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Seconde Patrie/XXII

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 92-112).
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XXII

L’installation. – Première nuit sur cette côte. – Fritz et Jenny. – Amélioration dans l’état du capitaine Gould. – Discussions. – Ascension de la falaise impossible. – La nuit du 26 au 27 octobre.

Il eût été difficile de trouver meilleure installation que dans cette caverne. Les différents réduits qui l’évidaient à l’intérieur permettraient à chacun de s’isoler suivant sa convenance.

Que ces réduits, de profondeur inégale, fussent assez sombres pendant le jour, que la caverne demeurât même dans une demi-obscurité, peu importait, en somme. À moins de mauvais temps, elle ne serait occupée que la nuit. Dès la pointe du jour, Harry Gould se ferait transporter au dehors, afin de respirer l’air salin et vivifiant, mélangé de rayons de soleil.

Au dedans, Jenny s’arrangea pour occuper avec son mari une des anfractuosités latérales. James Wolston, sa femme et le petit Bob prirent possession d’un évidement plus large, suffisant pour les loger tous trois. François se contenterait d’un coin dans la salle commune, en compagnie d’Harry Gould et du bosseman. La place ne manquait donc pas dans cette excavation naturelle, dont on ne connaissait pas encore toute la profondeur.

Le reste de la journée fut entièrement consacré au repos. Après les multiples émotions de cette dernière semaine, les passagers de la chaloupe avaient à se remettre de tant d’épreuves si courageusement supportées. Et puis, il convenait de s’accoutumer à la nouvelle situation. Au total, la résolution de passer une quinzaine de jours au fond de cette baie où l’existence matérielle paraissait assurée pour un certain temps était acte de sagesse. Quand même l’état du capitaine ne l’eût point exigé, John Block n’aurait pas conseillé un départ immédiat. Il ne fallait songer qu’au présent, on songerait plus tard à l’avenir.

Et cependant, quelles éventualités réservait-il, si ce n’était là qu’un îlot perdu de l’océan Pacifique, si l’on devait le quitter et affronter sur une frêle embarcation les fréquentes tempêtes de ces parages ?… Quel serait le dénouement de cette nouvelle tentative ?…

Le soir, après un second repas dont le bouillon, la chair et les œufs de tortue firent les frais, François adressa au Ciel la prière commune, et chacun regagna la caverne. Harry Gould, grâce aux soins de Jenny et de Doll, ne tremblait plus de fièvre. Sa blessure, qui tendait à se cicatriser, le faisait moins souffrir. Il y avait tout lieu d’espérer qu’il marchait vers une prompte guérison.

Il ne fut pas nécessaire de veiller pendant la nuit. Rien à craindre, ni des sauvages ni des fauves, sur cette plage déserte. Ces mornes et tristes solitudes, aucun être humain ne les avait encore visitées sans doute. Seul le cri rude et mélancolique des oiseaux de mer, qui regagnaient les cavités de la falaise, troublait le silence. Puis, la brise tomba peu à peu, et aucun souffle ne traversa l’espace jusqu’au lever du soleil.

Les hommes sortirent dès l’aube. Tout d’abord John Block descendit la grève en longeant le promontoire et se dirigea vers la chaloupe. Elle flottait en ce moment, mais le jusant ne tarderait pas à la laisser à sec sur le sable. Retenue par ses amarres de chaque bord, elle n’avait pas touché contre les roches, même au plus haut de la marée, et, tant que le vent soufflerait de l’est, elle ne courrait aucun risque. Dans le cas où la brise halerait le sud, on verrait s’il n’y aurait pas lieu de chercher un autre mouillage. Du reste, le temps paraissait être sérieusement établi, et l’on était dans la belle saison.

À son retour, le bosseman vint trouver Fritz et l’entretint de cette question.

« C’est que ça vaut la peine d’y penser, dit-il. Notre embarcation avant tout… Une grotte bien close, c’est parfait… Mais on ne navigue pas à bord d’une grotte, et, lorsque le moment sera venu de partir… s’il vient… il importe que nous ne soyons pas empêchés de le faire.

– C’est entendu, Block, répondit Fritz, et nous prendrons nos précautions pour que la chaloupe n’éprouve aucune avarie… Peut-être même y a-t-il un meilleur mouillage de l’autre côté du promontoire ?…

– Nous verrons, monsieur Fritz, et puisque tout va bien de ce côté, je vais aller de l’autre donner la chasse aux tortues… Vous ne m’accompagnez pas ?…

– Non, Block, allez seul… je retourne près du capitaine… Cette bonne nuit de repos a dû calmer sa fièvre… Lorsqu’il s’éveillera, il voudra causer de la situation… Je veux être là afin de le mettre au courant…

– Vous avez raison, monsieur Fritz, et répétez-lui bien qu’il n’y a rien à craindre pour le moment. »

Le bosseman gagna l’extrémité du promontoire, sauta de roche en roche sur la crique, et se dirigea vers l’endroit où, la veille, François et lui avaient rencontré les tortues.

Fritz revint vers la caverne près de laquelle François et James s’occupaient de rapporter des brassées de goémons. Mme Wolston faisait la toilette du petit Bob. Jenny et Doll étaient encore près du capitaine. Dans l’angle du promontoire le feu pétillait sous le fourneau, la chaudière commençait à ronfler, et une vapeur blanche s’en échappait.

Lorsque Fritz eut terminé son entretien avec Harry Gould, Jenny et lui descendirent sur la grève. Après avoir fait une cinquantaine de pas, ils se retournèrent du côté de cette haute falaise qui les enfermait comme un mur de prison.

Et alors Fritz de dire d’une voix émue :

« Chère femme, il faut que je laisse déborder mon cœur, car il est plein de tout ce qui s’est passé depuis que j’ai eu le bonheur de te recueillir sur la Roche-Fumante !… Je nous revois dans ce kaïak, à la baie des Perles… Puis c’est la rencontre de la pinasse, le retour de la famille à Felsenheim !… Deux années heureuses se sont écoulées avec toi, la joie, le charme de notre existence, dont rien ne troublait la tranquillité !… Nous étions si habitués à vivre dans ces conditions, qu’il semblait que le monde n’existait pas en dehors de notre île… Et s’il n’y avait pas eu le souvenir de ton père, ma bien-aimée Jenny, peut-être ne serions-nous pas partis à bord de la Licorne… peut-être n’aurions-nous jamais quitté la Nouvelle-Suisse…

– Où veux-tu en venir, mon cher Fritz ?… demanda Jenny, qui cherchait à contenir son émotion.

– À te dire combien mon cœur est oppressé depuis que la mauvaise fortune s’est déclarée contre nous !… Oui ! j’ai un remords de t’avoir exposée à la partager avec moi !…

– Cette mauvaise fortune, répondit Jenny, tu ne dois pas la craindre !… Un homme de ton courage, Fritz, un homme de ton énergie, doit-il s’abandonner au désespoir ?…

– Laisse-moi achever ce que je désirais te dire, Jenny… Là-bas, un jour, la Licorne a paru sur les parages de la Nouvelle-Suisse… Elle est repartie, et nous a conduits en Europe… Depuis lors, le malheur n’a cessé de te frapper… Le colonel Montrose était mort sans avoir revu sa fille…

– Mon pauvre père !… dit Jenny, en donnant libre cours à sa douleur. Oui ! cette joie lui a été refusée de me presser entre ses bras, de récompenser mon sauveur en mettant ma main dans la sienne… Dieu ne l’a pas voulu, Fritz, et il faut se soumettre…

– Eh bien, chère Jenny, reprit Fritz, quoi qu’il en soit, tu étais de retour en Angleterre… tu avais revu ton pays… tu pouvais y rester près d’une parente… y trouver la tranquillité… le bonheur…

– Le bonheur… sans toi, Fritz ?…

– Et alors, ma Jenny, tu n’aurais plus couru de nouveaux périls, après tous ceux auxquels tu avais échappé par miracle… Et, cependant, tu as consenti à me suivre pour retourner dans notre île…

– Oublies-tu donc, Fritz, que j’étais ta femme ?… Aurais-je pu hésiter à quitter l’Europe, à revoir là-bas tous ceux que j’aime, ta famille, mon Fritz, qui est désormais la mienne ?…

– Jenny… Jenny… il n’en est pas moins vrai que je t’ai entraînée à de nouveaux périls, et tels que je n’y puis songer sans épouvante… oui !… épouvante, dans la situation où nous sommes !… Et, pourtant, tu avais déjà eu ta part, ta grande part d’épreuves en ce monde!… Ah! ces rebelles, qui en sont la cause… qui nous ont abandonnés… toi, déjà victime du naufrage de la Dorcas, te voilà jetée sur une terre inconnue, plus inhabitable que ton îlot de la Roche-Fumante…

– Mais je n’y suis pas seule, j’y suis avec toi, avec ton frère, avec nos amis, avec des hommes résolus, et je ne tremble ni devant les dangers présents ni devant ceux à venir !… Je sais aussi que tu feras tout pour le salut commun…

– Tout, ma bien-aimée, s’écria Fritz, et bien que la pensée que tu es là doive redoubler mon courage, cette pensée me fait tant de mal que j’ai envie de tomber à tes genoux… de te demander pardon !… C’est ma faute, si…

– Fritz, répondit la jeune femme, en se pressant sur le cœur de son mari, personne ne pouvait prévoir les éventualités qui se sont produites… une révolte à bord… et les conséquences de cette révolte, notre abandon en mer… Mieux vaut oublier les mauvaises chances et n’envisager que les bonnes !… Nous pouvions être massacrés par l’équipage du Flag, être condamnés dans cette chaloupe à souffrir les tortures de la faim et de la soif, périr dans quelque tempête… et rien de tout cela n’est arrivé… Nous avons atteint une terre qui n’est pas dépourvue de ressources et qui nous offre un abri suffisant !… Si nous ne savons quelle est cette terre, nous chercherons à la reconnaître, et nous la quitterons s’il est nécessaire de la quitter…

– Pour aller où, ma pauvre Jenny ?…

– Pour aller ailleurs, comme dirait notre brave bosseman, pour aller où Dieu voudra nous conduire !… J’ai confiance en lui, mon cher Fritz, comme en tous nos compagnons…

– Ah ! chère femme ! s’écria Fritz, tes paroles m’ont rendu courage… Mais j’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien !… Oui !… nous lutterons, nous ne céderons pas au désespoir… Nous songerons aux existences précieuses qui nous sont confiées… Nous les sauverons… nous les sauverons… avec l’aide du Ciel…

– Que l’on n’invoque jamais en vain !… dit François, qui venait d’entendre les derniers mots prononcés par son frère. Ayons confiance, et il ne nous abandonnera pas !… »

Jenny lui avait répondu avec tant d’assurance que Fritz reprit toute son énergie. La situation pourrait être sauvée à force de dévouement, et ses compagnons étaient prêts à se dépenser comme lui en efforts surhumains.

Vers dix heures, le temps était beau, le capitaine Gould put venir s’étendre au soleil, à l’extrémité du promontoire. Le bosseman revenait alors de l’excursion qu’il avait poussée autour de la crique jusqu’au pied du morne de l’est. Quant à aller au-delà, c’était impossible. Même à mer basse, on eût tenté vainement de tourner le pied de l’énorme masse que les courants fouettaient d’un violent ressac.

John Block avait été rejoint par James sur la crique, et tous deux rapportaient tortues et œufs. C’était par centaines que ces chéloniens fréquentaient la plage. En prévision d’un prochain embarquement, on pourrait s’approvisionner largement de cette chair, qui assurerait la nourriture des passagers.

Après le déjeuner, on causa de choses et d’autres, tandis que Jenny, Doll et Suzan s’occupaient de laver le linge de rechange dans l’eau du ruisseau. Grâce à la température élevée, en l’exposant aux rayons du soleil, ce linge sécherait vite. Puis, on procéderait au raccommodage des vêtements, de manière que chacun fût prêt à se rembarquer le jour où le départ serait résolu.

Quant au gisement de cette terre, quel était-il ?… Était-il possible sans instruments de le relever, à quelques degrés près, en se basant sur la hauteur méridienne du soleil ?… Cette observation comporterait bien des incertitudes. Cependant, ce jour même, elle parut confirmer l’opinion déjà émise par le capitaine Gould, que ladite terre devait être située entre les quarantième et trentième parallèles. Mais quel méridien la traversait du nord au sud, il n’y avait aucun moyen de le déterminer, bien que le Flag eût dû rallier les parages occidentaux du Pacifique.

Revint alors le projet d’atteindre le plateau supérieur. En attendant la guérison du capitaine, ne fallait-il pas être fixé sur la question de savoir si la chaloupe avait accosté un continent, une île ou un îlot ?… D’une hauteur de sept à huit cents pieds, qui sait si une autre terre ne se montrerait pas à quelques lieues au large ?… Aussi, Fritz, François, le bosseman étaient-ils bien décidés à s’élever jusqu’à la crête de la falaise.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation. Tous comprenaient la nécessité d’en sortir par un moyen quelconque, non sans la sérieuse crainte de la voir s’empirer. Le temps continuait à se tenir au beau. La chaleur était forte, mais non orageuse.

À plusieurs reprises, John Block, Fritz et François avaient parcouru la baie depuis le contrefort de l’ouest jusqu’au morne. En vain avaient-il cherché une gorge, une entaille, une pente moins raide qui eût donné accès au plateau. La muraille verticale se dressait comme la paroi d’une courtine.

Cependant le moment approchait où le capitaine serait entièrement guéri. Sa blessure, maintenant cicatrisée, n’était plus recouverte que d’une simple bandelette. Après s’être éloignés graduellement, les accès de fièvre avaient pris fin. Quant aux forces, elles ne revenaient qu’avec une certaine lenteur. Cependant Harry Gould se promenait à présent sur la plage sans le secours d’un bras. Il ne cessait d’ailleurs de s’entretenir avec Fritz et le bosseman des chances que présentait une nouvelle traversée en direction du nord. Dans la journée du 25, il put même se rendre jusqu’au pied du morne, et il acquit de visu la certitude qu’il était impossible d’en contourner la base.

Fritz, qui l’accompagnait avec François et John Block, proposa alors de se jeter à la mer afin de gagner la partie du littoral qui se développait au-delà. Mais, bien qu’il fût excellent nageur, un tel courant régnait au pied du morne, que le capitaine dut empêcher le hardi jeune homme de mettre ce dangereux projet à exécution. Une fois emporté par le courant, qui sait si Fritz aurait pu revenir à la côte ?…

« Non, dit Harry Gould, ce serait une imprudence, et il est inutile de s’exposer… C’est avec la chaloupe que nous irons reconnaître cette partie du littoral, et, en nous écartant de quelques encablures, nous pourrons l’observer sur une plus grande étendue… Par malheur, je crains bien qu’il n’offre partout que la même aridité…

– C’est donc, conclut François, que nous sommes sur une sorte d’îlot ?…

– Il y a lieu de le supposer, répondit Harry Gould.

– Soit, ajouta Fritz, mais peut-être cet îlot n’est-il point isolé ?… Peut-être se rattache-t-il à un groupe d’îles, au nord, à l’est ou à l’ouest ?…

– Quel groupe, mon cher Fritz ?… répliqua le capitaine. Si, comme tout le porte à croire, ces parages sont ceux de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, il n’existe aucun groupe dans cette partie de l’océan Pacifique…

– De ce que les cartes n’en indiquent pas, repartit Fritz, s’ensuit-il qu’il n’en existe aucun ?… On ne connaissait pas non plus le gisement de la Nouvelle-Suisse, et cependant…

– Sans doute, répondit Harry Gould, et cela tenait à ce qu’elle est en dehors des routes maritimes… Très rarement, jamais même, les bâtiments ne traversent la portion de l’océan Indien où elle est située, tandis que, dans le sud de l’Australie, les mers sont très fréquentées, et une île, un groupe de quelque importance, n’aurait pu échapper aux navigateurs.

– Reste toujours l’hypothèse, reprit François, que nous soyons à proximité de la Nouvelle-Hollande…

– C’est possible, répondit le capitaine, et je ne serais pas étonné que ce fût à son extrémité sud-ouest, aux environs du cap Leuwin. Dans ce cas, nous aurions tout à craindre des Australiens féroces qui l’occupent.

– Aussi, répondit le bosseman, est-il préférable d’être sur un îlot, où l’on est sûr de ne point rencontrer de cannibales…

– Et c’est ce que nous saurions selon toute probabilité, ajouta François, si nous avions pu monter sur la falaise…

– Oui, répondit Fritz, et il n’y a pas un endroit qui permette de le faire…

– Pas même en gravissant le promontoire ?… demanda le capitaine Gould.

– Jusqu’à mi-hauteur, non sans grandes difficultés pourtant, il est praticable, répondit Fritz, mais les parois supérieures sont absolument verticales. Il faudrait employer des échelles, et encore n’est-il pas prouvé que l’on réussirait… À travers une coupure, en se hissant avec des cordes, peut-être aurait-on pu atteindre le plateau, mais il n’en existe nulle part…

– Alors nous emploierons la chaloupe à reconnaître la côte… dit Harry Gould.

– Seulement lorsque vous serez entièrement rétabli, capitaine, et pas avant, déclara Fritz. Nous ne sommes pas à quelques jours près…

– Je vais mieux, mon cher Fritz, affirma Harry Gould, et comment en serait-il autrement avec les soins dont j’ai été entouré !… Mme Wolston, votre femme, Doll m’auraient guéri rien qu’en me regardant… Aussi, dans quarante-huit heures au plus tard, nous prendrons la mer…

– Par l’ouest ou par l’est ?… demanda Fritz.

– Selon le vent… répondit le capitaine.

– Et j’ai l’idée, ajouta le bosseman, que cette excursion ne sera pas sans profit. »

Afin de n’y plus revenir, – il convient d’insister sur ce point, – Fritz, François et John Block avaient déjà fait l’impossible pour s’élever sur le promontoire. Jusqu’à la hauteur de deux cents pieds, bien que la pente fût très raide, en se glissant d’une roche à l’autre au milieu des éboulis, en déployant une souplesse, une agilité de chamois ou d’isard, ils s’étaient arrêtés au tiers de sa hauteur. Très périlleuse tentative, en somme, et pendant laquelle le bosseman avait failli se rompre les os. Mais, en cet endroit, tous les efforts furent vains pour continuer l’ascension. Le promontoire se terminait par un pan vertical qui ne présentait plus que des drèches, c’est-à-dire des surfaces plates. Nulle part un point d’appui pour le pied, nulle part une saillie à laquelle on eût pu accrocher les amarres de la chaloupe. Et il restait encore de six à sept cents pieds jusqu’au rebord de la falaise.

Revenu à la caverne, le capitaine Gould fit connaître la décision qui avait été prise. Dans deux jours, à la date du 27 octobre, l’embarcation quitterait son mouillage afin de longer le littoral. S’il se fût agi d’une excursion de quelques jours, tous auraient pris passage dans la chaloupe. Mais, en vue d’une reconnaissance sommaire, mieux vaudrait n’en charger que le capitaine, Fritz et le bosseman. Ils suffiraient à manœuvrer l’embarcation et ne s’éloigneraient pas au nord plus qu’il ne serait nécessaire. Si ce littoral ne limitait qu’un îlot isolé, qui ne mesurait que deux ou trois lieues de circonférence, ils en feraient le tour, et seraient revenus après une absence de vingt-quatre heures.

Il est vrai, cette séparation, si courte qu’elle dût être, ne laisserait pas d’inquiéter. James Wolston et sa femme, François, Jenny et Doll ne verraient pas partir leurs compagnons sans un serrement de cœur. Savait-on à quelles éventualités ils s’exposaient ?… Et s’ils étaient attaqués par les sauvages… et s’ils tardaient à revenir… et s’ils ne revenaient pas ?…

Jenny fit valoir ces arguments avec l’énergie qu’elle mettait dans toutes ses pensées comme dans tous ses actes. Elle demanda qu’on n’ajoutât pas à tant d’appréhensions celles qui naîtraient d’une absence dont la durée pouvait se prolonger. Fritz comprit ces raisons, Harry Gould les adopta, et, finalement, il fut convenu que tous prendraient part à la reconnaissance projetée.

Cette décision résolue à la satisfaction générale, John Block eut à s’occuper de mettre la chaloupe en état. Non point qu’elle exigeât des réparations, car elle avait peu souffert depuis son abandon en mer, mais il convenait de l’aménager pour le cas où il y aurait lieu de poursuivre la navigation jusqu’à quelque autre terre du voisinage. Aussi le bosseman s’ingénia-t-il à la rendre plus confortable en fermant le tillac de l’avant, afin que les passagères, tout au moins, fussent à l’abri des rafales et des coups de houle.

Il n’y avait donc plus qu’à attendre et à s’approvisionner aussi en vue d’une traversée qui s’allongerait peut-être. D’ailleurs, s’il fallait quitter définitivement la baie des Tortues, la prudence commandait de le faire sans retard, de mettre à profit la belle saison, presque à son début en ces régions de l’hémisphère méridional. Comment ne pas s’épouvanter à la pensée d’un hivernage ?… Certes, la caverne offrait un abri sûr contre les tempêtes du sud qui sont terribles en ces parages du Pacifique… Le froid, on pourrait le braver sans doute, car le combustible ne ferait pas défaut, grâce à l’énorme amoncellement des plantes marines au pied de la falaise… mais les tortues ne finiraient-elles pas par manquer ?… En serait-on réduit aux seuls produits de la mer ?… Et la chaloupe, où la mettre en sûreté, hors d’atteinte des lames qui devaient déferler pendant la saison d’hiver jusqu’au fond de la grève ?… La pourrait-on haler au-delà des plus hautes marées ?… Harry Gould, Fritz et les autres n’avaient que leurs bras, pas un outil, pas un levier, pas un cric, et l’embarcation était assez lourde pour résister à tous leurs efforts !…

À cette époque de l’année, par bonheur, on n’avait à craindre que les orages passagers. Et puis, les quinze jours qu’ils venaient de passer à terre avaient rendu à tous la force morale et physique, en même temps que la confiance.

Les préparatifs furent achevés dans la matinée du 26. Vers midi. Fritz n’observa pas sans inquiétude certains nuages qui commençaient à se lever du sud. Très éloignés encore, ils prenaient une couleur blafarde. À peine si la brise se faisait sentir. Cependant la lourde masse montait tout d’un bloc. Cet orage, s’il éclatait, battrait directement la baie des Tortues.

Jusqu’alors, les extrêmes roches du promontoire avaient couvert la chaloupe contre les vents de l’est. Même de l’autre côté, les vents de l’ouest n’auraient pu l’atteindre, et, solidement tenue par ses amarres, elle eût évité de trop rudes chocs. Mais si les lames déchaînées se précipitaient du large, l’abri lui manquerait, et elle serait mise en pièces ?…

Essayer d’un autre mouillage au revers du morne ou du contrefort, comment y songer, puisque, même par temps calme, la mer y brisait avec violence…

« Que faire ?… » demandait Fritz au bosseman, qui ne savait que lui répondre.

Un espoir restait, c’était que l’orage se dissipât avant d’assaillir la côte. Toutefois, en prêtant l’oreille, on entendait des rumeurs lointaines, bien que le vent fût assez faible. Nul doute, la mer grondait au loin, et déjà quelques risées intermittentes, qui lui donnaient une teinte livide, couraient à sa surface.

Harry Gould vint observer l’horizon.

« Nous sommes menacés d’un mauvais coup… lui dit Fritz.

– Je le crains, avoua Harry Gould, et du plus mauvais que nous puissions redouter !…

– Mon capitaine, déclara le bosseman, ce n’est pas le moment de se croiser les poignets… Il faut au contraire filer de l’huile de bras, comme on dit entre matelots…

– Essayons de haler la chaloupe au fond de la grève, reprit Fritz, qui appela James et son frère.

– Essayons, répondit Harry Gould. La marée monte et nous aidera… En attendant, commençons par alléger notre embarcation le plus possible.»

Il n’y avait pas autre chose à tenter. Tous s’attelèrent à la besogne. Les voiles furent envoyées sur le sable, le mât amené, le gouvernail démonté, les bancs, les espars, débarqués et transportés à l’intérieur de la caverne.

Au moment où la marée fut étale, la chaloupe avait pu être remontée d’une dizaine de toises. Cela ne suffisait pas, et il fallait la rehaler du double pour la mettre à l’abri des lames.

Faute d’appareil, le bosseman dut passer des planches sous sa quille, afin d’en faciliter le glissement, et on s’unit pour la pousser par l’avant, par l’arrière. Efforts inutiles, la lourde embarcation, engagée dans le sable, ne gagna pas d’un pied au delà du dernier relais de la mer.

Avec le soir, le vent menaça de tourner à l’ouragan. Des épais nuages accumulés au zénith sortaient des éclairs rapides, et de violents coups de tonnerre éclataient, que les échos de la falaise répercutaient en éclats formidables.

Bien que le jusant eût laissé la chaloupe à sec, les lames, qui devenaient de plus en plus fortes, ne tardèrent pas à la soulever de l’arrière.

En cet instant, la pluie tomba en grosses gouttes chargées de l’électricité atmosphérique, et qui semblaient exploser en frappant le sable de la plage.

« Ma chère Jenny, dit Fritz, tu ne peux rester plus longtemps dehors… Je t’en prie, rentre dans la grotte… vous aussi, Doll… vous aussi, madame Wolston. »

Jenny n’aurait pas voulu quitter son mari. Mais Harry Gould intervint alors :

« Rentrez, madame Fritz, dit-il.

– Et vous, capitaine, observa la jeune femme, il ne faut pas encore vous exposer…

– Je n’ai plus rien à craindre, répondit Harry Gould.

– Jenny… je te le répète, rentre… il n’est que temps ! » dit Fritz.

Jenny, Doll et Suzan se réfugièrent dans la caverne au moment où la pluie, mêlée de grêlons, s’abattait comme une mitraille.

Harry Gould, le bosseman, Fritz, François, James, restés près de l’embarcation, avaient grand’peine à résister aux rafales qui balayaient la grève. Déjà, en déferlant, les lames jetaient leur embrun sur toute l’étendue de la baie.

Le danger était grand. Serait-il possible de maintenir la chaloupe contre les chocs qui la faisaient violemment rouler d’un flanc sur l’autre ?… Et, pourtant, si elle venait à se briser, comment Harry Gould et ses compagnons pourraient-ils s’éloigner de cette côte avant l’hiver ?…

Ils étaient tous les cinq, et quand la mer, poussée plus avant, soulevait l’embarcation, ils s’accrochaient à ses flancs afin de l’immobiliser.

Bientôt l’orage fut dans toute sa force. En vingt endroits se déchaînaient de larges éclairs. Lorsque la foudre frappait les contreforts, on entendait les débris tomber sur le lit de goémons. Ah ! s’ils avaient pu l’éventrer, cette falaise, y faire brèche comme le boulet dans une courtine, – une brèche qui eût permis de s’élever jusqu’à son sommet!…

En ce moment, une lame monstrueuse, haute de vingt-cinq à trente pieds, soulevée par l’ouragan, se précipita sur la grève comme une trombe.

Saisis par cette sorte de mascaret, Harry Gould et ses compagnons furent repoussés jusqu’aux tas de varechs, et c’est miracle si cette lame monstrueuse ne les entraîna pas, lorsqu’elle redescendit vers la mer !

Le malheur tant redouté s’était produit. La chaloupe, arrachée de sa souille, déhalée d’abord au fond de la grève, puis ramenée contre les extrêmes roches du promontoire, s’était fracassée et ses débris, après avoir flotté un instant sur l’écume des remous, disparurent au tournant du morne.