Seconde Patrie/XXVIII

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 207-223).
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XXVII

Départ pour Falkenhorst. – Le canal. – Inquiétudes. – La cour dévastée. – La demeure aérienne. – À la cime de l’arbre. – Désespoir. – Une fumée au-dessus de Felsenheim. – Alerte !

Le lendemain, dès sept heures, après un premier repas composé des restes de la veille, sans compter le coup du départ, – un verre de vin de palme, – Fritz et ses compagnons quittèrent l’ermitage d’Eberfurt.

Très impatients, ils se proposaient d’enlever en moins de trois heures les trois lieues qui séparaient la métairie de Falkenhorst.

C’était en effet vers Falkenhorst que Fritz avait, non sans raison, résolu de se diriger.

Il existait bien une seconde route, celle qui rejoignait la ferme de Waldegg à la pointe du lac des Cygnes, mais elle eût quelque peu allongé l’étape. Le plus court était de marcher en droite ligne sur Falkenhorst, d’où l’on redescendrait à Felsenheim en suivant la belle avenue qui longeait le rivage jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

« Il est possible, fit observer Fritz, que nos familles soient actuellement installées dans leur demeure aérienne…

– Et si cela est, mon ami, ajouta Jenny, nous aurons la joie de les embrasser une grande heure plus tôt…

– Et peut-être davantage, répondit Doll, si nous avons la bonne chance de les rencontrer en route !

– Pourvu qu’elles ne soient pas en villégiature à Prospect-Hill ! observa François. Nous serions alors obligés de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé…

– N’est-ce pas ce cap, demanda le capitaine Gould, d’où M. Zermatt doit guetter l’arrivée de la Licorne ?…

– C’est bien de là, capitaine, répondit Fritz, et, comme la corvette a sans doute achevé ses réparations, elle ne peut tarder à être en vue de l’île.

– Quoi qu’il en soit, dit le bosseman, ce qu’il y a de mieux à faire, je pense, c’est de partir… S’il n’y a personne à Falkenhorst, nous irons à Felsenheim, et s’il n’y a personne à Felsenheim, nous irons à Prospect-Hill ou ailleurs… En route ! »

Si les ustensiles de cuisine, si les outils de culture ne manquaient pas à l’ermitage d’Eberfurt, Fritz y avait inutilement cherché des armes et des munitions de chasse. Lorsque son père et ses frères venaient à la métairie, ils emportaient leurs fusils, mais, par prudence, ne les y laissaient jamais. D’ailleurs, à traverser le district de la Terre-Promise, du moment que tigres, lions, panthères, ne pouvaient franchir le défilé de Cluse, il n’y aurait rien à craindre. Assurément, le voyage offrait plus de dangers entre le pic Jean-Zermatt et la vallée de Grünthal.

Un sentier carrossable, – et que de fois déjà le chariot attelé des buffles et de l’onagre l’avait aplani ! – se dessinait entre les champs cultivés en pleine végétation et les massifs en pleine verdure. Toute cette prospérité réjouissait le regard. Le capitaine Gould et le bosseman, James et Suzan Wolston qui entrevoyaient pour la première fois cette région, étaient émerveillés. Oui ! les colons pouvaient y venir, elle suffirait à en nourrir plusieurs centaines, comme l’île plusieurs milliers !

Après une heure et demie de marche, presque à mi-chemin de l’ermitage d’Eberfurt à Falkenhorst, Fritz fit halte quelques instants devant un rio dont il ne connaissait pas l’existence en cette partie du district.

« Voilà du nouveau… dit-il.

– Assurément, répondit Jenny, et je ne me rappelle pas qu’il y eût un cours d’eau en cet endroit…

– Ce rio ressemble plutôt à un canal ! » fit observer le capitaine Gould.

C’était, en effet, un canal creusé de main d’homme.

« Vous avez raison, capitaine, déclara Fritz. M. Wolston aura eu la pensée de dériver les eaux du ruisseau des Chacals afin d’alimenter le lac des Cygnes et maintenir son étiage pendant la saison chaude, ce qui permet d’arroser les alentours de Waldegg… »

Fritz ne se trompait pas, on le sait.

« Oui, continua François, ce doit être votre père… votre père, ma chère Doll, qui a eu cette idée-là et l’a mise à exécution… »

François ne se trompait pas non plus.

« Oh ! fit Doll, je pense que votre frère Ernest doit y être pour quelque chose !

– Sans doute… notre savant Ernest… ajouta Fritz.

– Et pourquoi pas l’intrépide Jack… et aussi M. Zermatt ?… demanda le capitaine Gould.

– Alors toute la famille !… dit en riant Jenny.

– Oui… les deux familles, qui maintenant n’en font plus qu’une ! » répondit Fritz.

Le bosseman intervint, suivant sa coutume, par une observation des plus justes:

« Si celui ou ceux qui ont établi ce canal, répliqua-t-il, ont bien fait, celui ou ceux qui ont permis de le traverser en y jetant un ponceau méritent tout autant d’éloges… Passons donc et continuons notre route. »

Le ponceau franchi, on s’engagea sur la partie plus boisée, d’où sourdait le petit rio qui se déversait près de Falkenhorst, un peu au-dessous de l’îlot de la Baleine.

Pour être véridique, il convient de noter que Fritz et François, l’oreille tendue, cherchaient à percevoir quelque lointain aboiement ou quelque coup de fusil. Que faisait donc Jack, l’enragé chasseur, s’il ne chassait pas pendant cette belle matinée ?… Précisément, le gibier se levait en toutes les directions, fuyait à travers les fourrés, se dispersait d’arbres en arbres… Si les deux frères avaient eu des fusils, ils auraient fait coup double à maintes reprises. Il leur semblait que le poil et la plume n’avaient jamais été plus abondants dans le district, à ce point que leurs compagnons en témoignaient une véritable surprise.

Mais, sauf le pépiement des petits oiseaux, le cri des perdrix et des outardes, le jacassement des perruches, parfois aussi le hurlement des chacals, c’était tout ce qu’on entendait, sans qu’il s’y mêlât jamais ni la détonation d’une arme à feu ni la voix d’un chien en quête.

Il est vrai, Falkenhorst se trouvait encore éloigné d’une bonne lieue, et il se pouvait que les familles fussent encore installées à Felsenheim.

Enfin, au delà du ruisseau de Falkenhorst, il n’y eut qu’à en suivre la rive droite jusqu’à la lisière du bois, à l’extrémité duquel s’élevait le gigantesque manglier dont les basses branches supportaient la demeure aérienne. Une demi-heure suffirait à traverser ce bois dans sa longueur.

Très probablement, ni M. et Mme  Zermatt, ni Ernest et Jack, ni M. Wolston, ni sa femme, ni sa fille ne devaient être à Falkenhorst. Il semblait impossible que leur présence ne fût pas signalée déjà. Turc, Falb, Braun n’auraient-ils pas senti leurs jeunes maîtres ?… N’eussent-ils pas annoncé par de joyeux aboiements le retour des absents ?…

Un profond silence régnait sous ces grands arbres, – un silence qui ne laissait pas de causer une vague inquiétude. Lorsque Fritz regardait Jenny, il lisait dans ses yeux un sentiment d’anxiété que rien ne justifiait cependant. François, en proie à une certaine nervosité, allait en avant, revenait sur ses pas. Cette sorte de malaise moral était ressentie de chacun. Dans dix minutes, on serait à Falkenhorst… Dix minutes ?… N’était-ce pas comme si on y était arrivé ?…

« Bien sûr, déclara le bosseman, qui voulut réagir contre ce trouble des esprits, bien sûr, nous serons obligés de redescendre par votre belle allée jusqu’à Felsenheim !… Un retard d’une heure, voilà tout… Et qu’est-ce-là, après une si longue absence ?… »

On pressa le pas. Quelques instants plus tard, apparurent la lisière du bois, puis le gigantesque manglier au milieu de la cour, fermée de palissades, que bordait une haie vive.

Fritz et François coururent vers la porte ménagée dans la baie…

Cette porte était ouverte, et il fut même constaté qu’elle avait été à demi arrachée de ses gonds.

Les deux frères pénétrèrent dans la cour et s’arrêtèrent près du petit bassin central…

L’habitation était déserte.

De la basse-cour et des étables établies contre la palissade ne s’échappait aucun bruit, bien que d’ordinaire vaches, moutons, volaille en fussent les hôtes pendant la saison d’été. Sous les hangars, divers objets, caisses, paniers, instruments de culture, étaient dans un désordre qui contrastait avec les habitudes soigneuses de Mme  Zermatt, de Mme  Wolston et de sa fille.

François courut aux étables…

Elles ne contenaient que quelques brassées d’herbes sèches dans les râteliers…

Est-ce donc que les animaux avaient forcé les portes de la clôture ?… Erraient-ils à travers la campagne ?… Non… puisqu’on n’en avait pas vu un seul aux environs de Falkenhorst… Il se pouvait, après tout, que, pour une raison ou pour une autre, ils eussent été parqués dans les autres fermes, et cependant, cela ne s’expliquait guère…

On le sait, la métairie de Falkenhorst comprenait deux habitations, l’une disposée entre les branches du manglier, l’autre entre les racines qui s’arc-boutaient à sa base. Au-dessus de celle-ci, construite en cannes de bambous qui soutenaient la toiture en mousse goudronnée, régnait une terrasse avec garde-fou. Cette terrasse recouvrait plusieurs chambres séparées par des cloisons fixées aux racines, et assez vastes pour que les deux familles pussent s’y loger ensemble.

Cette première habitation était aussi silencieuse que les annexes de la cour.

« Entrons ! » dit Fritz d’une voie altérée.

Tous le suivirent, et un cri leur échappa, – car ils n’auraient pu prononcer une parole…

Le mobilier était bouleversé, les chaises et les tables renversées, les coffres ouverts, la literie gisant sur le plancher, les ustensiles jetés dans les coins. On eût dit que les chambres avaient été livrées au pillage et pour le plaisir de piller. Des réserves de vivres, tenues ordinairement au complet à Falkenhorst, il ne restait rien. Dans le fenil, plus de foin ; dans le cellier, vides les barils de vin, de bière et de liqueurs. Pas une arme, si ce n’est un pistolet chargé que le bosseman ramassa et mit à sa ceinture. D’ordinaire, pourtant, carabines et fusils étaient toujours laissés à Falkenhorst pendant la saison des chasses.

Fritz, François, Jenny, tous demeuraient atterrés devant ce désastre si inattendu… En était-il donc de même à Felsenheim, à Waldegg, à Zuckertop, à Prospect-Hill ?… Des diverses métairies, celle de l’ermitage d’Eberfurt avait-elle été seule épargnée par les pillards, et ces pillards, quels étaient-ils ?…

« Mes amis, dit le capitaine Gould, un malheur est arrivé… mais peut-être n’est-il pas aussi grand que vous semblez le craindre… »

Personne ne répondit, et qu’auraient pu répondre Fritz, François, Jenny, le cœur brisé ? Après avoir mis le pied sur la Terre-Promise, la joie dans l’âme, que trouvaient-ils à Falkenhorst ?… La ruine et l’abandon !

Que s’était-il donc passé ?… La Nouvelle-Suisse avait-elle été envahie par une bande de ces pirates si nombreux à cette époque dans l’océan Indien, où les îles Andaman et Nicobar leur offraient un refuge assuré ?… Les familles avaient-elles pu quitter à temps Felsenheim, se retirer en quelque autre partie du district ou même s’enfuir de l’île ?… Étaient-elles tombées entre les mains de ces pirates… ou n’avaient-elles pas succombé en essayant de se défendre ?…

Enfin, dernière question, cet événement remontait-il à quelques mois, à quelques semaines, à quelques jours, et eût-il été possible de le prévenir, si la Licorne fût arrivée dans les délais convenus sur ces parages?…

Jenny s’efforçait de retenir ses larmes, tandis que Suzan et Doll sanglotaient. François voulait se lancer à la recherche de son père, de sa mère, de ses frères, et il fallut que Fritz le retînt. Harry Gould et le bosseman, après être sortis plusieurs fois de la chambre afin de visiter les approches de la palissade, étaient revenus, n’ayant rien aperçu, rien entendu de nature à les éclairer.

Il s’agissait cependant de prendre un parti. Convenait-il de rester à Falkenhorst, d’y attendre les événements, ou de descendre vers Felsenheim sans savoir à quoi s’en tenir ?… Devait-on effectuer une reconnaissance en laissant Jenny, Doll, Suzan Wolston sous la garde de James, tandis que Fritz, François, Harry Gould, John Block iraient à la découverte, soit par l’avenue du littoral, soit en s’engageant à travers la campagne ?…

Dans tous les cas, il fallait sortir de cette incertitude, dût la vérité ne plus laisser aucun espoir !

Et, sans doute, Fritz crut répondre au sentiment général, lorsqu’il dit :

« Essayons de gagner Felsenheim…

– Et partons, s’écria François.

– Je vous accompagnerai, déclara le capitaine Gould.

– Moi aussi… ajouta John Block.

– Soit, répondit Fritz, mais James restera avec Jenny, Doll et Suzan, qui se mettront en sûreté dans le haut de Falkenhorst…

– Montons tous, d’abord, proposa John Block, et de là, peut-être, verrons-nous…»

C’était bien ce qu’il y avait de plus indiqué avant d’aller en reconnaissance au dehors. De la demeure aérienne et surtout de la cime du manglier, la vue embrassait une partie de la Terre-Promise et de la mer à l’est, et aussi trois lieues du littoral compris entre la baie du Salut et le cap de l’Espoir-Trompé.

« En haut… en haut !… » répondit Fritz à la proposition du bosseman.

L’habitation, établie entre les branches de l’arbre, avait-elle échappé à la dévastation, grâce à l’épaisse frondaison du manglier, qui la cachait aux regards, c’était admissible, en somme. La porte, donnant accès sur l’escalier qui se déroulait à l’intérieur du tronc, ne portait aucune trace de violence, étant peu visible, d’ailleurs, au fond de la dernière chambre.

François essaya d’ouvrir cette porte, qui était fermée et il en fit sauter la serrure dont le pêne se dégagea.

En peu d’instants, tous eurent gravi l’escalier, éclairé par les étroites meurtrières de l’arbre, et mirent le pied sur le balcon circulaire, largement abrité derrière un rideau de feuillage.

Fritz et François, arrivés sur la plate-forme, se hâtèrent de pénétrer à l’intérieur de la première chambre.

Ni cette chambre ni celles qui y attenaient ne présentaient le moindre désordre, literie en bon état, meubles en place. Il y eut donc lieu de reconnaître que l’ancienne aire du Faucon avait été respectée. Cela venait en confirmation de ce fait que les pillards n’avaient point dû découvrir la porte du bas. Quant à l’habitation, on le répète, dissimulée entre les branches du manglier, la frondaison s’était tant épaissie depuis douze ans autour d’elle, que, de la cour du bas non plus que de la lisière du bois voisin, il n’eût été possible de l’apercevoir.

En une minute, Jenny eut visité avec Doll et Suzan ces chambres qu’elle connaissait bien, qu’elle avait habitées plusieurs fois avec la famille.

Il semblait vraiment que Mmes  Zermatt et Wolston eussent tout rangé de la veille. On y reconnut en viande sèche, en farine, en riz, en conserves, en liquides, pour une semaine de provisions suivant l’habitude prise à Falkenhorst, comme aux autres métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Prospect-Hill et de Zuckertop.

Il est vrai, personne, en cette situation, ne songeait à la question des vivres. Ce qui préoccupait, ce qui désespérait, c’était l’abandon dans lequel se trouvait Falkenhorst, en pleine saison d’été, c’était cet affreux pillage dont les bâtiments de la cour n’avaient été que trop visiblement le théâtre !

Dès qu’ils furent revenus sur le balcon, Fritz et le bosseman se hissèrent jusqu’aux branches supérieures du manglier, afin d’étendre leur vue aussi loin que possible.

Vers le nord se développait la ligne côtière depuis le cap de l’Espoir-Trompé jusqu’à la colline où s’élevait Prospect-Hill. Mais, en cette direction, le regard, arrêté par les massifs, ne pouvait dépasser la ferme de Waldegg. Rien de suspect ne fut aperçu sur cette partie du district.

Vers l’ouest, au delà du canal qui mettait en communication le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes, se développait la contrée arrosée par le rio de Falkenhorst, que Fritz et ses compagnons avaient traversée après avoir franchi le ponceau. Elle était non moins déserte que celle qui se continuait à l’ouest jusqu’au défilé de Cluse.

Au levant s’élargissait le vaste bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est, derrière lequel s’arrondissait la baie de la Licorne. On ne voyait pas une seule voile au large, pas une embarcation le long du littoral. Rien que la plaine liquide d’où émergeait, au nord-est, l’écueil sur lequel s’était autrefois brisé le Landlord.

Lorsque les yeux se tournaient vers le sud, ils ne pouvaient distinguer à la distance d’une lieue environ que l’entrée de la baie du Salut, près du rempart qui abritait l’habitation de Felsenheim.

Il est vrai, de cette habitation et de ses dépendances, on n’apercevait rien, si ce n’est la cime verdoyante des arbres du potager, puis, en remontant vers le sud-ouest, une ligne lumineuse, qui indiquait le cours du ruisseau des Chacals.

Fritz et John Block redescendirent sur le balcon, après une dizaine de minutes consacrées à ce premier examen. En se servant de la longue-vue que M. Zermatt laissait toujours à Falkenhorst, ils avaient attentivement regardé dans la direction de Felsenheim et du littoral.

Personne ne s’y montrait… C’était à croire que les deux familles n’étaient plus dans l’île.

Cependant il était possible que M. Zermatt et les siens eussent été conduits par les pillards en quelque métairie de la Terre-Promise, ou même sur une autre partie de la Nouvelle-Suisse. Toutefois, à cette hypothèse, Harry Gould fit une objection à laquelle il eût été malaisé de répondre:

« Ces pillards, quels qu’ils soient, dit-il, ont dû venir par mer, et même accoster par la baie du Salut… Or, nous n’avons remarqué aucune de leurs embarcations… Il faudrait donc en conclure qu’ils sont repartis… entraînant peut-être… »

Personne n’osa répondre au capitaine Gould. D’ailleurs, ce qui ne laissait pas d’être fort grave, c’est que Felsenheim ne paraissait plus être habité. Du haut de l’arbre, on ne voyait aucune fumée se dégager des plantations du potager.

Harry Gould émit alors cette idée que les deux familles avaient quitté la Nouvelle-Suisse volontairement, puisque la Licorne n’avait pas paru à l’époque fixée…

« Et comment ?… demanda Fritz, qui eût voulu pouvoir se rattacher à cet espoir.

– À bord d’un navire arrivé sur ces parages… répondit Harry Gould, soit un de ceux qui ont dû être expédiés d’Angleterre, soit tout autre bâtiment que les hasards de la navigation auraient conduit en vue de l’île… »

Cette explication était admissible dans une certaine mesure. Et pourtant, que de sérieuses raisons pour que l’abandon de la Nouvelle-Suisse ne fût pas dû à cette circonstance !

Fritz dit alors :

« Il n’y a plus à hésiter… allons en reconnaissance…

– Allons ! » répondit François.

Au moment où Fritz se préparait à redescendre, Jenny l’arrêta, disant :

« Une fumée… il me semble voir une fumée qui s’élève au-dessus de Felsenheim… »

Fritz saisit la longue-vue, la braqua dans la direction du sud, et pendant plus d’une minute son œil resta collé à l’oculaire de l’instrument…

Jenny avait raison. Une fumée, visible alors, car elle venait de s’épaissir, dépassait le rideau de verdure, au-dessus des roches qui fermaient Felsenheim en arrière.

« Ils sont là… ils sont là… s’écria François, et nous devrions déjà être près d’eux ! »

Cette affirmation ne fut mise en doute par personne. On avait tant besoin de se reprendre à quelque espoir, que tout fut oublié, et l’état de solitude des environs de Falkenhorst, et le pillage de la cour, et l’absence des animaux domestiques, et le vide des étables, et la dévastation des chambres au pied du manglier…

Toutefois, la froide raison revint, du moins au capitaine Gould et à John Block. Évidemment, – cette fumée en témoignait, – Felsenheim était habité en ce moment… Mais n’était-ce point par les pillards ?… Aussi convenait-il d’en approcher avec une extrême prudence. Peut-être même le mieux serait-il de ne point suivre l’avenue qui descendait au ruisseau des Chacals. À travers champs, et, autant que faire se pourrait, en allant de massifs en massifs, il y avait des chances d’arriver au pont tournant sans avoir été découverts.

Enfin tous se disposaient à quitter la demeure aérienne, lorsque Jenny de dire, en abaissant la longue-vue qu’elle venait de promener du côté de la baie :

« Et la preuve que les deux familles sont toujours là… qu’elles n’ont point quitté leur île… c’est que le pavillon flotte sur l’îlot du Requin ! »

C’était vrai, on n’avait pas encore aperçu ce pavillon blanc et rouge aux couleurs de la Nouvelle-Suisse, qui cependant se déployait au-dessus de la batterie. Mais, en somme, cela donnait-il la certitude que M. Zermatt, M. Wolston, leurs femmes, leurs enfants n’eussent pas quitté l’île ?… Est-ce que, d’habitude, le pavillon ne flottait pas toujours à cette place ?…

On ne voulut pas discuter… Tout s’expliquerait à Felsenheim… avant une heure…

« Partons… partons !… répétait François, et il se dirigea vers l’escalier.

– Arrêtez… arrêtez !…» dit soudain le bosseman en baissant la voix.

On le vit ramper sur le balcon du côté de la baie du Salut. Puis, après avoir écarté les feuilles, il passa sa tête et la retira précipitamment.

« Qu’y a-t-il ?… demanda Fritz.

– Les sauvages… » répondit John Block.