Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 9

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 247-275).


PARERGA ET PARALIPOMENA

ESQUISSE D’UNE HISTOIRE
DE LA
DOCTRINE DE L’IDÉAL ET DU RÉEL


Plurimi pertransibunt et multiplex erit scientia.
Daniel, xii, 4.


ESQUISSE D’UNE HISTOIRE
DE LA
DOCTRINE DE L’IDÉAL ET DU RÉEL


Descartes passe à bon droit pour le père de la philosophie moderne : d’abord et d’une manière générale, parce qu’il a aidé la raison à se tenir debout sur ses propres pieds, en apprenant aux hommes à faire usage de leur propre tête, que suppléaient jusqu’à lui la Bible d’une part et Aristote de l’autre ; mais plus spécialement et dans un sens plus étroit, parce que le premier il a saisi ce problème autour duquel roulent depuis lors les principales études des philosophes : le problème de l’idéal et du réel, c’est-à-dire la question de distinguer ce qu’il y a d’objectif et ce qu’il y a de subjectif dans notre connaissance ; en d’autres mots, quelle est, dans la connaissance, la part qu’il faut attribuer à quelque chose qui est différent de nous, et quelle est celle qui nous revient à nous-même. — Dans notre cerveau, en effet, il se forme des images provoquées non par des causes internes, comme celles qui naîtraient, par exemple, de la volonté ou de l’enchaînement des pensées, mais dues à des motifs extérieurs rieurs. Ces images seules sont ce que nous connaissons immédiatement, ce qui est donné. Quel rapport peut-il y avoir entre ces images et des objets qui existeraient entièrement séparés et indépendants de nous, et qui seraient, en un mode quelconque, la cause de ces images ? Avons-nous la certitude que de pareils objets existent réellement ? Et, dans ce cas, leurs images nous éclairent-elles sur leur constitution ? — Voilà le problème, et depuis qu’il a été posé, depuis deux cents ans, la tâche principale des philosophes est de distinguer nettement, par un plan de sépation bien orienté, l’idéal du réel, c’est-à-dire ce qui appartient uniquement à notre connaissance comme telle, de ce qui existe indépendamment d’elle, et d’établir ainsi d’une façon stable leur rapport mutuel.

Les philosophes de l’antiquité, pas plus que les scolastiques, ne semblent vraiment pas être arrivés à la conscience distincte de ce problème fondamental de la philosophie ; cependant on en trouve une trace, sous forme d’idéalisme, et même à l’état de doctrine sur l’idéalité du temps ; chez Plotin, et nommément dans l’Ennéas, III, livre 7, chap. 10. où il enseigne que l’âme a fait l’univers en passant de l’éternité dans le temps. Voici un des passages : « ου γαρ τις αυτου του παντος τοπος η ψυχη » (neque : datur alius hujus universi locus, quam anima) ; en voici un autre : « δει δε ουϰ εξωθεν της ψυχης λαμβανειν τον χπονον, ὡστερ ουδε τον αιωνα εϰει εξω του οντος » (oportet autem nequaquam extra animam tempus accipere, quemadmodum neque aeternitatem ibi extra id, quod ens appellatur), qui énonce déjà la doctrine de Kant sur l’idéalité du temps. Voici enfin encore un passage dans le chapitre suivant : « οὑτος ὁ βιος τονχρονον γεννα : διο ϰαι ειρηται ἁμα τῳδε τῳ ραντι γεγονεναι, ὁτι ψυχη αυτον μετα τουδε του παντος εγεννησεν » (haec vita nostra tempus gignit : quamobrem dictum est tempus simul cum hoc universo factum esse : quia anima tempus una cum hoc universo progenuit). Mais le problème, nettement conçu et nettement énoncé, n’en reste pas moins le thème qui caractérise la philosophie moderne, puisque Descartes, le premier, lui consacra l’attention et la méditation voulues : le premier, il fut frappé de cette vérité que nous sommes tout d’abord, limités à notre propre conscience, et que le monde ne nous est donné que comme représentation ; par son célèbre « dubito, cogito, ergo sum, » il voulait mettre en évidence que la conscience subjective, uniquement, est le certain, par opposition à la nature problématique de tout le reste ; il voulait en même temps énoncer cette grande vérité que la conscience de soi est la seule donnée réelle et inconditionnée. En y regardant bien, sa fameuse proposition est l’équivalent de celle qui m’a servi de point de départ : « le monde est ma représentation. » La seule différence, c’est que la sienne fait ressortir la condition immédiate du sujet, la mienne la condition médiate de l’objet. Toutes deux expriment la même idée, mais par deux côtés différents ; l’une en est l’endroit et l’autre l’envers ; dès lors, elles sont entre elles dans le rapport de la loi d’inertie à celle de causalité, ainsi que je l’ai exposé dans la préface à ma Morale (Les deux problèmes fondamentaux de la morale traités dans deux mémoires couronnés, par le Dr Arthur Scho- penhauer). On a depuis répété bien des fois sa proposition, seulement parce qu’on en entrevoyait l’importance, mais sans en comprendre exactement ni le sens ni le but. (Voy. Descartes, Méditat., Méd. II, p. 14.) C’est donc lui qui a découvert l’abîme qui sépare le subjectif ou idéal de l’objectif ou réel. Il enveloppa cette vue dans le doute sur l’existence du monde extérieur, et la pitoyable voie à laquelle il a recours pour sortir de ce doute, — à savoir que le bon Dieu ne voudrait certainement pas nous tromper, — montre combien le problème est profond et difficile à résoudre. Toutefois, par lui ce scrupule s’était fait place dans la philosophie et devait continuer à l’agiter jusqu’à ce qu’on le résolût à fond. Dès ce moment, il était irrévocablement constaté qu’il ne pouvait y avoir de système certain et satisfaisant en dehors de la connaissance et de l’élucidation de la différence signalée, et la question ne pouvait plus être mise de côté.

Afin de la résoudre, Malenranche, d’abord, imagina le système des causes occasionnelles ! Il saisit le problème lui-même dans toute sa portée, avec plus de netteté, de sérieux et de profondeur que Descartes (Recherche de la vérité, liv. III, 2e partie). Ce dernier avait admis la réalité du monde extérieur sur le crédit de Dieu. Cela faisait un étrange effet, pendant que les autres philosophes théistes s’efforçaient de prouver l’existence de Dieu par celle de l’univers, de voir, à l’inverse, Descartes conclure de l’existence et de la véracité de Dieu à l’existence de l’univers : c’est la démonstration cosmologique renversée. Faisant encore un pas de plus, Malebranche enseigne que nous voyons toutes les choses en Dieu même. Cela s’appelle, à vrai dire, déterminer une inconnue par une plus inconnue encore. De plus, selon lui, non seulement nous voyons toutes les choses en Dieu ; mais celui-ci est également le seul principe agissant en elles ; de sorte que les causes physiques n’agissent qu’en apparence, ne sont que des causes occasionnelles. (Recherche de la vérité, liv. VI, 2e partie, ch. 3.) Nous voilà donc, dans son essence, au panthéisme de Spinoza qui semble avoir plus appris de Malebranche que de Descartes.

En général, on peut s’étonner de ne pas voir le panthéisme l’emporter complètement sur le théisme dès le xviie siècle, vu que les démonstrations les plus originales, les plus belles et les plus fondamentales qui en aient été données en Europe (car tout cela est insignifiant mis en parallèle avec les Oupanischads des Védas) ont toutes paru à cette époque, et nommément celles de Bruno, de Malebranche, de Spinoza et de Scotus Erigena ; ce dernier, oublié et égaré pendant plusieurs siècles, avait été retrouvé à Oxford et publié pour la première fois en 1681 ; il n’a donc été répandu que quatre ans après la mort de Spinoza. Cela semble prouver que les conceptions de quelques hommes isolés ne peuvent acquérir d’autorité, aussi longtemps que l’esprit de l’époque n’est pas mûr pour les accepter, de même que, comme contre-partie, le panthéisme, bien que rafraîchi seulement par Schelling à sa manière éclectique et confuse, est devenu de nos jours le sentiment dominant chez les savants et même chez les hommes éclairés ; et cela parce que Kant était venu auparavant triompher du dogmatisme théiste, faisant ainsi place au panthéisme ; de la sorte, l’esprit du temps se trouvait préparé pour la doctrine, comme un champ tout labouré, pour la semence. Au xviie siècle, au contraire, la philosophie avait abandonné cette voie, pour aboutir d’une part à Locke par les travaux préparatoires de Bacon et de Hobbes, de l’autre par Leibnitz à Christian Wolf ; tous deux régnèrent alors au xviiie siècle, principalement en Allemagne, bien que, à la fin, ce ne fût plus que comme ayant été embrassés dans l’éclectisme syncrétique.

Les travaux profondément médités de Malebranche ont donné l’impulsion première à la création du système de Leibnitz sur l’harmonie préétablie, dont la célébrité si universelle en son temps et la haute considération témoignent que c’est l’absurde qui fait le plus facilement fortune en ce monde. Bien que je ne puisse pas me flatter d’avoir une idée bien claire des monades de Leibnitz, qui sont à la fois des points mathématiques, des atomes matériels et des âmes, cependant ce qui me paraît indubitable, c’est qu’une pareille hypothèse, une fois bien établie, pourrait servir à s’épargner toute hypothèse ultérieure à l’effet d’expliquer la liaison entre l’idéal et le réel, et à trancher carrément la question par là que les deux seraient déjà identifiés dans les monades (c’est pourquoi aussi, de nos jours, Schelling s’en est donné le divertissement en fondant le système d’identité). Malgré cela, il n’a pas plu au célèbre mathématicien, philosophe, historien universel et grand politique, de l’employer à cet usage ; mais il a formulé, tout spécialement à cet effet, l’harmonie préétablie. Celle-ci nous offre deux mondes entièrement différents, incapables chacun d’agir aucunement sur l’autre (Principia philos., § 84, et Examen du sentiment du P. Malebranche, p. 500 et suiv. des OEuvres de Leibnitz publ. par Raspe), chacun n’étant que la doublure parfaitement inutile de l’autre, mais qui, avec tout cela, doivent coexister, marcher en lignes rigoureusement parallèles et garder strictement la mesure ; dans ce but, leur créateur a établi entre eux, dès l’origine, la plus exacte harmonie, et ils peuvent désormais continuer tranquillement leur course côte à côte. Pour le dire en passant, l’harmonie préétablie peut le mieux être rendue sensible par une comparaison avec la scène d’un théâtre, où très souvent l’inftuxus physicus ne s’exerce qu’en apparence, vu que la relation de cause à effet n’y dépend que d’une harmonie préétablie par le régisseur, comme, par exemple, quand l’un tire et que l’autre tombe a tempo. C’est dans sa Théodicée, § 62, 63, que Leibnitz, succinctement et sous la forme la plus crue, a exposé sa théorie dans toute sa monstrueuse absurdité. Et cependant tout ce dogme leibnitzien n’a même pas le mérite de l’originalité, puisque Spinoza déjà a bien clairement posé l’harmonie préétablie dans la seconde partie de sa Morale, spécialement dans les 6e et 7e propositions, avec leurs corollaires, et puis dans la cinquième partie, prop. 1, après avoir exprimé à sa manière, dans la 5e proposition de la seconde partie, cette maxime, si voisine, de Malebranche, que nous voyons tout en Dieu[1].

Malebranche est donc le seul auteur de tout cet enchaînement d’idées, que Spinoza aussi bien que Leibnitz n’ont fait qu’utiliser en l’arrangeant à leur convenance. Leibnitz aurait même pu s’en dispenser, car il a déjà abandonné ce qui constitue le problème, à savoir le simple fait que le monde ne nous est donné immédiatement que comme représentation, pour lui substituer le dogme d’un monde du corps et d’un monde de l’esprit, sans aucune communication possible entre les deux ; vu qu’il joint la question de la relation entre la représentation et la chose en soi avec la question de la possibilité pour la volonté de faire mouvoir le corps, et qu’il les résout toutes deux à la fois par son harmonie préétablie (voy. Système nouveau de la nature, in Leibn. Opp. éd. Erdmann, p. 125 ; — Brucker, His. ph., tom. IV, P. II, p. 425). Déjà plusieurs de ses contemporains, Bayle entre autres, avaient fait clairement ressortir la monstrueuse absurdité de sa doctrine en exposant les conséquences qui en découlent. (Voyez, dans les petits écrits de Leibnitz, traduits par Huth, en 1740, la note à la p. 79 dans laquelle Leibnitz lui-même est obligé d’énoncer les conséquences révoltantes de son hypothèse.) Mais l’absurdité même de la doctrine à laquelle un penseur éminent a pu être entraîné dans le sujet qui nous occupe, prouve la grandeur, la difficulté, l’incertitude du problème, et l’impossibilité de l’écarter et de trancher ainsi le nœud en se bornant tout simplement à nier le problème, comme on l’a osé de nos jours.

Spinoza, à son tour, procède directement de Descartes ; au commencement, en fervent cartésien, il conserva même le dualisme de son maître, c’est-à-dire qu’il admit une substance pensante et une substance étendue, l’une comme sujet, l’autre comme objet de la connaissance. Plus tard, au contraire, volant de ses propres ailes, il trouva que les deux ne sont qu’une seule et même substance, considérée par des côtés différents, et saisie une fois comme substantia extensa et une autre fois comme substantia cogitans. Ce qui signifie, au vrai, que la distinction entre la substance pensante et la substance étendue, ou entre l’esprit et le corps, n’est pas fondée ; par conséquent qu’elle est inadmissible : il eût donc dû n’en plus être fait mention. Mais il persiste à la conserver en ce sens qu’il répète sans cesse que les deux ne font qu’un. Il y ajoute ensuite, en le joignant par un simple sic etiam, que modus extensionis et idea illius modi una eademque est res (Eth., P. II, prop. 7 schol.) ; il entend par là que notre représentation des corps et ces corps eux-mêmes sont identiques. Mais pour cela le sic etiam est une transition insuffisante : car de ce que la distinction entre l’esprit et le corps ou entre le pensant et l’étendu n’est pas fondée, il ne s’ensuit nullement que celle entre notre représentation et quelque chose d’objectif et de réel, distinction qui est le problème fondamental soulevé par Descartes, ne le soit pas non plus. Le représentant et le représenté peuvent parfaitement être de même espèce ; la question n’en reste pas moins de savoir si des représentations dans mon cerveau je puis conclure avec assurance à l’existence de choses qui soient distinctes de cette image, de choses en soi, c’est-à-dire existant indépendamment de leur représentation. La difficulté n’est pas celle que Leibnitz surtout a voulu faussement établir (entre autres : Théod., p, I, § 59), à savoir qu’entre les âmes et le monde des corps, qu’il admet comme étant deux espèces de substances entièrement hétérogènes, il n’y a pas d’influence ni de communauté possibles, en vue de quoi il nie l’influence physique : car cette difficulté n’est qu’une question de psychologie rationnelle et n’a qu’à être mise de côté comme simple fiction, ainsi que l’a fait Spinoza ; et, de plus, on peut faire valoir contre ceux qui soutiennent cette fiction, comme argument ad hominem, leur propre dogme qui consiste à dire que Dieu, qui est un esprit pourtant, a créé et continue de gouverner le monde des corps, de sorte qu’un esprit peut agir immédiatement sur des corps. La seule difficulté plutôt est et demeure celle soulevée par Descartes, que le monde, qui seul nous est donné immédiatement, est absolument idéal, c’est-à-dire composé uniquement de représentations dans notre tête ; en même temps qu’allant au delà nous entreprenons de juger d’un monde réel, c’est-à-dire, existant indépendamment de notre représentation. Ainsi donc, en supprimant toute différence entre la substance pensante et la substance étendue, Spinoza n’a pas encore résolu le problème ; tout au plus a-t-il rendu l’influence physique de nouveau admissible. Mais celle-ci ne peut pas non plus lever la difficulté : car la loi de causalité est incontestablement d’origine subjective ; mais si même, à l’inverse, elle prenait sa source dans l’expérience extérieure, elle appartiendrait précisément à ce qui est mis en question, savoir, au monde qui ne nous est donné que comme idéalité ; de sorte qu’en aucun cas elle ne saurait être le pont qui établit la communication entre l’objectif absolu et le subjectif, mais tout au plus le lien qui relie les phénomènes entre eux. (Voyez Le monde comme volonté et représentation, vol. II)

Pourtant, et afin de mieux expliquer l’identité dont nous faisions mention plus haut, entre l’étendue et sa représentation, Spinoza émet une opinion qui embrasse à la fois celle de Malebranche et celle de Leibnitz. Exactement comme dans Malebranche, nous voyons toutes les choses en Dieu : « rerum singularium ideae non ipsa ideata, sive res perceptas, pro causa agnoscunt, sed ipsum Deum, quatenus est res cogitans » (Eth. P. II, pr. 5) ; et ce Dieu est aussi en même temps ce qu’il y a de réel et d’actif dans les choses, tout comme dans Malebranche. Mais comme, par le nom de Dieu, Spinoza désigne l’univers, finalement rien n’est ainsi expliqué. Mais chez lui, tout comme chez Leibnitz, il existe encore un parallélisme parfait entre le monde étendu et le monde représenté : « ordo et connexio idearum idem est, ac ordo et connexio rerum » (P. II, pr. 7), et bien d’autres passages semblables. C’est bien là l’harmonie préétablie de Leibnitz, avec cette seule différence que chez Spinoza le monde représenté et le monde existant objectivement ne restent pas entièrement séparés et ne se correspondent qu’en vertu d’une harmonie du dehors et établie à l’avance comme chez Leibnitz. mais qu’ils ne sont réellement qu’une seule et même chose. Nous avons donc ici en premier lieu un réalisme complet, en tant que l’existence des choses correspond exactement à leur représentation en nous, puisque les deux ne font qu’un ; ensuite nous connaissons les choses en soi ; elles sont en soi extensa, tout comme, en tant qu’elles sont cogitata, c’est-à-dire dans leur représentation en nous, elles apparaissent extensa. (Remarquons en passant que c’est là l’origine de l’identité schellingienne entre le réel et l’idéal). Tout cela ne se base que sur de simples assertions. L’exposition en est obscure pour plusieurs raisons, mais déjà par l’équivoque que l’ait naître le mot Dieu employé dans un sens tout à fait impropre ; aussi Spinoza se perd-il dans les ténèbres et déclare finalement : « nec improesentiarum hoec clarius possum explicare. » Or l’obscurité dans l’énonciation provient toujours du vague dans la compréhension et dans la méditation des philosophèmes. Vauvenargues a très justement dit :« La clarté est la bonne foi des philosophes. » La clarté parfaite est en philosophie ce qu’est en musique la phrase pure ; elle est la « conditio sine qua non » ; rien n’a de valeur si on ne l’observe pas, et l’on ne peut que dire dans ce cas : « quodcumque ostendis mihi sic incre- dulus odi. » Si dans les circonstances les plus ordinaires de la vie pratique l’on est tenu d’éviter soigneusement, à force de clarté, tous malentendus possibles, comment serait-il permis de s’exprimer en termes douteux, presque énigmatiques, dans les matières les plus difficiles, les plus abstruses, à peine abordables, de la pensée ; dans les problèmes de la philosophie ? L’obscurité que nous reprochons à la doctrine de Spinoza provient de ce qu’il n’est pas parti, libre de préjugés, de la nature des choses telle qu’elle existe, mais du cartésianisme et à sa suite, d’une foule de notions traditionnelles, telles que Deus, substantia, perfectio, etc., qu’il s’efforce après, par des détours, de mettre en harmonie avec sa vérité. Ce qu’il y a de meilleur dans sa théorie, il ne l’exprime le plus souvent que d’une manière indirecte, surtout dans la 2e partie de sa Morale ; il y parle toujours par ambages et presque allégoriquement. D’autre part aussi, Spinoza professe un idéalisme transcendantal qu’on ne saurait méconnaître : il a saisi, bien que d’une manière générale seulement, ces vérités que Locke, mais surtout Kant, devaient clairement exposer, à savoir la distinction effective entre le phénomène et la chose en soi, et la reconnaissance de ce fait que le phénomène seul nous est accessible. Voyez Morale, P. II, prop. 16, avec le 2e corollaire ; prop. 17, scol. ; prop. 18, scol. ; pr. 19 ; la proposition 23 étend le principe à la connaissance de soi-même ; la proposition 25 l’exprime nettement, et enfin, comme résumé, le corollaire à la pr. 29, qui prononce catégoriquement que nous ne reconnaissons ni nous-même ni les objets, tels qu’ils sont en soi, mais uniquement tels qu’ils nous apparaissent. La démonstration qu’il fait de la prop. 27, P. III, expose la question avec le plus de clarté. Je dois rappeler ici ce que j’ai dit dans mon ouvrage : Le monde comme volonté et représentation, au 2e volume, au sujet du rapport entre la doctrine de Spinoza et celle de Descartes. Mais ce n’est pas seulement de l’obscurité et de l’équivoque qui se sont produites dans la manière d’exposer de Spinoza pour avoir pris comme point de départ les notions de la philosophie cartésienne ; il est encore tombé par là dans bien des paradoxes criants, dans des erreurs manifestes, dans des absurdités et des contradictions, qui ont ajouté à tout ce que sa doctrine a de beau et d’excellent, un désagréable mélange de principes absolument indigestes et qui font que le lecteur est partagé entre l’admiration et le déplaisir. En ce qui concerne plus spécialement notre sujet, le défaut capital de Spinoza est d’être parti d’un point faux pour tirer la ligne de démarcation entre l’idéal et le réel, entre le monde subjectif et le monde objectif. En effet, l’étendue n’est nullement l’opposé de la représentation, mais elle se trouve tout entière dans celle-ci. Nous représentons les objets comme étendus, et, en tant qu’ils sont étendus, ils sont notre représentation ; mais la question, le problème initial est de savoir si, indépendamment de notre représentation, il y a quelque objet qui soit étendu, si même, d’une manière générale, il existe quoi que ce soit. Kant en donna plus tard une solution, d’une exactitude incontestable sur ce point que l’étendue ou l’espace n’existe uniquement et absolument que dans la représentation ; l’étendue est adhérente à la représentation, dont l’espace n’est que l’a forme : il s’ensuit qu’en dehors d’elle il ne peut y avoir et il n’y a certainement rien d’étendu. La ligne de démarcation de Spinoza est tombée, par conséquent, tout entière du côté de l’idéal, et il s’est arrêté au monde de la représentation : c’est celui-ci, déterminé par sa forme d’étendue, qu’il prend pour le réel, partant, pour indépendant de l’acte d’être représenté, en d’autres termes, pour existant en soi. De cette façon il a certainement raison de soutenir que ce qui est étendu et ce qui est représenté, c’est-à-dire notre représentation des corps et ces corps eux-mêmes, sont une seule et même chose (P. II, prop. 7, scol.). Car il est positif que les objets ne sont représentés qu’en tant qu’étendus, et ne sont étendus qu’en tant que représentables ; le monde comme représentation et le monde dans l’espace sont, comme il le dit, una eademque res ; nous pouvons lui accorder cela entièrement. Si donc l’étendue était une propriété de l’objet en soi, notre perception serait la connaissance de l’objet en soi ; c’est là ce qu’il admet, et c’est en cela que consiste son réalisme. Mais attendu qu’il n’en donne aucune preuve, attendu qu’il ne démontre pas qu’à notre perception d’un monde dans l’espace corresponde un monde dans l’espace, indépendant de cette perception, le problème fondamental reste sans solution. Ce résultat est dû à ce que la ligne de démarcation entre le réel et l’idéal, l’objectif et le subjectif, la chose en soi et le phénomène, n’est pas bien orientée ; il a mené, comme nous l’avons dit, le plan de séparation droit par le milieu du côté idéal, subjectif, phénoménal du monde, ainsi donc à travers le monde comme représentation ; il partage celui-ci en étendue ou espace et en représentation de l’étendue ; après quoi, il s’évertue à démontrer que les deux ne font qu’un, ce qui, en effet, est vrai. Spinoza reste entièrement dans la partie idéale du monde qui renferme l’étendue ; mais comme c’est déjà dans l’étendue qu’il croit avoir trouvé le réel, comme le monde visible est, en conséquence, à ses yeux ce qu’il y a d’uniquement réel en dehors de nous, et la connaissance (le cogitans) ce qu’il y a d’uniquement réel en dedans de nous, — de même, d’autre part, il transporte dans l’idéal ce qu’il y a d’effectivement réel, la volonté, en en faisant une simple forme de connaissance, un modus cogitandi et en l’identifiant même avec le jugement. Voir, dans la Morale, II, les preuves des prop. 48 et 49, où il dit : « per voluntatem intelligo affirmandi et negandi facilitaient, » et plus loin : « concipiamus singularem aliquam volitionem, nempe modum cogitandi, quo mens affirmat, ires angulos trianguli aequales esse duobus rectis ; » après quoi suit le corollaire : « Voluntas et intellectus unum et idem sunt. » — Spinoza a en général le grand défaut d’employer les mots à désigner des notions que tout le monde appelle par d’autres noms, et, en revanche, de leur enlever la signification qu’ils ont partout : ainsi ce qu’on appelle partout « le monde », il le nomme « Dieu » ; « la force », « le droit » ; et « le jugement », « la volonté ». Cela ne rappelle-t-il pas ce hetman des Cosaques dans le Benjowsky de Kotzebue ?

Berkeley, bien que venu plus tard et ayant déjà connaissance des travaux de Locke, suivant avec conséquence la voie des cartésiens, alla plus loin et devint ainsi le fondateur du véritable idéalisme proprement dit, c’est-à-dire de la doctrine que ce qui est étendu dans l’espace et le remplit, donc le monde visible en général, ne peut absolument avoir d’existence comme tel que dans notre représentation, et qu’il est absurde et même contradictoire de lui accorder encore une existence en dehors de toute représentation et indépendante du sujet connaissant, par conséquent d’admettre une matière existant par elle-même[2]. C’est là une vue aussi juste que profonde, mais elle seule constitue toute sa philosophie. Il a trouvé et nettement séparé l’idéal ; mais il n’a pas su trouver le réel ; il s’en préoccupe peu du reste et ne s’explique à son égard qu’à l’occasion, par fragments et incomplètement. La volonté et la toute-puissance de Dieu sont la cause tout immédiate de l’ensemble des phénomènes du monde visible, c’est-à-dire de toutes nos représentations. La réalité d’existence n’appartient qu’aux êtres doués de connaissance et de volonté, dont nous faisons aussi partie : ceux-là donc, avec Dieu, composent le réel. Ils sont esprits, c’est-à-dire, précisément des êtres connaissant et voulant : car lui aussi considère la volonté et la connaissance comme absolument inséparables. Il a encore ceci de commun avec ses devanciers, qu’il suppose Dieu pour plus connu que le monde présent, et qu’en rapportant la question à Dieu il croit avoir fourni une explication. Mais surtout sa qualité de prêtre, même d’évêque, lui imposait des liens très lourds et l’obligeait à se maintenir dans un cercle très restrictif d’idées qu’il ne devait choquer sur aucun point ; c’est pourquoi, ne pouvant s’avancer davantage, il devait amener le vrai et le faux à s’accommoder dans sa tête, aussi bien que faire se pouvait. Cette remarque peut être étendue aux ouvrages de tous ces philosophes, à l’exception de Spinoza ; ce qui les gâte tous, ce qui a chaque pas vient barrer le chemin à la vérité, c’est le théisme juif, inaccessible à tout examen, mort à toute discussion, véritable idée fixe ; de sorte que le mal qu’il cause ici en théorie est le pendant de celui que pendant dix siècles il a fait pratiquement, par les guerres de religion, les tribunaux ecclésiastiques et les conversions de peuples par le glaive.

On ne saurait méconnaître la plus proche parenté entre Malebranche, Spinoza et Berkeley ; aussi les voyons-nous procéder tous trois de Descartes par là qu’ils se sont emparés du problème fondamental énoncé par lui sous forme de doute sur l’existence du monde extérieur, et qu’ils cherchent à le résoudre en s’efforçant de rechercher la séparation et les rapports entre le monde idéal, subjectif, existant uniquement dans notre représentation, et le réel, objectif, indépendant de l’autre et existant par soi. C’est pourquoi nous disions que ce problème est l’axe autour duquel pivote toute la philosophie du temps moderne.

Locke se distingue de ces philosophes, probablement à cause de l’influence de Hobbes et de Bacon, en ce qu’il serre toujours au plus près l’expérience et le sens commun, évitant le plus possible toute hypothèse hyperphysique. Le réel est pour lui la matière, et, sans s’inquiéter des scrupules de Leibniz sur l’impossibilité d’un rapport de causalité entre la substance immatérielle, pensante, et la matérielle, étendue, il admet hardiment, entre la matière et le sujet connaissant, l’influence physique. Mais, avec une prudence et une loyauté rares, il va en cela jusqu’à confesser que la substance connaissante et pensante pourrait bien être aussi matière (On human underst., L. IV, ch. 3, § 6) : ce qui lui valut plus tard les éloges répétés du grand Voltaire, mais qui lui attira, en revanche, de son vivant, les attaques méchantes d’un rusé prêtre anglican, l’évêque de Worcester[3]. Selon Locke, le réel, la matière produit dans l’être connaissant des représentations ou l’idéal par « impulsion », c’est-à-dire par choc (ibid. L. I, ch. 8, § 11). Nous nous trouvons donc ici en présence d’un réalisme épais, qui, provoquant la contradiction par son énormité même, a occasionné l’idéalisme de Berkeley, dont l’origine plus spéciale est peut-être ce que Locke avance avec une légèreté d’esprit si frappante, à la fin du § 2, ch. 21 du 2e livre, où il dit entre autres : « Solidity, extention, figure, motion and rest, would be really in the world, as they are, whether there were any sensible being to perceive them, or not » (Impénétrabilité, étendue, forme, mouvement et repos, existeraient dans le monde tels qu’ils sont quand il y aurait, ou non, un être sensible pour les percevoir). En effet, dès qu’on y réfléchit, on doit reconnaître que cela est faux : et alors

nous nous trouvons devant l’idéalisme de Berkeley, lequel est incontestable. Toutefois Locke non plus n’est pas sans avoir eu en vue ce problème fondamental, l’abîme entre la représentation en nous et l’objet existant indépendant de nous, bref la différence entre l’idéal et le réel ; mais il s’en acquitte, pour le point capital, par des arguments pris dans une raison saine, mais grossière, et s’en rapporte à ce que notre perception des objets est bien suffisante pour les besoins de la pratique (ibid., L. IV, ch. 4 et 9) ; ce qui manifestement est étranger à la question et montre à quel degré d’infériorité l’empirisme reste ici à l’égard du problème. Mais son réalisme le conduit précisémentà limiter ce qui correspond au réel dans la connaissance, aux propriétés inhérentes aux choses telles qu’elles sont en soi et de les distinguer de celles qui appartiennent purement, à la connaissance de ces choses, donc uniquement à l’idéal ; il appelle en conséquence celles-ci les propriétés secondaires et les autres les primaires. C’est là l’origine de cette distinction entre la chose en soi et le phénomène, devenue plus tard d’une si haute importance dans la philosophie kantienne, et c’est là aussi le point d’attache originel qui relie la philosophie de Kant à celle de ses prédécesseurs, et nommément à celle de Locke. Elle a été provoquée et plus spécialement motivée par les objections sceptiques de Hume à la doctrine de Locke, tandis qu’elle n’a qu’un rapport polémique avec la philosophie leibnitz-wolfienne.

Ces propriétés primaires, qui sont censées caractériser exclusivement les choses en soi, c’est-à-dire leur appartenir même en dehors et indépendamment de notre représentation, sont celles sans lesquelles nous ne pouvons pas nous les représenter, savoir : l’étendue, l’impénétrabilité, la forme, le mouvement ou le repos, et le nombre. Toutes les autres sont secondaires, ce qui veut dire qu’elles résultent de l’impression produite sur les organes de nos sens par les propriétés primaires ; elles sont par conséquent de simples sensations de ces organes : telles sont la couleur, le son, le goût, l’odeur, la dureté, la mollesse, le poli, la rudesse, etc. Elles n’ont donc aucune analogie avec l’état des choses en soi qui les fait naître ; leur seul rapport avec les qualités primaires, c’est que celles-ci sont leurs causes : ces propriétés primaires restent les seules objectives et les seules existantes dans les corps (ibid., L. I, ch. 8, § 7 et suiv.). Nos représentations de ces dernières en sont par conséquent des copies fidèles, qui reproduisent exactement les propriétés attachées aux choses en soi (l. c., § 15 ; je félicite le lecteur pour la gaieté qu’à la lecture de ce burlesque passage le réalisme doit provoquer en lui). Nous voyons ainsi que Locke ne compte pas parmi les qualités constitutives des choses en soi, que nous percevons du dehors, tout ce qui est action nerveuse des organes sensoriaux ; c’est là un principe simple, clair et incontestable. Mais dans cette même voie Kant fit plus tard un pas gigantesque en avant, en déduisant encore tout ce qui est action du cerveau (cette masse nerveuse bien autrement grande) ; le résultat fut de réduire toutes les prétendues propriétés primaires au rang de secondaires, et les prétendues choses en soi à n’être plus que de simples phénomènes, de sorte que la véritable chose en soi, dépouillée aussi de ses propriétés primaires, reste à l’état complet de quantité inconnue, un simple x. Pour en arriver là, il a fallu, à la vérité, une analyse laborieuse, approfondie et qu’il a fallu longtemps défendre contre les attaques de ceux qui comprenaient mal ou ne comprenaient pas du tout la question.

Locke ne déduit pas par le raisonnement ses propriétés primaires des choses et ne produit pas d’autre motif pourquoi ce seraient celles-ci et non d’autres qui seraient purement objectives, si ce n’est qu’elles sont indestructibles. Examinons alors nous-mêmes pourquoi il ne reconnaît pas d’existence objective à celles des propriétés des corps qui agissent directement sur la sensation, tandis qu’il reconnaît cette existence objective pour celles qui (ainsi qu’on l’a reconnu depuis) dérivent des fonctions propres de l’intellect : nous verrons que c’est parce que la conscience qui perçoit objectivement, c’est-à-dire la conscience du monde extérieur, a besoin d’un appareil compliqué dont elle est la fonction ; que par conséquent ses emplois essentiellement fondamentaux sont déjà établis de l’intérieur, et que, par là, la forme générale de la perception, ou son mode, d’où résulte uniquement toute connaissance à priori, apparaît comme le canevas fondamental du monde visible, comme l’élément absolument nécessaire, inséparable et ne souffrant pas d’exception, de sorte qu’il est à l’avance la condition de tout l’univers dans son infinie variété. On sait que cette forme est avant tout le temps et l’espace, avec tout ce qui s’ensuit et tout ce qui n’est possible que par eux. En eux-mêmes, le temps et l’espace sont vides ; s’il doit y pénétrer quelque chose, ce ne peut être que pour se manifester comme matière, c’est-à-dire quelque chose d’actif, et en conséquence comme causalité, car la matière n’est d’outre en outre que causalité : son existence est dans son action et réciproquement : elle n’est que la forme objective sous laquelle l’intelligence conçoit la causalité (voyez De la quadruple racine du principe de la raison suffisante, et Le monde comme volonté et représentation). Voilà donc d’où vient que les propriétés primaires de Locke sont purement celles sans lesquelles on ne peut concevoir les objets ; mais cette condition indique précisement avec une netteté suffisante leur origine subjective, en ce qu’elles résultent immédiatement de l’organisation même de l’appareil de l’intuition ; de là vient aussi qu’il considère comme absolument objectif ce qui précisément, à titre de fonction cérébrale, est bien plus subjectif encore que la sensation directe qu’excite ou du moins détermine plus nettement le monde extérieur.

C’est un beau spectacle néanmoins de voir comment toutes ces diverses manières de saisir et d’expliquer la question du rapport entre l’idéal et le réel, soulevée par Descartes, ont contribué à développer et à éclairer de plus en plus le problème et à faire faire des progrès à la vérité. Il est vrai que ce fut le résultat d’une faveur des circonstances, ou plutôt de la nature, qui, dans le court intervalle de deux siècles, fit naître et se développer en Europe plus d’une demi-douzaine de penseurs ; et, pour surcroît de chance, il se fit que ces hommes, placés au sein d’une société vouée exclusivement à l’intérêt, aux plaisirs et aux occupations de bas étage, purent suivre leur haute vocation, sans avoir à s’inquiéter des clabauderies des prêtres, ni du radotage ou des menées perfides des professeurs de philosophie, leurs contemporains respectifs.

Locke, fidèle à son rigoureux empirisme, ne nous faisait aussi connaître que par l’expérience la relation de causalité ; Hume ne vint pas combattre cette fausse donnée, ainsi qu’il eût été juste de le faire ; mais, dépassant aussitôt le but, il nia la réalité même de ce rapport, en se fondant sur cette observation, vraie en soi, que l’expérience ne peut jamais donner plus que la suite des choses telles qu’elles se succèdent, et qu’elle ne nous apprend rien sur les véritables causes et effets, sur les rapports nécessaires, sensibles et immédiats. Tout le monde sait que cette objection sceptique de Hume provoqua les recherches bien autrement approfondies de Kant, dont le résultat fut que la causalité, et avec elle le temps et l’espace, sont des objets à priori de notre connaissance, c’est-à-dire existent en nous avant toute expérience et appartiennent ainsi à la partie subjective de la connaissance ; il s’ensuit encore que toutes ces propriétés primaires ou absolues des choses, établies par Locke, n’étant composées que de simples déterminations de temps, d’espace et de causalité, ne sauraient être inhérentes à la chose en soi, mais dépendent de notre mode d’aperception ; elles n’appartiennent donc pas au réel, mais à l’idéal : d’où il ressort finalement que sous aucun rapport nous ne reconnaissons les choses telles qu’elles sont en soi, mais purement et simplement telles qu’elles apparaissent. Le réel, la chose en soi, reste entièrement inconnue ; c’est un simple x, et tout l’univers perceptible tombe dans le domaine de l’idéal, comme représentation, comme pur phénomène, mais auquel, en tant que phénomène, doit correspondre d’une façon quelconque une réalité, une chose en soi.

Enfin, à partir de ce point, j’ai fait encore un pas en avant, et je crois que ce sera le dernier ; car j’ai résolu le problème autour duquel s’agitent toutes les méditations philosophiques depuis Descartes, de façon à ramener toute existence et toute connaissance aux deux éléments de notre conscience de nous-même, c’est-à-dire jusqu’à une limite au delà de laquelle il ne peut plus y avoir de principe explicatif, car c’est le plus immédiat et, partant, le dernier. J’ai réfléchi, en effet, qu’ainsi qu’il résulte des recherches de mes prédécesseurs, telles que je viens de les exposer, le réel absolu, l’objet en soi, ne peut effectivement jamais nous être donné du dehors, par le moyen de la simple représentation, vu qu’il est de l’essence nécessaire de celle-ci de ne nous fournir jamais que l’idéal ; mais qu’au contraire, et attendu que nous sommes nous-même indubitablement du réel, nous devons pouvoir d’une manière quelconque puiser dans l’intérieur de notre propre être la connaissance du réel. Et, en effet, cette connaissance arrive là, d’une manière immédiate, à la conscience, comme volonté. En conséquence, j’ai mené la ligne de séparation entre le réel et l’idéal de manière à laisser dans la partie idéale, en tant que représentation, tout le monde visible et objectivement aperceptible, y compris le propre corps de l’être connaissant, ainsi que l’espace, et le temps et la causalité, avec la substance étendue de Spinoza et avec la matière de Locke ; comme le réel, il reste uniquement la volonté, que tous mes prédécesseurs, sans avoir médité et envisagé suffisamment la question, avaient rejetée du côté de l’idéal, comme étant un simple résultat de la représentation et de la pensée, que Descartes et Spinoza identifiaient même avec le jugement[4]. Par là, ma Morale aussi se rattache directement à la métaphysique, et bien plus étroitement que dans tout autre système, et par là encore la valeur morale du monde et de l’existence a été, plus que jamais, établie sur des bases solides. Volonté et représentation sont fondamentalement distinctes l’une de l’autre, en ce qu’elles constituent l’opposition extrême et essentielle dans toutes les choses de l’univers et ne laissent rien en dehors d’elles. L’objet représenté et sa représentation sont la même chose, mais l’objet représenté seulement, non pas l’objet en soi-même ; celui-ci est toujours volonté, sous quelque forme qu’il puisse se présenter dans notre représentation.

  1. Eth., p. II, prop. 7 : Ordo et connexio idearum idem est, ac ordo et connexio rerum. — P. V, prop. 1 : Prout cogitationes rerumque idæ concatenantur in Mente, ita corporis affectiones, seu reurum imagines ad amussim ordinantur et concatenantur in Corpore. — P. II, prop. 5 : Esse formale idearum Deum, quatenus tantum ut res cogitans consideratur, pro causa agnoscit, et non quatenus alio attributo explicatur. Hoc est, tam Dei attributorum, quam rerum singularium idæ non ipsa ideata, sive res perceptas pro causa efficiente agnoscunt ; sed ipsum Deum, quatenus est res cogitans.
  2. On devrait interdire entièrement aux profanes en philosophie, dont font partie tant de docteurs en philosophie, l’emploi du mot idéalisme, car, ignorant sa signification, ils le font servir à toute sorte d’usages scandaleux ; il entendent par idéalisme tantôt le spiritualisme, tantôt quelque chose comme l’opposé de la trivialité bourgeoise (Philisterei), et sont soutenus et encouragés dans ce sentiment par les lettrés vulgaires. Les mots idéalisme et réalisme ne sont pas des termes vagabonds et sans maître ; ils ont en philosophie une signification bien déterminée ; quiconque, par ces expressions, comprend autre chose, n’a qu’à employer d’autres mots. L’opposition d’idéalisme à réalisme concerne l’objet de la connaissance ; au contraire, celle de spiritualisme à matérialisme, le sujet connaissant. (Les ignorants barbouilleurs d’aujourd’hui confondent l’idéalisme avec le spiritualisme.)
    (Note de Schopenhauer.)
  3. Il n’est pas d’Église qui redoute plus la lumière que l’anglaise, précisément parce qu’aucune autre n’a en jeu d’aussi gros intérêts pécuniaires ; ses revenus se montent à 5 millions de livres sterling, ce qui, dit-on, dépasse de 40 000 livres ceux de tout le clergé chrétien des deux hémisphères pris ensemble. D’autre part, il n’y a pas de nation qu’il soit plus douloureux de voir s’abrutir méthodiquement par cette foi dégradante du charbonnier, que le peuple anglais, si supérieur en intelligence à tous les autres. La source du mal vient de ce qu’il n’y a point en Angleterre de ministère de l’instruction publique ; celle-ci-est restée entièrement aux mains de la prêtraille, qui a eu grand soin de faire que les deux tiers de la nation ne sussent ni lire ni écrire ; elle pousse même l’audace à l’occasion jusqu’à se déchaîner avec l’impudence la plus ridicule contre les sciences naturelles. Il est donc d’un devoir d’humanité d’introduire en fraude et par toutes les voies imaginables la lumière, l’instruction et la science en Angleterre, pour leur gâter enfin le métier à ces mieux engraissés de tous les prêtres. Sur le continent, les Anglais de distinction qui étaleraient, leur superstition juive au sujet du sabbat et leurs autres bigotes stupidités devraient être ouvertement accueillis avec moquerie, « until they be shamed into common sense » (jusqu’à ce que, à force de confusion, ils rentrent dans leur bon sens). De semblables pratiques sont un scandale européen qui ne doit plus être toléré. Aussi, même dans la vie ordinaire, ne faut-il pas faire la moindre concession à la superstition religieuse des Anglais, mais lui tomber dessus énergiquement partout ou sa voix cherche à se faire entendre. Car l’effronterie des prêtres et valets de prêtres anglicans est encore incroyable de nos jours ; il faut donc qu’elle reste reléguée dans leur île, et, quand elle ose se montrer sur le continent, il faut aussitôt lui faire jouer le rôle de la chouette volant au jour.
    (Note de Schopenhauer.)
  4. Spinoza, I. c. — Descartes, in Meditationibus de prima philosophia, Médit. 4, p. 28.