Sensations de Nouvelle-France/II

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Sylva Clapin, éditeur (p. 12-15).


II


Dimanche, 14 octobre.

À Montréal depuis trois jours. C’est une belle ville, une très belle ville même, et qui mérite certes bien son titre de « Métropole du Dominion. » On me dit, cependant, que le cœur du Canada français bat surtout à Québec, dans la vieille cité de Champlain, et que je ne dois pas m’attendre à trouver ici autre chose qu’un décalque de l’une de ces cités yankees comme il en est tant poussé, depuis un demi-siècle, aux États-Unis.

Pour tout dire, c’est bien là, en effet, la première impression ressentie, et la puissance d’absorption de la grande République voisine se perçoit facilement à mille et un détails. Ici, comme là-bas, c’est ce même premier aspect de neuf, de hâtif, avec çà et là la même extravagance de hauts édifices. Les rues, aussi, revêtent la même physionomie affairée, et les mêmes cars électriques y glissent dans une rapidité de rêve. Du reste, la frontière, qui sépare les deux pays, est purement illusoire, et, n’étaient certaines formalités puériles de douane, le touriste aurait peine à croire qu’il est passé en pays étranger. Même la monnaie — ce casse-tête du voyageur en Europe — se chiffre ici, comme aux États-Unis, en « dollars » et « cents ». Seulement, sur les pièces d’argent, l’effigie de la reine Victoria remplace la déesse de la liberté, et voilà tout.

Ce n’est qu’à la longue, et en rassemblant de multiples observations, que l’on finit par dégager la dominante de cette ville, dominante où se retrouvent, avec la « rage d’arriver » des yankees, le bel équilibre anglo-saxon, joint à la grâce et à l’urbanité française. En observant, par exemple, les voyageurs d’un car électrique, on s’aperçoit bien vite que les gens n’ont plus ici cette absence de regard, ou plutôt ce regard figé en dedans et comme reflué vers une pensée intérieure, que l’on rencontre si souvent aux États-Unis, surtout parmi les hommes. Le « chacun pour soi » si féroce des Américains fait place ici à une certaine détente, et les yeux, se cherchent, animés d’une flamme réelle de sociabilité. Volontiers même, en un mot, et n’était un dernier reste de flegme britannique, des conversations oiseuses s’engageraient entre voisins, absolument comme dans nos omnibus de Paris.

Je ne sais en outre si je me trompe, mais il me semble que le fameux « go ahead  » de là-bas a aussi laissé échapper, en passant la frontière, un peu de sa turbulence et de son intensité. Tous des Canadiens appartiennent bien, à la vérité, à l’Amérique, par l’effort continu qui les pousse en avant, mais on dirait que leur volonté y est pour peu de chose, et qu’ils se laissent plutôt entraîner dans l’action de l’énorme force centrifuge dont l’axe est à New-York. L’air de passivité, et comme de douce inertie, répandu ici sur la plupart des physionomies, me frappe d’autant plus que je ne fais que sortir d’un commerce de plusieurs mois avec les Yankees, dont la caractéristique est bien plutôt, comme on sait, une suffisance pleine de morgue hautaine. Voici qu’un qualificatif se présente, à ce propos, pour rendre ma pensée. Me rappelant que le Canada est encore une colonie, je me suis souvenu qu’une loi mystérieuse finit toujours par façonner les individus, non-seulement sur la nature extérieure de leur pays, mais en outre sur les institutions qui les régissent. Or donc, les Canadiens, non plus, n’ont pas échappé à cette loi, et, pour en revenir au qualificatif en question, je trouve que tout le monde, ou guère s’en faut, a ici l’air colonial à un degré fort apparent.