Seconde Patrie/XXIX

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 224-244).
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XXIX

Diverses hypothèses. – Ce qu’il faut faire. – Un coup de canon. – L’îlot du Requin. – Reconnaissance jusqu’à la grève. – Un canot abandonné. – L’embarquement. – « Ne tirez pas !… »

Il était alors deux heures et demie du soir. Le feuillage du manglier était si épais que les rayons du soleil, presque perpendiculaires, ne parvenaient pas à le percer. Fritz et ses compagnons ne couraient donc pas le risque d’être signalés dans l’habitation aérienne de Falkenhorst, encore inconnue des sauvages qui avaient débarqué sur l’île.

Une troupe de cinq hommes, demi-nus, à peau noire comme les naturels de l’Australie occidentale, armés d’arcs et de flèches, s’avançait en suivant l’allée. Qu’ils eussent été vus, et même que la Terre-Promise comptât d’autres habitants que ceux de Felsenheim, ils ne pouvaient s’en douter. Mais qu’étaient devenus M. Zermatt et les siens ?… Avaient-ils pu s’enfuir ?… Avaient-ils succombé dans une lutte inégale ?…

En effet, il n’était pas à supposer, ainsi le fit observer John Block, que le nombre des indigènes arrivés sur l’île fût réduit à cette demi-douzaine d’hommes. Avec une telle infériorité numérique, ils n’auraient pas eu raison de M. Zermatt, de ses deux fils et de M. Wolston, même dans le cas d’une surprise… C’était toute une bande, montée sur une flottille de pirogues, qui avait dû envahir la Nouvelle-Suisse… Cette flottille était sans doute à présent mouillée dans la crique avec la chaloupe et la pinasse… Si on ne l’apercevait pas du haut de Falkenhorst, c’est que, de ce côté-là, la vue était arrêtée par la pointe de la baie du Salut…

Et alors où étaient les familles Zermatt et Wolston ?… De ce qu’on ne les avait rencontrées ni à Falkenhorst ni aux environs, fallait-il en conclure qu’elles fussent prisonnières à Felsenheim… qu’elles n’avaient eu ni le temps ni la possibilité de chercher refuge dans les autres métairies… ou qu’elles avaient été massacrées ?…

Ainsi tout s’expliquait, les dévastations constatées à Falkenhorst, l’abandon où se trouvait la partie de la Terre-Promise entre le canal du lac des Cygnes et le littoral !… Fritz, François, Jenny venaient d’être frappés du plus affreux malheur qui pût les accabler !… De même James, sa femme et sa sœur !… Et comment conserver quelque espérance qui ne fût du moins bien faible ?… Aussi, tandis que Harry Gould et le bosseman ne perdaient pas de vue les naturels, donnaient-ils libre cours à leurs larmes, à leur désespoir.

Cependant une dernière hypothèse : était-il possible que les deux familles se fussent réfugiées dans l’ouest, en une partie de l’île, au delà de la baie des Perles ?… En cas qu’elles eussent vu de loin les pirogues à travers la baie du Salut, n’avaient-elles pas eu le temps de fuir avec le chariot, emportant des provisions et des armes ?… Mais ni les uns ni les autres n’osaient y croire !…

Harry Gould et John Block continuaient à observer l’approche des sauvages.

Se préparaient-ils à pénétrer dans la cour, puis dans l’habitation déjà visitée et pillée ?… N’y avait-il pas lieu de craindre qu’ils ne découvrissent la porte de l’escalier ?… En ce cas, il est vrai, puisqu’ils n’étaient que cinq ou six, on s’en débarrasserait sans peine. Lorsqu’ils paraîtraient sur la plate-forme, surpris un à un, ils seraient jetés par-dessus la balustrade, une chute de quarante à cinquante pieds…

« Et, comme le déclara le bosseman, si, après cette culbute, il leur reste des jambes pour aller à Felsenheim, c’est que ces animaux-là tiendraient plus encore du chat que du singe ! »

Cependant, lorsqu’ils eurent atteint l’extrémité de l’avenue, les cinq hommes s’étaient arrêtés. Maintenant Fritz, Harry Gould, John Block, ne perdaient pas un seul de leurs mouvements. Que venaient-ils faire à Falkenhorst ?… Si l’habitation aérienne avait jusqu’ici échappé à leurs regards, n’allaient-ils pas la découvrir, et aussi ceux qui l’occupaient ?… Et, alors ne reviendraient-ils pas en plus grand nombre, et le moyen de résister à l’attaque d’une centaine d’indigènes…

Tout d’abord, la clairière franchie, ils se dirigèrent vers la palissade dont ils firent le tour. Trois d’entre eux s’introduisirent à l’intérieur de la cour, sous un des hangars de gauche, et ils ressortirent presque aussitôt, portant quelques-uns des engins de pêche déposés en cet endroit.

« Pas gênés, ces gueux !… murmura le bosseman. Ils ne vous demandent seulement pas la permission.

– Ont-ils donc un canot sur la grève… et vont-ils pêcher le long du littoral ?… dit Harry Gould.

– Nous ne tarderons pas à le savoir, mon capitaine », répliqua John Block.

En effet, les trois hommes venaient de rejoindre leurs compagnons. Puis, prenant un petit sentier bordé d’une forte haie d’épines, qui longeait la droite du rio de Falkenhorst, ils descendirent vers la mer.

On ne les perdit de vue qu’au moment où ils atteignirent la coupée par laquelle s’écoulait le ruisseau jusqu’à son embouchure sur la baie des Flamants.

Mais, dès qu’ils eurent tourné à gauche, ils ne furent plus visibles, et ne pourraient être revus que s’ils gagnaient le large. Qu’il y eût une embarcation sur la grève, c’était probable, – probable aussi qu’ils s’en servaient habituellement pour la pêche à proximité de Falkenhorst.

Tandis que Harry Gould et John Block restaient en observation, Jenny, maîtrisant la douleur qui, chez Doll, chez Suzan, se manifestait par des soupirs et des larmes, dit à Fritz :

« Mon ami… que faut-il faire ? »

Fritz regarda sa femme, ne sachant que répondre :

« Ce qu’il faut faire… déclara le capitaine Gould, nous allons en décider… Mais, d’abord, il est inutile de rester sur ce balcon, où nous risquerions d’être découverts.»

Dès que tous furent réunis dans la chambre, tandis que Bob, fatigué de la longue étape, dormait dans un petit cabinet y attenant, voici ce que Fritz dit, en réponse à la demande que sa femme venait de lui adresser :

« Ma chère Jenny, non… tout espoir n’est pas perdu de retrouver nos familles… Il est possible… très possible qu’elles n’aient point été surprises… Mon père et M. Wolston auront vu de loin leurs pirogues… Peut-être ont-ils eu le temps de se réfugier dans une des métairies, même au fond des bois de la baie des Perles, où ces sauvages n’ont pas dû s’aventurer… En quittant l’ermitage d’Eberfurt, après avoir traversé le canal, nous n’avons trouvé aucune trace de leur passage… Mon opinion est qu’ils n’ont pas cherché à s’éloigner du littoral…

– Je le pense aussi, ajouta Harry Gould, et à mon avis, M. Zermatt et M. Wolston se sont enfuis avec leurs familles…

– Oui… je l’affirmerais !… déclara Jenny. Ma chère Doll, et vous, Suzan, ne désespérez pas… ne pleurez plus !… Vous reverrez votre père, votre mère, comme nous reverrons les tiens, Fritz, les vôtres, James !… »

La jeune femme s’exprimait avec une telle conviction qu’à l’entendre, l’espoir revenait, et François lui prit la main, en disant :

« C’est Dieu qui parle par votre bouche, ma chère Jenny ! »

Du reste, à bien réfléchir, ainsi que le fît valoir le capitaine Gould, il était peu supposable que Felsenheim eût été surpris par l’attaque des naturels, puisque les pirogues ne pouvaient atterrir de nuit sur cette côte qu’ils ne connaissaient pas. C’est pendant le jour qu’elles avaient dû arriver, soit de l’est, soit de l’ouest, en se dirigeant vers la baie du Salut. Or, étant donnée la disposition de ce bras de mer entre le cap de l’Est et le cap de l’Espoir-Trompé, comment M. Zermatt, M. Wolston, Ernest ou Jack ne les auraient-ils pas aperçues d’assez loin pour avoir eu le temps de se réfugier en quelque autre partie de l’île ?…

« Et même, ajouta Fritz, si le débarquement de ces naturels est récent, peut-être nos familles n’étaient-elles pas à Felsenheim… Est-ce que ce n’est pas l’époque où nous visitions d’ordinaire les métairies ?… Si, la nuit dernière, nous ne les avons pas rencontrées, à l’ermitage d’Eberfurt, il se peut qu’elles soient à Waldegg, à Prospect-Hill, à Zuckertop, au milieu de ces bois épais…

– Rendons-nous d’abord à Zuckertop… proposa François.

– C’est à faire, répondit John Block, mais pas avant la nuit…

– Si… à l’instant… à l’instant !… répéta François, qui ne voulait rien entendre. Je puis aller seul… Deux lieues et demie pour aller, autant pour revenir, je serai de retour en trois heures, et nous saurons à quoi nous en tenir…

– Non, François, non !… dit Fritz. Je te demande de ne pas nous séparer… ce serait imprudent… et, s’il le faut, comme ton aîné, je te l’ordonne !…

– Fritz… tu veux m’empêcher ?…

– Je veux t’empêcher de commettre une imprudence…

– François… François… dit Doll d’une voix suppliante, écoutez votre frère !… François… je vous prie !… »

François s’était buté à cette idée de partir, et il se préparait à descendre.

« Soit ! dit le bosseman, qui crut devoir intervenir… Puisqu’il y a des recherches à faire, faisons-les sans attendre la nuit… Seulement, pourquoi ne pas aller tous ensemble à Zuckertop ?…

– Venez… dit François.

– Mais, reprit le bosseman, en s’adressant à Fritz, est-ce bien vers Zuckertop qu’il faut se diriger ?…

– Où… si ce n’est là ?… demanda Fritz.

– À Felsenheim ! » répondit John Block.

Ce nom, inopinément jeté dans le débat, eut pour résultat d’en changer le cours.

À Felsenheim ?… Et, au total, si MM. Zermatt et Wolston, leurs femmes, leurs enfants étaient tombés entre les mains des naturels, si leur vie avait été épargnée, c’était là qu’ils se trouvaient, puisque cette fumée indiquait que Felsenheim était habité… C’était là qu’il importait de leur apprendre le retour de Fritz, de François, de Jenny, de Doll, de James et de Suzan Wolston…

« Aller à Felsenheim… bien… répondit le capitaine Gould, mais y aller tous ?…

– Tous ?… non… déclara Fritz, à deux ou trois, et lorsque la nuit sera venue…

– La nuit ?… reprit François, plus obstiné que jamais à son idée. Je vais à Felsenheim…

– Et, pendant qu’il fait jour, espères-tu donc échapper à ces sauvages qui rôdent aux environs ?… répliqua Fritz. Et si tu leur échappes, comment entreras-tu à Felsenheim, s’ils l’occupent en ce moment ?…

– Je n’en sais rien, Fritz… mais je parviendrai bien à savoir si nos familles sont là… puis je reviendrai !…

– Mon cher François, répondit Harry Gould, je comprends votre impatience et je la partage !… Cependant rendez-vous à nos avis qui sont dictés par la prudence… Si ces sauvages s’emparaient de vous, l’éveil donné… ils se mettraient à notre recherche… nous ne serions plus en sûreté ni à Waldegg, ni ailleurs… »

En effet, la situation serait absolument compromise, et là où se réfugieraient Fritz et ses compagnons, les indigènes finiraient par les découvrir.

Fritz parvint à faire entendre raison à son frère, et François dut se soumettre devant l’autorité de celui qui était peut-être le chef de la famille…

On attendrait, et dès que l’obscurité le permettrait, François et le bosseman quitteraient Falkenhorst. Mieux valait effectuer à deux cette reconnaissance qui présentait bien des dangers. En se glissant le long de la haie vive bordant l’avenue, tous deux essayeraient d’atteindre le ruisseau des Chacals. Si le pont tournant était replié sur l’autre rive, ils passeraient le ruisseau à la nage, et tenteraient de pénétrer par le verger dans l’enclos de Felsenheim. Il serait facile de voir par l’une des fenêtres si les familles y étaient renfermées. Si elles n’y étaient pas, François et John Block reviendraient aussitôt à Falkenhorst, et l’on aviserait à gagner Zuckertop avant le lever du jour.

Donc, il convenait d’attendre, et avec quelle lenteur s’écoulèrent les heures ! Jamais le capitaine Gould et ses compagnons n’avaient été plus profondément accablés, – même après l’abandon de la chaloupe sur ces parages inconnus, même quand l’embarcation se fut brisée contre les roches de la baie des Tortues, même lorsque les naufragés, et avec eux trois femmes et un enfant, se virent menacés d’un hivernage sur cette côte aride, au fond de cette prison dont ils ne pouvaient sortir !

Du moins, au milieu de tant d’épreuves avaient-ils alors cette consolation d’être sans inquiétude pour ceux qui habitaient la Nouvelle-Suisse !… Et voici qu’ils venaient de retrouver l’île au pouvoir d’une bande de naturels… et ils ne savaient ce qu’étaient devenus leurs parents, leurs amis… et ils pouvaient craindre qu’ils n’eussent péri dans un massacre…

Cependant la journée s’avançait. De temps en temps, l’un ou l’autre, plus particulièrement Fritz et le bosseman, se hissait entre les branches du manglier, afin d’observer la campagne et la mer. Ce dont ils s’inquiétaient, c’était de savoir si les sauvages occupaient les environs de Falkenhorst, ou s’ils avaient repris le chemin de Felsenheim.

Ils n’apercevaient rien, si ce n’est, dans la direction du sud, vers l’embouchure du ruisseau des Chacals, la petite colonne de fumée qui montait au-dessus des roches.

Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, aucun incident n’avait modifié la situation. Le repas fut préparé avec les réserves de l’habitation.

Après le retour de François et de John Block, qui sait s’il n’y aurait pas nécessité de partir pour Zuckertop ? Et ce serait une longue étape !…

À cet instant, une détonation se fit entendre.

« Qu’est-ce donc ?… demanda Jenny que Fritz retint en la voyant se diriger vers une des fenêtres.

– Serait-ce un coup de canon ?… répondit François.

– Un coup de canon !… s’écria le bosseman.

– Mais qui l’aurait tiré ?… dit Fritz.

– Quelque bâtiment en vue de l’île ?… demanda James.

– La Licorne peut-être !… s’écria Jenny.

– Alors, elle serait très rapprochée de l’île, fit observer John Block, car cette détonation n’est pas venue de loin…

– À la plate-forme… à la plate-forme !… répéta François, en s’élançant vers le balcon…

– Tâchons de ne pas être aperçus, car la bande doit être en éveil…» recommanda le capitaine Gould.

Tous les regards se portèrent vers la mer.

Aucun navire n’apparaissait qui, d’après la proximité de la détonation, aurait dû être à la hauteur de l’îlot de la Baleine. Au large, le bosseman ne signala qu’un canot, monté par deux hommes, qui cherchait à rallier la grève de Falkenhorst.

« Si c’étaient Ernest et Jack ?… murmura Jenny.

– Non… répondit Fritz, ces deux hommes sont des naturels, et le canot est une pirogue…

– Mais pourquoi se sauvent-ils ?… demanda François. Est-ce qu’ils sont poursuivis ?… »

Fritz poussa un cri – un cri qui tenait à la fois de la joie et de la surprise !

L’éclat d’une vive lumière au milieu d’un jet de vapeur blanche était arrivé à ses yeux, et presque aussitôt retentit une seconde détonation que répercutèrent les échos du littoral.

En même temps, un projectile, rasant la surface de la baie, fit jaillir une gerbe d’eau à deux brasses de l’embarcation, qui continua de fuir à toute vitesse vers Falkenhorst.

« Là… là !… s’écria Fritz. Mon père… M. Wolston… tous les nôtres sont là…

– À l’îlot du Requin ?… dit Jenny.

– À l’îlot du Requin ! »

En effet, c’était de cet îlot qu’étaient parties la première détonation, puis la seconde avec le boulet lancé contre la pirogue… Nul doute, M. Zermatt, M. Wolston, leurs familles, avaient pu s’y réfugier sous la protection de cette batterie dont les sauvages n’osaient approcher. Au-dessus se déployait le pavillon blanc et rouge de la Nouvelle-Suisse, tandis que le drapeau britannique flottait sur le plus haut pic de l’île !

Rien ne saurait peindre la joie, – plus que la joie, – le délire auquel s’abandonnèrent Fritz, François, Jenny, Doll, James et Suzan… Puisque leurs parents avaient pu gagner l’îlot du Requin, il n’y aurait à les rechercher ni à Zuckertop ni en aucune autre métairie de la Terre-Promise !… Et, ces sentiments, on l’imaginera sans peine, étaient partagés par le capitaine Harry Gould, le bosseman, si unis de cœur et d’âme aux passagers du Flag !

Il n’était plus question d’aller à Felsenheim, et on ne quitterait Falkenhorst que pour se rendre, – comment ? on ne savait, – à l’îlot du Requin. Ah ! si du haut du manglier, il eût été possible de communiquer par des signaux, d’arborer un pavillon qui répondrait à celui de la batterie !… Il est vrai, cela n’eût pas été prudent, non plus que de tirer des coups de feu avec le pistolet, qui, s’ils eussent été entendus de M. Zermatt, auraient pu l’être aussi des sauvages, s’ils rôdaient encore aux environs de Falkenhorst.

Or, l’essentiel était que la présence du capitaine Gould et des siens ne fût point connue
« ne tirez pas !… » (Page 244.)
d’eux, dans l’impossibilité où ils étaient de résister à une attaque à laquelle aurait pris part toute la bande déjà maîtresse de Felsenheim.

« Notre situation est bonne maintenant, fit observer Fritz, ne la compromettons pas…

– Sans doute, répondit Harry Gould, puisque nous n’avons pas été découverts, ne risquons pas de l’être !… Attendons la nuit avant d’agir…

– Comment sera-t-il possible d’atteindre l’îlot du Requin ?… demanda Jenny.

– À la nage… déclara Fritz. Oui… je saurai bien le gagner à la nage… Et puisque c’est avec la chaloupe que mon père a dû s’y réfugier, je ramènerai la chaloupe pour vous prendre tous…

– Fritz… mon ami, ne put s’empêcher de dire Jenny, traverser ce bras de mer…

– Un jeu pour moi, chère femme, un jeu !… répondit l’intrépide jeune homme.

– Et puis… qui sait ?… ajouta John Block, peut-être le canot de ces moricauds-là sera-t-il sur la grève ?… »

Le soir approchait, et, un peu après sept heures, il faisait déjà sombre, la nuit succédant au jour presque sans crépuscule sous cette latitude.

Vers huit heures, le moment étant arrivé, il fut décidé que Fritz, François et le bosseman descendraient dans la cour. Après s’être assurés que les indigènes n’étaient plus aux environs, ils s’aventureraient jusqu’au littoral. Dans tous les cas, le capitaine Gould, James Wolston, Jenny, Doll, Suzan attendraient au pied de l’arbre un signal pour les rejoindre.

Tous trois prirent donc l’escalier en tâtonnant, car ils n’avaient point voulu allumer un fanal dont la lumière aurait risqué de les trahir.

Dans l’habitation du bas, personne, ni sous les hangars. Les hommes venus dans la journée avaient-ils repris le chemin de Felsenheim, ou se trouvaient-ils sur la plage vers laquelle s’était dirigée la pirogue, c’est là ce qu’il importait de reconnaître.

Mais il importait surtout de ne point se départir de la prudence observée jusqu’alors. C’est pourquoi Fritz et John Block résolurent de gagner seuls le rivage, tandis que François resterait en observation à l’entrée de la cour, prêt à remonter, si quelque danger menaçait Falkenhorst.

Fritz et le bosseman franchirent la palissade, traversèrent la clairière à laquelle aboutissait l’avenue de Felsenheim. Puis, se glissant d’arbre en arbre pendant deux centaines de pas, écoutant, regardant, épiant, ils arrivèrent à l’étroite coupée des dernières roches que baignaient les lames.

La grève était déserte, comme la mer, jusqu’au cap, dont on entrevoyait à peine le profil à l’est. Aucune lumière ne se montrait ni dans la direction de Felsenheim ni à la surface de la baie du Salut. Seul, un massif se détachait à trois quarts de lieue au large.

C’était l’îlot du Requin.

« Allons… dit Fritz.

— Allons», répondit John Block.

Tous deux se dirigèrent vers la lisière sablonneuse que la marée descendante, presque au plus bas, découvrait encore.

Quel cri de joie leur aurait échappé, s’ils n’eussent été si maîtres d’eux-mêmes ! Un canot était là, gîté sur le flanc.

C’était cette pirogue que la batterie avait saluée de deux coups de canon.

« Fameuse chance, que les boulets l’aient manquée !… s’écria John Block. Sans cela, elle serait maintenant par le fond… Si c’est M. Jack ou M. Ernest qui ont été si maladroits, nous leur en ferons nos compliments ! »

Cette petite embarcation, de construction australienne, qui se manœuvrait à la pagaie, ne pouvait contenir que cinq à six personnes. Or, le capitaine Gould et ses compagnons étaient huit, plus un enfant, à embarquer pour l’îlot du Requin. Il est vrai, la distance ne mesurait que trois quarts de lieue.

« Eh bien, on se tassera, dit John Block, et il ne faut pas faire deux voyages…

– Au surplus, ajouta Fritz, dans une heure, le flot se fera sentir, et comme il porte vers la baie du Salut, sans trop s’éloigner de l’îlot du Requin, nous n’aurons pas besoin d’un grand effort pour y arriver…

– Tout est pour le mieux, répondit le bosseman, et cela commence à se débrouiller.»

Il ne fut pas question de pousser l’embarcation à la mer, et elle s’y remettrait d’elle-même dès que le flot l’aurait soulevée. John Block s’assura qu’elle était solidement amarrée et ne risquait pas de se déhaler au large.

Tous deux remontèrent la grève, reprirent l’avenue, et rejoignirent François qui les attendait dans la cour.

Lorsque celui-ci eut été mis au courant, il ne put que se réjouir. Mais, comme il convenait d’attendre que le flot fût établi avant de s’embarquer, Fritz le laissa avec le bosseman afin de surveiller les approches de la cour.

On juge si les nouvelles qu’il apporta là-haut furent reçues avec satisfaction !

Vers neuf heures et demie, tous étaient descendus au pied du manglier.

François et John Block n’avaient rien aperçu de suspect. Les abords de Falkenhorst demeuraient silencieux. Le moindre bruit se fût fait entendre, car aucun souffle ne traversait l’espace.

Après avoir franchi la cour et la clairière, Fritz, François et Harry Gould en avant, les autres défilèrent sous le couvert des arbres de l’avenue et atteignirent la grève.

Elle était aussi déserte que deux heures auparavant.

Déjà le flot avait soulevé l’embarcation qui flottait au bout de sa bosse. Il n’y avait plus qu’à s’y embarquer, à la démarrer, puis à la pousser dans le courant.

Aussitôt, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant prirent place à l’arrière. Leurs compagnons se blottirent entre les bancs, Fritz et François se mirent aux pagaies.

Il était, en ce moment, près de dix heures, et, par une nuit sans lune, on pouvait espérer de passer sans être aperçu.

Il va de soi que, malgré l’obscurité assez profonde, il ne serait pas difficile de se diriger vers l’îlot.

Dès que la pirogue eut été saisie par le courant, elle fut entraînée de ce côté.

Chacun gardait le silence. Pas un mot n’était échange, même à voix basse. Tous les cœurs se serraient en proie à une inexprimable émotion. Que les familles Zermatt et Wolston fussent sur cet îlot, nul doute… Cependant, si quelqu’un des leurs était resté prisonnier… ou avait succombé en se défendant…

Il n’y avait pas à compter sur le flot pour gagner directement l’îlot du Requin. À une demi-lieue du rivage, il s’en détournait pour remonter vers l’embouchure du ruisseau des Chacals et s’étendre jusqu’au fond de la baie du Salut.

Fritz et François nagèrent donc avec vigueur en direction du sombre massif, duquel ne s’échappaient ni un bruit ni une lueur.

Mais M. Zermatt ou M. Wolston, Ernest ou Jack devaient être en surveillance dans la batterie. Toutefois, la pirogue ne risquait-elle pas d’être signalée et de recevoir quelque projectile, car ils croiraient à une tentative des sauvages pour prendre possession de l’îlot à la faveur de la nuit ?…

Précisément, dès que l’embarcation ne fut plus qu’à cinq ou six encablures, une lumière brilla à l’endroit où s’élevait le hangar de la batterie…

Était-ce la flamme d’une amorce, et l’air n’allait-il pas être ébranlé par une détonation ?…

Et alors, ne craignant plus de se faire entendre, le bosseman se releva et cria d’une voix de stentor :

« Ne tirez pas… ne tirez pas !…

– Amis… ce sont des amis !… ajouta le capitaine Harry Gould.

– C’est nous… c’est nous… c’est nous !… » répétèrent Fritz et François.

Et, au moment où ils accostaient le pied des roches, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack les reçurent dans leurs bras.