques-uns, fraternellement enlacés, essayaient de passer d’une rue à l’autre, ainsi qu’on traverse un torrent rapide en faisant la chaîne, mais l’impraticabilité de ce moyen était aussitôt démontrée par la chute d’un compagnon, qui, en s’affaissant, entraînait avec lui le reste de la bande. Ces incidents, en ouvrant momentanément une échappée dans la foule, permettaient au regard d’atteindre jusqu’au fond des chicherias, où danseurs et musiciens s’agitaient pêle-mêle à la clarté des suifs collés contre les murs. Des verres à chicha, près desquels les coupes de l’Iliade eussent semblé des dés à coudre, pleins jusqu’au bord d’une cervoise nouvellement brassée, circulaient à la ronde, éperonnant, pour ainsi dire, l’ivresse générale. Vus à distance et dans la pénombre rougeâtre, qui prêtait à leurs contours je ne sais quoi de fantastique, danseurs et musiciens avec leurs visages bistrés et ruisselants de sueur, leur chevelure flottante et leur mimique forcenée, rappelaient ces démons de MM. Scribe et Meyerbeer « qui se livrent entr’eux à d’horribles ébats. »

Pendant que je m’absorbais à loisir dans la contemplation de ce spectacle, je sentis qu’on me tirait par la basque de mon habit ; je me retournai brusquement dans l’idée qu’un audacieux loustic cherchait à s’amuser à mes dépens, mais au lieu du visage rond et juvénile que je m’attendais à voir, ce fut la face longue et blême de José Tamal que j’aperçus derrière moi. Le chapeau bosselé du sonneur de cloches, son air effaré et ses vêtements en désordre, témoignaient d’une longue et pénible excursion accomplie à travers la foule.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-il avec un soupir de satisfaction, voilà plus d’une heure que je tourne autour de la place sans vous apercevoir, et je commençais à craindre que vous n’eussiez changé d’idée.

— Je croyais, senor Tamal, vous avoir fait une promesse.

— C’est vrai, monsieur, c’est très-vrai, et je vous prierai d’excuser mes paroles un peu légères ; mais puisque je vous ai retrouvé, ne perdons pas une minute ; les Nacimientos réclament notre présence, et si vous voulez me suivre… »

Je fis aussitôt volte-face et je suivis mon guide, qui longea les murs de l’église, passa derrière le presbytère, prit une ruelle à gauche, puis un sentier à droite, et s’arrêta enfin à quelques pas d’une maisonnette assez propre, devant laquelle une centaine de personnes faisaient queue, comme à la porte d’un de nos théâtres, le jour d’une représentation extraordinaire.

« Comme j’ai eu le bon esprit, me dit-il, d’avertir à l’avance ces dames de notre visite, elles m’ont confié la clef de leur jardin, par la porte duquel nous allons entrer, tandis que les visiteurs de peu d’importance attendront dans la rue que leur tour soit venu d’être introduits.

— Ces dames, d’après ce que je vois, ont pris leurs mesures pour éviter un encombrement ?

— Oh ! ce n’est pas l’encombrement seul qui les effraye, me répliqua le sonneur de cloches. Quelques filous profitent parfois de la solennité de la Noche buena et de l’entrée libre des nacimientos, pour se faufiler dans les maisons et choisir les objets qui se trouvent à leur convenance. L’an dernier, ces pauvres dames furent dépouillées de deux couverts d’argent et d’une timbale en vermeil. Vous comprenez…

— Je comprends parfaitement, señor Tamal ; mais vous ne m’avez pas encore dit le nom des personnes chez lesquelles vous allez m’introduire.

— Elles en ont deux, me répondit-il ; un nom de famille qu’elles ne portent plus, et un apodo ou nom de guerre qu’elles portent.

— Un nom de guerre ! qu’entendez-vous par là ?

— Je vais vous le dire, monsieur : ces dames sont trois sœurs, filles d’un vieil escribano d’Aréquipa qui mourut en les laissant dans la misère ; comme elle n’avaient aucun moyen d’existence et que leur grande beauté, jointe à l’isolement dans lequel elles vivaient, leur attirait journellement des hommages profanes, le démon en profita pour leur tendre des piéges : mais elles surent déjouer les ruses du malin, et la récompense de leur honnêteté fut plus tard une jolie fortune, qui leur vint d’héritage, comme elle me l’ont assuré bien des fois. Or, c’est précisément pour jeter des doutes sur la source de cette fortune, que les méchants et les envieux affectèrent de retirer à ces dames le nom de Salcedo, qui était celui de leur père, pour ne les appeler que las Cagaluchas. On a continué à leur donner ce nom bizarre, et par une aimable tolérance, elles ont fini elles-mêmes par le substituer à leur nom véritable.

— Et quelle en est la signification ?

— Ma foi, monsieur, je serais fort embarrassé de vous l’apprendre, car ce nom appartient à l’idiome quechua que parlaient autrefois les adorateurs du soleil, et le jargon de ces hérétiques m’est complétement étranger. »

Notre conversation, commencée dans la rue et continuée dans le jardin, fut interrompue par le Buenas noches d’une camériste, qui, placée en vedette au seuil du comedor, d’où probablement, elle épiait notre arrivée, accourut au-devant de nous, munie d’une lanterne à vitrail de corne, avec laquelle elle nous éclaira jusqu’à la porte de la salle du Nacimiento, que José Tamal ouvrit lui-même à deux battants en m’invitant à entrer le premier.

Cette salle n’avait d’autres titres à l’attention que la propreté de ses quatre murs blanchis à la chaux, et sa voûte en dôme, au centre de laquelle se balançaient à l’extrémité d’un cordon de soie, une douzaine d’œufs d’autruche qui remplaçaient le lustre. Un tapis velu des fabriques d’Atuncolla, des chaises en bambou vernissé, un sofa recouvert d’une housse blanche, et une table carrée, composaient l’ameublement. Deux chandelles de cire, qui pouvaient passer pour des cierges, vu leur grosseur et leur hauteur de plus d’un mètre, jetaient une clarté discrète sur les dames qui s’y trouvaient réunies au nombre de trente, et dont l’air grave et recueilli, l’attitude méditative, indiquaient des pensées en harmonie avec la solennité du moment.

À mon entrée, trois d’entre elles s’étaient levées et avaient fait un pas au-devant de moi, tandis que les autres se contentaient de me regarder en ouvrant de grands yeux. J’en inférai que les premières devaient être les maîtresses de la maison, et à ce titre je m’empressai de leur présenter mes hommages, que j’accompagnai de quelques paroles chaleureuses et bien senties pour le tour de faveur dont elles m’avaient honoré. Pendant ce temps-là, les personnes de leur plus intime connaissance se morfondaient dans la rue, occupées sans doute à compter les clous de la porte. Soit que mon entrée en matière plût à ces dames, soit que ma qualité d’étranger fût une recommandation à leurs yeux, elles m’accueillirent d’un air riant et dégagé, répondirent à mes compliments par des minauderies pleines de charmes, et, sous le singulier prétexte qu’étant le seul individu du sexe masculin qui se trouvât dans l’assemblée, — José Tamal représentait apparemment le genre neutre, — je devais jouir des honneurs de la présidence, elles m’escortèrent jusqu’au sofa, siége d’honneur sur lequel elle exigèrent que je trônasse, tandis qu’elles se contentaient de simples chaises, mais en les disposant de façon à pouvoir prendre un signalement complet de mon individu.

Cette tactique, qui ne m’échappa point, me suggéra, sur-le-champ, l’idée d’en user de même à l’égard de ces dames, et, tout en échangeant avec elles quelques phrases de circonstance sur la Noche buena et l’affluence de gens qu’elle avait attirés à Tiabaya, je les examinai avec assez d’attention pour pouvoir affirmer, au bout d’un quart d’heure, que la plus jeune des trois sœurs devait toucher à la quarantaine, la cadette, compter quelques printemps de plus et l’aînée être en avance de dix mois au moins sur le demi-siècle. Certaine coquetterie dans leurs ajustements, la couleur tendre de leur robe et l’échancrure du corsage, les œillets aux vives nuances placés dans leurs cheveux et les accroche-cœurs significatifs que ceux-ci dessinaient sur les tempes, indiquaient chez elles une intention bien arrêtée de lutter jusqu’au bout contre l’envahissement des années, envahissement dont elles essayaient déjà de déguiser les traces à l’aide de ces artifices secrets qu’employait autrefois la reine Jézabel, s’il faut en croire l’indiscrète révélation de sa fille Athalie.

Cependant la conversation, entrecoupée d’interjections polies et de fréquents silences, selon l’usage du pays, commençait à traîner en longueur, et l’on ne faisait aucune allusion au but principal de ma visite. Je me tournai sans affectation vers José Tamal, discrètement assis à quelques pas de nous, et le regardai d’une manière significative. Mon homme comprit à merveille cet avertissement muet et alla le glisser dans l’oreille de la plus jeune des trois sœurs, qui le transmit à la cadette, laquelle en référa à son aînée : ces dames se levèrent alors spontanément, et, pendant que deux d’entre elles éteignaient les cierges, l’autre alla toucher le bouton d’une porte cachée dans la paroi de la muraille, qui, en s’ouvrant et se repliant sur elle-même, comme les feuilles d’un paravent, laissa voir au fond d’une alcôve splendidement illuminée, la nacimiento objet de tous mes vœux. Ce changement de décor avait été exécuté avec tant de prestesse et le passage des ténèbres à la lumière si habilement ménagé, que l’assemblée, jetant un cri d’admiration, éclata en bravos profanes auxquels ces dames répondirent par plusieurs révérences, qui rappelaient ces ovations théâtrales, où public et acteur, momentanément épris l’un de l’autre, font assaut de bons procédés.

Sur l’autorisation qui m’en fut donnée, je franchis aussitôt le seuil de l’alcôve, afin d’examiner de près les mille détails variés dont se composait l’ensemble du nacimiento.

Dans l’Amérique du Sud, et particulièrement dans le bas Pérou, on appelle nacimiento, non pas la scène de la nativité circonscrite dans un seul cadre, comme le nom pourrait le faire supposer, mais l’histoire complète de Notre-Seigneur Jésus-Christ, depuis sa naissance dans l’étable de Bethléem, jusqu’à sort supplice sur le Golgotha. On conçoit sans peine le riche développement que l’imagination peut donner à un pareil thème. Dans les grandes villes, les ordonnateurs de ces nacimientos sont de véritables artistes populaires qui luttent entre eux d’invention, de poésie et de naïveté ; c’est à qui l’’emportera sur son rival dans la représentation des divers épisodes sacrés, auxquels, le sculpteur, le peintre, le mécanicien, le décorateur, le costumier et même le musicien, sont appelés à concourir.

Le nacimiento que j’étais admis à visiter était loin d’avoir cette splendeur. Il reposait sur une longue et large table présentant trois rangs de gradins, dont la charpente n’était qu’imparfaitement dissimulée par des draperies blanches et bleues, ornées de bouillons de tulle, de nœuds de rubans et parsemées d’étoiles de clinquant. L’écusson péruvien avec son lama, sa malpighiacée et son cornucopio, d’où s’échappent à flots les onces et les piastres, en marquait le centre. Des bougies de toutes dimensions, des quinquets à réflecteurs et des lanternes tricolores, accrochés aux murailles ou pendus à la voûte, répandaient sur le tout une vive lumière.

L’épisode de la nativité occupait à lui seul le gradin supérieur, et se détachait en relief sur un fond de paysage peint à fresque sur la muraille. Ce paysage, destiné dans la pensée de l’artiste à reproduire les alentours de Bethléem, offrait une succession de pagodes, de kiosques et de palais, du style chinois le plus varié. Des lacs transparents et bleuâtres baignaient les degrés de ces édifices que des ponts suspendus rattachaient à la terre ferme. Des orangers couverts de leurs fruits d’or, que becquetaient des oiseaux à aigrettes, des bananiers aux larges feuilles, de sveltes palmiers et des massifs de fleurs éclatantes, donnaient l’idée la plus favorable de la végétation et de l’horticulture Judaïques. L’étable où naquit Jésus, était représentée par un treillis en filigrane, façonné en dôme et surmonté d’un bouquet de plumes. Un essaim de papillons voltigeait alentour, soutenus par des fils de fer en spirale. Près du nouveau né, modelé en cire et dont les membres délicats reposaient sur un coussin de satin bleu, la Vierge et saint Joseph, sculptés en bois, étaient assis en regard l’un de l’autre, souriant au débile enfant qui devait un jour régénérer le monde. Le costume de Marie, en brocart rose lamé d’argent, taillé sur un habit d’Anne d’Autriche et galonné sur toutes les coutures, était véritablement digne, par sa magnificence, de la mère d’un Dieu ; d’une main la Vierge tenait un éventail ouvert, de l’autre son mouchoir en dentelles de Malines. Saint Joseph, moins bien traité que sa compagne, était vêtu d’une simple houppelande en drap marron, bordée de passementerie rouge, et coiffé d’un chapeau de ligueur orné d’une plume de paon. La hache et le rabot qu’il portait en sautoir, indiquaient clairement sa profession de charpentier. À droite de l’étable s’avançaient processionnellement, guidés par une étoile scintillante, les rois mages suivis d’esclaves qui portaient des présents ; à gauche les pasteurs arrivaient en foule avec leurs femmes, leurs enfants et leurs chiens, conduits par un ange armé de toutes pièces, qui, du bout de sa lance, leur montrait l’enfant-Dieu.

Tout en admirant l’habile composition de la scène, le bon goût, la richesse des costumes et l’entente parfaite des accessoires, je me demandais ce que pouvaient avoir à faire dans l’étable, deux lapins empaillés, l’un gris, l’autre roux, qui, assis sur leur train de derrière, se lustraient le museau avec leurs pattes de devant. En vain j’examinai ces deux rongeurs à plusieurs reprises, cherchant dans ma mémoire à quel texte saint leur présence en ce lieu, aussi bien que leur collier de satin rose orné d’un grelot d’argent, pouvait se rattacher ; ne trouvant aucune explication satisfaisante, j’eus recours à José Tamal, que je supposais plus ferré que moi sur les textes évangéliques, et, lui montrant les deux lapins allégoriques, je lui demandai tout bas ce qu’ils signifiaient ; el burro y el buey, l’âne et le bœuf, me répondit-il. J’avoue que je rougis un peu à l’idée de n’avoir pu deviner une chose aussi simple, et pour dissimuler mon embarras, je ne vis rien de mieux que de poursuivre ma revue.

Les gradins inférieurs du nacimiento disparaissaient sous une exhibition de figures falotes empruntées à la Chine, de joujoux à ressorts ou à surprises, tirés de Nuremberg, d’animaux sculptés dans les profondeurs de la forêt Noire, et d’objets de bimbeloterie, de marqueterie, de tabletterie et de bijouterie, qui firent tressaillir mon cœur d’exilé, tant ils rappelaient notre France adorée et ses bazars à prix fixe, honneurs de l’article Paris. La plupart de ces objets, dont leurs possesseurs ignoraient apparemment la destination habituelle, offraient dans le nouvel emploi auquel ils étaient affectés, les contresens les plus naïfs. Ici, un porte-allumettes en bronze doré contenait des tulipes artificielles ; là, un rince-bouche en verre coloré servait de corbeille à des fruits en cire ; plus loin, les instruments de la Passion étaient étalés dans un compotier à côté d’un jeu de dominos disposé en croix sur un plateau de laque.

Ma curiosité satisfaite, il ne me restait plus qu’à prendre congé de ces dames, et j’avais déjà saisi ma canne et mon chapeau, quand l’aînée d’entre elles, qui s’était éclipsée, reparut munie d’une bouteille et d’un verre à liqueur. « Seigneur Français, me dit-elle d’une voix flûtée, tout bon chrétien, et vous paraissez l’être, ne se contente pas de faire acte d’adoration devant un nacimiento, mais goûte au moins une fois à l’urine de l’enfant Jésus[20] ; et comme je la regardais d’un air étonné, elle emplit le verre d’un liquide blanchâtre, qu’à son odeur je reconnus aussitôt pour du tafia anisé, et me le présenta d’un air souriant après y avoir préalablement trempé ses lèvres. La seule manière de répondre à une politesse aussi flatteuse, était d’épuiser la liqueur jusqu’à la dernière goutte, et c’est ce que je réussis à faire, mais en m’y prenant à plusieurs fois, car l’urine en question me déchirait la gorge et me brûlait les entrailles. La même formalité fut observée à l’égard de toutes les personnes présentes, et quand vint le tour de José Tamal, soit qu’il eût une dévotion particulière à l’enfant Jésus, soit qu’il appréciât mieux que moi les charmes de cette liqueur, je remarquai qu’il en but deux verres.

Un instant après, nous reparaissions tous les deux à l’entrée de la place, où les jeux, les danses et l’ivresse se poursuivaient avec plus d’entrain que jamais. Le sonneur de cloches, tout ragaillardi par la double ration de tafia qu’il avait absorbée, tenait absolument, me disait-il, à me montrer d’autres nacimientos, encore plus somptueux que celui que nous venions de voir ; mais craignant d’affaiblir, par la comparaison, le bon souvenir que je conservais du premier, je lui répondis que je m’en tiendrais à ce seul essai, décision qui parut le contrarier et qu’il essaya de combattre par une foule d’arguments. Voyant que j’étais inflexible, il me quitta pour se rendre à l’église, où ses fonctions le rappelaient, et me promit de me rejoindre sous le porche à l’heure de la messe.

Je regagnai le poste que j’occupais précédemment sur les marches du temple, et, mêlé à la troupe féminine qui stationnait en ce lieu depuis le commencement de la soirée, et dont le personnel s’était accru de buveurs hors d’haleine et d’enfants endormis, j’essayai de charmer les ennuis de l’attente en m’entretenant avec mes propres pensées ; puis, comme l’immobilité à laquelle j’étais forcément condamné n’eût pas tardé à m’occasionner une véritable fatigue, j’imaginai, pour la prévenir, d’étendre tour à tour une de mes jambes sur le dos de quelques voisins, pendant que l’autre jambe restait chargée du poids de mon individu, manœuvre qui peut sembler inconvenante au premier abord, mais dont je n’eus qu’à me féliciter.

Ma méditation à cloche-pied durait déjà depuis une heure, quand un carillon de cloches qui monta dans l’air comme une fusée et fut salué par un tonnerre d’acclamations vint y mettre un terme ; en un clin d’œil, les chicherias et les ruelles furent abandonnées. Danseurs, musiciens, ivrognes et badauds se précipitaient tête baissée dans la place, en exerçant sur la foule qui s’y trouvait à l’étroit, une pression telle, que les femmes assises ou couchées sur les degrés, furent subitement soulevées, perdirent pied et allèrent rouler à dix pas de là. Heureusement j’avais pris à temps mes mesures, et, monté sur le piédestal d’une colonne dont j’entourais le fût de mes deux bras, je vis passer au-dessous de moi ce tourbillon de chevelures dénouées, de jupons froissés et de lanternes brisées, épaves que la vague humaine alla rejeter au seuil de l’église, au milieu d’un concert de malédictions, de cris aigus et d’éclats de rire.

À ce moment, l’horloge fit entendre une note grêle : minuit sonnait. Les portes de l’église s’ouvrirent à deux battants, laissant voir l’intérieur de la nef, éclairé par des milliers de cierges. Un frisson courut dans la multitude, et, comme si toutes les gorges se fussent contractées, les cris, de stridents qu’ils étaient, se changèrent en aboiements, et ne tardèrent pas à expirer dans un rauque murmure. Au douzième coup de l’horloge, le silence était devenu si profond, qu’en fermant les yeux, on eût pu se croire au milieu d’une sierra déserte. Cette foule, naguère hurlante et indisciplinée, s’avançait à cette heure vers le lieu saint, sans bruit, sans précipitation, les bras croisés sur la poitrine, l’air si saintement recueilli, que sans la sueur qui coulait encore à flots des visages, le désordre des vêtements et l’odeur infecte de la plupart des haleines, preuves irrécusables de l’orgie à laquelle tout ce peuple s’était livré, j’eusse fini par croire que j’avais fait un rêve, et que les épisodes de la soirée n’étaient que des chimères écloses dans quelque coin de mon cerveau.

Le dernier fidèle était à peine entré dans l’église, que José Tamal m’entraînait sous le porche, où se trouvait, dans l’angle de la muraille, une échelle de meunier qu’il se mit à gravir, en m’engageant à suivre son exemple. Cette échelle nous conduisit au jubé, espèce de boîte oblongue et treillissée à hauteur d’homme. À la clarté douteuse d’un quinquet accroché au mur, j’aperçus en entrant une douzaine d’enfants groupés autour d’un corps volumineux de figure rectangulaire, placé sur deux tréteaux, et que je pris pour une malle, mais qu’en l’approchant de plus près, je reconnus pour un orgue de Barbarie. Après m’avoir offert un escabeau et s’être assis lui-même sur une haute chaise, José Tamal, dont l’air ordinairement souriant était devenu solennel, jeta sur les enfants, debout à ses côtés, un regard qui devait renfermer un ordre tacite, car ceux-ci se baissèrent aussitôt par un mouvement mécanique et se relevèrent avec la même précision, tenant chacun d’une main une cafetière munie d’un long tube, et de l’autre main une matraca ou crécelle. Ces ustensiles, dont je ne pouvais deviner l’emploi dans une église, piquèrent assez vivement ma curiosité, pour que je priasse celui des enfants qui se trouvait le plus près de moi de me les confier un instant, afin de les examiner. Mais j’eus beau les retourner en tous sens, je ne pus parvenir à m’expliquer leur destination.

Comme la messe n’était pas encore commencée, je profitai du répit qui m’était accordé pour examiner l’intérieur de l’église. L’édifice offrait la disposition d’un carré long, avec une voûte en berceau et des murailles entièrement lisses, que d’étroites fenêtres coupaient à égale distance. La voûte était peinte en bleu pâle, les murs enduits d’un badigeon nankin, et des grecques, tracées en noir, dessinaient un encadrement aux fenêtres. Au fond du chœur, qu’une balustrade en treillis séparait de la nef, s’élevait le maître-autel, décoré d’un baldaquin soutenu par huit colonnettes blanches à chapiteaux rouges. Deux chapelles, dédiées, l’une à la Vierge, l’autre au Christ de Tiabaya, étaient placées en regard, aux extrémités de la balustrade. L’or, l’argent, les joyaux, les dentelles, prodigués à l’envi sur chacun de leurs autels, le nombre d’ex-voto, de tableaux, de figurines, de vases de fleurs et de cages d’oiseaux dont ils étaient ornés, et qui formaient un contraste frappant avec l’indigente nudité du maître-autel, témoignaient ostensiblement de la préférence que les fidèles accordaient aux premiers. Leurs ancêtres, les Péruviens, agissaient de même : trouvant Pachacamac, le créateur et le maître omnipotent et invisible, trop éloigné d’eux pour que leurs prières pussent parvenir jusqu’à lui, ils s’étaient fait une loi de ne jamais prononcer son nom, et gardaient leurs adorations et leurs sacrifices pour Churi et Quilla, le soleil et la lune, divinités qu’ils supposaient plus accessibles.

Mon examen fut interrompu par l’arrivée de l’officiant, qui s’avançait vers l’autel, accompagné du diacre et du sous-diacre, des acolytes et des thuriféraires, et suivi à distance par quatre chantres, dont la nuance de peau déjà fort obscure, ressortait plus obscure encore au contact de l’aube, ou plutôt de l’immense peignoir en mousseline blanche qui les enveloppait de la tête aux pieds. Une collerette de plus d’un mètre de circonférence et dont la figure hypocratériforme rappelait la corolle d’une pervenche, encadrait le chef de ces personnages, et lui donnait un cachet singulier. Pendant qu’ils prenaient place autour du lutrin, modeste table recouverte d’un naperon, et sur laquelle aucun missel n’était ouvert, par la raison péremptoire qu’aucun des chantres ne savait lire, José Tamal saisissait la manivelle de l’orgue et se mettait à jouer le galop final de l’opéra de Gustave III, accompagné rinforzando par les cafetières et les crécelles.

Si mon premier mouvement fut de fuir, mon second fut de me rapprocher, afin de bien me rendre compte de l’emploi et des qualités du son des instruments nouveaux que J’avais sous les yeux. Au diapason élevé des cafetières, je compris sans peine qu’elles remplissaient, dans la partition, l’office des soprani ; quant à la manière d’en jouer, elle consistait, de la part de l’exécutant, à emboucher le tube de fer-blanc à l’instar d’une trompette, et à souffler de toute la force de ses poumons ; la cafetière était à moitié pleine d’eau ; l’eau, refoulée par l’air extérieur, crépitait, bouillonnait, sifflait en fouettant les parois du vase, et chantait à peu près à une octave au-dessus de la symphonie[21]. De l’examen des cafetières je passai incontinent à l’analyse des crécelles ; mais malgré une audition des plus attentives, malgré la tension soutenue de toutes les forces de mon esprit, je ne pus parvenir à m’expliquer logiquement l’utilité de ces dernières. Un professeur de fugue et de contrepoint les eût rangées peut-être dans la catégorie des bugles et des saxophones, instruments destinés à renforcer la masse d’un orchestre, mais la faiblesse de mes études sur l’harmonie ne me permit pas de statuer sur ce point délicat.

La messe se poursuivit et s’acheva au son de l’orgue, dont tous les airs étaient empruntés à nos opéras en renom. Cafetières et crécelles, stimulées probablement par ma présence, firent de tels efforts et se surpassèrent si bien, qu’à l’issue du morceau final, José Tamal, après avoir tapoté de sa large main le crâne tondu de l’un des dilettantini, faveur collective qu’il adressait à la troupe par l’intermédiaire d’un de ses membres, pour la remercier de s’être vaillamment conduite aux yeux de l’étranger, se tourna vers moi, et de l’air d’un triomphateur montant au Capitole, me dit ces simples mots, auxquels l’expression qu’il leur communiqua, donnait une portée immense :

« Êtes-vous satisfait ? »

Avouer au malheureux organiste toute ma pensée sur l’effroyable musique que je venais d’entendre, eût été le précipiter du sommet de ses illusions, d’où probablement il voyait à ses pieds tous les royaumes de la terre. Je pris mon courage à deux mains pour lui répondre que j’étais enchanté de sa symphonie, et très-reconnaissant du plaisir qu’elle m’avait causé.

« Puisque monsieur aime tant la musique, me dit-il alors en échange du compliment, je pourrai lui jouer quelques-uns de mes beaux morceaux, s’il veut me venir voir pendant la semaine. »

Le moment était venu de quitter l’église, ce qui me dispensa fort heureusement de répondre à l’invitation de M. Tamal, qui, faite par un autre que lui et d’un ton moins révérencieux, m’eût donné l’irrésistible envie de le prendre à la gorge.

Déjà la foule avait abandonné l’église, et les bougies s’éteignaient une à une sous le souffle des sacristains, quand José Tamal, qui venait d’envelopper d’une toile cirée l’instrument dans les flancs duquel reposaient tant d’airs variés, donna à ses aides, jusque-là muets et immobiles, le signal du départ. Les jeunes drôles se précipitèrent alors vers l’échelle avec un empressement furieux et ne firent qu’un saut du jubé sous le porche, d’où ils s’éparpillèrent dans la place en jetant des cris inhumains. Bien que mon désir de liberté fût tout aussi véhément que le leur, je crus devoir effectuer ma descente d’une façon moins brusque, mû par un sentiment de conservation personnelle qu’autorisait assez mon inexpérience de l’escalier et son obscurité complète, car José Tamal, s’autorisant de l’exemple des sacristains, venait d’éteindre le quinquet du jubé croyant apparemment que j’étais nyctalope.

Au moment où nous passions le seuil du porche, les portes de l’église se refermaient brusquement sur nous. Je demandai à l’organiste le motif d’une pareille promptitude, et il me répondit que les sacristains avaient hâte de retourner à leurs plaisirs, trop longtemps interrompus par les préparatifs de l’illumination et l’audition de la grand’messe. En effet, comme si non-seulement les sacristains, mais la foule entière, avait à cœur de regagner le temps perdu, les danses, les jeux et les libations recommençaient avec plus d’entrain que jamais ; les réchauds s’allumaient, les poêles et les casseroles reprenaient leur service, et les femmes voilées, libres maintenant de rompre le jeûne qu’elles avaient religieusement observé jusqu’à minuit, se débarrassaient de leurs mantilles, et se jetaient dans la mêlée avec des rires et des cris capables de réveiller un mort. Je devinai que ce renfort de troupes fraîches allait donner à la lutte des proportions épiques, et, ne me sentant ni le feu de Tyrtée pour animer les combattants, ni la verve d’Homère pour chanter leurs exploits, je pris congé de mon guide et le laissai libre de retourner aux nacimientos, vers lesquels semblait l’entraîner une secrète sympathie.

Je regagnai mon paisible logis, où mon premier soin, en arrivant, fut de me mettre au lit ; mais, malgré le besoin de sommeil que je ressentais, malgré l’élasticité bien avérée de ma couchette, j’avais les nerfs si prodigieusement agacés par la rumeur de la fête et surtout la combinaison mélodique de l’orgue de Barbarie, des cafetières et des crecelles, qu’il ne me fut pas possible de fermer l’œil. J’employai les heures à méditer sur la noche buena, qui, par antiphrase, m’occasionna une courbature et une migraine qui durèrent jusqu’au lendemain.

À quinze jours de là, le village de Tiabaya était de nouveau le théâtre d’une fête splendide, où danseurs, buveurs et frituriers se réunissaient au son des flûtes, des guitares et des tambours, au carillon des cloches, aux détonations d’un feu d’artifice, tiré, selon la coutume, en plein soleil. Comme à l’occasion de la nuit sainte, le curé revêtait ses plus beaux ornements, les chantres s’enveloppaient de leurs peignoirs à collerettes, et José Tamal, assisté de ses instrumentistes, exécutait les airs les plus belliqueux de son répertoire. Mais ce déploiement de pompe religieuse et de luxe mondain, qui mettait en émoi toute la population de la vallée et arrachait les Indiens des deux sexes à leur travail du jour, n’était plus cette fois un hommage rendu au Créateur, mais un tribut d’honneur payé à la créature. Doña Cypriana Latore de Vivanco, dans tout l’éclat de sa beauté, dans tout l’enivrement de son triomphe, traversait au bruit des vivats et des acclamations, les villages de Sachaca, de Tiabaya et d’Ocongate, pour se rendre à Islav, et d’Islay à Lima, où son époux et maître l’appelait à partager avec lui le fauteuil de la présidence.

  1. Les nouvelles de l’Amérique du Sud, reçues en France au mois de mai 1858, annonçaient le bombardement et la prise d’Aréquipa par le général Ignacio Vivanco, ancien président du bas Pérou.
  2. Mon Dieu, que les gens de mon pays sont bêtes !
  3. Diminutif quechua d’Antoinette.
  4. Cette formalité, que les domestiques d’une maison ne manquent jamais d’accomplir à l’égard de leurs maîtres et des visiteurs inconnus qui se trouvent présents à l’heure du coucher, consiste de leur part en un souhait de bonne nuit, suivi d’un baiser qu’ils déposent sur la main de la personne à qui ils s’adressent, hommage auquel celle-ci répond invariablement par les paroles Anda con Dios, en leur imposant les mains.
  5. Grand porte manteau en cuir brut, muni d’une chaîne et d’un cadenas, et dans lequel est renfermé un coucher complet. Ce porte manteau est indispensable dans un voyage à travers les sierras, où la plupart du temps on est obligé de dormir à terre.
  6. La seule fraise cultivée dans toute l’étendue du Perdu est la variété dite capron ou ananas, qu’on croit originaire du Chili. L’unique variété de poires qu’on y trouve est la mouille-bouche, importée au commencement du dix-septième siècle par les premiers colons espagnols.
  7. Individu chargé de recueillir les dîmes.
  8. Ragoût de viande à la purée de piment.
  9. Macédoine de légumes cuits dans le saindoux et saupoudrés de piment.
  10. Evolvulus punctuatus.
  11. Cirius peruvianus.
  12. Piper americanus.
  13. Bonapartea strobilantha (Ruis et Pavon).
  14. Berberis flexuosa.
  15. B. tomentosa.
  16. Cyperus bonbonaza.
  17. Joueur de marionnettes.
  18. Bande de voleurs qui infestèrent pendant longtemps le pays compris entre Lima et Callao, où ils épiaient le passage des voyageurs et des diligences, cachés dans les champs de roseaux (carisales) qui bordaient à cette époque les deux côtés de la grand’route.
  19. Faubourgs de Lima.
  20. Tomar la orina del niño Jesus. C’est la formule habituelle dont on se sert dans toute l’Amérique espagnole, soit dans les couvents des deux sexes, soit dans les maisons nobles ou bourgeoises, soit enfin dans les chaumières des Indiens, pour offrir des rafraîchissements aux visiteurs des nacimientos, pendant les huit jours que dure l’exposition de ces derniers.
  21. Ces cafetières, connues sous le nom de pajarillo (petit oiseau), à cause du gazouillement qu’elles font entendre, sont en honneur dans toutes les églises et les couvents de l’Amérique du Sud, où chacun a pu les entendre comme nous.