Seconde Patrie/XXI

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 70-91).
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XXI

À terre. – Une conversation de Fritz et du bosseman. – Nuit tranquille. – Aspect de la côte. – Impression décourageante. – Excursion. – Les cavernes. – Le ruisseau. – Le promontoire. – Installation.

Ils avaient enfin pris terre, ces abandonnés. Durant une pénible et périlleuse navigation de deux semaines, pas un d’eux n’avait succombé à la fatigue, aux privations, et il fallait en remercier le Ciel. Seul, le capitaine Gould souffrait cruellement, accablé par la fièvre. Toutefois, malgré son état d’épuisement, sa vie ne paraissait pas en danger, et peut-être quelques jours de repos suffiraient-ils à le remettre.

À présent que Fritz et ses compagnons avaient heureusement atterri, qu’ils ne se trouvaient plus à la merci des tempêtes, qu’ils n’allaient plus à l’aventure, se posait cette question : sur quelle terre avaient-ils débarqué ?…

Quelle qu’elle fût, hélas ! ce n’était pas la Nouvelle-Suisse, où, sans la révolte de Robert Borupt et de l’équipage, le Flag serait arrivé dans les délais prévus ! Au lieu du bien-être de Felsenheim, qu’offrirait ce rivage inconnu ?…

En somme, ce n’était pas l’heure de s’attarder aux raisonnements et aux hypothèses. La nuit, assez obscure, ne permettait pas de rien distinguer, sauf une grève fermée au fond d’une haute falaise et, latéralement, par un épaulement rocheux. Aussi, dans ces conditions, on convint de demeurer à bord jusqu’au lever du soleil. Fritz et le bosseman resteraient de quart jusqu’au matin. Il était possible que cette côte fût fréquentée par des indigènes, et il importait de veiller avec soin. Que ce fût continent australien ou île du Pacifique, la prudence commandait de se tenir sur ses gardes, et, en cas d’agression, il y aurait lieu de fuir au large.

Jenny, Doll et Suzan reprirent donc leur place près du capitaine Gould, qui savait que la chaloupe avait enfin accosté. François et James s’étendirent entre les bancs, prêts à se relever au premier appel du bosseman. Mais, à bout de forces, ils ne tardèrent pas à succomber au sommeil.

Fritz et John Block vinrent s’asseoir à l’arrière, et s’entretinrent à voix basse.

« Nous voici donc au port, monsieur Fritz, dit le bosseman, et je savais bien que nous finirions par l’atteindre… À proprement parler, si ce n’est point dans un port que nous sommes, vous en conviendrez, c’est toujours mieux que d’avoir mouillé au milieu des roches… Notre embarcation est en sûreté pour la nuit… Demain, nous aviserons…

– J’envie votre résignation, mon brave Block, répondit Fritz. Ces parages ne m’inspirent aucune confiance, et notre situation est loin d’être rassurante près d’une côte dont on ne connaît même pas le gisement…

– Cette côte est une côte, monsieur Fritz. Elle a des criques, des plages et des rochers, elle est faite comme les autres et ne va pas s’effondrer sous nos pieds, j’imagine !… Quant à la question de l’abandonner ou de s’y installer, nous la résoudrons plus tard.

– Dans tous les cas, Block, j’espère bien ne pas être forcé de reprendre la mer avant qu’un peu de repos ait procuré quelque soulagement à notre capitaine. Si donc l’endroit est désert, s’il nous offre des ressources, si nous n’y sommes pas exposés à tomber entre les mains des indigènes, il faudra y demeurer un certain temps…

– Désert, il l’est jusqu’à présent, répondit le bosseman, et, à mon avis, c’est préférable qu’il le soit…

– Je le pense, Block, et je pense aussi que la pêche, à défaut de la chasse, nous permettra de refaire nos provisions…

– Comme vous dites, monsieur Fritz. Puis, si le gibier se réduit ici à des oiseaux de mer dont on ne peut se nourrir, la chasse dans les forêts et les plaines de l’intérieur viendra compléter la pêche… Il est vrai, sans fusils…

– Ces misérables, Block, qui ne nous ont pas même laissé une arme à feu !

– Ils ont bien fait… dans leur intérêt, s’entend !… répliqua le bosseman. Avant de démarrer, je n’aurais pas résisté à l’envie de casser la tête à ce coquin de Borupt… à ce traître…

– Traîtres aussi, ajouta Fritz, ceux qui sont devenus ses complices !…

– Une trahison qu’ils paieront un jour ou l’autre, déclara John Block.

– Vous n’avez rien entendu, bosseman ?… demanda Fritz en prêtant l’oreille.

– Non… ce bruit, c’est celui du clapotis le long de la grève… Jusqu’ici, rien de suspect, et, bien qu’il fasse noir comme à fond de cale, j’ai de bons yeux…

– Ne les fermez pas un instant, Block, et tenons-nous prêts à tout…

– L’amarre est parée à larguer, répondit le bosseman. Au besoin, il n’y aura qu’à prendre les avirons, et, d’un coup de gaffe, je me charge d’envoyer la chaloupe à vingt pieds des roches.»

Cependant, à plusieurs reprises, Fritz et le bosseman furent mis en éveil. Il leur semblait entendre une sorte de reptation sur le sable de la plage ; mais, en somme, ils n’eurent point sujet de s’alarmer sérieusement.

Un calme profond régnait aux alentours. La brise était tombée, la mer aussi. Un léger ressac se laissait seul entendre ai pied des roches. A peine si quelques oiseaux, mouettes et goélands, venus du large, cherchaient à regagner les creux de la falaise. Rien ne troubla la première nuit passée sur ce littoral.

Le lendemain, dès le petit jour, tous furent sur pied, et quel serrement de cœur ils éprouvèrent, en observant cette côte où ils avaient trouvé refuge !

La veille, alors qu’elle n’était plus qu’à une demi-lieue, Fritz avait pu la reconnaître en partie. Vue de cette distance, elle se développait sur quatre à cinq lieues entre l’est et l’ouest. Du promontoire au pied duquel était mouillée la chaloupe, on n’en voyait que le cinquième au plus, compris entre deux angles, au-delà desquels se déroulait la mer, claire à droite, encore sombre à gauche. La plage, mesurant de huit à neuf cents toises, s’encadrait latéralement de hauts contreforts, et une falaise à parois noirâtres la fermait en arrière sur toute son étendue.

Cette falaise devait mesurer de huit à neuf cents pieds d’altitude au-dessus de la grève qui remontait en pente accentuée vers sa base. Son élévation s’accroissait-elle au delà ?… Pour résoudre cette question, il serait indispensable de se hisser jusqu’à sa crête par les contreforts, dont l’un, celui de l’est, présentait des profils moins raides, grâce à son allongement vers le large. Cependant, même de ce côté, sans doute, l’ascension serait très difficile, pour ne pas dire impossible.

Ce que le capitaine Gould et ses compagnons éprouvèrent d’abord, ce fut une impression de découragement devant l’aspect sauvage et désolé de ce tapis de sable, crevé ça et là de têtes rocheuses. Pas un arbre, pas un arbuste, pas trace de végétation, – l’aridité dans toute sa tristesse et toute son horreur. Pour unique verdure, de maigres lichens, ce produit rudimentaire de la nature, sans racines, sans tiges, sans feuilles, sans fleurs, ressemblant à des plaques dartreuses appliquées sur le flanc des roches et nuancées depuis le jaune passé jusqu’au rouge vif. Puis, çà et là, des moisissures visqueuses, dues aux humides apports des vents du sud qui dominaient en cette région. Au rebord de la falaise, il ne poussait pas un brin d’herbe, ni à ses parois granitiques une de ces plantes lapidaires auxquelles il faut si peu d’humus, cependant ! Devait-on en conclure que cet humus manquait au plateau supérieur ?… La chaloupe n’avait-elle accosté qu’un de ces arides îlots qui n’ont pas de dénomination géographique ?…

« L’endroit n’est certes pas gai… murmura le bosseman à l’oreille de Fritz.

– Peut-être eussions-nous été plus favorisés en atterrissant du côté de l’est ou de l’ouest ?…

– Peut-être, reprit John Block, mais, ici, du moins, nous n’aurons pas à rencontrer des sauvages.»

En effet, aucune créature, fût-ce de celles qui sont placées au plus bas de l’échelle humaine, n’aurait pu vivre sur cet infertile rivage.

Jenny, François et Doll, James et sa femme, assis sur les bancs, promenaient leurs regards à la surface de ce littoral, si différent des rivages verdoyants de la Terre-Promise, l’embouchure du ruisseau des Chacals, la baie du Salut, le littoral de Falkenhorst !… Et même l’îlot de la Roche-Fumante, d’aspect si triste pourtant, n’avait-il pas offert à Jenny Montrose ses productions naturelles, l’eau vive de son ruisseau, le gibier de ses bois et de ses plaines ?… Ici rien que la pierre et le sable, un banc de coquillages qui se dessinait sur la gauche, de longues traînées de plantes marines à la limite du relais de mer, enfin une terre de désolation !

Le règne animal se réduisait à quelques oiseaux marins, des goélands, des macreuses, des mouettes, des hirondelles, que la présence de l’homme troublait dans leur solitude et qui poussaient des cris assourdissants. Plus haut, à travers l’espace, passaient à grands coups d’aile des frégates, des alcyons et des albatros.

« Voyons, dit alors le bosseman, si cette
impossible de s'élever le long de ce contrefort. (Page 81.)
grève ne vaut pas celles de la Nouvelle-Suisse, ce n’est pas une raison pour n’y pas débarquer…

– À terre ! répondit Fritz. J’espère que nous trouverons un abri à la base de la falaise.

– Débarquons… dit Jenny.

– Chère femme, dit Fritz, je te conseille de rester à bord avec Mme  Wolston et sa sœur pendant notre excursion. Il n’y a pas apparence de danger, et vous n’avez rien à craindre…

– D’ailleurs, ajouta le bosseman, il est probable qu’on ne se perdra pas de vue.»

Fritz sauta sur le sable, suivi de ses compagnons, après que Doll eut dit d’un ton enjoué :

« Tâchez, François, de nous rapporter quelque chose pour le déjeuner… Nous comptons sur vous…

– C’est plutôt sur vous que nous devons compter, Doll, répondit François. Tendez les lignes au pied de ces roches. Vous êtes si adroite, si patiente…

– Oui… mieux vaut ne pas débarquer, convint Mme  Wolston. Jenny, Doll et moi, nous ferons de notre mieux pendant votre absence.

– L’essentiel, fit observer Fritz, c’est de conserver le peu qui nous reste de biscuit pour le cas où nous serions obligés de reprendre la mer…

– Allons, madame Fritz, s’écria John Block, préparez le fourneau. Nous ne sommes pas gens à nous contenter d’une soupe au lichen ou de galets à la coque, et nous vous promettons un bon plat de résistance. »

Le temps était assez beau. Quelques rayons de soleil filtraient à travers les nuages de l’est.

Fritz, François, James et le bosseman suivirent ensemble le bord de la grève sur le sable humide de la dernière marée.

Plus haut, à une dizaine de pieds, se dessinait le zigzag des algues déposées le long de ce rivage dont la pente était assez prononcée. Ces algues appartenaient à la famille des goémons ou varechs pour la plupart, mêlés de laminaires rougeâtres festonnées à leur pointe, et aussi de longs fucus filiformes, avec ces grappes de raisins dont les gros grains éclatent sous le pied.

Il est de ces fucus qui contiennent un peu de substance nutritive. Aussi John Block de s’écrier :

« Mais ça se mange… quand on n’a pas autre chose !… Dans mon pays, dans les ports de la mer d’Irlande, on en fait des confitures. »

Après trois ou quatre cents pas en cette direction, Fritz et ses compagnons atteignirent le pied du contrefort de l’ouest. Formé de blocs énormes à surfaces lisses, taillé à pic, il s’enfonçait droit sous ces eaux claires à peine troublées d’un léger ressac, et qui laissaient apercevoir sa base à sept ou huit toises de profondeur.

Il était impossible de s’élever le long de ce contrefort qui se dressait verticalement, – circonstance regrettable, car il serait nécessaire de monter sur la falaise, afin de voir si le plateau supérieur ne présentait pas des terrains moins arides. En outre, s’il fallait renoncer à gravir ce contrefort, il fut reconnu qu’on ne pourrait le tourner sans employer la chaloupe. Du reste, ce qui s’imposait en ce moment, c’était de chercher quelque anfractuosité où l’on s’abriterait pendant le séjour sur cette côte.

Tous remontèrent donc vers le fond de la grève en longeant le pied du contrefort.

En ce moment, de nombreuses bandes d’oiseaux s’enfuirent vers le large pour ne revenir qu’à la nuit tombante.

Parvenus à l’angle de la falaise, Fritz, François, James et le bosseman rencontrèrent d’épaisses couches de varechs en complet état de siccité. Comme les derniers relais de la marée montante se dessinaient à plus de cent toises au-dessous, ces végétaux, étant donnée la déclivité de la plage, devaient avoir été reportés jusqu’à cette place, non par le flot, mais par les vents du sud, très violents sur ces parages.

« À défaut de bois, fit observer Fritz, si nous étions forcés d’hiverner ici, ces varechs nous fourniraient assez longtemps du combustible…

– Un combustible qui brûle vite ! ajouta le bosseman. Il est vrai, avant d’avoir épuisé de pareilles masses… Enfin nous avons toujours de quoi faire bouillir la marmite aujourd’hui!… Reste à mettre quelque chose dedans !

– Cherchons », répondit François.

La falaise était formée de strates irrégulières dont les lignes transversales se dessinaient obliquement vers l’est. Il fut facile de reconnaître la nature cristalline de ces roches, où s’agrégeaient le feldspath et le gneiss, énorme masse granitique, d’origine plutonienne, et, comme telle, d’une extrême dureté.

Cette disposition ne rappelait donc en rien à Fritz et à François les bordures littorales de leur île, depuis la baie du Salut jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé où se rencontrait uniquement le calcaire, facile à entamer par le marteau et le pic. Ainsi avait été aménagée la grotte de Felsenheim. En plein granit, un tel travail eût été impossible.

Très heureusement, il n’y aurait pas eu lieu de l’entreprendre. En effet, à une centaine de pas du contrefort, derrière les amas de goémons, s’arrondissaient plusieurs orifices. Semblables aux cellules d’une immense ruche, ils donnaient peut-être accès à l’intérieur du massif.

En effet, plusieurs anfractuosités s’évidaient à la base de cette falaise.

Si les unes n’offraient que des réduits étroits, les autres étaient profondes, obscures, il est vrai, obstruées par les tas de varechs. Mais probablement, dans la partie opposée moins exposée aux vents du large, s’ouvrait quelque caverne où l’on pourrait transporter le matériel de la chaloupe.

En cherchant à se rapprocher le plus possible du mouillage, Fritz et ses compagnons se dirigeaient vers le contrefort de l’est. Peut-être moins infranchissable que l’autre, grâce au profil allongé de sa partie inférieure, parviendrait-on à le contourner. S’il se découpait verticalement à sa partie supérieure, il obliquait vers le milieu pour finir en pointe du côté de la mer.

L’attente ne fut pas trompée. Précisément, dans l’angle formé par ce contrefort s’ouvrait une caverne d’un accès facile. Abritée contre les vents de l’est, du nord et du sud, son orientation ne lui permettait d’être battue que par ceux de l’ouest, qui règnent moins fréquemment en ces parages.

Fritz, François, James et John Block pénétrèrent à l’intérieur de cette cavité, assez éclairée pour leur permettre de la voir tout entière. Haute de onze à douze pieds, large d’une vingtaine, profonde de cinquante à soixante, elle comprenait divers réduits inégaux qui formaient comme autant de chambres séparées autour d’une salle commune. Un sable fin, sans trace d’humidité, formait tapis. On y entrait en franchissant une ouverture qui pourrait être aisément fermée.

« Foi de bosseman, nous n’aurions pu trouver mieux !… déclara John Block.

– Je suis de cet avis, répondit Fritz. Toutefois, ce qui m’inquiète, c’est que cette plage est absolument aride, et il est à craindre que le plateau supérieur ne le soit autant…

– Commençons par prendre possession de la caverne, et nous verrons ensuite…

– Hélas ! dit François, ce n’est pas là notre habitation de Felsenheim, et je n’aperçois même pas un ruisseau d’eau douce, qui puisse remplacer le ruisseau des Chacals !…

– Patience… patience !… répliqua le bosseman. Nous finirons bien par rencontrer quelque source au milieu des roches ou quelque rio qui tombera du haut de la falaise…

– Quoi qu’il en soit, déclara Fritz, il ne faut pas songer à s’établir sur cette côte… Si nous ne parvenons pas à dépasser la base des contreforts, nous irons avec notre chaloupe la reconnaître au delà… Dans le cas où nous aurions atterri sur un îlot, nous n’y resterons que le temps nécessaire au rétablissement du capitaine Gould… Une quinzaine de jours suffiront, je pense…

– Enfin, nous avons toujours la maison… ajouta John Block. Quant au jardin, qui nous dit qu’il n’est pas près d’ici… de l’autre côté de ce promontoire ?…»

Après être ressortis, tous redescendirent à travers la plage, de manière à contourner le contrefort.

Depuis l’angle rentrant dans lequel se creusait la caverne, on comptait une centaine de toises jusqu’à la limite des premières roches qui baignaient dans la mer à mi-jusant. De ce côté, il n’y avait aucun amoncellement de ces plantes marines rencontrées sur la gauche de la grève. De lourdes masses, qui paraissaient s’être détachées du haut de la falaise, formaient ce promontoire. Près de la grotte, il n’eût pas été possible de le franchir, mais, à proximité du mouillage de la chaloupe, il s’abaissait assez pour livrer passage à des piétons.

Il ne fut pas même nécessaire d’atteindre son extrémité, et, d’ailleurs, l’attention du bosseman ne tarda pas à être attirée par un bruit d’eau courante.

En effet, à cent pas de la grotte, un ruisseau murmurait entre les roches et s’épanchait en filets liquides.

Un écartement des pierres permit de monter jusqu’au lit d’un petit rio alimenté par une cascade, qui rebondissait et allait se perdre dans la mer.

« La voilà… voilà… la bonne eau douce !… s’écria John Block, après avoir puisé à pleines mains dans le rio.

– Fraîche et limpide… affirma François, qui venait de s’y mouiller les lèvres.

– Et pourquoi n’existerait-il pas quelque végétation sur le plateau de la falaise, fit observer John Block, bien que ce ne soit là qu’un ruisseau…

– Ruisseau à cette époque, dit Fritz, et qui doit même tarir pendant les grandes chaleurs, mais torrent sans doute à la saison des pluies…

– Qu’il continue de couler quelques jours encore, observa judicieusement le bosseman, nous ne lui en demandons pas davantage. »

Fritz et ses compagnons disposaient à présent d’une caverne où l’installation serait facile, d’un ruisseau qui permettrait de remplir d’eau douce les barils de l’embarcation. Quant à s’assurer la nourriture quotidienne avec les produits du sol, soit sur le plateau, soit de l’autre côté du promontoire, c’était la question qu’il importait de résoudre.

Cette question ne le fut pas à l’avantage des explorateurs. Après avoir traversé le ruisseau, ils éprouvèrent une nouvelle et profonde déception.

Au delà du promontoire s’arrondissait une crique, large de trois quarts de lieue, bordée d’une plage de sable, limitée en arrière par la falaise. À son extrême pointe se dressait un morne, coupé à pic, dont le pied trempait dans la mer.

Cette plage, en outre, présentait la même aridité que l’autre. Le règne végétal s’y réduisait aux plaques de lichen et au relais des plantes marines apportées par le flot. Était-ce donc sur un îlot rocheux, isolé, inhabitable, que la chaloupe avait atterri dans les parages de l’océan Pacifique ?… Il y avait lieu de le croire, il y avait lieu de le craindre.

Il parut inutile de pousser l’excursion jusqu’au morne qui limitait la crique. Aussi tous se préparaient-ils à redescendre au mouillage, lorsque James, étendant la main vers la plage, s’écria:

« Qu’est-ce que je vois là-bas… sur le sable ?… Regardez… ces points mouvants… On dirait des rats… »

De fait, à cette distance, il semblait qu’une bande de rongeurs fût en marche vers la mer.

« Des rats ?… répondit François. Mais le rat est un gibier, quand il appartient au genre ondatras… Te rappelles-tu, Fritz, ceux que nous avons tués par centaines pendant notre expédition à la recherche du boa ?…

– Parfaitement, François, répondit Fritz, et je me rappelle aussi que nous fûmes très peu régalés de cette chair qui sent trop le marécage.

– Bon ! déclara le bosseman, convenablement préparées, ça se mange, ces bêtes-là… Au surplus, il n’y a pas à discuter… Ces points noirs ne sont pas des rats.

– Et vous croyez, Block ?… demanda Fritz.

– Que ce sont des tortues…

– Puissiez-vous ne pas vous tromper ! »

Le bosseman ne faisait point erreur et l’on pouvait s’en fier à ses bons yeux. C’était effectivement une troupe de tortues qui rampaient sur le sable de la plage.

Aussi, tandis que Fritz et James demeuraient en observation sur le promontoire, John Block et François se laissèrent glisser de l’autre côté des roches, afin de couper la route à la bande des chéloniens.

Ces tortues, de petite dimension, ne mesurant que douze à quinze pouces, longues de queue, appartenaient à l’espèce qui se nourrit principalement d’insectes. On en comptait une cinquantaine, en marche, non vers la mer, mais vers l’embouchure du ruisseau, où trempaient quelques visqueuses laminaires, abandonnées par la marée descendante.

De ce côté, le sol était bossue de légères tumescences, sortes de renflements sablonneux, dont François reconnut aussitôt la destination.

« Il y a là-dessous des œufs de tortue… s’écria-t-il.

– Eh bien, déterrez les œufs, monsieur François, répliqua John Block… Moi, je me charge d’amarrer les poules !… Décidément, cela vaudra mieux que mes galets à la coque, et si la jeune Doll n’est pas contente…

– Les œufs seront bien reçus, n’en doutez pas, Block, affirma François.

– Et aussi les tortues qui sont d’excellentes bêtes, – excellentes pour faire du bouillon, s’entend ! »

Un instant après, le bosseman et François en avaient retourné sur le dos une vingtaine qui seraient forcées d’attendre dans cette position très désagréable, surtout pour des chéloniens. Puis, chargés d’une demi-douzaine, avec le double d’œufs, ils revinrent vers la chaloupe.

Le capitaine Gould prêta la plus vive attention au récit que lui fit John Block. Depuis qu’il n’avait plus à subir les secousses de la mer, sa blessure le faisait moins souffrir, la fièvre tendait à diminuer et, très certainement, un repos d’une semaine suffirait à lui rendre ses forces. On ne l’ignore point, lorsqu’elles ne présentent pas une extrême gravité, les blessures à la tête guérissent facilement et à court délai. La balle n’avait atteint que la face latérale du crâne, après avoir déchiré une partie de la joue ; mais il s’en était fallu de peu qu’elle n’eût brisé la tempe. On devait donc compter sur une prompte amélioration dans l’état du blessé, grâce au repos qui ne lui manquerait pas plus que les soins.

Harry Gould apprit, non sans une vive satisfaction, que les tortues fréquentaient cette baie, laquelle pour cette raison fut nommée baie des Tortues. C’était une nourriture saine et abondante dont on était assuré, fût-ce pour longtemps. Il serait même possible d’en conserver dans le sel une certaine quantité et d’en charger la chaloupe, lorsque le moment arriverait de reprendre la mer.

En effet, il faudrait bien se résoudre à chercher vers le nord une terre plus hospitalière, si le plateau de la falaise était aussi infertile que la baie des Tortues, s’il ne présentait ni bois ni plaines, si cette terre sur laquelle les passagers du Flag avaient trouvé refuge n’était qu’un entassement de roches.

« Eh bien, Doll, et vous aussi, Jenny, demanda François, lorsqu’il fut de retour, êtes-vous satisfaites ?… La pêche a-t-elle réussi pendant notre absence ?…

– Un peu… répondit Jenny en montrant plusieurs poissons étendus sur le tillac.

– Et puis… ajouta gaîment Doll, nous avons mieux que cela à vous offrir…

– Qu’est-ce donc ?… demanda Fritz.

– Des moules qui se trouvent en abondance au pied du promontoire, répondit la fillette. Voyez celles qui cuisent déjà dans la chaudière…

– Tous nos compliments… en attendant les vôtres, Jenny… dit François, car nous ne revenons pas les mains vides, et voici quelques œufs…

– De poule ?… s’écria Bob…

– De tortue, répondit François.

– Des tortues ?… répliqua Doll. Vous avez rencontré des tortues ?…

– Toute une compagnie, ajouta le bosseman, et il y en a encore… et il y en aura assez pour le temps que nous resterons en relâche dans cette baie…

– Je pense, dit alors le capitaine Gould, qu’avant de l’abandonner, il faudra pousser une reconnaissance sur la côte ou monter au sommet de la falaise…

– Nous l’essaierons, mon capitaine, répondit John Block. Toutefois, n’y mettons pas plus de hâte qu’il n’est nécessaire, puisqu’il est possible de vivre ici, sans toucher à ce qui nous reste de biscuit…

– Je le comprends ainsi, Block.

– Ce que nous désirons, capitaine, ajouta Fritz, c’est que la santé vous revienne avec le repos, c’est que votre blessure guérisse, c’est que vous repreniez vos forces… Une ou deux semaines, ce n’est rien à passer en cet endroit… Lorsque vous serez sur pied, vous verrez les choses par vous-même, et vous déciderez ce qu’il conviendra de faire. »

Pendant la matinée, on procéda au débarquement des objets que contenait l’embarcation, le sac de biscuit, les barils, le combustible, les ustensiles, les vêtements, et le tout fut transporté à l’intérieur de la caverne. Le petit fourneau, installé dans l’angle du contrefort, allait servir à la confection du bouillon de tortue.

Quant au capitaine Gould, ce fut aux bras de Fritz et du bosseman qu’il se rendit à la grotte, où l’attendait un bon lit de goémons secs préparé par Jenny et Doll, et sur lequel il put prendre quelques heures de sommeil.