Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 10

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 276-291).


APPENDICE

À L’HISTOIRE DE LA DOCTRINE DE L’IDÉAL ET DU RÉEL


Des lecteurs qui seraient au courant de ce qui passait pour de la philosophie, dans le cours du siècle présent, en Allemagne, s’étonneront peut-être de ne m’avoir vu mentionner, dans l’intervalle entre Kant et moi, ni l’idéalisme de Fichte, ni le système de l’identité absolue de l’idéal et du réel, qui semblent cependant appartenir tout particulièrement à notre sujet. Mais je n’ai pu les citer, parce qu’à mon avis Fichte, Schelling ni Hegel ne sont pas des philosophes, en ce qu’il leur manque la première condition exigée pour cela, savoir l’étude sérieuse et honnête. Ils sont de simples sophistes : ils voulaient paraître, non être ; ils recherchaient non la vérité, mais leur propre intérêt et leur avancement dans le monde. Des fonctions du gouvernement, des honoraires payés par les étudiants et les libraires, et, comme moyen servant le but, le plus possible de bruit et de parade avec leur semblant de philosophie, — voilà les constellations qui guidaient, voilà les génies qui inspiraient ces disciples de la sagesse. C’est pour cela qu’au guichet du contrôle on n’a pu leur accorder leur entrée dans la vénérable compagnie des penseurs, bienfaiteurs de l’humanité.

Toutefois il est une chose dans laquelle ils ont excellé : c’est l’art d’attraper le public et de se faire valoir pour ce qu’ils n’étaient pas ; il faut pour cela un talent incontestable, seulement pas philosophique. Mais au fond ils n’ont rien pu produire de véritable en philosophie, par la raison que leur intellect n’était pas devenu libre, mais était resté au service de la volonté : l’intellect, dans ces conditions, peut être très utile à la volonté et à ses fins, mais non à la philosophie ni à l’art. Car ceux-ci demandent justement pour première condition que l’intellect ne travaille que de sa propre impulsion et cesse, tant que dure son activité, de servir la volonté, c’est-à-dire d’avoir en vue les intérêts personnels propres. Lui, quand son activité est due à son propre mouvement, ne connaît de sa nature d’autre but que la vérité. Aussi ne suffit-il pas pour être un philosophe, c’est-à-dire un ami de la sagesse (qui n’est autre que la vérité), d’aimer la vérité en tant qu’elle peut se concilier avec l’intérêt propre, ou avec les statuts de l’Église, ou avec les préjugés ou les goûts des contemporains : tant qu’on s’en tient là, on n’est qu’un φιλαυτος (philautos), mais non un φιλοσοφος (philosophos). Car ce titre honorable est beau et sagement trouvé, précisément parce qu’il signifie qu’on aime la vérité sérieusement et de tout cœur, sans condition, sans réserve, par-dessus tout et, au besoin même, en dépit de tout. La raison en est la même que celle rapportée plus haut, à savoir que l’intellect s’est affranchi, et que dans cette condition il ne connaît ni ne comprend d’autre intérêt que celui de la vérité : de là naît une haine irréconciliable contre tout mensonge et toute fourberie, quelque habit qu’ils portent. Avec cela, il est certain qu’on n’avancera pas beaucoup dans le monde, mais d’autant plus en philosophie. — Il est au contraire d’un mauvais augure pour celle-ci, lorsque, partant soi-disant à la recherche de la vérité, l’on débute par prendre congé de toute sincérité, de toute probité et de toute clarté, et qu’on ne se préoccupe que de se faire passer pour ce qu’on n’est pas. Alors on adopte, comme les trois sophistes mentionnés, tantôt un faux pathos, tantôt un sérieux élevé et artificiel, tantôt une mine immensément réfléchie, pour en imposer là où l’on désespère de pouvoir convaincre ; on écrit sans jugement, parce que, ne pensant qu’afin d’écrire, on a omis de penser jusqu’au moment de prendre la plume ; on cherche alors à passer en contrebande des sophismes palpables en place de preuves ; on en appelle à l’intuition intellectuelle ou à des méditations absolues et au mouvement propre des notions ; on abhorre le terrain de la réflexion, c’est-à-dire de la connaissance raisonnée, de la délibération judicieuse et de l’exposition de bonne foi, en un mot l’usage propre et normal de sa raison ; on proclame un mépris souverain pour la philosophie réfléchie, en désignant par là toute suite de pensées bien enchaînées et bien logiques dans leurs déductions, telles qu’elles caractérisent les travaux des philosophes antérieurs. Ensuite, quand la dose d’impudence est suffisante et, de plus, encouragée par l’ignorance de l’époque, on s’exprimera à ce sujet à peu près en ces termes : « Il n’est pas difficile de comprendre que cette « manière » qui consiste à énoncer une proposition, à donner les raisons qui l’appuient et à réfuter de même par des raisons la thèse contraire, n’est pas la forme sous laquelle puisse se présenter la vérité. La vérité est le mouvement d’elle-même par elle-même, » etc. (Hegel, Préface à la Phénoménologie de l’esprit, page lvii ; dans l’édition complète, page 36). Pour moi, je pense qu’« il n’est pas difficile de comprendre » que, lorsqu’on s’annonce de cette façon, on n’est qu’un effronté charlatan, qui veut jeter de la poudre aux yeux des niais et qui s’aperçoit que les Allemands du xixe siècle sont justement les gens qu’il lui faut.

Lorsque, courant soi-disant vers le temple de la vérité, on confie les rênes aux mains de l’intérêt personnel, qui a les yeux fixés à côté et se guide, sur d’autres constellations, comme qui dirait sur les goûts et les faiblesses des contemporains, sur la religion de l’État, mais surtout sur les vues et les indications des hommes du pouvoir, — comment pourrait-on jamais y arriver, à ce temple situé bien haut, sur des roches escarpées et nues ? — Mais on peut grouper autour de soi, attachés par les liens de l’intérêt, une bande d’élèves remplis, c’est le cas de le dire, de hautes aspirations, c’est-à-dire aspirant aux faveurs et aux emplois, formant en apparence une secte, mais en, réalité une faction, et dont les voix de Stentor, réunies en chœur, jetteront votre nom à tous les vents comme celui d’un sage sans pareil : l’intérêt de la personne sera ainsi satisfait ; celui de la vérité, trahi.

Un sentiment pénible, mais bien naturel après ce que je viens de dire, s’empare du lecteur lorsque, des travaux de ces vrais penseurs que nous avons passés en revue, il arrive aux écrits de Fichte et de Schelling, mais surtout au non-sens que Hegel, avec une confiance illimitée, mais justifiée, dans la niaiserie allemande, a eu l’audace de coucher par écrit[1]. — Chez les premiers, on reconnaît partout une recherche loyale de la vérité et des efforts tout aussi loyaux pour communiquer aux autres leurs pensées. Aussi se sent-on élevé et ravi en lisant Kant, Locke, Fume, Malebranche, Spinoza, Descartes ; on est entraîné à faire cause commune avec un noble esprit, qui pense et fait penser. C’est tout le contraire qui a lieu à la lecture des trois sophistes allemands que j’ai nommés plus haut. Quiconque ouvre, sans prévention aucune, un de leurs ouvrages, ne pourra rester longtemps dans le doute, quand il se demandera si c’est là le ton d’un penseur qui veut instruire ou celui d’un charlatan qui cherche à tromper : tellement tout y respire la déloyauté. Le ton de la recherche paisible, qui caractérisait tous les philosophes leurs devanciers, a été échangé contre celui d’une assurance inébranlable, propre au charlatanisme de tous les genres et de tous les temps, et qui se fonde chez eux sur une prétendue intuition intellectuelle immédiate, ou sur un raisonnement absolu, c’est-à-dire indépendant de l’individu et de sa faillibilité. Chaque page, chaque ligne s’efforce manifestement de surprendre, de tromper le lecteur, tantôt de le déconcerter en imposant son autorité, tantôt de l’abasourdir par des phrases inintelligibles ou du pur non-sens, d’autres fois de le stupéfier par l’impudence dans les affirmations, bref de lui jeter de la poudre aux yeux et de le mystifier aussi bien que possible. Aussi le sentiment que l’on éprouve par la transition dont il est question est-il, par rapport à la théorie, le même que celui qu’aurait, par rapport à la pratique, un homme sortant d’une société de gens honorables pour tomber dans un repaire de filous. Christian Wolf, tant dédaigné, tant vilipendé par ces trois sophistes, est cependant un digne homme ; comparé à eux. Il avait et il suggérait de vraies pensées ; eux n’ont que des images de mots, des phrases, à l’effet d’abuser. Ainsi le vrai caractère distinctif de la philosophie de toute cette école soi-disant post-kantienne, c’est l’improbité, son élément le charlatanisme, et l’intérêt personnel son but. Ses coryphées ne travaillaient qu’à paraître, non à être ; ils sont donc des sophistes et non des philosophes. La risée de la postérité, pour eux et pour leurs admirateurs, après quoi l’oubli, voilà ce qui les attend. Pour le dire en passant, ce ton de querelle et de réprimande qui court à travers les écrits de Schelling, comme un accompagnement obligé, est en rapport avec les allures que nous avons montrées appartenir à ces gens. — S’il n’en avait pas été ainsi, si l’on avait procédé avec probité, au lieu de prendre le ton impérieux et fanfaron, Schelling, le mieux doué des trois sans contredit, aurait pu occuper en philosophie le rang subordonné d’un éclectique provisoirement très utile, en ce sens qu’il avait fabriqué avec les doctrines de Plotin, Spinoza, Jacob Bohm, Kant, et avec les sciences naturelles modernes, un amalgame qui pouvait combler momentanément le grand vide qu’avaient produit les résultats négatifs de la philosophie kantienne, jusqu’à l’avènement d’une philosophie réellement neuve qui contenterait les exigences soulevées par l’autre. Il a nommément employé la science naturelle de notre siècle à animer le panthéisme abstrait de Spinoza. Celui-ci, sans aucune connaissance de la nature, avait fait de la philosophie oiseuse, basée sur de simples notions abstraites, dont il avait composé son corps de doctrine, ignorant à vrai dire les choses elles-mêmes. Avoir revêtu ce squelette desséché de chair et de couleur, lui avoir communiqué, autant que cela pouvait se faire, de la vie et du mouvement à l’aide de la science de la nature, parvenue alors déjà à un degré avancé, bien que souvent les applications qu’il en faisait fussent fausses, voilà le mérite incontestable de Schelling dans sa philosophie naturelle, qui est aussi ce qu’il a fait de meilleur parmi ses différents essais.

Comme des enfants jouent avec les armes ou avec d’autres instruments destinés à être maniés par des hommes faits et pour un but sérieux, ainsi en ont agi nos trois sophistes avec la question dont je traite dans cette esquisse ; leurs travaux sont la, contre-partie risible des recherches laborieuses et profondes des philosophes pendant les deux siècles précédents. Après que Kant eut poursuivi très loin, et rapproché considérablement de sa solution le grand problème du rapport entre la chose en soi et sa représentation, voici venir Fichte, qui soutient que derrière les représentations il n’y a plus rien, qu’elles sont purement des productions du sujet connaissant, du moi. En cherchant ainsi à renchérir sur Kant, il n’aboutit qu’à mettre au jour une caricature de sa philosophie ; constamment fidèle à la fameuse méthode que nous avons montrée appartenir aux trois pseudo-philosophes, il supprime entièrement le réel, ne laissant subsister que l’idéal. À sa suite vint Schelling, qui, dans son système de l’identité absolue du réel et de l’idéal, déclara nulle toute différence entre eux ; il soutient que l’idéal est en même temps le réel, qu’ils sont exactement la même chose, de sorte qu’il s’efforce de bouleverser brutalement, et de mêler tout ce que des méditations se développant insensiblement et pas à pas avaient à grand’peine séparé (Schelling, Du rapport de la philosophie naturelle à celle de Fichte). À l’imitation de l’erreur que nous reprochions à Spinoza, il nie hardiment la différence entre l’idéal et le réel. À cet effet, il va même, leur faisant une solennelle apothéose, déterrer, pour venir à son secours, les monades de Leibnitz, cette monstrueuse identification de deux absurdités, savoir les atomes, et des êtres indivisibles, doués essentiellement et primordialement de la connaissance et qu’on appelle des âmes (Schelling, Idées sur la philosophie naturelle). La philosophie naturelle de Schelling porte le nom de philosophie d’identité, parce que, marchant sur les traces de Spinoza, elle supprime trois distinctions que celui-ci avait déjà écartées, à savoir celle entre Dieu et le monde, celle entre le corps et l’âme, et enfin aussi celle entre l’idéal et le réel dans le monde de l’intuition. Mais cette dernière différence, ainsi que nous l’avons montré en parlant de Spinoza, ne dépend nullement des deux autres : elle en dépend si peu, que plus on a fait ressortir celle-ci, plus ces deux-là sont devenues problématiques : car ces dernières sont fondées sur des preuves dogmatiques (réfutées par Kant), tandis que l’autre se base sur un simple acte de la réflexion. Comme conséquence, Schelling a identifié aussi la métaphysique et la physique, et a donné le nom pompeux d’« âme du monde » à une simple diatribe physico-chimique. On voudrait ainsi étouffer par des négations audacieuses, par des sentences autoritaires, tous les problèmes métaphysiques qui viennent incessamment s’imposer à la conscience humaine. Tantôt on vient nous dire que la nature existe parce qu’elle existe, d’elle-même et par elle-même ; on lui confère le titre de Dieu, et avec cela tout est dit pour elle, et qui en demande davantage est un fou ; une autre fois, on prétend que la distinction entre le subjectif et l’objectif n’est qu’une frime d’école, ainsi que toute la philosophie de Kant dont la distinction entre l’à priori et l’à posteriori est de nulle valeur ; la perception empirique nous donne pleinement la chose en soi, etc. Un passage du Rapport entre la philosophie naturelle et celle de Fichte se moque expressément de « ceux qui s’étonnent vraiment que rien puisse ne pas être et qui ne peuvent assez s’émerveiller qu’il existe réellement quelque chose. » II semble ainsi à M. de Schelling que tout cela se comprend de soi. Au fond, tout ce verbiage, drapé dans des phrases pompeuses, n’est qu’un appel au sens soi-disant commun, c’est-à-dire au sens brutal. Je dois rappeler ici du reste ce que je dis au commencement du ch. 17, vol. Il de mon grand ouvrage. Très intéressant pour le sujet qui nous occupe, et très naïf aussi, est encore le passage suivant du livre cité ci-dessus de Schelling : « Si l’empirisme avait donné tous ses résultats, son antagonisme avec la philosophie, et la philosophie elle-même comme sphère spéciale ou branche de la science, disparaîtraient ; toutes les abstractions se résoudraient dans l’intuition directe et « riante » : ce qu’il y a de plus élevé serait un jeu divertissant et naïf, le difficile deviendrait facile, ce qui est inaccessible aux sens deviendrait sensible, et l’homme pourrait, libre et joyeux, lire dans le livre de la nature. » Cela serait en vérité tout à fait charmant ! Mais nous n’en sommes pas encore là : on ne peut pas mettre ainsi toute pensée à la porte. Le sphinx antique et sérieux, avec son énigme, est couché là, immobile, et n’ira pas se précipiter à bas de son rocher parce que vous aurez déclaré qu’il n’est qu’un fantôme. Schelling lui-même, ayant senti plus tard que les problèmes métaphysiques ne se laissent pas écarter par des décisions autoritaires, essaya d’une démonstration réellement métaphysique, dans son traité sur la liberté ; mais ce n’est là qu’une pièce de fantaisie, un « conte bleu » ; il en résulte que son exposé, dès qu’il prend le ton de la démonstration, produit un effet des plus comiques.

Ce problème évoqué par Descartes, traité par tous les grands penseurs et poussé par Kant à ses dernières limites, Schelling, dans sa doctrine de l’identité du réel et de l’idéal, avait cherché à le résoudre en tranchant le nœud par la négation de toute opposition entre les deux. Pendant qu’il prétendait procéder de Kant, il se mettait par là en contradiction directe avec lui. Malgré tout, il avait au moins conservé au problème sa signification première et réelle, qui s’applique au rapport entre notre perception d’une part, et l’existence et l’essence, en soi, des objets perçus, d’autre part ; seulement, comme il avait puisé ses principes principalement dans Spinoza, il lui emprunta les expressions de pensée et existence, qui définissent très mal le problème en question et qui donnèrent lieu plus tard aux conceptions les plus monstrueusement insensées. Spinoza avait formulé la proposition suivante : « Substantia cogitans et substantia extensa una eademque est substantia, quæ jam sub hoc, jam sub illo attributo comprehenditur » (II, 7 scol.) ; ou : « Scilicet mens et corpus una eademque est res, quae jam sub cogitationis, jam sub extensionis attributo concipitur » (III, 2 scol.), par laquelle il voulait supprimer l’opposition cartésienne entre l’âme et le corps ; peut-être a-t-il aussi reconnu que l’objet empirique n’est pas distinct de l’objet représenté. Schelling prit donc de chez lui les termes de penser et être qu’il substitua insensiblement à ceux d’intuition ou plutôt d’objet perçu intuitivement et d’objet en soi (Neue Zeitschrift fur spekul. Physik, Ier v, Ier article : Fernere Darstellungen, etc.). Car c’est le rapport entre notre perception des choses et leur essence ainsi que leur être en soi, qui forme le grand problème dont j’esquisse ici l’histoire, et non celui de nos pensées, c’est-à-dire des concepts ; celles-ci n’étant que de simples abstractions d’une connaissance intuitive, obtenues en éliminant par la pensée certaines propriétés et en en conservant d’autres : c’est là un fait qu’aucun homme sensé ne niera[2]. Ces concepts et ces pensées, qui forment la classe des connaissances non intuitives, n’ont donc jamais un rapport immédiat avec l’essence et l’être en soi des choses ; ce rapport est toujours médiat, à savoir établi par la voie de l’intuition : c’est celle-ci qui, d’une part, leur fournit l’étoffe et qui, d’autre part, est en rapport avec la chose en soi, c’est-à-dire avec l’essence inconnue et propre des objets, s’objectivant dans l’intuition.

Cette expression impropre, prise par Schelling dans Spinoza, donna motif à Hegel, charlatan sans esprit et sans goût, qui à cette occasion s’est fait le paillasse de Schelling, de donner à la question une plus fausse tournure encore : selon lui, c’est la pensée même, proprement dite, les concepts par conséquent, qui seraient identiques avec l’essence propre des choses. ; la pensée abstraite comme telle, et directement, ne ferait qu’un avec ce qui existe en soi, objectiveraient ; et la logique serait aussi la véritable métaphysique ; de sorte que nous n’aurions qu’à penser, ou à laisser agir les concepts, pour savoir comment le monde extérieur est constitué absolument. Ainsi donc, tous les rêves creux qui hanteraient une boîte crânienne seraient par là même réels et vrais. De plus, comme la maxime des philosophâtres de cette période était que « plus c’est insensé et plus c’est beau », cette première absurdité fut appuyée par cette seconde, que ce n’est pas nous qui pensons, mais que ce sont les notions générales, d’elles seules et sans notre participation, qui effectuent l’opération de la pensée ; cette opération prit alors le nom de « mouvement dialectique propre des concepts » et forma la révélation universelle in et extra naturam. Au fond de cette farce il s’en trouve une autre, fondée également sur un abus de mots et qui, bien que n’ayant jamais été nettement énoncée, y est cachée incontestablement. Schelling avait, avec Spinoza, intitulé le monde Dieu ; Hegel prit l’expression au pied de la lettre. Comme ce mot, au propre, indique un être personnifié, qui, entre autres qualités absolument incompatibles avec le monde, possède aussi celle de l’omniscience, celle-ci fut également attribuée au monde, dans lequel sa place tout naturellement indiquée ne pouvait être que sous le crâne stupide de l’homme tout individu n’a donc qu’à donner libre cours à ses pensées (mouvement dialectique propre) pour voir se révéler à lui tous les mystères du ciel et de la terre ; tout cela, bien entendu, d’après le parfait galimatias de la dialectique hégélienne. Il est un art que ce Hegel possédait réellement à fond : c’est celui de mener les Allemands par le bout du nez. Il est vrai que cela n’est pas bien difficile. Ne voyons-nous pas les mauvaises farces avec lesquelles il a pu tenir en respect pendant trente ans le monde savant en Allemagne ? Que les professeurs de philosophie continuent de prendre ces trois sophistes au sérieux et soient gravement occupés à leur faire une place dans l’histoire de la philosophie, cela provient tout simplement de ce que cela appartient à leur gagne-pain (en français dans le texte), en ce qu’ils y trouvent matière à faire une exposition détaillée, par écrit ou de vive voix, de l’histoire de la prétendue philosophie « post-kantienne », dans laquelle les doctrines de ces sophistes sont rapportées tout au long et discutées sérieusement, pendant que raisonnablement on ne devrait même pas se soucier de tout ce que ces gens-là ont pu débiter, rien que pour paraître ; à moins toutefois de vouloir déclarer toutes les écrivailleries de Hegel pour drogues officinales et d’en approvisionner les pharmacies, afin qu’elles les vendent en guise de vomitif psychique ; et en effet les nausées qu’elles provoquent sont réellement spécifiques. Mais en voilà assez sur ces œuvres et sur leur auteur ; nous l’abandonnons à l’admiration de l’Académie des Sciences du Danemark, qui a reconnu en lui un summus philosophus à sa façon, et qui exige qu’on ait du respect pour lui ; on peut s’en assurer en lisant son jugement annexé, comme un souvenir éternel, à mon mémoire sur le Fondement de la morale[3] ; il méritait d’être sauvé de l’oubli, tant pour sa sagacité que pour sa remarquable honnêteté ; ce jugement était encore digne d’être conservé, parce qu’il vient prouver surabondamment ce bel aphorisme de La Bruyère : Du même fonds dont on néglige un homme de mérite, l’on sait encore admirer un sot.



  1. La fausse sagesse hégélienne est tout à fait cette meule qui tournait dans la tête de l’écolier dans Faust. Pour abrutir à dessein un jeune homme et le rendre à jamais incapable de penser, il n’est pas de moyen plus éprouvé que l’étude assidue des œuvres originales de Hegel, car ces assemblages monstrueux de mots qui se détruisent, et se contredisent réciproquement, et où l’esprit se torture vainement à découvrir un sujet de méditation, jusqu’à ce qu’il s’affaisse épuisé, anéantiront si bien chez notre jeune homme toute faculté de raisonner, qu’à partir de ce moment des billevesées creuses et vides passeront à ses yeux pour de profondes pensées. Ajoutez encore à cela la conviction, raffermie encore en lui par la parole et l’exemple des personnages haut placés, que tout ce fatras de paroles est la vraie, la haute sagesse ! Si jamais quelque tuteur éprouvait de l’inquiétude à voir son pupille devenir trop fin pour les plans qu’il ourdit contre lui, l’étude assidue de la philosophie hégélienne pourrait bien vite parer à ce malheur.
  2. De la quadruple racine du principe de la raison, § 26.
  3. Voyez pour le texte de ce jugement la traduction française de M. A. Burdeau, page 195. Paris, G. Baillière, 1879. (Le trad.)