Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 6

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 199-214).


CHAPITRE VI

DE LA TROISIÈME CLASSE D’OBJETS POUR LE SUJET ET DE LA FORME QU’Y REVÊT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE.


§ 35. — Explication de cette classe d’objets.

La troisième classe d’objets pour la faculté de représentation se compose de la partie formelle des représentations complètes, à savoir les perceptions données à priori des formes du sens externe et du sens intime, qui sont l’espace pour le premier et le temps pour le second. En tant que perceptions pures, elles peuvent être des objets pour la faculté de représentation, en elles-mêmes et en dehors des représentations complètes et des conditions de plein ou de vide que ces représentations déterminent et y ajoutent, puisque même de simples points et de simples lignes, qui ne peuvent être représentés, peuvent être des objets pour l’aperception à priori, de même que, pour l’espace et le temps, leur infinie extension et leur infinie divisibilité, prises isolément, peuvent être des objets pour l’institution pure, tout en étant complètement étrangers à la perception empirique. Ce qui distingue cette classe de représentations, dans laquelle le temps et l’espace sont conçus intuitivement, de la première classe dans laquelle ils sont perçus empiriquement (et toujours conjointement), c’est la matière, que pour cette raison j’ai définie d’une part comme étant la perceptibilité du temps et de l’espace, d’autre part comme étant la causalité objectivée.

En revanche, la forme de la causalité, propre à l’entendement, ne peut faire, en soi et séparée, l’objet d’une représentation ; nous n’arrivons à la connaître qu’avec la partie matérielle de la connaissance et à son occasion.

§ 36. — Principe de la raison de l’être.

L’espace et le temps sont ainsi constitués, que toutes leurs parties sont entre elles dans un rapport réciproque tel que chacune d’elles est déterminée et conditionnée par une autre. Dans l’espace, ce rapport s’appelle situation, et, dans le temps, succession. Ces rapports sont d’une nature toute spéciale ; ils diffèrent entièrement de toutes les autres relations possibles de nos représentations ; aussi ni l’entendement ni la raison ne peuvent les concevoir au moyen de simples notions ; nous ne pouvons les saisir que par l’intuition pure : car ce qui est en haut ou en bas, à droite ou à gauche, devant ou derrière, avant ou après, ne peut être rendu saisissable au moyen de simples notions. Kant dit avec raison, à l’appui de ces faits, que la différence entre le gant gauche et le droit ne peut se comprendre qu’intuitivement. Or ce que j’appelle le principe de la raison suffisante de l’être (principium rationis sufficientis essendi), c’est la loi suivant laquelle, au point de vue de ces rapports, les parties de l’espace et du temps se déterminent réciproquement. Nous en avons déjà donné un exemple au § 15, en parlant de la relation entre les côtés et les angles d’un triangle, et nous avons montré à cette occasion, qu’elle diffère aussi bien du rapport de cause à effet que de celui de principe de connaissance à conséquence ; c’est pourquoi la condition, dans ce cas, peut être appelée la raison d’être (ratio essendi). Il s’entend de soi que la compréhension d’une raison d’être peut devenir principe de connaissance, tout comme la compréhension de la loi de causalité et son application à un cas spécial constituent le principe de connaissance de l’effet : mais cela ne fait nullement disparaître la différence radicale qui existe entre la raison d’être, de devenir et de connaître. Dans beaucoup de cas, ce qui, sous un certain aspect de notre principe, est conséquence, sous tel autre aspect sera raison ; c’est ainsi que très souvent l’effet est le principe de connaissance de la cause. Par exemple, l’ascension du mercure dans le thermomètre, en vertu de la loi de causalité, est un effet de l’élévation de la température ; tandis que, en vertu de la loi du principe de connaissance, elle est un principe, le principe qui nous fait connaître l’élévation de la température, comme aussi le principe du jugement qui affirme cette vérité.

§ 37. — Raison d’être dans l’espace.

Dans l’espace, la position de chacune de ses parties, disons, pour fixer les idées, d’une ligne (les mêmes considérations s’appliquent aux surfaces, aux corps et aux points) par rapport à une autre ligne, fixe en même temps rigoureusement sa position, toute différente de la première, par rapport à toute autre ligne possible, de manière que cette dernière position est à la première dans la relation de conséquence à raison. Comme la position de cette ligne relativement à quelqu’une des autres lignes possibles détermine également sa position relativement à toutes les autres lignes, par conséquent aussi celle que nous avons primitivement admise comme fixée, il en résulte qu’il est indifférent quelle est celle de toutes ces positions que nous voulons considérer comme déterminée et connue déterminant les autres, c’est-à-dire comme ratio, les autres étant considérées comme rationata. Cela provient de ce qu’il n’y a point de succession dans l’espace, puisque c’est précisément de l’union de l’espace avec le temps, en vue d’une représentation totale de l’ensemble expérimental, que naît la notion de simultanéité. Dans la raison d’être dans l’espace, il y a donc constamment quelque chose d’analogue à la prétendue action réciproque : je développerai ce sujet quand j’examinerai la réciprocation des raisons dans le § 48. Puisque chaque ligne, relativement à sa position, est aussi bien déterminée par toutes les autres qu’elle les détermine à son tour, c’est arbitrairement que l’on considérera une ligne seulement comme fixant la position des autres lignes et non comme fixée elle-même ; et la position de chaque ligne par rapport à une seconde permet de rechercher sa position par rapport à une troisième ligne ; cette seconde position fait alors que la première est nécessairement telle qu’elle est. Aussi, dans l’enchaînement des raisons de « l’être », comme dans celui des raisons du « devenir », on ne peut trouver aucune fin à parte ante, comme non plus, à cause de l’infinité de l’espace, et de celle des lignes qu’il peut contenir, aucune fin à parte post. Tous les espaces relatifs possibles sont des figures, car ils sont limités, et toutes ces figures trouvent le principe de leur être l’une dans l’autre, à cause de leurs limites communes. Donc la series rationum essendi dans l’espace, aussi bien que la series rationum fiendi, va in infinitum ; seulement celle-ci n’a qu’un seul sens, tandis que la première va dans toutes les directions.

La preuve de tout ceci est impossible à établir, car ce sont des principes dont la vérité est transcendantale, puisqu’elle est fondée directement sur la perception intuitive et à priori de l’espace.

§ 38. Raison d’être dans le temps. — Arithmétique.

Dans le temps, chaque instant a pour condition l’instant qui l’a précédé. La simplicité de cette raison d’être, sous la forme de loi de succession, provient ici de ce que le temps n’a qu’une seule dimension, et par conséquent ne peut présenter aucune variété dans ses relations. Chaque instant est nécessité par le précédent ; ce n’est que par celui-ci qu’on peut arriver à l’autre ; ce n’est qu’en tant que l’instant précédent a été, qu’il s’est écoulé, que l’instant présent est. C’est sur cet enchaînement des parties du temps que repose toute numération, et les mots qu’elle emploie ne servent qu’à marquer les différents pas de la succession ; c’est là également la base de toute l’arithmétique, qui n’enseigne absolument pas autre chose que des méthodes abrégées de numération. Tout nombre présuppose les nombres qui le précèdent comme ses raisons d’être : je ne puis arriver au dix que par tous les nombres qui le précèdent, et ce n’est qu’en vertu de la connaissance de la raison d’être que je sais que, là où il y a dix, il y a aussi huit, six, quatre.

§ 39. — Géométrie.

De même, toute la géométrie repose sur l’enchaînement de la position des parties de l’espace. Elle consisterait par conséquent dans la connaissance de cet enchaînement ; mais comme cette connaissance n’est possible, ainsi que nous l’avons dit plus haut, que par l’intuition et non au moyen de simples notions abstraites, toute proposition géométrique devrait être ramenée à la perception intuitive, et la démonstration consisterait à faire bien clairement ressortir l’enchaînement qu’il s’agit de saisir ; on ne pourrait rien au delà. Nous trouvons cependant la géométrie traitée tout différemment. Les douze axiomes d’Euclide sont seuls basés sur l’intuition, et, à la rigueur, les neuvième, onzième et douzième sont les seuls qui se fondent sur des intuitions séparées et différentes ; tous les autres procèdent de cette notion que, dans les sciences, on n’a pas affaire, comme dans l’expérience, à des objets réels qui existent les uns à côté des autres et peuvent varier à l’infini, mais à des notions abstraites, et, en mathématiques, à des intuitions normales, c’est-à-dire à des figures et à des chiffres qui font loi pour toute l’expérience et qui, par conséquent, unissent l’extension de l’idée générale à la certitude absolue de la représentation individuelle. Car, bien qu’à titre de représentations intuitives, elles soient toujours entièrement certaines et ne laissent ainsi aucune place à la généralité par quelque chose qui resterait encore indéterminé, elles n’en sont pas moins générales, car elles ne sont que les simples, formes de tous les phénomènes et sont valables, en cette qualité, pour tous les objets réels auxquels ces formes conviennent. Aussi pourrait-on dire de ces intuitions normales, même en géométrie, tout comme des notions abstraites, ce que dit Platon au sujet de ses « idées » ; à savoir, qu’il n’en peut exister deux qui soient pareilles, car elles ne feraient qu’un[1]. Ceci, dis-je, s’appliquerait aussi à ces intuitions normales en géométrie, si, à titre d’objets existant seulement dans l’espace, elles ne différaient entre elles par la simple juxtaposition, c’est-à-dire par leur lieu. Cette observation, selon Aristote, a déjà été faite par Platon lui-même : « Ἔτι δὲ, ταρὰ τὰ ἀισθητά ϰαὶ τὰ ἔιδη, τὰ μαθηματιϰὰ τῶν πραγμάτων εἶναι φήσι ύαεταξὺ, διαφέροντα τῶν μὲν ἀισθητῶν τῷ ἀίδια ϰαὶ ἀϰίνητα εἶναι, τῶν δὲ ἐιδῶν τῷ τὰ μἐν πολλʹ ἄττα ὅμοια εἶναι, τὸ δὲ εἶδος ἀυτὸ ἕν ἕϰαστον μόνον » (item præter sensibilia et species, mathematica rerum ait media esse, a sensibilibus quidem differentia eo, quod perpetua et immobilia sunt, a speciebus vero eo, quod illorum quidem multa similia sunt, species vero ipsa unaquæque sola). Métaph. I, 6, qu’il faut rapprocher de X, 1. Or, la simple compréhension que cette différence de lieu n’enlève rien à l’identité du reste, me semble pouvoir remplacer les autres neuf axiomes et s’adapter à l’essence de la science, dont le but est d’arriver par le général à la connaissance du particulier, mieux que l’affirmation de neuf axiomes différents qui reposent sur la même notion. Cela étant, on peut appliquer aux figures géométriques ce que dit Aristote, Métaph., X, 3 : « Ἐν τούτος ἡ ἰσότης ἑνότης » (in illis æqualitas unitas est).

Mais pour les intuitions normales dans le temps, pour les nombres, cette différence même de la juxtaposition n’existe pas ; il y a entre elles, comme entre les notions abstraites, l’identitas indiscernibilium ; il n’existe qu’un cinq et qu’un sept. On pourrait trouver ici un argument

pour démonter que 7 + 5 = 12 n’est pas, comme le prétend Herder dans la Métacritique, une proposition identique, mais, comme Kant l’a trouvé avec pénétration, une proposition synthétique à priori, qui repose sur une pure intuition de l’esprit. 12 = 12, voilà une proposition identique.

En réalité, on ne fait donc appel à l’intuition, en géométrie, que pour les axiomes. Tous les autres théorèmes se démontrent, c’est-à-dire qu’on en donne le principe de connaissance, qui le fait nécessairement admettre pour vrai : on démontre donc sa vérité logique et non sa vérité transcendantale. (voir § 30 et 32). Cette dernière, qui se fonde sur le principe de l’être et non sur celui de la connaissance, ne peut jamais être perçue qu’intuitivement par l’intelligence. De là vient, qu’après une semblable démonstration géométrique on a bien la conviction que la proposition démontrée est vraie, mais que l’on ne saisit pas du tout pourquoi ce qu’énonce le principe est tel qu’il est : c’est-à-dire on ne voit pas sa raison d’être, et d’ordinaire c’est plutôt à ce moment que l’on commence à vouloir la connaître. Car la preuve qui consiste à donner le principe de connaissance ne produit que la conviction et non la compréhension ; par suite, il serait peut-être plus exact de l’appeler « elenchus » que « demonstratio ». Il s’ensuit qu’elle laisse habituellement après elle un sentiment désagréable, pareil à celui que donne toujours la conscience du manque de compréhension, et, dans notre cas, l’on commence à sentir qu’on ignore pourquoi une chose est telle, au moment même où l’on acquiert la conviction qu’elle est vraiment telle. Ce sentiment a de l’analogie avec celui que nous éprouvons quand un escamoteur fait passer quelque chose dans notre poche, ou l’en retire, sans que nous comprenions comment il s’y prend. Cette démonstration, qui consiste à donner le principe de connaissance sans la raison d’être, a encore de l’analogie avec certaines propositions en physique, qui exposent le phénomène, sans en pouvoir donner la raison, comme par exemple l’expérience de Leidenfrost[2], en tant qu’elle réussit aussi dans un creuset en platine. En revanche, la connaissance acquise intuitivement de la raison d’être d’une proposition géométrique satisfait pleinement, comme toute connaissance acquise. A-t-on saisi une fois cette raison d’être, alors notre certitude de la vérité de la proposition ne se fonde plus que sur elle, et plus du tout sur le principe de connaissance établi par la démonstration. Par exemple, prenons la 6e proposition du Ier livre d’Euclide : Si, dans un triangle, deux angles sont égaux, les côtés qui leur sont opposés sont aussi égaux. Voici la démonstration d’Euclide :

Étant donné le triangle ABG (fig. 3) dans lequel l’angle ABG est égal à l’angle AGB ; je prétends que le côté AG sera aussi égal au côté AB.

Car si le côté AG n’est pas égal au côté AB, l’un des deux sera plus grand ; supposons AB plus grand. Portons sur AB, qui est plus grand, une longueur DB égale au côté plus petit AG, et tirons DG. Puisque maintenant (dans les triangles DBG, ABG) DB est égal à AG et que BG est commun, nous aurons les deux côtés DB et BG égaux aux deux côtés AG et GB, chacun pris séparément ; l’angle DBG est égal à l’angle AGB et la base DG à la base AB ; le triangle ABG sera donc égal au triangle DBG, c’est-à-dire le plus grand au plus petit, ce qui est absurde. Donc, AB n’est pas inégal à AG, donc, il lui est égal.


Fig. 3.

Nous trouvons dans cette démonstration un principe de connaissance pour la vérité de la proposition. Mais qui s’avisera de baser sur cette démonstration sa conviction de la vérité géométrique en question et ne la fondera pas plutôt sur cette raison d’être, connue intuitivement, en vertu de laquelle (par une nécessité qui ne peut être démontrée, que l’on ne peut saisir que par l’intuition), lorsque des deux extrémités d’une ligne deux autres lignes s’inclinent également l’une vers l’autre, elles ne peuvent se rencontrer qu’en un point qui soit également distant de ces deux extrémités, parce que les deux angles qui en résultent ne sont en réalité qu’un seul angle, qui paraît dédoublé seulement à cause de la position opposée : d’où il résulte qu’il n’y a pas de raison pour que les deux lignes se coupent en un point plus rapproché de l’une des extrémités que de l’autre.

L’aperception de la raison d’être nous fait saisir comment le conditionné découle nécessairement de sa condition ; dans l’exemple donné, elle nous montre l’égalité des côtés résultant de l’égalité des angles : la raison d’être nous donne la relation, tandis que le principe de connaissance ne nous apprend que la coexistence. On pourrait même prétendre que la méthode habituelle de démonstration nous donne seulement la conviction que l’égalité des angles et celle des côtés coexistent dans la figure présente, tracée pour l’exemple, mais nullement qu’elles coexistent toujours ; on peut soutenir que la conviction de cette vérité (la relation nécessaire n’étant pas démontrée) repose sur une simple induction, qui se fonde sur ce que, pour chaque figure que l’on trace, il en est de même. Il est certain que ce n’est que pour des propositions aussi simples que la 6e d’Euclide, que la raison d’être peut être vue aussi facilement. Néanmoins, je suis certain qu’elle pourrait être montrée même dans les théorèmes les plus compliqués, et qu’il y a moyen de ramener la certitude de la proposition à la simple intuition intellectuelle. En outre, chacun de nous a conscience à priori de la nécessité d’une semblable raison d’être pour tout rapport dans l’espace, tout comme de la nécessité d’une cause pour tout changement. Incontestablement, dans les théorèmes compliqués, cette raison sera très difficile à exposer, et ce n’est pas ici le lien pour nous livrer à de laborieuses recherches géométriques. Je veux cependant essayer, pour mieux faire comprendre ma pensée, de ramener à sa raison d’être une proposition pas trop compliquée, mais dont la raison n’est pas immédiatement évidente. Je saute dix théorèmes, et j’arrive au seizième : « Dans tout triangle dont on prolonge un des côtés, l’angle extérieur est plus grand que chacun des deux angles intérieurs opposés. » La démonstration d’Euclide est la suivante :


Fig. 4.

Soit le triangle ABG (fig. 4) : prolongeons le côté BG vers D ; je prétends que l’angle, extérieur AGB est plus grand que chacun des deux angles intérieurs opposés. — Partageons le côté AG en deux parties égales en.-E. ; menons BE que nous prolongeons jusqu’en Z, et faisons EZ égal à EB, joignons ZG et prolongeons AG jusqu’en H. — Puisque AE égale EG et BE égale EZ, les deux côtés AE, et EB seront égaux aux deux, côtés GE et EZ, chacun, pris séparément, et l’angle AEB sera égal à l’angle ZEG, car il lui est opposé par le sommet. Par conséquent, la hase AB est égale à la Base ZG, le triangle ABE est égal au triangle ZEG, et les angles restants aux autres angles restants ; par conséquent aussi, l’angle BAE égale l’angle EGZ. Or l’angle EGD est plus grand que EGZ, donc l’angle AGD est aussi plus grand ; que l’angle BAE. — Si l’on divise ensuite BG en deux parties égales, on prouvera de la même manière que l’angle BGH ou, ce qui est la même chose, son opposé au sommet AGD, est plus grand que ABG.

Voici comment à mon tour je démontrerais la même proposition (fig. 5) :


Fig. 5.

Pour que l’angle BAG égalât, à plus forte raison, dépassât, l’angle AGD, il faudrait (car c’est là précisément ce qu’on appelle égalité des angles) que la ligne BA s’inclinât vers la ligne GA dans la même direction que BD, c’est-à-dire qu’elle fût parallèle à BD, c’est-à-dire que les lignes BA et BD ne se rencontrassent jamais ; mais, pour former un triangle, la ligne BA doit (raison d’être) rencontrer BD, par conséquent faire l’opposé de ce qu’il faudrait pour que l’angle BAG fût au moins égal à l’angle AGD.

Pour que l’angle ABG fût au moins égal à l’angle AGD, à plus forte raison pour qu’il fût plus grand, il faudrait (car c’est là précisément ce que l’on appelle égalité des angles) que la ligne BA s’inclinât vers la ligne BD dans la même direction que AG, c’est-à-dire qu’elle fût parallèle à AG, c’est-à-dire qu’elle ne coupât jamais AG ; mais, pour former un triangle, elle doit couper AG, par conséquent faire l’opposé de ce qu’il faudrait pour que l’angle ABG fût au moins égal à l’angle AGD.

Par tout ce que je viens de dire, je n’ai nullement entendu proposer une méthode nouvelle de démonstration en mathématiques, pas plus que je n’ai entendu substituer ma démonstration à celle d’Euclide, dans le traité duquel elle ne serait pas à sa place par sa nature même, et aussi parce qu’elle suppose connue la théorie des parallèles, qui, dans Euclide, ne vient que plus tard ; j’ai seulement voulu montrer ce que c’est que la raison d’être, et en quoi elle diffère du principe de connaissance qui ne fait naître que la convictio, ce qui est toute autre chose que la connaissance de la raison d’être. Cette circonstance qu’en géométrie on ne cherche qu’à donner la convictio, qui, nous l’avons dit, produit une impression désagréable, et non pas la connaissance de la raison d’être, qui, à l’instar de toute connaissance, satisfait et réjouit, peut expliquer, à côté d’autres motifs, pourquoi certains esprits, très intelligents du reste, éprouvent de l’éloignement pour les mathématiques.


Fig. 6.

Je ne puis m’empêcher de retracer encore une fois ici une figure que j’ai déjà donnée ailleurs (fig. 6), et dont le seul aspect, sans nulle explication, donne une conviction cent fois plus forte de la vérité du théorème de Pythagore que la démonstration d’Euclide, qui vous attrape comme un piège. Le lecteur qui prend intérêt à la matière contenue dans ce chapitre, la trouvera plus développée dans Le monde comme volonté et représentation, vol, I, § 15, et vol. II, ch. 13.

  1. On pourrait peut-être définir les idées platoniciennes, les intuitions normales de l’intelligence qui ne se réfèrent pas seulement, comme dans les mathématiques, à la partie formelle, mais encore à la partie matérielle des représentations complètes : elles seraient donc des représentations complètes qui en cette qualité, seraient absolument déterminées, et qui en même temps, comme les notions abstraites, comprendre beaucoup d’objets : ce qui veut dire, suivant mon explication du § 28, qu’elles seraient des représentants des notions abstraites, auxquelles cependant elles seraient entièrement adéquates.
  2. On ne saisit pas du tout l’analogie trouvée ici par Schopenhauer, qui semble ignorer en outre la théorie donnée par M. Boutigny dans ses belles études sur l’état sphéroïdal. (Le trad.)