Sept pour un secret/15

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Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 179-190).

CHAPITRE XV

Isaïe entend un tintamarre.


Gillian fut à la fois soulagée et ennuyée quand elle se rendit compte que son père l’attendait — sinon ce soir-là, du moins bientôt. Au lieu de provoquer une consternation violente, des recherches et des enquêtes, au lieu du mystère qu’elle avait combiné, elle rentrait aussi tranquillement, aussi ponctuellement que Mme  Makepeace du marché. Pourtant elle allait maintenant prendre l’avantage sur Robert, elle allait amadouer, enjôler son père et elle se lancerait dans le monde envers et contre tous.

Isaïe faisait ses comptes devant le feu.

— Me voilà, père…

— Eh bien, par exemple ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit quel train tu prenais ? Et ton bagage ?

— J’ai rencontré Robert qui l’a porté.

— Ça c’est une chance, car la jument n’est guère en état. Alors te voilà revenue… et comment vas-tu, ma chère ?

— Très bien, papa. Vous avez pris votre thé ?

— Non, il est à peine six heures.

— Je vais le préparer, j’ai une faim de loup.

— Tout va bien à Silverton ?

— On ne peut pas dire très bien, père.

— Ah ?

— Ma tante Fanteague est très bien.

— Mais pas tante Émilie ?

— Elle a eu un gros chagrin…

— Hein ?

M.  Gentil est mort.

— Ha ! Je m’y attendais… il avait bien besoin de mourir ! Il aurait dû épouser la petite.

— La petite, papa ?

— Petite pour moi, oui ; elle est plus jeune que moi, tu sais.

— Ma tante Fanteague ne cessait de répéter qu’il n’avait aucune raison de mourir. Elle a dit ça d’abord, et puis après elle m’a crié : « Tu n’avais pas besoin de l’entraîner sur la rivière. » Elle m’en étourdissait les oreilles, comme un coucou qui chante.

— Tu l’as donc entraîné ?

— Papa, je ne pouvais pas rester toute la journée à la maison. Quand un monsieur vous dit : « Venez sur la Severn », que peut répondre une jeune fille ?

— C’est vrai.

Gillian posa brusquement le plateau sur la table et mit ses bras autour du cou de son père.

— Je vous aime bien, papa.

— Très flatté, ma foi.

— Papa…

— Eh bien ?

— Puisque ma visite à tantine a été une déception, voulez-vous me permettre d’aller étudier le chant ?

— Je ne vois pas comment ça se pourrait pour le moment.

— Bientôt, alors ?

— Un peu plus tard, peut-être. As-tu entendu parler des nouveaux habitants du Repos de la Sirène ?

— À l’instant seulement. Quelle espèce de gens ?

— Il y a un drôle de type, un nommé Fringal, qui est l’homme à tout faire, et puis une ménagère, une femme qui a l’air d’une sauvagesse, une pauvre infirme, et puis il y a M.  Ralph Elmer.

— Une ménagère ?

— Eh oui, du moment qu’il n’y a pas de maîtresse, faut bien une ménagère, pas vrai ?

— Ralph,… c’est un joli nom.

— Elmer ne me déplaît pas non plus.

— Qu’est-ce qu’il fait, père ?

— Il achète pour revendre, il élève des moutons, et puis il va faire un peu l’aubergiste à présent.

— A-t-il l’air bon vivant, papa ?

— Comme ci, comme ça. Il n’y a pas un cheval qu’il ne soit capable de monter.

— Non, vraiment ?

— Un vrai gentleman : à côté de lui, Robert parait bien mal dégrossi.

— Mais Robert est un rustre, papa.

— Ha !

— Quoi ?

— Rien… Ralph Elmer est venu dîner ici.

— Il ne demandera peut-être pas mieux que de revenir ?

— Ça se pourrait.

— C’est affreusement triste ici, papa.

— Comment ? Fatiguée de ton chez toi avant d’y être vraiment rentrée ?

— Pourquoi ne pas l’inviter pour dimanche prochain ?

— Je ne vois rien là contre.

— Vous pourriez faire porter une invitation par Jonathan ?

— Ça se pourrait bien.

Gillian n’eut de cesse que le mot fût écrit, puis, après le thé, elle courut par le bercail et le verger jusqu’au cottage.

— Ah, Mam’selle Gillian, s’écria Mme Makepeace, vous voilà donc de retour ! Entrez, je vous en prie.

Elle voyait que Robert, assis dans un coin du banc près du feu, s’occupait déjà de préparer la croix.

— Non merci, Madame Makepeace, je suis simplement venue prier Jonathan de porter une lettre à M.  Elmer.

Robert leva les yeux, puis les baissa de nouveau vivement.

— Ralph Elmer, c’est un joli nom, n’est-ce pas ? lança-t-elle pour tout le monde en général, et elle disparut.

Tristement, d’un air pensif, Mme Makepeace regardait la tête baissée de son fils, et elle fit presque écho à l’exclamation de Jonathan : « Oh, quel garçon stupide et toqué ! »

Pendant ce temps, Gillian faisait avec joie le tour de la ferme, car, à présent qu’elle avait un peu de distraction en perspective, elle était très contente d’être chez elle. Elle était écœurée de la maison trop tirée à quatre épingles de sa tante, et les contours immenses de la lande, la vacherie avec son odeur chaude et le bruit assourdi des respirations, les poules qui accouraient à son appel, la couvée unique et précoce — couleur de belle madeleine — tout avait un nouveau charme pour elle. Elle trouva trois perce-neige dans la longue plate-bande qui courait au pied de la haie du verger, si blanches, d’un vert si brillant, qu’elle les cueillit et les épingla à sa robe, par défi, car elle savait qu’elle aurait dû les garder pour la croix de M.  Gentil.

De très bonne heure, le lendemain matin, elle se glissa dehors et appela Robert, de ce long sifflement aigu qui leur était familier à tous deux.

« Oh, si nous fêtions ensemble le mois de mai ! » chantait-elle, tandis qu’ils s’élançaient à travers les champs glacés, mais elle cessa brusquement en se souvenant que c’était une des chansons du pauvre M.  Gentil.

Il faut avouer qu’elle esquiva la cueillette des branches épineuses.

— Vous pouvez atteindre tellement plus haut que moi, dit-elle. Et Robert coupa une quantité de branches, non parce qu’il était dupe, mais parce qu’il aurait eu horreur de voir Gillian se piquer les mains. Celle-ci d’ailleurs mit sa colère de côté pour ce matin-là et redevint elle-même.

— Ce n’est pas tellement sauvage ici, avec vous, Robert, dit-elle. Pourtant je ne ferai plus jamais, jamais, que vous dire « bonjour » et « bonsoir », et vous savez pourquoi.

— Je voudrais vous éviter toujours tout souci, Gillian, et pas seulement dans la petite friche, répliqua Robert, en hachant un rameau d’épine noire, pour que Gillian ne vît pas l’éclair d’amour qui luisait dans ses yeux.

— Je suis une enfant du péché, lança-t-elle d’un ton léger. Ils m’ont fait tomber de mon berceau et il est probable qu’ils m’atteindront encore.

— Je ne les laisserai pas faire, Gillian.

— Il n’y a pas de formule magique pour les écarter.

— Ah si, il y en a une.

— Dites-là.

— Non… un jour peut-être…

— Quand ?

— Lorsque je serai un riche fermier et que vous arracherez des navets avec une houe, pieds nus.

— Cela n’arrivera jamais.

— Il n’y a pas un mortel qui puisse dire ce qui arrivera. Quand je me serai élevé et que vous serez rabaissée, je vous dirai le mot magique. Et aujourd’hui même il y a un talisman pour vous.

— Quoi donc ?

— La croix que vous faites : elle vous préservera du malheur, Gillian.

— Elle ne fera que m’écorcher.

— Une écorchure à la peau sauve souvent l’âme.

— Oh, regardez, voilà Jonathan parti chez Ralph Elmer.

— Le diable l’emporte !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Je n’aime pas ce bonhomme-là… Il y a quelque chose de louche chez ces gens.

— Il m’a paru plutôt sympathique.

— À regarder ? Oui, mais attendez que vous ayez été là-bas, attendez que vous ayez vu cette malheureuse

— Mais il n’est pas marié avec elle ?

— Non, répliqua-t-il lentement, il dit qu’il n’est pas marié.

— Qu’y a-t-il de mal, alors ? Elle pourrait s’en aller si elle voulait.

— Tout est mal : c’est une enfant trouvée, et elle est muette.

— Muette !

— Oui.

— Oh, je ne voudrais pas être muette.

— Bien sûr que non. Vous valez bien à vous seule tout un nid de linottes à sept couleurs, Gillian.

— Elle ne peut rien dire, absolument rien ?

— Non.

— Ni écrire ?

— Je n’ai pas demandé… possible qu’elle puisse, ce serait un soulagement.

— Ce doit-être rudement dur, réfléchissait Gillian, de ne jamais pouvoir répondre.

La joie que causa ce mot à Robert lui fit oublier un moment l’infortune de Ruth.

Quand ils furent de retour à la ferme, Gillian dit :

— Aidez-moi à faire la croix.

— Non, il faut que vous la fassiez toute seule : je vais vous enfermer dans une étable à veaux.

— Robert Rideout, vous n’oseriez pas.

— Vous allez voir si j’ose !

Et, après l’y avoir poussée gentiment, il tourna la clef dans la serrure.

— Maintenant je vais vous apporter la carcasse, et du fil de fer et des perce-neige, et quand vous aurez employé toutes les épines et tous les ajoncs, je vous laisserai sortir.

Voilà comment Isaïe, ayant à faire recoudre un bouton à sa veste, appela Gillian à toute voix jusqu’à ce que Mme  Makepeace dit à Jonathan : « Écoute le maître qui hurle, je vais voir ce qu’il veut ».

Quand elle eut cousu le bouton, Isaïe monta au grenier voir si Gillian n’y était pas. C’était une de ses retraites favorites au printemps et à l’automne ; assise au soleil qui entrait à flots par l’unique fenêtre, dans la vieille chaise à bascule de sa mère, mangeant, après les avoir soigneusement choisies, quelques reinettes de Ribstone, poires-pommes, ou oranges de Blenheim, elle lisait les romans de la jeunesse de sa tante Émilie, volumes poussiéreux, rongés par les souris, aux illustrations cocasses.

Une fois-là, Isaïe ne put résister à trier toutes les pommes, puis il se tint debout à la fenêtre et contempla son jardin, la route, les champs, la tache pâle que formait les buissons d’épine noire dans la petite friche, le joli ciel printanier. Ses haies étaient toutes bien taillées, l’ouvrage avancé partout, les moutons en bon état ; Gillian revenue était sans doute en train de lui préparer son thé, le soleil était chaud… Il se pencha sur le haut appui de la fenêtre, oisif et satisfait. Tout à coup il tressauta.

— Quel tintamarre ! dit-il, et il regarda ce qui faisait ce fracas de sabots de cheval, ce bruit de pierres roulant.

C’était Elmer qui passait au galop devant la ferme, comme un possédé, courbé en avant, mince et ardent, cravachant sa bête pour lui faire donner tout ce qu’elle pouvait. En le suivant des yeux tandis qu’il disparaissait sur la route, Isaïe vit qu’il montait à poil, et soudain il comprit le sens de cette exhibition… une joie profonde et silencieuse l’envahit.

— Quel malin ! Eh bien, si jamais j’aurais… Deux, trois mots de moi, et tout ce tintamarre ! Il montre ses talents, voilà l’affaire. Bon Dieu, s’il ne se casse pas le cou dix fois, c’est exactement le gendre qu’il me faut. Penser que mes quelques mots… bien, bien, semence tombée dans une bonne terre ! Ce pauvre cob doit croire qu’il aura ce soir son écurie en enfer. Quel dommage, quel dommage que Gillian n’ait pas été là ! L’amour serait né ! Ma foi, si j’avais été capable de monter comme ça, je n’aurais pas perdu deux ans à obtenir que sa mère me suive à l’église. Eh bien, j’ignore à quoi il est bon en dehors de ça, mais pour sûr ce diable-là sait monter. Je lui rabattrai six pence par tête de mouton pour le plaisir qu’il vient de me faire. S’il recommence souvent, je ne serais pas étonné qu’il fasse des affaires d’or. S’il revient à la même allure, je Laisse encore de six pence ; Dieu me damne si je m’en dédis !

Elmer revint à une allure encore plus folle si possible et Isaïe rit en dedans, tout en gémissant : « Mais quel dommage que Gillian ne l’ait pas vu ! »

Néanmoins Gillian l'avait vu, car, entendant un grand bruit, elle avait regardé par la fenêtre de l’étable qui donnait sur la route, et elle avait aperçu Elmer passant comme une flèche, rougi par l’air vif, et doué par elle de l’éternelle jeunesse des héros de romans, volant comme l’éclair devant sa prison de paille.

Elle entendit le tintamarre de son retour à temps pour le contempler plus longuement. Et il se produisit exactement ce qu’avait espéré Elmer. Elle fut éblouie, bouleversée, grisée par sa hardiesse, sa fierté si vivante, par sa rude beauté physique, et se mit à rêver au dimanche suivant. Il était heureux qu’elle eût fini sa croix, car ses pensées ne quittèrent plus Le repos de la Sirène jusqu’à la minute où Robert vint la délivrer.

— Avez-vous vu ? demanda-t-elle.

— Vu quoi ?

— Mais Ralph Elmer, galopant sur le chemin, comme un cow-boy du Far West.

— Oui, je l’ai vu, et il ne m’a pas épaté.

— Vous n’en feriez pas autant.

— Pensez-vous ?

— La croix est-elle bien ? Je ne peux pas faire mieux.

— Je trouve que vous avez pas mal réussi, dit-il les yeux fixés sur les mains écorchées de Gillian.

Un désir insurmontable de les couvrir de baisers le rendait brusque, mais quand Gillian fut partie, il ramassa quelques fleurs d’épine et d’ajonc tombées à terre et les mit sans sa poche.

Quand Isaïe, après le thé, fit un tour dans le verger, il entendit soudain, de l’autre côté de l’épaisse haie, un autre tintamarre, et regarda par un trou.

— Eh bien, Dieu me pardonne ! marmotta-t-il en étouffant un éclat de rire, car c’était Robert qui, monté à cru sur le cheval de voiture, un trois ans, galopait, comme avait fait Elmer, à croire qu’il avait un ennemi à ses trousses.

— Ma foi il a autant de cran que l’autre. Qu’est-ce qui leur prend à ces garçons ? C'est le printemps. Oui, oui, nous savons qu’il brûle le sang. Je me souviens que j’aurais fait tout pareil si j’y avais pensé. Tenez, le voilà qui revient, un second tour. Dieu de Dieu, s’il me claque ce poulain-là, je le lui fais payer jusqu’au dernier liard. Encore un tour ! Qu’il travaille aussi dur qu’il s’amuse, et je serai riche en un rien de temps. Je voudrais les voir tous les deux aux prises… ma foi, je me demande si Bob n’est pas le meilleur, mais mieux vaut que Gillian ne s’en doute pas.

Il s’éloigna avec précaution, préférant que Robert ne sache pas qu’on l’avait observé. Plus tard, à l’écurie, il le trouva en train de faire le pansage du poulain.

— On dirait qu’il a eu chaud, fit-il. Il était en sueur ?

— Un peu.

— Un chien dans le pré ?

— Pas que je sache.

— Faut qu’il ait galopé comme un fou pour suer comme ça.

— Ça leur arrive, par ces soirs de printemps.

— Parbleu oui, acquiesça le maître, et en s’en allant à travers la cour il riait bruyamment et répétait : « Parbleu oui ! Parbleu oui ! »

Si bien que Jonathan, en prenant son thé, déclara :

— Le maître est bien gai.

— Oui, répliqua sa femme, il y a longtemps que je ne l’ai entendu rire comme ça à pleine gorge.

— Ça me rappelle, dit Jonathan, l’histoire du fermier Knighton et de son frère. Il ne riait jamais, le fermier Knighton, jamais, si risibles que fussent les choses. Alors son frère lui paria la moitié de la ferme — ils étaient associés, vous comprenez — qu’il le ferait rire. Et pour le cas où il perdrait son pari et où son frère mourrait le premier, le fermier Knighton l’assura pour cinq cents livres. Après quoi le cadet essaya et essaya de faire rire son frère. Et voilà qu’un jour qu’il faisait le pitre en haut d’une charrette de foin, il tomba et se cassa les reins, le pauvre bougre, et il mourut, et Knighton n’avait pas ri. Alors il eut toute la ferme pour lui et, puisque son frère était mort il toucha aussi les cinq cents livres. C’est en rentrant de l’enterrement qu’il pensa à ça et il se mit à rire. Et voilà que, du coin de la cheminée où le cadet s’asseyait toujours, s’élève la voix : « Tu as ri, qu’elle crie, tu as ri, tu as perdu et je réclame la ferme. » De ce jour-là, il a hanté la ferme, et ni bêtes ni cultures n’ont plus prospéré, les terres redevinrent une lande et Knighton mourut.

Robert entra pendant le récit et sa mère regarda d’un air inquiet sa figure et ses cheveux trempés de sueur.

— Tu en as une chaleur, dit-elle aussitôt que le sort de Knighton fut réglé. Qu’as-tu donc fait ?

— Le poulain n’est pas très facile à attraper ces temps-ci, répondit doucement Robert, mais son cœur lui, n’était pas humble, mais d’une gaîté insolente.

Qu’Elmer passe au galop devant la ferme tant qu’il voudrait, Robert Rideout était prêt à galoper lui aussi. Il ne saurait peut-être pas faire la cour à Gillian comme il était sûr — et cela le révoltait — que le ferait Elmer, mais en tout cas, il était de taille à galoper. Et quand Gillian le tourmenterait de façon trop insupportable, il pourrait s’en aller dans une prairie éloignée et monter le poulain jusqu’à ce que la fatigue l’empêchât de rien sentir. Il se mettrait aussi à composer son long poème sur les Dysgwlfas, — un poème dans lequel Gillian n’apparaîtrait qu’à la fin — un poème de rochers et d’âpres perspectives, de vents furieux, de larges espaces et de temps sombres, exprimant la philosophie de Robert telle qu’il se l’était forgée sous des ciels d’hiver. Son impassibilité le réconforterait ; en le méditant, il parviendrait à une sorte de détachement. Et peut-être découvrirait-il ce que voulait de lui la lande, pourquoi elle l’empoignait par temps de neige, quel sombre présage pesait si étrangement sur lui dans la petite friche, dans la région désolée.