Schopenhauer et son disciple Frauenstaedt/01

La bibliothèque libre.
02  ►



SCHOPENHAUER


ET SON DISCIPLE FRAUENSTAEDT

I.

Si le disciple le plus actif d’un maître qui est mort, après avoir consacré pendant de nombreuses années toutes ses forces à en répandre, populariser, expliquer et défendre les idées, se décide à en publier la critique en même temps qu’il essaie d’en transformer le système, un tel événement doit exciter un intérêt bien différent de celui que présenterait la critique du premier philosophe venu. Dans ce cas on est certain de rencontrer la connaissance la plus exacte unie à une vénération personnelle qui cherche à montrer toutes les opinions sous leur jour le plus favorable et à maintenir partout au maître la position du philosophe non seulement le plus important mais du seul en possession de la vérité. S’il reconnaît qu’il y a dans le système des parties insoutenables, des points faibles et ayant besoin de correction, on peut admettre que cet aveu a coûté de longues délibérations et a été arraché péniblement au cœur comme un hommage à la vérité. Quand l’apologiste le plus zélé confirme ainsi les objections et les doutes émis par des plumes étrangères, on peut dire qu’il ferme toute une ère de polémiques, et s’il essaye de transformer le système par des modifications profondes, on peut y voir l’aveu que ces transformations sont nécessaires pour le faire vivre dans le temps actuel.

En ce sens, les Nouvelles lettres sur la philosophie de Schopenhauer par Frauenstaedt méritent l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux idées de Schopenhauer, qu’ils les partagent ou qu’elles leur soient antipathiques, et cette publication peut certainement être regardée comme l’œuvre relativement la plus importante de l’auteur. Si ces lettres sont une preuve que le temps de la divinisation de Schopenhauer est passé même pour ses adhérents les plus fidèles, il doit nécessairement arriver aussi que ses adversaires cessent de fulminer contre lui leurs anathèmes. Nous allons entrer maintenant dans une période d’appréciation historique et objective sine ira et studio, où les œuvres de ce grand penseur développeront seulement leurs résultats féconds.

« En honnête chercheur de la vérité » Frauenstaedt ne dissimule pas : « qu’il revient maintenant à la philosophie de Schopenhauer mais tout à fait différent de ce qu’il était en 1854 quand il publia ses premières lettres sur ce philosophe. « Ce changement de vue provient en partie des écrits postérieurs, des lettres et des manuscrits posthumes de Schopenhauer ; d’autre part, il est l’œuvre du temps et une conséquence des événements qui se sont produits dans la littérature philosophique. » Nous entendons par là non-seulement les écrits qui se rapportent soit à l’ensemble de la philosophie de Schopenhauer, soit à quelques-unes de ses parties, mais encore les nouveaux systèmes qui prétendent à en être une continuation ou un perfectionnement, tels que la Philosophie de l’inconscient par Hartmann, ou des systèmes qui, comme la théorie du développement de Darwin, semblent renverser les doctrines fondamentales de la philosophie de Schopenhauer. » Si la théorie darwinienne du développement est en opposition avec le système de Schopenhauer sur un point, seulement, à savoir sur la doctrine de l’éternité des idées et sur la durée infinie des espèces, la philosophie de l’inconscient touche partout plus ou moins à la philosophie de Schopenhauer et à la critique de Frauenstaedt.

Mon essai de transformation que Frauenstaedt regarde comme « une détérioration » se distingue déjà extérieurement du sien sous deux rapports. En premier lieu, il traite Schopenhauer avec une vénération personnelle, moi, avec l’impartialité de l’historien, c’est-à-dire il cherche comme tous les disciples à présenter les modifications (quand c’est possible), comme des interprétations destinées à mettre en lumière la véritable opinion du maître ; tandis que moi, n’ayant aucune prétention au titre de Schopenhauerien, je n’éprouve nullement le besoin de voir ce philosophe sous le jour où je serais heureux qu’il apparût pour l’époque actuelle, mais je tiens à le montrer tel qu’il se présente à nous comme phénomène historique d’une génération précédente. En second lieu Frauenstaedt prétend que le système de Schopenhauer est le seul conforme à la vérité et convenant au temps présent, et persiste à se tenir, comme son maître, à l’écart de tous les autres travaux philosophiques postérieurs à Kant. Moi, au contraire, je pense qu’il faut aujourd’hui ou rejeter tout le développement philosophique allemand remontant au-delà de la période de la culture intellectuelle ou l’admettre en totalité avec ses résultats essentiels. Il n’est plus permis de respecter une branche de cet arbre et non les autres. La division des partis dans le public confirme ma manière de voir. D’un côté on voit des adversaires de toute philosophie, de toute métaphysique, s’appuyant sur les sciences exactes et se sentant forts de leur accord avec les pays étrangers où la philosophie allemande n’a pas encore pénétré, et de l’autre côté les partisans de la philosophie qui s’efforcent de se maintenir au courant des différentes directions de notre développement philosophique. Le culte exclusif d’un seul philosophe du passé, qu’il s’appelle Schopenhauer ou Hegel, ne peut plus prétendre aujourd’hui à satisfaire l’intérêt que le public prend à la philosophie, même rajeunie par une transformation destinée à la mettre en rapport avec le temps actuel.

Comme je n’éprouve aucune vénération personnelle à l’égard de Schopenhauer, comme je le considère comme un phénomène historique du passé au même titre qu’Hegel et Schelling, et qu’ainsi mon essai de développement de la philosophie du premier est en même temps un essai de développement de celle de ces deux derniers, je comprends que Frauenstaedt ne partage pas mon point de vue et qu’il le critique comme une détérioration de la philosophie de Schopenhauer. Nous verrons que les raisons sur lesquelles Frauenstadt fonde son jugement, n’ont aucune valeur même considérées à son propre point de vue.


II — L’idéalisme subjectif.

Dans cet examen de l’essai de transformation de Frauenstaedt, il nous semble opportun de suivre plutôt l’exposition de Schopenhauer que la critique de Frauenstaedt, parce que le système de Schopenhauer est parfaitement bien coordonné dans toutes ses parties. Les deux premiers livres de son œuvre principale contiennent la partie théorique, le troisième la partie esthétique, la 4e la partie éthique de son système, et la partie théorique est divisée de façon que dans le 1er livre la théorie de la connaissance est posée comme la pierre angulaire et le fondement de toute philosophie, sur lesquels s’élève dans le second livre seulement l’édifice de sa métaphysique particulière. Or la théorie de la connaissance développée dans le premier livre est — Frauenstaedt le reconnaît aussi — l’idéalisme subjectif, c’est-à-dire la doctrine que toute réalité empirique des objets perçus doit être uniquement cherchée dans la conscience, dans le monde des phénomènes subjectifs. Elle s’appuie sur l’esthétique et l’analytique transcendentales de Kant, c’est-à-dire sur cette doctrine que les formes de l’intuition et de la pensée sont des produits spontanés de l’esprit, dont l’usage ne peut pas s’étendre au-delà du domaine des phénomènes subjectifs.

Dans Kant nous voyons parallèlement à cet idéalisme transcendantal des formes de la représentation, un réalisme transcendantal de la substance de la représentation, en tant que ce philosophe fait produire la matière de l’intuition par une causalité transcendantale de la chose en soi sur le sens extérieur. Schopenhauer rejette d’une façon absolue ce réalisme transcendantal de Kant justement parce qu’il repose sur l’usage transcendantal du concept de la causalité, contraire au principe de son idéalisme transcendantal[1]. Il voit dans ces derniers principes l’œuvre philosophique immortelle, éternellement impérissable, mais en même temps la seule soutenable de Kant dont l’évidence lui paraît élevée au-dessus de tous les doutes. À aucune époque de sa vie il n’a cessé de parler avec la plus grande admiration de Kant et de son idéalisme transcendantal ; jamais il n’a essayé de dissimuler le fait de la contradiction irréconciliable entre cette doctrine et l’admission d’une causalité transcendante de la chose en soi sur la faculté de la perception ; et il ne lui est jamais venu à l’esprit que la véritable manière de réconcilier les éléments contradictoires de la théorie de la connaissance de Kant était l’inverse de celle qu’il a suivie dans son œuvre principale. A aucune époque il n’a rétracté le moindre iota de son idéalisme relatif à la théorie de la connaissance et rien ne donne à Frauenstaedt le droit de prêter subrepticement à Schopenhauer sa propre manière de résoudre cette contradiction et de traiter ce philosophe comme si son idéalisme était simplement une erreur de jeunesse dont il ne faut pas lui tenir compte. Bien plus l’idéalisme subjectif est la base fondamentale du système de Schopenhauer, tel que l’histoire nous le présente, il joue le rôle de la matière colorante injectée dans le sang d’un organisme, qui en pénètre les tissus les plus fins et en détermine la couleur particulière jusque dans les moindres molécules.

Certainement Schopenhauer est idéaliste au point de vue de la connaissance, mais il est encore un réaliste métaphysique. L’idéalisme subjectif, poursuivi jusqu’à ses dernières conséquences, conduit, comme je l’ai montré ailleurs[2], à l'illusionnisme absolu dans lequel la chose en soi et le moi en soi deviennent une illusion, et le monde un simple rêve de la conscience sans rêveur. Schopenhauer croyait éviter ces conséquences en s’imaginant qu’il pouvait, par un mystérieux procédé intérieur, constater la chose en soi comme volonté, et c’est justement cette croyance qui lui donna le courage de rejeter sans aucun scrupule la base kantienne d’un réalisme transcendantal (la causalité transcendante).

Mais, en premier lieu, la dérivation prétendue directe de la chose en soi, telle que Schopenhauer la présente, n’en est pas une ; en second lieu, si elle en était une, elle établirait seulement l’existence du moi en soi, mais ne pourrait fournir la moindre explication de la chose en soi à côté du moi ; en troisième lieu, elle est en contradiction avec l’idéalisme subjectif tout aussi bien que le procédé par lequel Kant fait dériver la chose en soi de là causalité transcendante. Le premier et le troisième point paraissent toujours avoir échappé à l’esprit de Schopenhauer, mais non pas le deuxième. La conception de l’être proprement dit comme volonté pouvait bien expliquer le corrélatif transcendant du sujet de la représentation, mais jamais celui de l’objet de la représentation. Si un corrélatif transcendant de l’objet de la représentation est dérivé par un procédé quelconque, l’entendement peut certainement, par des raisonnements analogiques, en faire un moi, et par conséquent une volonté, mais l’acte du moi se concevant lui-même comme volonté ne peut jamais fournir le moindre point d’appui pour savoir si quelque corrélatif transcendant correspond ou non à l’objet de la représentation. Schopenhauer le reconnaît quand il avoue l’irréfutabilité de « l’égoïsme théorique », il se tire de la difficulté par une foi aveugle en ce qu’il confesse ne pas pouvoir démontrer, parce que l’égoïsme théorique semble inacceptable à son sentiment.

Plus tard il semble avoir eu une idée vague qu’on pouvait seulement triompher positivement de l’égoïsme théorique, s’il existe une correspondance réelle entre l’objet de la représentation et son corrélatif transcendantal[3]. Mais il ne semble nullement avoir eu conscience que, si on exclut l’harmonie préétablie, une telle correspondance spéciale peut seulement avoir lieu à l’aide de la causalité transcendante, et qu’en voulant l’établir il serait amené, contrairement à toutes ses opinions, à accepter la base kantienne du réalisme transcendantal (comme complément indispensable de la sienne) et à tomber dans la contradiction reconnue dans le système de Kant. Il aurait ainsi complètement rétracté les principes sur lesquels il était fermement convaincu d’avoir établi son système comme sur un fondement inébranlable. Or, Schopenhauer était l’homme le moins disposé à soumettre son système une fois fixé à une révision ou même à une reconstruction de fond en comble, certainement nécessaire s’il avait eu conscience de pareilles conséquences. Si réellement il a jamais eu une idée vague de fentes béantes dans son monumentum œre perennius, il a été certainement loin de penser qu’il fallait en enlever des assises entières, et il a cru pouvoir fermer ces fentes par de petits replâtrages sans remarquer combien ces derniers s’accordaient peu avec le reste de l’édifice.

De nombreux partisans de Schopenhauer voient encore aujourd’hui dans son idéalisme subjectif et dans le rejet du réalisme transcendental qui, dans Kant, lui est parallèle, non-seulement le fondement inébranlable, mais encore le mérite le plus grand et le plus durable de sa doctrine. Ils pensent que les replâtrages postérieurs sont seulement des lapsus calami pardonnables au penseur vieilli[4]. Cette manière de voir est certainement plus conforme à l’histoire que celle de Frauenstaedt, mais la sienne est plus conforme à la réalité. J’ai moi-même rompu complètement avec l’idéalisme subjectif de Kant et j’ai largement prouvé qu’il ne peut pas, et pourquoi il ne peut pas, y avoir une causalité immanente (entre les objets de la représentation) mais seulement une causalité transcendante (entre les choses et le moi). En conséquence, il faut chercher la conciliation entre les doctrines, idéaliste et réaliste, contradictoires de Kant par une méthode inverse de celle qui a été suivie par Schopenhauer. Mais j’ai fait voir également qu’on obtient ainsi, pour la formation d’un nouveau système, un point de départ diamétralement opposé à celui de Schopenhauer, et dont l’influence transformatrice doit être ressentie jusque dans les moindres filaments de l’organisme. Si Bahnsen et Frauenstaedt reconnaissent qu’il faut suivre la même voie, je ne puis que me réjouir de cet accord, mais je suis néanmoins obligé de protester contre la supposition historique que le système de Schopenhauer ait jamais donné ou pu donner accès à un réalisme fondé sur la connaissance théorique, fût-ce dans le même sens que celui de Kant, c’est-à-dire par rapport à la matière de l’intuition, distincte de sa forme.

Tant que la causalité transcendante est repoussée expressément comme contradictoire avec les principes inébranlables de l’esthétique et de l’analytique transcendantales, toute connaissance (ou plutôt toute acceptation à titre de foi) d’une correspondance ou d’une corrélation entre l’objet de la représentation et la chose en soi, peut seulement se rapporter à quelque chose d’inexplicable, au-dessus de la portée de notre intelligence, et que l’on peut chercher seulement dans ce phénomène subjectif immédiat qui (d’après Schopenhauer) est le commencement de la véritable unité métaphysique. En réalité la forme et la substance de l’intuition sont produites par l’âme d’une façon également spontanée et inconsciente, mais déterminées également dans l’acte concret de la production par la nature concrète de la chose en soi et par sa causalité transcendante. Par conséquent, la distinction établie pas Kant entre la forme et la substance est insoutenable sous tous les rapports et perd toute valeur avec les amoindrissements de Schopenhauer. La forme, l’énergie, la rapidité du mouvement et les autres déterminations par le temps et l’espace nous font connaître la nature réelle de la chose en soi tout aussi bien que la couleur, le son, etc. Frauenstaedt ne voudra certainement pas le nier du point de vue où il s’est placé ; Helmholtz aussi, dont il invoque l’autorité, est obligé, en qualité de naturaliste, de supposer que les formes du temps et de l’espace produites spontanément par l’âme sont, dans leur réalité concrète, conditionnées par l’action déterminée des sens aussi bien que les propriétés physiques de la sensation. Néanmoins la doctrine de Schopenhauer, telle qu’elle est exposée par Frauenstaedt, diffère encore essentiellement sous ce rapport du réalisme scientifique représenté par Helmholtz, même abstraction faite de cette différence bien plus profonde qu’en fait Schopenhauer reconnaît et admet seulement une causalité immanente, et que le réalisme scientifique admet seulement une causalité transcendante.

Pour défendre son interprétation de Schopenhauer, Frauenstaedt dit ce qui suit : là où un philosophe émet deux assertions contradictoires, on ne peut pas regarder toutes les deux, mais seulement l’une d’elles comme son opinion propre et véritable ; l’autre doit être considérée comme ayant été abandonnée. » Cette proposition est fausse. Les contradictions dans les idées d’un penseur original proviennent de ce qu’en partant de points de vue divers et de différents champs d’expérience, il arrive à des conclusions s’excluant réciproquement et dont il ne peut concilier la contradiction par une synthèse, faute de puissance spéculative. C’est à ses successeurs à trouver le point de vue plus élevé d’où l’on puisse reconnaître la vérité relative des assertions contradictoires. Mais si par une critique négative on élimine prématurément l’une d’elles, les systèmes sont sans doute débarrassés des contradictions, mais ils deviennent aussi plus vides, plus pauvres. C’est pourquoi il y a quelque chose à retenir de l’idéalisme subjectif et il ne faut pas le considérer comme tout à fait abandonné ; par lui nous arrivons à reconnaître que la chose (en soi) et l’objet (de la représentation) sont hétérogènes et que non-seulement la substance mais encore la forme de l’intuition sont produites uniquement par l’activité propre du sujet, avant qu’il en ait conscience (toutefois dans la mesure de la causalité de la chose). Voilà la vérité qui élève l’idéalisme subjectif au-dessus du réalisme naïf ; celui-ci identifie les choses et les objets, et de la chose fait entrer directement dans l’âme la substance et la forme de l’intuition. Par cette vérité l’idéalisme subjectif est réduit à n’être qu’un degré plus élevé dans le réalisme transcendantal, mais il perd aussi sa valeur indépendante et est anéanti à titre d’idéalisme subjectif (en opposition avec le réalisme). Cette sorte d’élimination par élévation à un degré supérieur ne peut certes plus être désignée comme une simple interprétation. Il ne peut plus être question d’interpréter l’idéalisme subjectif des écrits systématiques de Schopenhauer, d’après des velléités réalistes postérieures et isolées, mais de l’anéantir complètement, quant à ce qu’il est et prétend être, en l’élevant dans une sphère plus haute.

Si on suit cette voie, comme Frauenstaedt et Bahnsen l’ont fait on ne doit pas ignorer que, par ce seul procédé, on est déjà sorti du cadre du système fourni par l’histoire et qu’on l’a même positivement dépassé. Le tableau historique et fidèle de la doctrine de Schopenhauer doit nous la présenter telle qu’il l’a exposée lui-même dans un enchaînement systématique. Les contradictions qui s’y trouvent doivent être respectées comme un fait historique et on a simplement le droit d’y ajouter l’observation que plus tard Schopenhauer a montré çà et là des velléités réalistes, qui n’ont jamais pris une forme consistante et dont il n’a nullement aperçu les conséquences inévitables pour son système, Aucun historien n’aura jamais l’idée de vouloir reconnaître uniquement la 1er ou la 2e édition de la Critique de la Raison pure de Kant comme authentique ; mais il cherchera à présenter d’après les œuvres complètes de ce philosophe un tableau complet de sa doctrine, en y laissant les contradictions manifestes qui s’y trouvent. Déjà, dans le cadre de la 1re édition de l’ouvrage principal de Schopenhauer, nous voyons que l’idéalisme subjectif est en contradiction avec les autres parties du système (le réalisme métaphysique de la volonté, l’idéalisme objectif et la théologie réaliste, le matérialisme et la pitié à l’égard des autres individus). Mais ce fait ne peut pas fournir un prétexte pour éliminer l’idéalisme subjectif comme incompatible avec la véritable opinion de Schopenhauer, ainsi que Frauenstadt le demande à l’endroit déjà cité plus haut[5]. Surtout on ne peut plus voir dans une apologétique se rapportant à un système si profondément modifié un véritable essai de justifier Schopenhauer des contradictions et des inconséquences que ses adversaires lui reprochent à juste titre, dût cette transformation être parfaitement juste si on la considère seulement au point de vue doctrinal.


III. — La sphère de l’individuation.

Pour Schopenhauer l’idéalisme subjectif a une double importance ; d’un côté il est pour lui une garantie de l’unité de l’être du monde, et d’un autre côté il résout le problème de l’individuation. En posant avec raison l’espace et le temps comme le principium individuationis, il déduit de l’esthétique transcendantale de Kant, la conséquence rigoureuse que la pluralité est seulement possible dans le monde des phénomènes subjectifs, mais non pas dans la chose en soi, puisque l’espace et le temps ne doivent plus avoir aucune valeur au-delà de la sphère des phénomènes subjectifs. Ainsi l’unité de la chose en soi est rigoureusement prouvée et le problème de l’individuation se trouve résolu, parce qu’il est transféré du domaine réaliste de l’existence dans celui des phénomènes subjectifs. Si, avec Frauenstadt et Bahnsen, nous éliminons l’idéalisme subjectif du système de Schopenhauer, la prétendue solution idéaliste du problème de l’individuation n’est plus qu’une apparence illusoire et le monisme se réduit à ne plus être qu’une opinion personnelle sans aucun fondement. C’est donc en vertu d’une conséquence logique de l’élimination de l’idéalisme subjectif que Frauenstadt ne trouve pas dans Schopenhauer de solution véritable, c’est-à-dire réaliste, du problème de l’individuation et que Bahnsen s’est cru le droit de rejeter complètement le monisme de son maître et de soutenir que la pluralité des individus était réelle et éternelle. Frauenstadt n’a pas remarqué l’obligation où il se trouve de chercher de nouveaux fondements pour le monisme qu’il veut conserver. Il n’a pas vu que la solution donnée par Schopenhauer au problème de l’individuation n’en est pas une dans le cas où on rejette l’idéalisme subjectif. Il n’a cherché ni à baser le monisme sur de nouvelles preuves ni à résoudre le problème de l’individuation à son propre point de vue. Sa transformation présente donc des lacunes importantes que j’ai essayé de combler dans le sens du réalisme métaphysique de Schopenhauer[6].

Frauenstaedt est d’accord avec moi que la pluralité réellement existante des individus ne peut être cherchée ni dans la sphère de la volonté universelle absolument une, ni dans le monde subjectif des phénomènes d’une conscience individuelle, mais seulement dans une sphère moyenne qui doit être, à proprement parler, désignée comme la sphère de l’individuation et qui est, par rapport à l’unité de la volonté universelle, comme une manifestation, une objectivation ou un phénomène subjectif, mais qui est, par rapport à l’objet de représentation de la conscience, comme la chose en soi est à l’égard des phénomènes subjectifs. De même nous sommes d’accord que l’espace et le temps doivent être maintenus comme principium individuationis et sont, par conséquent, tout aussi bien des formes de l’existence réelle dans cette sphère de l’individuation ou des phénomènes objectifs, que des formes de l’intuition dans la sphère de la conscience. Mais ces deux points sont des interpolations dans le système de Schopenhauer qui le dérangent complètement et n’auraient pas été plus approuvées par ce philosophe qu’elles ne le sont maintenant par la majorité des Schopenhaueriens, décidés à rester fidèles à la vraie doctrine du maître.

Pour Schopenhauer, comme pour Kant, le mot phénomène a toujours désigné ce qui apparaît à un sujet qui perçoit, et un phénomène sans le sujet qui le perçoit aurait été à ses yeux un non-sens. Tous les endroits, que Frauenstaedt cite, pour les interpréter dans notre sens, peuvent être interprétés tout aussi bien et encore mieux dans le sens des phénomènes subjectifs, et même la manifestation ou objectivation de la volonté, dont parle Schopenhauer, ne doit pas être comprise comme quelque chose au-dessus et à côté du phénomène subjectif, mais comme le phénomène subjectif lui-même, en tant que celui-ci est entendu dans son rapport avec son corrélatif transcendant d’une volonté concrète. Le « passage » de la volonté aux formes du phénomène n’a pas d’autre signification dans Schopenhauer que le passage à une conscience, c’est-à-dire à l’état de représentation, et même l’expression « nature » n’est qu’un ensemble de phénomènes subjectifs dans leur enchaînement causal immanent. La moindre concession que Frauenstaedt lui-même soit obligé de faire, c’est de reconnaître que toutes ces expressions sont équivoques et que, par conséquent, ses interprétations dans le sens réaliste sont douteuses ; elles ne peuvent donc nullement contribuer à motiver son assertion que la véritable opinion de Schopenhauer a été la rétractation de son idéalisme subjectif.

V. — La causalité.

La sphère de l’individuation réelle placée entre l’unité du monde réel et le monde subjectif des phénomènes, cette sphère inconnue de Schopenhauer n’est pas seulement celle de l’espace réel et du temps réel, mais encore celle de la causalité réelle, tandis que l’espace, le temps et la causalité, en qualité de formes subjectives de l’intuition et de la pensée, représentent uniquement des images idéales de ces formes réelles de l’existence. Cette manière de voir doit nécessairement être repoussée comme très-hérétique par Schopenhauer et les vrais Schopenhaueriens, et Frauenstaedt, en voulant, dans sa 23e et sa 24e lettre, prouver que son maître reconnaissait une causalité réelle, c’est-à-dire qui dépasse la conscience, démontre le contraire de ce qu’il veut prouver. Schopenhauer ne reconnaît absolument qu’une causalité immanente des objets de la représentation, et le soin avec lequel il maintient les limites du domaine de la causalité se montre aussi en ce qu’il refuse opiniâtrement de comprendre sous le concept de causalité tout influxus qui ne rentre pas dans ces limites. Il est ici question principalement de l’influence de la volonté sur le monde des phénomènes, ou encore de celle des forces de la nature sur les phénomènes de la nature, ainsi que sur l’action réciproque qu’exercent l’un sur l’autre le sujet et l’objet.

Schopenhauer admet que tout changement est le produit de deux facteurs, dont l’un est intérieur, constant, et l’autre extérieur, variable ; mais le premier est à ses yeux le principe ou l’essence des phénomènes, et le second seulement est la cause qui reçoit du premier « la possibilité d’agir. » Il avertit de ne pas confondre la force et la cause, il soutient que la volonté n’est jamais cause et il restreint toutes les causes à des causes occasionnelles[7]. Tout cela est parfaitement logique au point de vue de la causalité immanente, puisque la force ou la volonté, si elles sont reconnues comme cause, le sont du même coup comme causes transcendantales, ce que Schopenhauer ne veut pas et ne peut pas admettre. Par là on voit combien est vain l’essai de Frauenstaedt de fonder la réalité de la causalité, dans le sens transcendant, sur ce fait que les forces de la nature sont des causes réelles, et de démontrer ainsi le réalisme de Schopenhauer ainsi que sa répudiation de l’idéalisme subjectif. On peut en dire autant de ses efforts pour démontrer qu’il existe dans le système de Schopenhauer une causalité réelle entre l’objet et le sujet, et il faut encore ajouter qu’il confond constamment d’un côté la chose (en soi) et l’objet, de l’autre côté le sujet réel de la fonction de représentation et le sujet idéal de la représentation. Dans Schopenhauer le sujet et l’objet ne sont tous les deux que des produits similaires des phénomènes subjectifs, pour ainsi dire les deux pôles inséparables de la représentation consciente. Ainsi compris, ils ne peuvent exercer l’un sur l’autre aucune influence, ni aucune action causale dans le sens de Schopenhauer, ni aucune autre quelconque. Ce sont des concepts corrélatifs comme à droite et à gauche, en haut et en bas, cause et effet, etc., dont chacun est sous-entendu en présence de l’autre eo ipso. Il en est autrement, si on ne prend plus le sujet et l’objet dans leur signification subjective idéale, comme pôles de la représentation consciente, mais comme représentants des corrélatifs transcendants qui leur correspondent, c’est-à-dire du moi en soi et de la chose en soi. Alors l’objet de la représentation nous apparaît naturellement sous l’influence de l’activité productrice du moi en soi et sous celle de la causalité transcendante de la chose, en soi affectant le sens extérieur et indiquant en même temps que le moi est affecté. Mais nous savons que Schopenhauer — si nous examinons son système sous son vrai jour — ne partage nullement cette manière de voir. Chez lui la correspondance pressentie et admise entre l’objet de la représentation et la chose en soi, reste comme un problème insoluble, qui ne peut en aucun cas être expliqué par la causalité, et l’activité productrice du moi en soi tombe sous le concept de la manifestation de la force, qui ne peut pas non plus être confondue avec la causalité. Mais si nous prenons l’idéalisme subjectif encore plus rigoureusement dans le sens de Schopenhauer jeune, nous devons remarquer que la dualité apparente de la chose en soi et du moi en soi ne peut pas être réelle au fond, mais seulement une fausse imagination résultant de l’usage transcendantal de catégories immanentes (pluralité, etc.). Il ne peut donc nullement être question de l’influence réciproque de l’un sur l’autre, parce qu’en réalité les deux n’en font qu’un. Tout le problème se réduit donc à ce que la production de la représentation déterminée (avec ses deux pôles sujet et objet) est une manifestation concrète de l’identique moi en soi = chose en soi, et comme telle n’a rien de commun avec le concept de causalité.

V. — La motivation.

En tout cas, il reste exact, même à ce point de vue, qu’aucun acte et par conséquent aucune causalité n’est possible sans volonté ; en effet, les deux facteurs concourant nécessairement à l’acte, aucun des deux ne peut exercer une action efficace sur l’autre, c’est-à-dire aucun changement ne peut devenir cause, sans qu’une volonté fonctionne comme force productrice, et une volonté ne peut pas se manifester comme vouloir concret, s’il n’y a pas de cause occasionnelle, c’est-à-dire de motif. En aucun cas cependant, Schopenhauer n’aurait approuvé la manière dont Frauenstaedt et Bahnsen ont compris sa doctrine, comme si la causalité du motif s’étendait à la volonté, comme si le motif était la cause du fonctionnement de la volonté. Mais il faut que telle soit Topinion de Frauenstaedt, puisqu’il croit pouvoir déduire de la causalité du motif et de l’identité de la causalité à tous les degrés de la nature, la réalité de la causalité dans le sens transcendant. Bien plus, la véritable opinion de Schopenhauer est que le vouloir concret comme fonction temporaire incline déjà du côté du phénomène, c’est-à-dire du phénomène subjectif ; que par conséquent la causalité du motif reste tout à fait dans la sphère immanente, en tant qu’elle n’aide pas à déterminer le vouloir en lui-même, mais seulement le contenu de l’acte déterminé de la volonté, comme phénomène subjectif temporaire. D’après lui tout acte particulier de la volonté a un motif, la volonté en général (comme affirmation de la volonté ou comme volonté de vivre) n’en a pas ; de même, d’après lui, chaque acte particulier a une fin, le vouloir dans son ensemble n’en a pas, et d’après le texte, la fin du vouloir doit être comprise comme le but conscient ou le contenu conscient du vouloir[8].

Frauenstaedt combat la doctrine métaphysique juste et profonde de Schopenhauer : que le vouloir en général n’a ni but, ni motif ; Bahnsen fait de même ; mais en cela, ce dernier est dans son droit à son point de vue ; Frauenstaedt, au contraire, est dans son tort. En effet, Bahnsen nie une volonté universelle une et absolue, et en revanche il attribue à la volonté individuelle une substantialité et une aséité éternelle ; mais Frauenstaedt accepte la volonté universelle une et identique, et nie la substantialité et l’aséité des volontés individuelles. Bahnsen s’appuie par conséquent sur le caractère intelligible ; il admettrait que, s’il y avait une volonté absolue, celle-ci ne pourrait pas être pensée comme caractère (ni comme une volonté avec une substance concrète ou but). Frauenstaedt, au contraire, qui attribue l’aséité seulement à la volonté universelle et met avec raison tous les caractères individuels dans la sphère des phénomènes (objectifs), est obligé de reconnaître que le dernier fondement intime de chaque action particulière est situé dans cette sphère métaphysique du Tout Un, c’est-à-dire en dehors de tous les caractères individuels et de leurs buts individuels. Si l’on parle de la volonté dans le sens de la volonté individuelle avec un caractère individuel déterminé, il est certain que c’est la volonté qui transforme les représentations naissantes en motifs, c’est-à-dire qui leur donne la puissance d’agir (je ne l’ai jamais compris ni exposé autrement) ; mais si l’on parle de la volonté dans le sens du principe existant en dehors de la sphère des phénomènes et les déterminant, alors il ne peut pas être question d’un caractère, c’est-à-dire d’une préforrnation du contenu éventuel de la volonté par la nature même de la volonté.

C’est justement en cela que se dévoile alors le sens le plus profond de la motivation, comme détermination de la représentation par la représentation (non de la volonté par la représentation), c’est-à-dire que le contenu représentatif de la volonté universelle (et non cette dernière elle-même) est seul en contact avec des motifs ; et c’est uniquement parce que les individus sont des phénomènes, existant déjà par la spécification de la substance absolue de la volonté (c’est-à-dire de l’idée), que se produit chez eux l’apparence d’une causalité exercée par les motifs sur la volonté elle-même. Frauenstaedt, en prenant cette apparence pour une vérité métaphysique, rejette la vérité plus profonde que son maître avait déjà possédée (l’absence de but et de motif dans la volonté universelle) et me combat parce que je reste attaché à cette vue importante de la métaphysique de Schopenhauer.

De même qu’en général la valeur durable de l’idéalisme subjectif réside dans l’intelligence de cette vérité, qu’en somme le problème de la connaissance pourra seulement être résolu à l’aide d’une hypothèse idéaliste, de même en particulier la valeur de l’idéalisme subjectif pour le problème de la motivation consiste dans cette notion que ce problème aussi peut seulement être résolu à l’aide de l’hypothèse suivante : dans le processus de la motivation, ce n’est pas la volonté en elle-même tout à fait hétérogène à la représentation, mais seulement une forme idéale de la volonté qui est altérée et modifiée. Dans les deux cas, l’erreur provient seulement de ce que l’hypothèse idéaliste est prise dans le sens subjectif. De cette façon il en résulte une solution seulement apparente des problèmes, qui ne satisfait pas à la longue et entraîne à des contradictions avec d’autres parties du système. Ainsi la théorie subjective de la motivation de Schopenhauer tombe dans cette contradiction que d’après elle l’action des forces de la nature sur des causes extérieures devrait seulement être comprise en prenant la nature dans le sens de mon monde de phénomènes subjectifs, par conséquent uniquement comme fonction de ma volonté ; ce qui réduirait les forces de la nature à n’être qu’une fausse apparence, en tant qu’actions volontaires indépendantes. C’est pourquoi la théorie subjective idéaliste de la motivation de Schopenhauer réclame certainement une correction, non pas une correction qui en écarte le caractère idéaliste, mais qui l’élève de la sphère de l’idéalisme subjectif dans celle de l’idéalisme objectif. Cette correction seule assure une valeur incontestable au fondement métaphysique du réalisme de la volonté ; elle indique en même temps la transition d’un idéalisme restreint à un réalisme idéal dont toutes les parties s’harmonisent, et vers lequel notre époque tend évidemment, dans tous les domaines de la science. Frauenstaedt a franchi ce pas comme moi pour l’idéalisme subjectif de Schopenhauer en général. Si dans ce cas particulier il refuse de le franchir, il faut s’en étonner, d’autant plus qu’il soutient la valeur métaphysique de l’idéalisme objectif de Schopenhauer (ce que Bahnsen ne fait pas).

VI. — La généralisation de la conscience.

Si l’on veut établir sérieusement l’identité de la volonté à tous les degrés de la nature, et par conséquent aussi l’identité du processus de la manifestation de la force par l’intervention de motifs, excitations ou causes, il faut que l’obéissance à la cause occasionnelle de la part de la force, ou la perception de l’excitation, ou la conscience du motif soient également reconnues comme identiques à tous les degrés de la nature. Cette faculté de la force ou de la volonté de sentir ou de percevoir la cause occasionnelle (cause, excitation ou motif) de leur manifestation est « un sentiment » ou « une conscience » du motif ; ou, en d’autres termes, la généralisation de la volonté ou de la motivation de Schopenhauer entraîne à sa suite, comme conséquence nécessaire, la généralisation de la sensation ou de la conscience pour tous les degrés de l’objectivation de la volonté, et Frauenstaedt a parfaitement raison de faire vivement res sortir l’inévitabilité de cette conséquence que Schopenhauer indique seulement d’une façon timide.

Dans la Philosophie de l’Inconscient j’ai, en m’appuyant sur Leibniz, montré cette conséquence avant Frauenstaedt et Drossbach[9], j’ai expliqué les conditions générales et la genèse de la sensation et de la conscience. Partout j’ai fortement insisté sur ce point : que toute obéissance subjective a une impulsion, toute perception d’une excitation ou toute sensation d’une impression doit être eo ipso consciente ; car si elle ne se produit pas à l’état conscient, elle ne se produit pas du tout. De même, j’ai établi une distinction extérieurement reconnaissable entre des faits souvent cités et ceux de l’inconscient, et j’ai averti expressément de ne pas confondre la représentation inconsciente avec la sensation confuse, même pour le cas où cette dernière reçoit, en tant que perception de centres nerveux inférieurs, un caractère relativement inconscient, c’est-à-dire inconscient pour le centre principal de la conscience dans l’organisme.

Il est évident que dans la réalité la perception confuse et la représentation inconsciente se confondent partout, mais en théorie il faut qu’elles soient rigoureusement séparées. Car la sensation a ses degrés inférieurs où la perception vague, obscure, incomplète rentre dans le concept de la conscience et, par conséquent, est opposée à la partie représentative (ou idée) de l’inconscient. Si cependant Frauenstaedt confond la conscience généralisée et l’idée inconsciente dans sa transformation de la téléologie de Schopenhauer, il agit ainsi contrairement à ma manière de voir. Mais il m’est absolument impossible de comprendre comment il lui vient à l’esprit de m’attribuer sa confusion erronée. En effet, il prétend que mon système est, non pas une amélioration, mais une détérioration de celui de Schopenhauer. Sa raison principale est qu’au lieu de subordonner comme Schopenhauer la représentation à la volonté, j’établis entre elles une coordination et des droits égaux ; mais par représentation il entend ici expressément la généralisation de la conscience. Or, j’ai toujours admis et défendu la doctrine de Schopenhauer sur le primat de la volonté dans la conscience, c’est-à-dire j’ai toujours soutenu que la représentation consciente était subordonnée à la volonté et d’une nature secondaire et dérivée. Cette subordination existe même pour le degré le plus élevé de l’intelligence humaine, à plus forte raison pour la sensibilité obtuse des degrés inférieurs de la nature. J’ai seulement maintenu une coordination de l’intelligence avec la volonté pour la véritable représentation inconsciente, jamais pour la conscience généralisée. Le deuxième défaut de mon système comparé à celui de Schopenhauer (naturellement sous la forme nouvelle qu’il lui a donnée), Frauenstaedt le trouve en ce que j’admets à côté de cette perception vague (qu’il reconnaît comme moi), une représentation absolument inconsciente ; mais on verra, en premier lieu, que dans son essai de transformation il admet également cette représentation absolument inconsciente et peut encore moins que Schopenhauer s’empêcher de la reconnaître[10]. En second lieu, on verra qu’il lui est impossible de refuser à cette représentation inconsciente (dès qu’il aura cessé de la confondre avec la conscience généralisée) la coordination avec la volonté.


VII. — La Téléologie.

Dans la Philosophie de l’inconscient j’ai cherché à démontrer l’hypothèse de la représentation inconsciente en première ligne par des raisons téléologiques. Je vais donc tout d’abord considérer à quel point de vue Frauenstaedt se place dans son essai de transformation à l’égard de la téléologie. Dans ses idées sur la téléologie, Schopenhauer flotte entre l’idéalisme subjectif et l’idéalisme objectif (ou réaliste). C’est le premier qui domine dans son ouvrage principal où il s’appuie sur la Critique du jugement de Kant ; dans ses écrits postérieurs, par exemple dans celui sur la volonté dans la nature, il incline davantage vers le réalisme, sans avoir rompu cependant avec l’idéalisme, ou sans qu’il ait conscience de la différence entre ces deux manières de voir et de l’impossibilité de les concilier.

La théorie subjective de Kant consiste en ce que la nature réelle ne renferme en elle-même aucune finalité, mais que cette dernière y est introduite par le jugement entraîné par une tendance irrésistible de sa nature. Les considérations téléologiques ont donc seulement de la valeur en tant que la nature est le produit de notre représentation, c’est-à-dire consiste en phénomènes subjectifs ; mais elles n’ont aucune valeur transcendantale, c’est-à-dire elles ne trouvent aucune application dans la nature, si on entend par cette dernière un monde de choses en soi ; elles sont, comme la causalité, une vérité, pour le monde des phénomènes subjectifs, mais, de même que la causalité, une illusion trompeuse par rapport à un monde existant indépendamment de notre conscience[11].

Ce qui manque dans cette théorie, c’est d’essayer d’expliquer comment l’intellect arrive à introduire un principe téléologique dans les objets qui ne doivent cependant avoir aucune cause finale. Schopenhauer a essayé de combler cette lacune d’une manière très-ingénieuse, sans cependant sortir du cadre du subjectivisme dans la téléologie. Il s’appuie sur ce que la pluralité du successif et du coexistant est également engendrée par les formes subjectives de l’intuition du temps et de l’espace, tandis que l’acte simple de la volonté ou l’idée objective, correspondant à la perception subjective comme chose en soi, est en dehors du temps et de l’espace. Si l’on veut donc maintenir une certaine corrélation intime entre les objets de la représentation et la chose en soi, il faut transporter l’unité de la chose en soi dans la pluralité des représentations, comme une sorte de rapport simple de ces dernières avec un centre idéal, qui est la cause finale.

Contre cette explication il y a trois objections à faire. En premier lieu, nous n’y trouvons pas la preuve que la forme de rapport simple introduite dans la pluralité des représentations est réellement le concept de finalité et pas un autre concept de relation. De prime abord, on serait plutôt disposé à conjecturer que l’harmonie ainsi exigée peut se manifester d’une manière très-différente et très-variée, premièrement comme unité idéale dans la variété, c’est-à-dire comme beauté, mesure, symétrie, etc., ensuite comme causalité, action réciproque, et sous beaucoup d’autres formes, parmi lesquelles se trouve peut-être aussi le rapport de finalité. En second lieu tout l’essai d’explication est réduit à néant, si l’on reconnaît comme insoutenable la théorie de Schopenhauer que l’acte concret de la volonté, déterminé quant à son contenu, ou l’idée objective, est en dehors du temps et de l’espace, et existe au-delà de la sphère de l’individuation et de la pluralité. En troisième lieu enfin, cet essai d’explication perd toute valeur si l’on admet que Schopenhauer soutient à tort que l’unité métaphysique devient pluralité tout d’abord par les formes subjectives de l’intuition dans la conscience. Frauenstaedt combattant l’existence de l’idée en dehors du temps et de l’espace, telle que cette explication la suppose, et ayant rejeté l’idéalisme subjectif comme un système faux, l’essai d’explication de Schopenhauer a perdu pour lui toute valeur positive, et je ne puis comprendre comment il peut citer les passages de Schopenhauer relatifs à cette question comme des preuves des opinions réalistes de ce philosophe en matière de téléologie. Car si l’admiration de l’harmonie des parties dans la représentation résulte seulement d’une fausse interprétation de cette harmonie par l’intellect, cela revient à dire que la doctrine téléologique repose sur une illusion trompeuse et sur une méconnaissance de la véritable source de cette harmonie par laquelle tout concept de finalité est éliminé. Si nous écartons la fausse interprétation de l’entendement, c’est-à-dire la manière dont nous nous représentons la cause finale, il ne reste pas, comme Frauenstaedt le suppose à tort, la finalité en soi, mais l’unité métaphysique de l’essence de la volonté, qui est en dehors de toute téléologie comme de toute causalité. De cette doctrine de Schopenhauer il n’y a donc rien à retenir ; elle doit avoir nécessairement le sort de son idéalisme subjectif.

Mais parallèlement à la précédente, nous trouvons dans Schopenhauer une autre conception réaliste de la téléologie qui trouve surtout son expression dans la considération de l’instinct et de l’activité organique avec leur finalité si parfaite. Frauenstaedt a raison de la conserver et il la développe dans sa 31e lettre. Il a également raison de rappeler à cette occasion la nécessité, exposée auparavant, d’une généralisation de la conscience et de la sensibilité, et il présente celle-ci comme un complément indispensable pour l’intelligence de la vie instinctive dans les animaux et les plantes. Mais il se trompe en croyant que cette sensibilité confuse, certainement nécessaire pour la transmission des motifs et des excitations, peut offrir une compensation de la représentation inconsciente créatrice et de son anticipation de l’avenir..D’un autre côté il dit lui-même dans sa critique de la première édition de ma Philosophie de l’inconscient : « Schopenhauer place même la sagesse inconsciente de la nature, qui se manifeste dans l’intelligente formation des organismes, dans les instincts artistiques et autres, dans le choix du sexe, beaucoup au-dessus de toute la sagesse consciente des hommes. Le savoir inconscient de la volonté de la nature est à ses yeux bien supérieur à tout le.savoir conscient des esprits individuels des hommes. Nous voyons déjà, par la grande importance attribuée par Schopenhauer à l’intuition, à la divination, à la clairvoyance comme à un savoir franchissant les limites du temps et de l’espace (que l’on compare les traités sur le but apparent dans la destinée de l’individu ; et les visions avec ce qui s’y rattache dans le premier volume des Parerga), nous, voyons, dis-je, par là qu’il a non-seulement connu la représentation inconsciente, mais qu’il en a reconnu et fait ressortir l’importance plus que tous les autres philosophes avant lui. Et dans son traité : Arthur Schopenhauer et ses adversaires, Frauenstaedt dit : Si Schopenhauer, tout en reconnaissant des lois et un but dans les actes de la volonté de la nature, refuse à cette dernière la connaissance, il faut, pour se rendre bien compte de cette opinion, voir quelles en sont les raisons. Par connaissance, Schopenhauer entend cette fonction cérébrale par laquelle la volonté individuelle d’un animal arrive à l’intuition des objets qui sont pour elle des motifs.

Cette fonction, qui ne peut franchir les limites du temps et de l’espace et qui entre seulement en activité à un certain degré de la nature, est, aux yeux de Schopenhauer, beaucoup trop restreinte, trop subordonnée, pour être attribuée à la volonté de la nature. Les œuvres de la nature sont, d’après ce philosophe, tellement au-dessus de celles produites par l’intelligence humaine, ces dernières, comparées aux premières, sont si ineptes que si l’on devait attribuer de la connaissance à la nature, il faudrait lui en accorder une toute différente, supérieure en élévation, en sagesse, en pénétration à celle de l’intellect animal (cerveau), la seule qui nous soit connue. Schopenhauer, qui a su pénétrer si profondément dans la finalité intérieure de la nature et en admirer la sagesse, à la condition toutefois que cette connaissance de la volonté de la nature, s’élevant au-dessus des bornes de l’espace et du temps, cette clairvoyance, dont on trouve encore des vestiges dans la clairvoyance des somnambules et dans l’instinct, eût été différente et bien au-dessus de la connaissance restreinte de l’individu animal.

Si cette « sagesse inconsciente de la nature » est, d’après la propre doctrine de Schopenhauer, « un savoir bien supérieur à toute la sagesse consciente des hommes, » infiniment au-dessus de tout le savoir conscient des esprits humains individuels, dépassant les limites du temps et de l’espace, et si de son côté Frauenstaedt admet cette conséquence de la philosophie de Schopenhauer, il est cependant obligé de m’accorder que « cette connaissance toute différente, supérieure en sagesse et en pénétration, » doit nécessairement occuper par rapport à la sensibilité confuse des organismes inférieurs ou des centres nerveux secondaires, un rang bien plus élevé que par rapport aux formes les plus hautes de la sagesse et de l’intelligence humaine. Si le cerveau humain impose déjà à la connaissance qu’il produit des bornes qui le rendent incapable de diriger la volonté de la nature, cette même incapacité doit à plus forte raison exister pour les ganglions inférieurs ou pour le protoplasma végétal. La perception confuse peut seulement porter à la conscience la connaissance d’états présents (des objets extérieurs ou de l’organisme propre). Mais elle produira bien difficilement cette anticipation de l’avenir qui forme dans l’instinct, comme dans le développement organique, le trait saillant de l’activité téléologique de la représentation inconsciente. La finalité de la représentation inconsciente dans l’instinct n’est qu’une continuation de celle qui préside au développement organique, mais celle-ci précède la naissance de l’organe dont le fonctionnement produit seulement la sensibilité confuse ou perception. Par conséquent, la représentation inconsciente est doublement préexistante à la perception confuse, et celle-ci ne peut pas être identifiée avec celle-là, parce qu’elle en est séparée par la formation intermédiaire des organes, et, d’un autre côté, elle ne peut pas être regardée comme la cause de la naissance des organes, puisqu’elle en est l’effet. Une intelligence très-développée, douée d’une conscience claire et vive, peut seule dans le domaine de ses expériences tirer des perceptions présentes certaines conclusions anticipant l’avenir ; une intelligence n’ayant que des sensations confuses et une conscience obscure, peu développée, n’en sera guère capable. La première découvre l’avenir à l’aide de sa réflexion discursive ; dans la seconde, cette réflexion sera rarement assez développée, pour qu’elle puisse, avec son aide, découvrir quelque chose de l’avenir. Mais dût-elle même posséder cette faculté, celle-ci ne pourrait pas produire cette anticipation de l’avenir, qui seule peut être attribuée à la sagesse inconsciente de la volonté de la nature, c’est-à-dire une anticipation irréfléchie, intuitive, divinatoire.

De toutes ces raisons il faut conclure que Frauenstaedt a échoué dans sa tentative de chercher l’intelligence téléologique de la volonté de la nature dans la conscience généralisée. Il a confondu la perception confuse et la représentation inconsciente, et cependant la connaissance de la philosophie de l’inconscient aurait dû le préserver de cette confusion. Il lui reste seulement deux partis à prendre ; ou bien il est obligé de rejeter tout principe téléologique et d’embrasser le point de vue du Darwinisme qu’il combat par de bonnes raisons (dans sa 29e lettre) dans la personne du critique anonyme de la philosophie de l’inconscient ; ou bien il faut qu’il développe les indications de Schopenhauer relativement à une sagesse inconsciente de la volonté de la nature, c’est-à-dire qu’il reconnaisse dans la volonté une intelligence irréfléchie, intuitive, affranchie des bornes de toute conscience cérébrale (c’est-à-dire inconsciente) et élevée au-dessus d’elle (supra-consciente), c’est-à-dire qu’il embrasse le point de vue de la philosophie de l’inconscient. Cette décision lui est imposée par la position qu’il a prise dans ses Nouvelles lettres à l’égard de la force vitale et de la théorie des idées de Schopenhauer :

« La cause finale est une cause qui agit d’après des lois, et une force, tout aussi bien que les prétendues causes efficientes. La première est seulement une cause se mouvant dans une sphère plus élevée, dominante, ayant à son service les causes mécaniques et chimiques. » « Dans l’opposition existant entre la force organisatrice et la matière susceptible d’être organisée, il y a, par conséquent, uniquement une force en face d’une autre force, à savoir une force organisatrice en face de forces inorganiques. La première est aussi naturelle et agit aussi bien d’après des lois que les dernières. Elle s’en distingue uniquement comme une force supérieure se distingue des inférieures, et suit seulement d’autres lois. » Il est à noter « qu’elle n’agit pas comme les forces de la nature inorganique simplement sur la matière, mais encore sur la forme. Son activité consiste justement dans la production et la conservation de cette forme. »

Il n’est pas question ici de critiquer l’expression : force vitale, que Schopenhauer choisit en conformité avec les opinions scientifiques de son époque pour désigner le principe organisateur ou formateur ; il suffit d’indiquer qu’elle est rejetée actuellement par les sciences naturelles, parce qu’elle fait naître l’idée fausse que le principe organisateur peut être une force matérielle ou mécanique du même ordre que les autres forces de la nature[12]. En fait Schopenhauer et Frauenstaedt pensent comme moi que c’est un principe immatériel, physique, qui n’est lié ni à une matière déterminée (fluide nerveux) ni à certains atomes centraux des organismes, et dont les effets ne sont pas rapportés, comme ceux de toutes les forces de la nature, en vertu d’un pouvoir centripète ou centrifuge, à un point déterminé de l’espace que l’on regarde comme le siège imaginaire de la force. Schopenhauer était d’autant moins en état de se faire une idée nette de la différence existant entre le principe organisateur et les forces matérielles qu’il lui manquait encore relativement à ces dernières le concept de la force mécanique (c’est-à-dire déterminée dans l’espace), et qu’elles lui apparaissaient vaguement sous le concept obscur d’action dynamique.

Frauenstaedt aurait dû traiter ce point avec une précision plus en rapport avec l’état actuel des sciences naturelles. Nous retenons simplement ce fait qu’il reconnaît aussi que le principe organisateur, destiné particulièrement à réaliser la téléologie dans la nature, est une idée dans le sens attaché par Schopenhauer à ce mot. Seulement il ne veut pas admettre que ce soit une idée simple, ou une représentation simple sans le pouvoir de se réaliser elle-même, c’est-à-dire sans énergie de volonté ou sans force créatrice. Mais, en vérité, je ne connais pas de philosophie comprenant sous les idées de la nature de simples idées privées de la puissance de se réaliser. Dans le langage abstrait seulement on peut désigner le principe organisateur comme simple « idée de la vie. » Dans la réalité, le principe organisateur peut uniquement tendre à réaliser une forme concrète tout à fait déterminée ; il doit donc être lui-même une idée de forme concrète et tout à fait déterminée. Dès que l’on prend « la force vitale » pour une idée, il faut reconnaître en elle le collectif comprenant toutes idées d’organisation, ou, en d’autres termes, l’idée totale de la nature organisée renfermant en elle toutes les idées particulières de la nature comme ses parties idéales.

Ainsi la téléologie réaliste de Schopenhauer aboutit à sa théorie de la force vitale, mais celle-ci reçoit de son côté son développement concret dans sa théorie des idées. C’est pourquoi j’ai pu employer plus haut sa conception réaliste et sa conception objective, idéaliste, comme deux concepts identiques. D’autre part, la représentation inconsciente de la volonté finale de la nature (cherchée à tort par Frauenstaedt dans la sensation confuse) apparaît comme l’idée objective de Schopenhauer. Frauenstaedt reconnaît aussi que cette dernière « loin d’être simplement une représentation subjective dans le sens (subjectif) idéaliste, est plutôt la révélation première la plus immédiate, la plus générale et la plus adéquate » de la volonté primordiale, qu’elle est donc préexistante aux objets et aux individus produits seulement par son intermédiaire d’une façon médiate et secondaire.

VIII. — L’idée.

La théorie des idées de Schopenhauer doit être considérée d’après sa propre indication comme une combinaison des doctrines de Kant et de Platon. De même que l’antithèse kantienne du phénomène et de la chose en soi lui a fourni l’antithèse de la représentation et de la volonté, de même il a transformé l’antithèse kantienne du monde phénoménal et du monde nouménal en son antithèse de la représentation subjective et de l’idée objective. S’il a établi une connexion entre cette dernière et la théorie des idées de Platon, il y était historiquement autorisé en tant que Kant lui-même a été induit à confondre l’être en soi et l’intelligible par des réminiscences de la théorie de la connaissance de Leibniz, laquelle s’appuyait de son côté sur l’idéalisme de Platon. Mais aucun homme familiarisé avec ce philosophe ne soutiendra qu’il faille considérer la prétendue résurrection de son idéalisme dans les œuvres de Schopenhauer comme une restauration fidèle de la théorie grecque des idées. Bien plus, il me semble que Schopenhauer a vu le philosophe grec surtout à travers les lunettes de Schelling qui, dans sa philosophie naturelle, dans les parties esthétiques de son idéalisme transcendental et même dans son dialogue « Bruno » a tenté, avec assez de succès, de ressusciter le platonisme quinze ou vingt ans avant Schopenhauer.

Celui-ci, en soutenant d’un côté avec Platon que l’idée est préexistante aux individus réels, et en prenant d’autre part les principes de l’idéalisme transcendantal de Kant comme, point de départ inébranlable de sa philosophie, devait nécessairement refuser au monde objectif des idées, ces formes d’intuition et de pensée qui, d’après Kant, valent exclusivement dans la sphère des phénomènes subjectifs. Il était donc obligé de déclarer que l’idée est élevée au-dessus du temps et de l’espace, et il soutenait sérieusement cette prétention étrange malgré la contradiction de notre intuition esthétique qui reconnaît justement, dans les rapports de la forme avec l’espace et dans les rapports du rhythme avec le temps, le moyen de produire de la beauté idéale. Il objectait à cela que l’idée proprement dite n’était pas cette forme que je voyais dans l’espace, mais son essence intime, quoique cette « essence intime » soit évidemment un concept tout à fait obscur, insaisissable. La répudiation de l’idéalisme subjectif aurait seule pu amener Schopenhauer à convenir que ridée en elle-même (et non simplement sa reproduction par notre intuition esthétique) renferme le temps et l’espace dans le sens idéal ; mais même alors la proposition reste encore vraie que l’idée n’est pas dans le temps et l’espace réel. Si ceux-là avaient raison qui considèrent l’idéalisme objectif de Schopenhauer comme une hypothèse créée uniquement dans un intérêt esthétique, il serait tout à fait impossible d’expliquer psychologiquement pourquoi ce philosophe ne veut pas admettre ce fait palpable que l’intuition artistique se meut dans les formes du temps et de l’espace. Mais de ce qu’il cherche l’idée proprement dite dans « l’essence intime » de cette intuition, placée en dehors de l’espace, il ressort clairement qu’il a été poussé par un intérêt éminemment métaphysique, à fondre ensemble le monde nouménal de Kant et le monde des idées de Platon, et qu’il s’est seulement servi accessoirement de cette hypothèse métaphysique dans un intérêt esthétique.

D’après Schopenhauer, l’idée doit rentrer dans le concept de genre. Mais comme d’autre part, elle est la condition primordiale de l’organisation matérielle, qui seule peut donner naissance à la représentation consciente, les prémisses de Schopenhauer amènent nécessairement la conclusion que l’idée est une représentation sans conscience, c’est-à-dire une représentation inconsciente, et même absolument inconsciente. Schopenhauer décrit l’idée comme l’objet éternel d’un sujet éternel, du sujet absolu qui est identique et tout à fait le même dans tous les individus reproduisant l’idée. En outre, il la décrit comme l’intuition, dans laquelle l’antithèse de sujet et d’objet a de nouveau disparu, ou plutôt n’a pas encore paru, c’est-à-dire il soutient que l’idée est l’identité absolue, ou l’indifférence de sujet et d’objet, et on comprend à priori que dans une telle représentation il ne peut pas être question de la conscience qui repose justement sur l’antithèse de sujet et d’objet.

C’est donc dans l’idée que le système de Schopenhauer possède en réalité, quoique d’une façon inconsciente, cette représentation absolument inconsciente que Frauenstaedt m’a reproché d’y avoir ajoutée arbitrairement, en comptant cette addition comme ma seconde faute principale. S’il était vrai, comme Frauenstaedt le prétend, qu’une représentation absolument inconsciente est une contradictio in adjecto, illogique, nullement pensable, absurde, il serait obligé d’adresser ce reproche aussi bien à l’idéalisme objectif de son maître qu’à moi-même, car j’ai seulement nommé par leur vrai nom des concepts déjà combinés de la même manière par Schopenhauer ; bien plus, il serait obligé de le diriger contre lui-même puisqu’on fait il maintient la même combinaison de concepts, et trouve seulement à redire à ma désignation nominale[13].

Frauenstaedt ne peut pas échapper aux conséquences que je viens de tirer ici, aussi longtemps qu’il ne se résoudra pas à éliminer de « sa tranformation » du système l’idéalisme objectif de Schopenhauer, aussi bien que l’idéalisme subjectif, le matérialisme, le pessimisme, le quiétisme, l’ascétisme et la théorie de la liberté. De même que pour sa position à l’égard de la téléologie il a seulement le choix entre le Darwinisme antitéléologique et la philosophie de l’inconscient, ainsi, pour sa position à l’égard de l’idéalisme subjectif, il a seulement le choix entre le point de vue de Bahnsen et le mien. Ou bien il faut qu’il reconnaisse avec moi l’idée objective comme étant le contenu représentatif inconscient de l’acte de volonté concret du Tout Un, ou bien il est obligé de limiter avec Bahnsen la valeur de l’idée à la sphère subjective de l’intuition esthétique, de lui dénier toute valeur métaphysique et de soutenir que nulle part il n’est permis d’attribuer la désignation « idée » à la vraie substance de la volonté (qui doit correspondre à l’idée esthétique en tant que son essence intime est placée en dehors du temps et de l’espace). Je ne pourrai pas même accorder qu’en franchissant ce dernier pas il eût atteint une position tenable (en elle-même) dût-il même tirer de l’élimination de l’idéalisme subjectif la conséquence inévitable qu’il faut renoncer à la téléologie dans le sens réaliste aussi bien que dans le sens subjectif idéaliste ; car aussi longtemps que la volonté est maintenue au point de vue métaphysique comme le principe anticipant les faits de l’avenir, il est tout à fait vain de refuser l’épithète d’idéale à cette anticipation de l’avenir qui sans doute n’est pas réelle, mais qui existe cependant, c’est-à-dire de faire une distinction entre le contenu de la volonté et l’idée. En sa qualité de pluraliste, Bahnsen peut plutôt s’aveugler sur cet état bien simple de la question, mais cela est impossible à Frauenstaedt qui, en qualité de moniste, voit dans la nature une évolution progressive idéalement prescrite, dans l’histoire un développement de la raison pure, dans le désir de la connaissance la plus haute forme de la volonté, qui attribue l’immortalité non-seulement à la volonté mais encore à l’intellect dans la volonté connaissante. À moins de bouleverser d’une façon irrémédiable toute la conception du monde, il ne peut renoncer à l’idée objective de Schopenhauer, et c’est pourquoi il est absolument obligé de reconnaître, pour la représentation inconsciente et la téléologie, les conséquences de cette hypothèse métaphysique que j’ai développées dans la philosophie de l’inconscient.

Frauenstaedt pense que la doctrine de l’éternité des idées de Schopenhauer est réfutée par la nouvelle théorie du développement de Darwin, et il est d’avis que « l’esthétique n’a nullement besoin d’admettre cette éternité de l’idée ou des types des choses. » Cette observation est certainement juste, et, comme je l’ai déjà observé plus haut, Schopenhauer n’a nullement soutenu l’éternité des idées par des raisons esthétiques. Au point de vue métaphysique cette doctrine est encore pleinement justifiée, même après élimination de l’idéalisme subjectif, si seulement on renonce à l’opinion qu’il faut nécessairement comprendre sous l’éternel être des idées un être explicite et actuel ; Schopenhauer l’a en tout reconnu, puisqu’il regardait la durée infinie des espèces comme le corrélatif empirique de l’éternité des idées. L’immutabilité et la durée infinie des espèces est une hypothèse qui ne peut certainement pas être maintenue en présence de la nouvelle science inductive et à laquelle il faut renoncer en faveur d’une conception évolutionniste de la nature. Mais, tout en reconnaissant la naissance et le changement successifs des espèces, on peut cependant très-bien admettre une éternelle préformation idéale de ces types, en tant seulement que l’on ne comprend pas sous cette dernière une forme constante et actuelle de la volonté, mais une prédestination implicite et idéale d’un développement éventuel.

Même la manière dont Schopenhauer conçoit l’idée donne quelques points d’appui à cette interprétation, à savoir son observation que l’idée ressemble, non comme le concept à un réceptacle privé de vie, mais à un organisme vivant, se développant et doué de force productrice. Si à cela nous ajoutons le fait qu’il s’efforce anxieusement d’exclure toute pluralité du monde des idées, qu’il désire nous voir comprendre, dans ce qui à notre intuition fragmentaire apparaît comme une pluralité de types idéaux, simplement une division intérieure et une diversité idéale dans l’idée totale de la nature absolument une, il est évident que le véritable sens de la théorie des idées de Schopenhauer est qu’il faut considérer la totalité de toutes les idées actuelles comme un organisme idéal vivant, se développant constamment, formant en tout temps le prototype de la nature réelle, mais dont tous les développements possibles doivent être regardés comme éternellement prédéterminés dans la constitution de cet organisme et de sa force productrice.

L’élimination de l’idéalisme subjectif introduit, comme il a été observé plus haut, les rapports de temps et d’espace dans la nature idéale de l’intuition inconsciente de l’absolu (comme type primitif des rapports réels de temps et d’espace) ; et c’est justement cette introduction des rapports de temps qui se manifeste comme développement. Il est impossible d’accorder à Frauenstaedt que la philosophie de Schopenhauer est essentiellement une théorie du développement ; mais on lui accordera que Schopenhauer, avec ses velléités réalistes dans le domaine de la philosophie naturelle, touche aussi à l’occasion le terrain de la théorie du développement. Au point de vue systématique il faut plutôt retenir ce point que Schopenhauer a compris l’éternité des idées comme durée infinie d’espèces invariables et qu’il a cherché à répondre à l’objection de l’extinction constatée d’un grand nombre d’espèces sur notre planète, en montrant qu’elles peuvent continuer de durer dans d’autres corps célestes. Schopenhauer niait donc en principe le développement ; il voyait dans tout devenir uniquement une éternelle simultanéité, dans tout processus simplement une apparence subjective, et dans le développement apparent seulement l’éternelle circulation des phénomènes subjectifs. Frauenstaedt a donc vainement essayé de prouver, par l’identité des idées et des forces de la nature, que Schopenhauer lui-même avait déjà sur ce point renoncé à son idéalisme subjectif. Mais il a raison de soutenir qu’au moins dans le domaine de la philosophie de la nature, la seule bonne voie à suivre c’est d’adopter une théorie du développement dans le sens réaliste, c’est-à-dire de remplacer l’éternel mouvement circulaire de Spinoza, par une philosophie vraiment historique et cosmogonique.


IX. — Conception historique du monde.

Frauenstaedt reconnaît qu’il est nécessaire de passer également dans la théorie de l’art et de l’histoire, de la conception non historique de Spinoza et de Schopenhauer à la conception historique de Hegel et de Schelling. Dans sa 36e lettre il appelle la théorie esthétique de Lindner un complément indispensable de celle de Schopenhauer, en tant qu’elle considère le devenir historique de l’idéal esthétique dans son enchaînement causal avec l’histoire de la civilisation et avec le développement de la religion. Je m’étonne seulement qu’il ne se soit pas rappelé que cette doctrine a été développée par Hegel et son école d’une façon plus large et plus profonde que par Ernest Otto Lindner.

Dans sa 34e lettre, Frauenstaedt expose que dans les manuscrits de la jeunesse de Schopenhauer l’histoire était obligée de partager sa position subordonnée avec la science et que ce philosophe s’est seulement décidé plus tard à mettre la science à peu près au niveau de l’art et de la philosophie, en sorte que l’histoire resta la seule Cendrillon. Schopenhauer regardant le temps comme une simple forme subjective de l’entendement, tout ce qui se produit, tout ce qui arrive n’est à ses yeux qu’une apparence purement subjective, dépourvue de toute vérité par rapport à l’être éternellement immuable. C’est pourquoi il considère l’histoire comme « le rêve long, pesant et confus de l’humanité, » où il n’y a ni enchaînement logique raisonnable, ni plan, ni progrès, où aucun fait nouveau ne se produit, mais dans lequel les mêmes événements se répètent sous différents costumes. Le souvenir de ce long rêve, confus et inquiétant, n’a de valeur pour l’humanité que parce qu’elle lui donne la conscience d’avoir rêvé jusqu’ici et parce que cette conscience est la condition du réveil (c’est-à-dire de la négation de la volonté). C’est seulement en ce dernier sens que l’histoire doit être considérée d’après Schopenhauer « comme la raison ou la conscience réfléchie du genre humain. » À aucune époque de sa vie, il n’a su s’émanciper de ce mépris pour l’histoire, et c’est là la meilleure preuve qu’il n’a jamais rompu avec l’idéalisme subjectif. Pour Frauenstaedt qui a définitivement accompli cette rupture, il était bien facile de corriger cette opinion de Schopenhauer, et la lettre 35e, qui a trait à cette question, doit être comptée parmi les parties les plus intéressantes de son livre.

Il dit : « D’après tout cela il semble que Schopenhauer a eu tort d’opposer ainsi l’histoire à la science, à l’art et à la philosophie ; l’histoire n’a qu’à s’allier avec ces dernières, elle n’a qu’à considérer sa matière au point de vue de la science, de l’art et de la philosophie, et. alors elle acquerra de la valeur ; elle ne sera plus vouée au mépris, car elle sera apte à nous faire connaître l’essence de l’humanité. Si Schopenhauer prétend que les biographies, et surtout les autobiographies, sont plutôt propres à nous faire acquérir cette connaissance que l’histoire, je ferai observer que celles-là, pour être instructives, sont obligées de représenter l’individu non pas détaché du terrain historique, mais dans ses rapports constants avec l’histoire de son époque. Par conséquent, une biographie, qui ne reflète pas ces rapports, est défectueuse, et si la biographie doit avoir l’importance que lui attribue Schopenhauer, il faut qu’elle soit unie à l’histoire, et non pas qu’elle lui soit opposée. Bien plus, non-seulement les biographies, mais encore les poèmes épiques et dramatiques, ont d’autant plus de valeur qu’ils se meuvent davantage sur le terrain historique. « La seule condition à laquelle la connaissance des temps puisse avoir du prix à nos yeux, c’est que l’histoire nous présente un but, un plan déterminant et dominant tout le développement historique ; alors le passé servira à expliquer le présent, et à anticiper l’avenir avec le concours de ce dernier. Un sommeil long, pesant et confus, ne vaut pas la peine qu’on s’en souvienne, et n’admet pas d’explication. »

Ici Frauenstaedt passe encore plus clairement que dans la philosophie de la nature de Schopenhauer, de la méthode philosophique anti-historique à la méthode historique. Celui qui reconnaît dans le processus du monde un développement historique de la nature et de l’humanité cesse par là de considérer le monde comme achevé, et admet que le cosmos s’est développé jusqu’ici et est encore en train de se développer. Dès que la philosophie historique s’élève au-dessus de l’histoire de l’humanité et reconnaît aussi dans la nature un développement conforme à un plan, elle est eo ipso une philosophie cosmogonique. Il est évident qu’au point de vue de son idéalisme subjectif, Schopenhauer a dû se prononcer énergiquement contre cette philosophie, mais il s’y est conformé, même contre son gré, partout où sans s’en apercevoir il abandonnait le terrain de l’idéalisme subjectif pour suivre la méthode réaliste.’Il est impossible de comprendre que Frauenstaedt, après avoir rejeté l’idéalisme subjectif et admis le système historique du monde dans la philosophie de la nature et dans l’histoire, veuille encore maintenir au point de vue théorique cette conséquence du subjectivisme, et qu’il blâme Schopenhauer d’être retombé en partie dans la méthode historique et cosmogonique. Il aurait dû plutôt se servir justement de ces passages comme d’un excellent point d’appui pour une transformation réaliste du système.

Ainsi, par exemple, d’après Schopenhauer, « le monde est la conséquence d’un acte de la volonté et subsiste seulement aussi longtemps que cette volonté est affirmée, mais il périra avec la négation de cette dernière. » Cela est en contradiction manifeste avec la doctrine opposée de Schopenhauer que le monde n’a pas de commencement, d’où Frauenstaedt conclut avec raison qu’il n’a pas de fin. Cette contradiction est l’admission des thèses opposées des antinomies de Kant, et la critique faite par Schopenhauer de la solution que Kant a donnée du problème cosmologique, montre d’une façon évidente que l’admission d’un cosmos infini est la conséquence également indiscutable du réalisme transcendantal. Schopenhauer a raison de soutenir que l’infini en tant qu’existence réelle est contradictoire en lui-même, et il enseigne avec Aristote qu’il doit être cherché virtuellement dans la possibilité illimitée du progressus et du regressus. Par conséquent, si le temps et l’espace étaient des formes réelles de l’existence, il faudrait que le monde fût un tout existant par lui-même, « mais un tout existant par lui-même ne peut en aucun cas être infini. » Schopenhauer conclut inversement de l’infinitude incontestable à ses yeux du temps et de l’espace, que ceux-ci et le monde phénoménal qu’ils renferment peuvent seulement exister à l’état subjectif. Mais là est justement le défaut de l’argumentation. Tout ce que nous pouvons constater, c’est que le regressus idéal de nos représentations dans le temps et dans l’espace ne rencontre nulle part de limites ; mais cela ne prouve pas le caractère limité ou illimité du temps réel et de l’espace réel, dans le cas où ceux-ci existeraient en dehors de notre conscience. Schopenhauer n’a donc pas mieux réussi que Kant dans sa prétendue preuve indirecte de l’idéalisme transcendantal par les antinomies, mais il a démontré d’une façon indiscutable que la détermination. en faveur de la thèse ou de l’antithèse dépendait uniquement de la détermination en faveur du réalisme transcendantal ou de l’idéalisme.

Comme Frauenstaedt s’est prononcé nettement pour le premier, il est nécessairement obligé de soutenir que le monde est limité dans le temps et dans l’espace, s’il ne.veut pas être en contradiction avec lui-même aussi bien qu’avec les doctrines de son maître. Puisqu’il déclare le temps une forme réelle de l’existence, et admet en outre dans le processus du monde un développement téléologique conforme à un plan, il est forcé de convenir que le temps, et avec lui le processus du monde, ont eu un commencement ; car autrement nous aurions derrière nous la contradiction d’un infini fini. Du point de vue de la métaphysique de la volonté de Schopenhauer, ce commencement ne peut évidemment être autre chose que le passage de la volonté au vouloir. Comme je n’ai pas été le premier à exprimer cette idée, mais que Schopenhauer l’a déjà exprimée[14], Frauenstaedt se trompe d’adresse en dirigeant contre moi son observation que c’est là « un non-sens, une absurdité. » En effet, du point de vue réaliste du monisme de la volonté de Schopenhauer, considéré aussi par Frauenstaedt comme le seul qui soit valable ici, il n’y a qu’une doctrine possible, à savoir : l’essence de la volonté ou sa substance, c’est-à-dire la volonté comme support ou sujet de la fonction du vouloir n’a ni commencement ni fin ; le monde, c’est-à-dire la manifestation de la fonction du vouloir a un commencement (aurait aussi pu ne pas en avoir) et une fin (ce qui veut dire seulement qu’il peut finir, mais nullement qu’il ait nécessairement une fin).

Prétendre que l’essence du monde, au lieu de pouvoir vouloir, est forcée de vouloir, c’est la faire descendre au rang d’une force aveugle de la nature et soutenir que le nom de volonté choisi par Schopenhauer est une méprise authropomorphique qui induit en erreur : ce qui a la faculté de vouloir peut seul s’appeler volonté ; jamais on ne peut appliquer ce nom à ce qui est forcé de vouloir aveuglément et qui ne peut pas ne pas vouloir. Celui qui considéra l’attribution de la volonté à l’Être universel comme trop authropomorphique devrait, à plus forte raison, considérer comme tel l’attribution de l’idée et de la finalité, qui en est la conséquence, c’est-à-dire il devrait rejeter la métaphysique, se contenter d’un naturalisme plus ou moins teint de matérialisme, et rompre ainsi toute connexion avec la métaphysique de Schopenhauer. Car ce dernier est justement parmi tous les philosophes celui qui a vu le plus clairement que le seul moyen d’arriver à comprendre véritablement les objets, c’est de leur attribuer par analogie nos fonctions psychiques, fondamentales ; ce moyen est justifié objectivement parce que le monde est un tout identique et que ses fonctions élémentaires sont les mêmes dans toutes ses parties, absolument comme les éléments chimiques des différents corps célestes sont partout identiques. Tous les hommes cherchent inconsciemment à arriver par cette méthode à la connaissance du monde ; mais le philosophe la suit sciemment.

X. — Physique et métaphysique.

En ce sens Schopenhauer a raison de dire que la méthode philosophique ou métaphysique est quelque chose de nouveau et s’unit à la méthode empirique ou des sciences spéciales, comme la troisième dimension ou profondeur à la superficie. En effet cette dernière se meut à la surface des phénomènes en longueur et en largeur, mais la première cherche à pénétrer dans l’intérieur psychique et à saisir l’essence dans l’enchaînement des phénomènes intérieurs et extérieurs. Frauenstaedt a tort de combattre cette distinction de Schopenhauer. Sa propre explication que la philosophie est par rapport aux sciences spéciales ce que la science générale est à l’égard des sciences particulières ne dit rien d’inexact, mais ne va pas au fond des choses. Encore ici l’idéalisme subjectif de Schopenhauer a induit Frauenstaedt en erreur. Cet idéalisme, en effet, force Schopenhauer et Kant à confondre et à identifier l’antagonisme théorique de la chose en soi et du phénomène (subjectif), avec l’antagonisme métaphysique de l’essence et du phénomène objectif. Ils sont ainsi obligés de poser à la connaissance des limites fixes qui peuvent seulement être franchies à l’aide d’un tour d’escamoteur. Frauenstaedt a raison de combattre le dualisme de ce qui peut être connu (immanent) et de ce qui ne peut pas être connu (transcendant), car il cesse d’exister dès qu’on rejette l’idéalisme subjectif ; mais il néglige de réparer l’erreur commise par Schopenhauer en identifiant les deux antinomies, il méconnaît que l’opposition métaphysique de l’être et du phénomène (objectif) non seulement subsiste entière après l’élimination de l’idéalisme subjectif, mais qu’elle est même rétablie dans son droit complet, auparavant amoindri ; il ne fait pas attention que la distinction de Schopenhauer entre la métaphysique et la physique repose en réalité sur cette opposition (et non sur celle de la chose en soi et du phénomène) ; par conséquent, il jette ce qui est bon avec ce qui est mauvais.

L’assertion du réalisme transcendantal, que les jugements, se rapportant au monde des choses en soi et à la manière dont celles-ci sont constituées, sont seuls des jugements de la connaissance, anéantit à la vérité ce dogmatisme futile qui s’imaginait pouvoir poser des bornes infranchissables à la connaissance à priori et voulait tracer une ligne de démarcation entre ce qui peut être connu et ce qui ne peut pas l’être ; mais cette autre assertion, que le monde des choses en soi est seulement le monde phénoménal objectif de l’être métaphysique qui en forme le substratum, laisse entièrement subsister l’antithèse entre l’opposition d’une connaissance relative aux rapports des phénomènes entre eux, et de celle qui est relative aux rapports des phénomènes avec leur être, c’est-à-dire entre la physique et la métaphysique.

En soutenant que les formes réelles de l’existence, le temps, l’espace, la causalité, valaient uniquement dans le domaine des mènes subjectifs, et étaient absolument sans valeur pour l’être lui-même, Frauenstaedt aurait dû s’apercevoir des conséquences de cette restriction par rapport à la différence entre la physique et la métaphysique, mais sa vue a été troublée par cette erreur, déjà combattue par Schopenhauer, que la physique s’occupe de la substance des phénomènes (ne fût-ce que de certaines classes). En réalité, la physique étudie seulement les relations causales des phénomènes (les lois de la transformation de la force), par conséquent elle ne s’occupe pas de l’être se manifestant dans les phénomènes (de la force elle-même). La preuve la plus sûre en est que les savants, qui nient toute métaphysique, cherchent également à nier la force, ce qui leur est facile dans les questions des sciences physiques, car celles-ci se rapportent seulement au mouvement, à la rapidité, à l’accélération, ainsi qu’à la transmission de ces formes phénoménales de la force d’une masse ou d’un atome à l’autre. Le dernier concept de la physique est l’accélération d’après des lois déterminées ; elle ne recherche pas d’où provient cette accélération.

C’est pourquoi Schopenhauer a raison de prétendre, contrairement à l’opinion de Frauenstaedt, que, dût-on avoir porté la physique à la perfection et parcouru toutes les planètes et les étoiles fixes, on n’a pas encore fait le moindre pas vers la métaphysique. Pour pénétrer dans la profondeur, chaque point de l’univers est le Hic Rhodus, hic salta ; celui qui a accompli le saut en un endroit avec pleine conscience l’a accompli pour tout l’univers ; celui qui ne le fait pas sur un point pour la première fois ne pourra jamais le faire. Schopenhauer et Frauenstaedt reconnaissent tous deux que l’étendue de la science est d’une grande importance pour pénétrer dans la profondeur, mais puisque le premier ne sait pas dire comment cette vérité s’accorde avec ce qui précède, le dernier croit devoir déclarer les deux opinions inconciliables et retrancher la première. En définitive, on peut dire ceci : partout il faut pouvoir reconnaître que l’être formant le substratum du monde phénoménal objectif est au point de vue formel, un être voulant et représentant ; mais pour connaître quelle est la substance de cette représentation inconsciente, il faut parcourir toute l’étendue des phénomènes et les examiner tous dans leurs rapports avec l’être. La physique, qui considère les relations des phénomènes entre eux, est la science des causes efficientes. La philosophie, qui considère les relations des phénomènes avec leur être, s’occupe non-seulement de la causalité en elle-même, mais encore des rapports entre la causalité et la motivation, la téléologie et la nécessité logique.

(À suivre.)
E. de Hartmann.
  1. Comp. Le monde comme volonté et représentation (3e édit.), I, 516. 517.
  2. Fondements critiques du réalisme transcendant (2e édit.), Berlin, 1875.
  3. Comp. « Nouvelles lettres, » page 104.
  4. Telle est, par exemple, la proposition citée par Frauenstaedt (dans son écrit « la Vision et les couleurs » ) : « Le corps est rouge, signifie qu’il produit dans l’œil la couleur rouge. »
  5. Comp. Frauenstaedt « Nouvelles lettres sur la philosophie de Schopenhauer, » (Leipzig, 1876), p. 105.
  6. Philosophie de l’inconscient. Chap. c. vii et xi.
  7. Pour pouvoir montrer l’identité de la cause et de l’effet, Hegel admet le point de vue exclusif opposé ; il reconnaît comme véritable cause la quantité de forces toujours égale dans les deux ; il élimine comme un élément tout à fait accessoire et sans importance la forme sous laquelle cette force se présente ainsi que les conditions concrètes qui déterminent la manière dont elle se transforme (Comp. mon traité : De la méthode dialectique, p. 86).
  8. J’ai aussi nommé cette dernière « objet du vouloir, » sans pour cela l’avoir jamais confondue, comme Frauenstaedt et Bahnsen le prétendent, avec l’objet de la représentation, ou même avec la chose en soi correspondant à cet objet de la représentation.
  9. Par exemple dans le chap. A. I pour les animaux et les organes centraux du système nerveux des hommes et des animaux ; chap. c, iv, 2 pour les animaux inférieurs, les protistes et les plantes ; dans le chap. c. iii. 1 et 2 (7e ii. 35 et suiv. 468 et suiv.).
  10. Pour le dernier je l’ai déjà prouvé dans mes essais philosophiques réimprimés dans le « Recueil d’études et de traités, » D. IV. n° 5 et 6.
  11. Cette égalité entre la vérité et la valeur de la causalité et de la téléologie échappe complètement à ceux qui croient à tort pouvoir invoquer l’autorité de Kant, dans leur opposition contre la téléologie et attribuent en même temps à la causalité une valeur illimitée. On aurait à peu près le même droit de s’appuyer sur Kant pour combattre la causalité comme une fonction illusoire de l’entendement, sans aucune signification dans le monde réel (c’est-à-dire existant en dehors de la conscience) et accorder à la téléologie seule une valeur certaine.
  12. Comp. mon traité : de la force vitale dans mon Recueil d’études et de traités, IV.
  13. Comp. Recueil de traites philosophiques. P. 63, 65.
  14. Comp. Parerga, vol. II. § 162.