Sensations de Nouvelle-France/IX

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Sylva Clapin, éditeur (p. 55-62).


IX


Jeudi, 25 octobre.

Comment rendre, aussi, cette sensation qui nous étreint ici à la longue, en Amérique, d’une manière poignante, devant l’infini et le démesuré de ce continent. En Europe, ces choses nous échappent, parce que là la fourmilière humaine y est si pressée, si tassée, que même dans les régions les plus sauvages du Tyrol, ou les steppes les plus désolées de l’Ukraine, on est sans cesse rappelé, quand ce ne serait que par une borne de coin de route, au sentiment de solidarité de la grande famille européenne. Ici, c’est bien différent, surtout au Canada, où l’émigration n’a pas encore débordé. Subitement, et laissant derrière soi, sans transition, des villages, des champs cultivés, l’on plonge en pleine forêt primitive, et c’est de suite le désert des temps préhistoriques, l’infinie profondeur des conifères du Grand Nord, aux ramures si serrées que la lumière en-dessous y est éternellement verte et blafarde. Et il y en a comme cela des lieues, et des lieues. Si l’on se dirige vers le septentrion, c’est par centaines de lieues qu’il faut compter. Un simple détail géographique rendra mieux ici ce que je viens de tenter d’exprimer. Le nom de « Province de Québec », qui désigne la patrie par excellence des Canadiens-Français, n’évoque parmi nous en Europe qu’une idée de département quelque peu agrandi, ou tout au plus de quelqu’une de nos anciennes provinces, par exemple l’Anjou, la Saintonge, ou la Normandie. Eh ! bien, cette Province de Québec est à elle seule plus grande que la France tout entière, et, comparée au reste du Dominion, elle entre à peine pour un douzième dans le total de la superficie du pays.

La fierté du citoyen des États-Unis s’alimente beaucoup, on le sait, du fait du démesuré, du colossal de son pays. À la longue cela a produit chez lui un sentiment d’une essence nouvelle, le portant à ramener tout ce qu’il voit, tout ce qu’il sent, à une idée de gigantesque, en quelque sorte de sans bornes. Pour lui une chose est big — un pur américanisme — ou elle ne l’est pas, et si elle ne l’est pas, il ne s’en souciera guère. Et c’est de là qu’est né l’orgueil avec lequel il nous parle de ses big buildings, de ses big shows, de ses big ships, etc.

C’est aussi ce qui explique, chez le Canadien, l’air de supériorité, de dédain tombé de haut, avec lequel il juge notre pauvre petite Europe. Il faut l’entendre parler de nos rivières minuscules, de nos forêts à enfermer dans une boîte à joujoux, et de l’étriquement, du compassé de notre vieille civilisation. Quelle figure, aussi, voulez-vous que nous fassions à côté de ce St-Laurent, ce géant des eaux qui porte des transatlantiques jusqu’à deux cents lieues de son embouchure ; à côté de cette merveille du Niagara, cette énorme cataracte s’appelant ici modestement une « chute » ; à côté encore, et surtout, de cette immensité vierge, inconnue des gardes champêtres, qu’on devine se déroulant jusqu’à des régions inaccessibles, celles de la période lacustre qui suivit les âges glaciaires. Quand l’idée de patrie, encore ici dans sa phase de gestation, aura pris son entier développement, elle devra se rattacher par des fibres directes à l’ivresse, et comme à l’exagération de vie, que toute cette robustesse débordante de la nature, que tout cet infini, toujours et partout, développe et transfuse chez l’individu ; ivresse de vie que ce cow-boy l’Ouest — dont j’ai parlé dans Outre-Mer — m’avouait ressentir chaque fois que, monté sur son mustang, il se dressait sur ses étriers pour humer l’air matinal courant sur les prairies.

Et cette sorte de patriotisme sera, si l’on veut, comme aux États-Unis, fort vivace.

Dans un récent article, paru dans la Fortnightly Review, Mme Olive Schneider, qui habite l’Afrique du Sud et qui aime passionnément sa nouvelle patrie, raconte un épisode bien « nature » de l’une de ses excursions à travers la colonie du Cap. C’était sur la route entre Port Elizabeth et Grahamstown, et elle avait cette fois-là pour compagne de diligence une pauvre femme du peuple venant d’arriver d’Angleterre. Tout le jour la voiture avait roulé péniblement à travers un désert de hautes herbes, et, à la nuit tombante, on venait de gravir une hauteur pour y faire halte et établir le campement. De là, l’immensité de la prairie, contemplée plus à l’aise, se déroulait encore, toujours, et partout, sans un vestige d’habitation. La nouvelle voyageuse s’attendait-elle alors à toucher enfin au but de son voyage, et fut-ce le désappointement trop vif qui la terrassa ? Ou bien plutôt, le spectacle de tout cet infini, étalé devant ses yeux effarés dans toute sa puissance dormante, gonfla-t-il soudain son cœur d’une émotion angoissante, par cette même loi psychologique qui toujours nous ébranle devant la mer aperçue pour la première fois ? Toujours est-il que, subitement, la pauvre femme se prit à sangloter, et, comme on la pressait de questions, ne put que répondre ; « Oh ! tout cela est si terrible. Il y en a vraiment trop. »

Et c’est précisément là, en ce « vraiment trop », poursuit Mme Schneider, qu’il faut chercher la raison de l’attachement extraordinaire — pouvant sembler bizarre dans un pays neuf, sans histoire, presque sans traditions — que les habitants du Cap éprouvent pour l’Afrique du Sud. C’est aussi là, continue-t-elle encore, qu’il faut remonter pour s’expliquer le retour si prompt, en Afrique, de la plupart de ceux qui partent pour l’Europe, après fortune faite. Toute cette existence méthodique d’Angleterre les oppresse et les étouffe maintenant. Dans les musées de Florence et de Venise, au milieu des splendeurs de Londres et de Paris, dans les salons du beau et du grand monde, toujours la vision de l’Afrique les poursuit, et bien souvent dans leurs rêves ils revoient et revivent les belles nuits tranquilles du Karoo, ces nuits si tranquilles, que, sous l’étincellement des étoiles, il semble que l’on entende le silence. Et alors, l’Europe ne pouvant plus les satisfaire, ils reprennent bien vite la mer. Si, au retour, on les interroge, ils répondent tout simplement : « Plus de place pour personne, là-bas, vous savez. Et puis, ici, on est si libre d’aller et venir, et de jouer des coudes tout à son aise. » Et c’est là tout. Ils ne s’expliquent pas autrement pourquoi, quand en Europe cette sensation de libre immensité était venue à leur manquer, quelque chose d’eux-mêmes s’en était aussi allé, et ils s’étaient trouvés soudain sans élan ni ressort.

Il m’est arrivé ici même de pouvoir comprendre l’abattement de cette pauvre émigrée, dont parle Olive Schneider, en même temps que de recevoir une perception assez nette de la « Patrie » canadienne. C’était le second jour de mon arrivée à Québec — je suis ici déjà depuis cinq jours — et dès le matin je m’étais joint à un parti d’excursionnistes, organisé sur invitation spéciale du gouvernement, et qui se dirigeait en chemin de fer, jusque par-delà les Laurentides, pour visiter une certaine région inculte dont on a l’intention de faire un parc national, comme celui de la vallée de la Yellowstone, en Californie. Le chemin de fer nous déposa, sur la tombée de l’après-midi, à une petite gare perdue dans les bois, afin de nous permettre de faire l’ascension d’un pic assez élevé, d’où, me disait-on, on jouissait d’une vue admirable. Si je fus disposé, tout d’abord, à me plaindre des longueurs et des fatigues du trajet, j’en fus bien récompensé par la suite quand, parvenu à la cime, mes regards purent enfin embrasser l’air et l’espace. Non, jamais je n’oublierai cela. Sous les feux du couchant, la forêt primitive, seule, se voyait dans toute sa farouche grandeur. Pas un lac, pas un ravin, pas une fumée : rien, rien qu’une énormité de frondaisons verdâtres, sur lesquelles courait la moire des reflets du crépuscule. Ce fut, chez moi, comme une stupeur, et mes compagnons, qui guettaient chez moi ce mouvement, en reçurent dans les yeux comme une lueur de fierté, dans laquelle certes il était aisé de démêler l’image vivante de « Patrie », incarnée là devant nous, en ces courts instants, sous une forme sensible, en quelque sorte palpable.