Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 7

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 215-230).


CHAPITRE VII

DE LA QUATRIÈME CLASSE D’OBJETS POUR LE SUJET ET DE LA FORME QU’Y REVÊT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE.


§ 40. — Explication générale.

Il nous reste à examiner la dernière classe d’objets pour la faculté de représentation ; elle est d’une nature toute spéciale, mais très importante, et ne comprend pour chaque individu qu’un seul objet ; c’est l’objet immédiat du sens intime, le sujet de la volition qui est objet pour le sujet connaissant et tout spécialement pour le sens intime ; pour ce motif, il n’apparaît pas dans l’espace, mais seulement dans le temps, et là même, comme nous le verrons, avec une restriction importante.

§ 41. — Sujet de la connaissance et objet.

Toute connaissance suppose nécessairement un sujet et un objet. Il en résulte que même la conscience de soi n’est pas absolument simple ; elle se décompose, tout comme la conscience du monde extérieur (c’est-à-dire la faculté de perception), en quelque chose qui connaît et quelque chose qui est connu. Dans la présente classe, ce qui est connu se présente toujours et exclusivement comme volonté.

En conséquence, le sujet ne se connaît que comme voulant, mais non comme connaissant. Car le moi qui se représente, le sujet connaissant, ne peut jamais être lui-même représentation ou objet, parce que, étant le corrélatif nécessaire de toutes les représentations, il est leur condition même ; c’est à lui que s’appliquent ces belles paroles du livre sacré de Oupanishad : Id videndum non est : omnia videt ; et id audiendum non est : omnia audit ; sciendum non est : omnia scit ; etintelli-gendum non est : omnia intelligit. Præter id, vidons, et sciens, et audiens, et intelligens ens aliud non est. — Oupnekat, vol. I, p. 202.

Il n’existe donc pas de connaissance de la connaissance ; car il faudrait pour cela que le sujet se séparât de la connaissance et pût néanmoins connaître la connaissance, ce qui est impossible.

On peut me faire une objection. « Non seulement je connais ; mais je sais aussi que je connais, » me dirait-on. À cela je réponds, que ces deux expressions : « je sais que je connais, » et : « je connais, » ne diffèrent que par les termes. « Je sais que je connais » ne signifie pas autre chose que « Je connais », et « Je connais », sans détermination plus précise, ne dit rien d’autre que « moi ». Si vous prétendez que connaissance et conscience de la connaissance sont deux choses distinctes, essayez donc une fois de les avoir chacune séparément, c’est-à-dire de connaître à un certain moment sans en avoir la conscience, puis une autre fois de savoir que vous connaissez sans que ce « savoir » soit en même temps le « connaître ». Sans doute, on peut faire abstraction de toute connaissance spéciale, et arriver ainsi à la proposition « Je connais » qui est la dernière abstraction dont nous soyons capable ; mais cette proposition est identique avec celle-ci : « Il existe des objets pour moi, » et cette dernière est identique avec cette autre : « Je suis sujet, » laquelle on renferme autre chose que le simple moi.

On pourrait encore demander, du moment que le sujet ne se connaît pas, d’où connaît-il ses différentes facultés de connaissance, sensibilité, entendement, raison. Celles-ci ne nous sont pas connues par le fait que la connaissance est devenue objet par rapport à nous ; sans quoi il n’y aurait pas à leur égard tant d’opinions contradictoires ; elles sont inférées, ou, plus exactement, ce sont des expressions générales pour désigner les différentes classes de représentations que nous avons énumérées, classes que, de tout temps, on a distinguées dans ces facultés de connaissance, avec plus ou moins de précision. Mais à l’égard du sujet, c’est-à-dire de ce corrélatif nécessaire, comme condition des représentations, on peut les abstraire des représentations, aux différentes classes desquelles elles se rapportent, par conséquent, exactement comme le sujet en général à l’objet en général. Comme, en supposant un sujet, l’objet se trouve supposé du même coup (car sans cela le mot même n’a plus de signification), et réciproquement, l’objet étant supposé, le sujet se trouve l’être en même temps ; comme, par conséquent, être sujet signifie exactement la même chose qu’avoir un objet, et être objet la même chose qu’être connu par un sujet ; de même identiquement, quand un objet est déterminé de n’importe quelle manière, immédiatement le sujet est posé comme connaissant absolument de la même manière. En ce sens, il est indifférent de dire : les objets ont telles ou telles conditions inhérentes et spéciales, ou bien : le sujet connaît de telle ou telle manière ; de même il est indifférent de dire : les objets doivent être rangés dans telles classes, ou le sujet est doué de telles facultés distinctes de connaissance. On découvre aussi la trace de ces considérations dans Aristote, ce surprenant mélange de profondeur et de légèreté d’esprit ; on trouve même dans ses écrits le germe d’une philosophie critique. Il dit, dans le De anima, III, 8 : « ἡ ψυχή τά ὄντα πως ἐστί πάντα » (anima quodammodo est universa, quæ sunt) ; plus loin, il ajoute : « ὁ νοῦς ἔστι εἶδος ἐιδῶν, c’est-à-dire l’entendement est la forme des formes, ϰαὶ ἡ ἄισθησις εἶδος ἀισθητῶν et la sensibilité est la forme des objets sensibles. » Il s’ensuit que dire : « sensibilité et entendement n’existent plus » ; ou : « le monde a cessé d’être », c’est dire la même chose. Également : « il n’y a plus de concepts » ; et : « la raison a disparu ; il ne reste plus que des animaux, » expriment identiquement la même pensée.

C’est du fait d’avoir méconnu ce rapport qu’est née la querelle du réalisme et de l’idéalisme ; plus tard, elle s’est présentée comme dispute entre l’ancien dogmatisme et les adeptes de Kant, ou bien entre l’Ontologie et la Métaphysique d’une part, et l’Esthétique et la Logique transcendantales d’autre part ; cette dernière dispute a été provoquée par l’ignorance de ce rapport dans l’étude de la première et de la troisième classe de représentations que j’ai énumérées, de même que la querelle des Réalistes et des Nominaux, au moyen âge, est née de ce qu’ils l’ont méconnu à l’égard de notre seconde classe de représentations.

§ 42. — Sujet de la volition.

D’après ce que nous avons exposé ci-dessus, le sujet connaissant ne peut jamais être connu, jamais être objet ou représentation. Comme néanmoins nous ne possédons pas uniquement la connaissance du monde extérieur (en vertu de l’intuition sensible), mais aussi une connaissance intérieure de nous-mêmes ; comme il est de l’essence de toute connaissance de supposer un sujet qui connaît et un objet qui est connu, il s’ensuit que ce que nous connaissons en nous, en tant qu’objet de connaissance, ce n’est pas le sujet qui connaît, mais le sujet qui veut, le sujet de la volition, la volonté. En partant de la connaissance, on peut dire que la proposition : « Je connais, » est analytique, et qu’au contraire celle-ci : « Je veux, » est synthétique à posteriori et fondée sur l’expérience ; cette expérience, dans le cas qui nous occupe, est intime (c’est-à-dire s’effectuant seulement dans le temps). C’est en ce sens que le sujet de la volonté est pour nous un objet. Quand nous regardons au dedans de nous, nous nous trouvons toujours voulant. Mais la volonté a infiniment de degrés, depuis le plus faible désir jusqu’à la passion ; et j’ai souvent expliqué, entre autres dans les Problèmes fondamentaux de l’éthique, et ailleurs encore, que non seulement toutes les émotions, mais aussi tous les mouvements intérieurs qui sont compris dans le vaste concept de sentiment, sont des états de la volonté.

Quant à l’identité entre le sujet de la volition et celui de la connaissance, qui fait (nécessairement même) que le mot « moi » les renferme et les désigne tous deux, elle est le nœud de l’univers, et partant, elle est inexplicable. Car nous ne pouvons saisir que les rapports entre les objets ; et, pour que parmi les objets il y en ait deux qui soient identiques, il faut qu’ils soient des parties d’un tout. Mais ici, où il est question du sujet, les lois qui règlent la connaissance des objets ne sont plus applicables, et la réelle identité de ce qui connaît avec ce qui est connu comme voulant, c’est-à-dire du sujet avec l’objet, est immédiatement donnée. Et tout homme qui se rendra bien compte combien cette identité est inexplicable sera d’accord avec moi pour l’appeler le miracle par ϰατʹ ἐξοχήν.

Dans la première classe de représentations, nous avons trouvé que la faculté subjective correspondante était l’entendement ; dans la seconde, la raison ; dans la troisième, la sensibilité pure ; nous trouvons maintenant pour cette quatrième classe le sens intime, ou l’aperception de soi en général.

§ 43. — La volition. Loi de la motivation.

Par là même que le sujet de la volition nous est connu directement par le sens intime, on ne peut plus définir ou expliquer davantage ce qu’est la volition : elle est la plus immédiate de toutes nos connaissances, celle dont l’intuitivité doit jeter du jour sur toutes les autres qui sont très médiates.

Toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’une résolution d’agir, dans les autres comme dans nous, nous nous tenons pour autorisés à demander le pourquoi ; c’est-à-dire nous admettons comme nécessaire que quelque chose ait précédé, qui ait fait naître cette résolution, et que nous appelons la raison, ou plus exactement le motif de l’action qui va suivre. On ne saurait concevoir celle-ci sans un pareil motif, pas plus qu’on ne peut admettre le mouvement d’un corps non vivant sans qu’il soit poussé ou tiré. Par conséquent, le motif fait partie des causes ; et il a déjà été compté parmi celle-ci et caractérisé comme la troisième forme de la causalité dans le § 20. Mais la causalité tout entière n’est que la forme du principe de la raison suffisante dans la première classe d’objets, c’est-à-dire pour le monde matériel perçu par l’intuition sensible. Là, elle est le lien qui rattache entre eux tous les changements, car la cause est la condition externe de tout événement. Mais là aussi l’intérieur de ces événements demeure un mystère pour nous, car nous-mêmes nous restons toujours en dehors. Nous y voyons bien telle cause produire nécessairement tel effet ; mais nous n’apprenons pas comment elle peut le faire, ni ce qui se passe à cette occasion au dedans. C’est ainsi que nous voyons les actions mécaniques, physiques, chimiques, ainsi que celles dues aux excitations, suivre chaque fois leurs causes respectives, sans jamais pour cela comprendre à fond le procédé ; le point le plus important reste caché pour nous ; nous l’attribuons alors aux propriétés des corps : aux forces naturelles, voire même à la force vitale ; mais tout cela n’est que qualitates occultæ. Nous n’en saurions pas davantage sur les mouvements et les actions des animaux et des hommes, et nous les verrions également provoqués par leurs causes (les motifs) d’une manière inexplicable, si l’accès ne nous était pas ouvert pour arriver à comprendre ce qui se passe à l’intérieur : nous savons en effet, par l’expérience intime faite sur nous-mêmes, que ce qui se passe là est un acte de volition, provoqué par un motif qui consiste en une simple idée. L’influence du motif ne nous est donc pas connue seulement du dehors et médiatement, comme celle de toutes les autres causes, mais tout à la fois du dedans, immédiatement et par conséquent dans toute l’étendue de son action. Ici, nous nous trouvons être pour ainsi dire derrière les coulisses, et nous pénétrons le mystère comment, selon son essence intime, la cause produit l’effet : car ici nous connaissons par une toute autre voie et, par suite, d’une toute autre manière. Il en découle l’important principe que voici : la motivation est la causalité vue de l’intérieur. La causalité se présente donc ici d’une manière toute différente, dans un milieu tout autre et pour une espèce de connaissance entièrement différente : aussi pouvons-nous l’exposer maintenant comme étant un aspect spécial et distinct de notre principe de la raison ; ce principe se manifeste ici comme principe de la raison suffisante d’agir, « principium rationis sufficientis agendi, » ou plus brièvement : loi de la motivation.

Je dois ajouter ici une observation qui servira ultérieurement de boussole à travers toute ma Philosophie : c’est que cette quatrième classe d’objets pour le sujet, c’est-à-dire la volonté reconnue en nous, est dans le même rapport, à l’égard de la première classe, que la loi de la motivation à l’égard de la loi de la causalité exposée au § 20. Il faut bien se pénétrer de ceci, car c’est là la pierre fondamentale de toute ma Métaphysique.

Pour ce qui concerne le mode et la nécessité d’action des motifs, leur nature dépendante du caractère empirique individuel et des facultés intellectuelles de l’individu, etc., je renvoie à mon mémoire couronné sur le libre arbitre, où toutes ces questions sont longuement développées.

§ 44. — Influence de la volonté sur la connaissance.

Ce n’est pas en réalité sur la causalité, c’est sur l’identité, dont nous avons traité au § 42, entre le sujet connaissant et le sujet voulant, que repose l’influence exercée par la volonté sur la connaissance, et qui consiste en ce qu’elle oblige cette dernière à rappeler des représentations qu’elle a déjà eues, à porter en général son attention sur telle ou telle chose et à évoquer une série quelconque de pensées. En cela aussi, c’est la loi de la motivation qui la détermine et qui en fait aussi le guide caché de ce que l’on appelle l’association des idées, à laquelle j’ai consacré un chapitre spécial (le 14e) dans le 2e volume du Monde comme volonté et représentation, et qui elle-même n’est autre chose que l’application du principe de la raison, sous ses quatre aspects, à la marche subjective des idées, c’est-à-dire à la présence des représentations dans la conscience. Mais c’est la volonté de l’individu qui met tout le mécanisme en mouvement, en stimulant l’intellect, conformément à l’intérêt de la personne, c’est-à-dire à ses desseins individuels, à rapprocher de ses représentations présentes toutes celles qui leur sont unies logiquement, ou analogiquement, ou bien par des rapports de voisinage soit dans l’espace soit dans le temps. L’activité de la volonté est ici tellement immédiate que le plus souvent nous ne la reconnaissons pas clairement, et tellement prompte que parfois nous ne savons même pas à quelle occasion nous avons évoqué telle idée ; et il nous semble alors que nous prenons connaissance de quelque chose qui n’a de rapport avec aucune autre chose dans notre conscience ; mais, comme nous l’avons montré ci-dessus, pareille chose ne peut arriver, et c’est là l’origine du principe de la raison suffisante que nous avons expliqué en détail dans ledit chapitre. Toute image qui se présente soudainement à notre fantaisie, comme aussi tout jugement dont le principe ne l’a pas précédé, doivent avoir été évoqués par un acte de volition, qui a un motif, bien que celui-ci, parce qu’il est de petite importance, et l’acte de volition, parce que l’exécution en est si facile qu’elle est simultanée, ne soient souvent pas aperçus.

§ 45. — La mémoire.

La propriété que possède le sujet connaissant d’obéir d’autant plus facilement à la volonté, dans l’évocation des représentations, que ces représentations se sont plus souvent déjà présentées à lui, c’est-à-dire sa capacité d’exercice, voilà ce que l’on appelle la mémoire. On la décrit habituellement en disant que c’est un réservoir dans lequel nous emmagasinerions un approvisionnement d’idées toutes faites, que nous posséderions par conséquent constamment, mais sans en avoir toujours conscience ; mais je ne puis approuver cette manière de voir. La répétition volontaire d’idées qui nous ont déjà été présentes devient si facile par l’exercice que, à peine un anneau de la chaîne se présente-t-il, nous y rattachons immédiatement tous les autres, souvent même, en apparence, contre notre gré. L’image la plus juste pour nous représenter cette propriété de notre intelligence (Platon en donne aussi une : il compare la mémoire à une matière plastique qui reçoit et qui garde les empreintes), serait celle d’une toile qui, pliée souvent de la même façon, refait ensuite ces mêmes plis, pour ainsi dire, d’elle-même. L’intelligence, comme le corps apprend par l’exercice à obéir à la volonté. Un souvenir n’est pas dit tout, comme on le croit généralement, toujours la même idée que l’on retire, comme qui dirait, de son magasin ; il se produit réellement chaque fois une nouvelle représentation, seulement avec beaucoup de facilité, vu l’exercice : c’est ainsi que l’on peut se rendre compte comment des images, que nous croyons garder dans la mémoire, mais auxquelles en réalité nous ne faisons que nous exercer par de fréquentes répétitions, se modifient insensiblement ; nous nous en apercevons quand, en revoyant, après un long laps de temps, un objet connu autrefois, nous trouvons qu’il ne correspond plus à l’image que nous en apportons. Cela ne pourrait pas avoir lieu si nous conservions des représentations toutes faites. De là vient que des connaissances déjà acquises, quand nous ne les exerçons pas, disparaissent si vite de la mémoire, parce qu’elles ne sont précisément que des choses d’exercice ayant leur source dans l’habitude et le maniement : ainsi, par exemple, la plupart des savants oublient leur grec, et les artistes qui rentrent dans leur pays, l’italien. C’est pour cette raison encore que, lorsque nous avons su autrefois un nom, un vers ou autre chose de semblable et que pendant longtemps nous n’y avons pas pensé, nous le retrouvons avec difficulté ; mais, une fois rappelé, nous l’avons de nouveau à notre disposition pour quelque temps, car nous avons renouvelé l’exercice. Ceux qui connaissent plusieurs langues devraient de temps en temps lire des livres dans chacune d’elles, pour continuer à les posséder.

C’est ici également que nous trouvons l’explication de ce fait que les événements de notre enfance, et tout ce qui nous entourait à cette époque, se gravent si profondément dans la mémoire : comme enfants, nous n’avons que peu d’idées, et celles-là principalement intuitives ; aussi, pour nous occuper, les répétons-nous sans cesse. Les hommes qui ont peu d’aptitude à penser de leur propre fonds sont dans le même cas leur vie durant (et cela non seulement a l’égard des représentations intuitives, mais aussi à l’égard des concepts et des mots) ; aussi sont-ils parfois doués d’une excellente mémoire, à moins que l’hébétement ou la paresse d’esprit n’y apportent obstacle. En revanche, les hommes de génie ont parfois une mauvaise mémoire, comme Rousseau le dit de lui-même ; on pourrait s’expliquer le fait par le grand nombre de pensées, et de combinaisons nouvelles qui ne lui laissent pas le temps pour de fréquentes répétitions ; et cependant la grande intelligence s’allie difficilement avec une très mauvaise mémoire, car l’énergie et la vivacité plus grande des facultés intellectuelles remplacent ici l’exercice continu. N’oublions pas non plus que Mnémosyne est la mère des Muses. Dès lors, on peut dire que la mémoire est sous l’empire de deux influences antagonistes : celle de l’énergie des facultés intellectuelles d’une part, et celle du nombre d’idées qui les occupent, d’autre part. Plus le premier facteur est petit, plus petit doit être aussi le second, pour constituer une bonne mémoire ; et plus ce second facteur est grand, plus le premier devra l’être aussi. Voilà pourquoi les gens qui lisent trop de romans affaiblissent par là leur mémoire ; c’est qu’en effet, chez ceux-ci aussi, comme chez les hommes de génie, le grand nombre de représentations enlève le temps et la patience voulues pour la répétition et l’exercice, avec cette différence toutefois que ce ne sont pas leurs propres pensées avec leurs combinaisons qui les occupent, mais des pensées et des combinaisons étrangères et fugitives, et que, en outre, ce qui compense l’exercice chez le génie à eux leur fait défaut. Cependant à tout ce que nous avons dit là, il y a un correctif à apporter : c’est que tout homme a la plus grande dose de mémoire pour ce qui l’intéresse, et la moindre pour le reste. Aussi beaucoup de grands esprits oublient avec une surprenante rapidité les petites affaires et les petits événements de la vie journalière, ainsi que les hommes insignifiants qu’ils peuvent avoir connus, tandis que les esprits bornés se les rappellent parfaitement ; mais néanmoins les premiers auront une très bonne mémoire, parfois même étonnante, pour ce qui a de l’importance à leurs yeux et pour ce qui en a en soi.

Généralement parlant, il est facile de comprendre que, de toutes les séries d’idées, celles que nous retenons le mieux, ce sont celles qui se rattachent entre elles par une ou par plusieurs des espèces de relation de principe à conséquence ; et que nous nous rappelons plus difficilement celles qui ne se relient pas entre elles, mais qui dépendent de notre volonté en vertu de la loi de motivation, c’est-à-dire celles dont le lien est arbitraire. Car pour les premières la connaissance à priori que nous avons de leur partie formelle nous épargne la moitié de la besogne. C’est cette connaissance, et, en général, toute connaissance à priori, que Platon doit avoir eue en vue quand il a dit qu’apprendre c’est se souvenir.

Quand on veut graver profondément quelque chose dans sa mémoire, il faut autant que possible le rapporter à une image sensible, soit directement, soit par un exemple, soit par une simple comparaison, ou une analogie, ou n’importe comment ; car, ce que l’on perçoit intuitivement adhère bien plus solidement que de simples pensées abstraites, à plus forte raison de simples mots. C’est pourquoi nous retenons bien mieux les événements qui nous ont arrivés que ceux que nous avons lus.