Sept pour un secret/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 323-339).

CHAPITRE XXVIII

Fringal ne songe pas à rire.


À mesure que s’allongeaient les soirées de novembre, Gillian manquait de plus en plus à Ralph. Il lui écrivit pour la prier de revenir et, comme Isaïe était hors de danger et que Mme Makepeace consentait à rester près de lui, Gillian décida de rentrer.

Ralph alla la chercher au Donjon, par une après-midi froide et claire, où les montagnes étaient poudrées de la première neige. Elle était heureuse de son retour, ravie de voir sa vieille maison dans son vallon, et le cottage, et Robert appuyé à la barrière de la cour de l’auberge, venu lui souhaiter la bienvenue et prendre des nouvelles d’Isaïe. Quelle joie de penser que les leçons d’écriture allaient reprendre, que Robert dirait encore : « Eh bien, continuez. » Les deux jeunes hommes auraient désormais à aller seuls aux foires, et elle espérait qu’ils s’entendraient. « Ralph est si provocant, quelquefois, songeait-elle, et Robert si emporté. » Elle était très contente aussi de retrouver Ruth, car elles s’aimaient beaucoup et le secret partagé des leçons d’écriture, aussi bien que celui plus mystérieux de leur amour, les rapprochait. Et puis, oh joie des joies ! un jour que, du haut du grenier de Ruth, elles contemplaient le paysage d’hiver, Ruth lui remit un billet de Robert.

Il viendrait le vendredi soir : Gillian devrait être prête à jouer les chants bohémiens et s’arranger pour que Ralph et Fringal fussent là tous les deux ; Ruth aurait le vieux tableau noir de la ferme, sur lequel Mme Fanteague, Isaïe et Émilie avaient autrefois pris leurs leçons. Il faudrait le couvrir d’une étoffe jusqu’au moment propice, et alors Ruth écrirait dessus tout ce que la musique lui rappellerait. Il faudrait faire un bon feu et allumer les deux lampes, celle de la cuisine et celle du salon. Enfin, si Mme Elmer voulait bien, Robert prendrait une tasse de thé avec eux.

Gillian était dans l’extase. L’idée de ce thé était venue à Robert comme un moyen de réunir tout le monde et de pouvoir choisir sa place. Il voulait également avoir Ruth, Ralph et Fringal dans une pièce et Gillian dans l’autre, ce qui serait facile à réaliser si elle jouait du piano pendant que les autres prendraient le thé dans la cuisine. Juste avant l’arrivée de Gillian, il avait expliqué à Ruth en détail ce qu’elle devait faire : écrire d’abord tout ce qu’elle avait déjà écrit, son nom, Esméralda et les autres choses dont elle se souvenait, ensuite les noms des endroits du Pays de Galles où elle avait séjourné, et d’autres noms et mots détachés, que lui ne pouvait préciser et mettre en rapport avec le reste. Enfin, elle devrait écrire tout ce que lui suggérerait la musique, et, si son nom à elle et d’autres lui venaient, associés aux souvenirs nouvellement éveillés, elle aurait à les tracer aussi sur le tableau,

Gillian avait peur quand elle se rappelait l’air furieux de Ralph chaque fois que Ruth donnait une preuve d’intelligence nouvelle. Que ferait-il, ainsi que Fringal, quand ils découvriraient tout cela ? En tout cas, Robert serait là, tout irait bien. En ce moment même elle le voyait dans le pré qui s’étendait, long et étroit, entre les champs de la ferme et de la friche. Il rassemblait les moutons, toujours parqués dans ce pâturage en novembre, par crainte d’une chute de neige. Puis elle le vit partir dans le crépuscule avec son troupeau piétinant. L’air était froid et limpide, et tout faisait prévoir la neige. Au loin, les montagnes derrière lesquelles s’était couché le soleil, se dressaient au-dessus du violet sombre de la lande et se découpaient en saphir pâle, et, sur leurs cimes aiguës ou arrondies, les taches de neige s’atténuaient sous les nuages blancs du couchant. La friche s’étendait, sombre le long de l’eau, et, en la regardant, Gillian s’écria tout à coup :

— Je suis une enfant du péché, Ruth.

Celle-ci tourna, du même côté ses yeux noirs qui foncèrent encore, et son cœur attristé battit plus fort. Mais alors elle se rappela l’autel qui s’y trouvait, l’autel rustique qu’elle avait élevé peu à peu en ramassant du bois dans la friche, l’autel couvert de pommes de pin et consacré à celui qui était son Dieu, et, en même temps, comme un enfant qu’elle serrait contre sa poitrine. Un sourire, farouche et éblouissant, éclaira sa figure basanée, et la fierté de son amour fit soudain d’elle Ailse, la reine bohémienne, la rare, riche et séduisante Ailse, élevée par sa passion au-dessus de tous les tourments des enfants des hommes, soulevée même au-dessus de la crainte du Roi de l’Épouvante.

Robert, lui, regardant la friche sauvage en emmenant son troupeau, sentait que l’heure sonnerait bientôt où se réaliserait sa prévision, où le mal surgirait brusquement et où il serait seul pour lutter contre lui, où la neige tomberait et envelopperait Dysgwlfas et où, quelque part dans ces amas blancs, il aurait à combattre aveuglément ses élans, ses désirs, pour sauver son amour, pour conserver le printemps à Gillian et Gillian au printemps.

Il n’était tombé qu’un peu de neige jusqu’au vendredi et Ruth avait tous les matins ramassé du bois dans la friche, se préparant aux mauvais temps. Les gros nuages gris et moelleux descendaient de plus en plus bas comme pour séparer Dysgwlfas du reste du monde, afin que rien ne vienne troubler le drame qui allait s’y jouer. Les vanneaux poussaient des cris plus sauvages à travers le marécage, et les appels des hiboux retentissaient la moitié de la nuit dans le petit bois, car la lune était dans son plein et leur chasse était acharnée et facile.

Là-bas, de l’autre côté des montagnes sombres, Johnson, sans que Robert s’en doutât, s’était mis en route pour l’auberge de la Sirène, car la Bohémienne lui avait parlé d’une femme qui y habitait et qui, bien que ne pouvant parler, semblait savoir leur langue et avait de grands yeux noirs et lumineux.

Gillian et Ruth passèrent la matinée du vendredi à préparer la fête. Elles coupèrent une montagne de tartines beurrées et Ruth remit au lendemain sa récolte de bois : elle pourrait alors, à moins que la neige ne vînt plus tôt qu’on ne l’attendait, en ramasser toute la journée. Il y avait tant de choses à faire pour le moment : laver le plancher avec de l’eau et du lait pour le faire briller, épousseter le joli service en porcelaine. Robert ne ferait attention à rien de tout cela, mais peu importait. Est-ce que les bonnes âmes simples qui tous les dimanches s’en vont à travers champs à l’église, scrupuleusement vêtues de leurs plus beaux habits, un brin de citronnelle dans leur livre de prières, croient réellement que Dieu remarque s’ils ont mis leur veston noir le plus neuf ou simplement leur gris numéro deux, aux manches élimées ? Se figurent-ils tout de bon qu’il sent le bois parfumé ? L’essentiel est qu’ils ont leur costume le plus propre et une branche de citronnelle, car c’est une partie du plaisir de l’adoration. De même, la plus belle porcelaine et des chaises bien astiquées étaient choses capitales pour Gillian comme pour Ruth. Celle-ci ne savait pas d’ailleurs quelles chansons allait chanter Gillian, ce qui ajoutait à l’excitation de cette journée.

— Eh bien, lança Fringal en passant la tête par l’entre-bâillement de la porte, il va y avoir un fameux festin, à ce que je vois.

Ces mots se perdirent dans un éclat de rire irrésistible, car l’agitation des deux femmes, étant mystérieuse, lui paraissait extrêmement drôle. Tout ce que Fringal était incapable de comprendre, depuis l’amour maternel jusqu’à la construction d’une batteuse mécanique, était pour lui une source de comique inépuisable.

— C’est pour vous aussi, Fringal, dit Gillian avec une bonne humeur inattendue, car elle le détestait : il lui donnait toujours l’impression qu’elle n’était nullement la maîtresse de la maison. Vous viendrez pour votre thé de cinq heures au bar — elles avaient l’habitude d’appeler ainsi la cuisine — Robert y viendra aussi pour voir le maître, Ruth s’asseoira avec nous et je ferai de la musique.

Quelle plaisanterie ! Oh, quelle drôle de blague ! Fringal en était malade de joie. Jouer du piano ! Tirer des sons de cette bizarre machine de bois et de fils de fer, et puis élever la voix et — c’était son expression — miauler. Eh bien, la soirée promettait d’être très amusante. De quoi manger et de quoi rire tout à son aise : ç’avait toujours été la devise de Fringal. Le seul ennui, c’était que Fringal riait toujours de quelqu’un, jamais avec un autre. Le seul être pour lequel il aurait pu s’oublier assez lui-même pour rire avec lui était la petite génisse — revenue avec Gillian depuis son mariage — mais elle ne comprenait pas le comique.

Ralph était allé chez Dosset, mais devait être rentré à l’heure du thé. À trois heures, Gillian disparut : elle allait mettre une robe d’hiver neuve, bleu ardoise comme l’ancienne, mais plus belle, en soie qui faisait frou-frou… et s’onduler. Car l’intérêt de cette après-midi pour elle — comme pour Fringal — se concentrait sur elle-même, seulement elle avait confié son âme à Robert et par conséquent sa préoccupation englobait celui-ci. Mais ce qui la passionnait, ce n’était pas la tentative de Robert, l’idée mystérieuse qui le guidait, c’était uniquement l’assurance que ces yeux sombres la regarderaient, que leur éclat se jouerait sur elle. Elle renoncerait à toute feinte et se reposerait simplement en eux, et ferait, avec sa voix, vibrer les cordes de son cœur à lui. Il y avait bien longtemps elle lui avait déclaré qu’elle voulait faire pleurer le public ; elle avait aspiré à laisser un souvenir à ses auditeurs, à se faire aimer, regretter. Aujourd’hui, c’est de Robert qu’elle se ferait aimer, elle remplirait de larmes ces yeux gris, elle éveillerait le désir. Car, à cette minute où, dans l’ombre, à la Croix-des-Pleurs, un œil brillant en avait rencontré un autre, elle avait appris ce qu’est le désir. Elle pensait que, si jamais Robert la regardait comme avait fait Ralph, elle en mourrait de joie. Elle savait quelle était la chanson qu’elle devrait dire en premier, et puis… ah ! le nom auquel elle penserait quand sa voix, partie du petit parloir, se répandrait dans la cuisine, le nom qu’elle évoquerait et adorerait, c’était celui de Robert Rideout.

« Robert Rideout !… ah, murmurait-elle, en faisant bouffer ses cheveux pour qu’ils parussent plus jolis, c’est le nom par excellence ! »

Elle descendit allègrement et Ruth leva les bras en signe d’admiration. Puis elles attendirent, la jeune maîtresse assurée et délicieuse dans sa robe hyacinthe aux reflets changeants, et la petite servante dans sa vieille robe noire, avec un tablier propre et le bonnet neuf que Gillian lui avait acheté. Elles étaient assises devant le feu, une seule réellement privée de la parole, mais toutes deux muettes d’amour. Un bruit… est-ce lui ? Non : sur le ciel pâle, de l’autre côté de la fenêtre, se profilait la tête de Fringal, rappelant une gargouille de cathédrale.

— Dois-je entrer maintenant, Madame ?

— Mais oui.

Fringal s’assit à distance respectueuse de sa maîtresse. Un pas rapide sur le sol dur. Est-ce lui… ? Non, c’est Ralph, revenu de la ferme de Dosset.

— Le thé est-il prêt ? dit-il.

— Tout est préparé et attend depuis bien longtemps, répondit Gillian, sans avoir conscience du double sens de ses paroles.

Mais quelque chose dans la pièce semblait accueillir ces mots et leur donner une autre signification, quelque chose qui s’apparentait au léger sifflement dans la cheminée du vent chargé de neige et au ton pâle et lugubre du ciel.

Encore un bruit. Les deux femmes, immobiles, l’esprit tendu, guettaient la porte.

« Ô mon Dieu, faites qu’il ait son costume gris ! »

Le silence de Ruth ne cachait aucune parole.

Robert fit tomber la boue de ses chaussures et entra. Elles se levèrent toutes deux doucement, comme auraient pu le faire des reines du pays des fées pour accueillir un visiteur venu de la terre.

Ensuite, Ruth alla faire le thé dans l’arrière-cuisine et on se mit à table.

— La nuit vient vite, dit Ralph.

— Oui, répliqua Robert, je crois que ça tombera bientôt.

— De la neige, Robert ?

— Oui, de la neige, Madame Elmer.

— Pourquoi ne dites-vous pas Gillian, comme vous en aviez l’habitude ?

— Vous êtes mariée, maintenant, Madame Elmer.

Et les yeux de Robert s’arrêtèrent un instant sur Ralph.

— Oui, oui, fit celui-ci, à présent vous êtes mariée.

De l’autre côté de la table partit un bruit rappelant un chat qui éternue. Ce ne pouvait être un rire de Fringal, car, quand Gillian le regarda, il était parfaitement grave.

— Je ne vois pas pourquoi vous devriez me battre froid parce que je suis mariée, protesta Gillian.

Et ses yeux l’attiraient, le charmaient ; mais Robert se disait : « Elle est plus amoureuse d’Elmer que jamais. »

Et comme ce regard de Gillian le troublait et lui serrait la gorge, il se tourna délibérément… et voilà que Ruth, que plutôt Ailse — qui aimait Robert — fixait avec insistance sur lui des yeux pleins de douceur. Si Robert avait eu une tournure d’esprit cynique, cela l’aurait amusé, mais il en était bien loin. Il fut simplement frappé, trouvant assez émouvant que cette enfant éprouvât de tels sentiments pour lui, pendant qu’il était, lui, désespérément amoureux de Gillian. Il avait bien entendu le petit ricanement de Fringal et un soupçon s’éveilla de nouveau en lui, soupçon qui le faisait abominablement souffrir parce qu’il avait de l’importance pour Gillian. Il regarda en face, à travers la table, Ralph éclairé en plein par la lampe et lui dit :

— Est-ce que vous admettez qu’on épouse deux femmes, Elmer ?

Pourquoi les yeux de celui-ci se dirigèrent-ils si brusquement sur le visage de Fringal ? Que signifiait cette expression ? Rien, sûrement rien.

— Non, dit Ralph d’une voix forte, non, et, se détournant de Ruth vers Gillian : Quand on est marié, c’est pour de bon.

— Ou pour le mal, intervint tout doucement Fringal avec un semblant de rire.

— Et supposez que vous ayez épousé une femme et qu’après vous vous mettiez à en aimer une autre qui ne vous appartienne pas, quitteriez-vous la première pour vivre avec la seconde ?

— Non, non, dit Elmer précipitamment, avec irritation. Plutôt une souillon à soi qu’une reine à partager.

Le regard de Ruth se détourna de Robert et lança son feu sur Ralph : la différence était celle qui sépare une caresse de l’éclat d’un poignard. L’atmosphère de la pièce était maintenant étrangement chargée d’électricité, comme celle d’une salle avant un match de boxe, et c’était Robert, et non le maître de la maison, qui la dominait.

Il se tourna vers Gillian, la lueur du feu éclaira son visage, montra des marques de pensée, de souci, d’amour. Il y avait de la tendresse dans ses yeux, mais en dessous ils étaient sévères.

— Chantez, Gillian, voulez-vous ? dit-il.

Qu’il l’eût fait à dessein ou non, sa façon de l’appeler par son prénom fit courir du feu dans les veines de la jeune femme. Elle oublia Ralph, elle oublia le narquois Fringal, elle oublia où et qui elle était. Elle ne savait même plus pourquoi elle devait chanter. Pourquoi ? Ah si, elle le savait très bien : elle allait, en chantant une chanson bohémienne, mettre son cœur à nu devant Robert ; elle allait lui faire voir, oui, lui faire comprendre ; elle allait, par son chant, le faire passer du rêve à la réalité de l’amour. Serait-ce sa faute à elle ? Non. C’était lui qui avait tout combiné, lui qui lui avait donné le piano, lui qui lui avait dit de chanter. Il avait fait demander à l’ami de Johnson la chanson qu’Esméralda, instruite par sa mère et sa grand’mère — car cet air s’était transmis de génération en génération — avait chanté à Ailse près des eaux paisibles du Val des Fées. Non que Gillian connût ces détails : elle savait seulement que c’était un chant qui la faisait trembler, qui lui inspirait de la terreur et faisait sonner dans son esprit des cloches qu’elle n’avait jamais entendues. Si elle pouvait chanter cet air à Robert comme elle le désirait, sûrement, sûrement Robert comprendrait. Certainement, il sentirait enfin que c’était lui qu’elle aimait et non Ralph, qu’elle se mourait de désir…

Avec un air de reine, la tête haute, dans sa robe que faisait resplendir la lueur du feu, elle traversa la cuisine et disparut dans le petit parloir.

Robert lança un coup d’œil à Ruth qui, se levant sans hâte, s’assit près du tableau noir. Robert changea de position de manière à voir Ralph et Fringal aussi bien que le tableau.

Et voici la chanson que Gillian, femme de Ralph Elmer, chanta dans une demi-lumière, à Robert Rideout, berger de son père :


Ô toute petite,
Il ne s’est écoulé qu’un printemps, un automne et un hiver,
depuis que je me suis moquée de ma mère me disant
qu’un jour j’aimerais.
Ô toi,
petite et frêle sur ma poitrine,
prenant tes aises et ton repos,
ô toi, toute petite !
Vois, vois ce que tu as fait !
N’étais-je pas déjà assez affolée d’amour avant
de sentir cette petite tête blottie enfin
contre ma poitrine, ces petits doigts serrés
dans les miens… Mais tu as trouvé une surprise nouvelle

en souriant sur moi avec les yeux de ton père.


Robert était ébloui, aveuglé sur ce qui se passait, par la voix de Gillian, toujours magnifique pour lui, mais en ce moment animée d’un éclat nouveau, de quelque chose qui le bouleversait, l’enflammait, lui faisait chercher un moyen, un artifice quelconque par lequel il pourrait entourer Gillian de ses bras et ne plus jamais la laisser en sortir.

Quand la chanteuse se tut, il resta assis, tête baissée, puis, soudain, se redressa pour aller à elle, et, non moins brusquement, se rassit. Il avait oublié… oublié…

Il regarda Ruth ; elle avait enlevé l’étoffe qui couvrait le tableau noir et écrivait. Quels mots avait-elle tracés et lesquels était-elle en train d’écrire ? Un coup d’œil à la craie qui se mouvait lentement, inexorable comme le Destin, puis il fixa son regard d’abord sur la figure de Fringal, ensuite sur celle de Ralph. Le premier était assis, la mâchoire tombante, raide comme un mort : pour la première fois de sa vie, il avait oublié de rire. Ralph, presque aussi pâle que la craie, n’était pourtant pas blanc, mais gris comme un malade.

Ni l’un ni l’autre ne paraissait capable de faire un mouvement ou de prononcer un mot. Ils avaient l’air de deux hommes paralysés, tandis qu’on jetterait à la mer tous leurs biens. Il eût été impossible de dire, à l’expression de Ruth, si elle comprenait la gravité de ce qu’elle faisait. Mais que ce fût ou non le cas, elle entendait aller jusqu’au bout : c’était le désir de Robert, cela suffisait.

Les lettres blanches brillaient, implacables, sur le tableau noir :

Esmeralda. Mère. Fée. Val. Fringal bat Ailse. M.  Elmer.

Ce dernier poussa un grognement perceptible. Cependant, il ne parut pas capable de se lever et de continuer. Gillian, obéissant à un mot de Robert, jouait de nouveau et Ruth écrivait toujours :

L’église de tous les saints. Montagne noire. Mme  Ruth Elmer. Un bébé. Fringal l’a emporté. Ruth a oublié les mots… Dysgwlfas…

Là, la craie diligente s’arrêta, se brisa et Ruth en lança les débris par terre.

Le silence était douloureux. La musique dans l’autre pièce avait cessé. Sur la fenêtre noire, un flocon de neige s’aplatit, comme pour s’informer. On entendit du bruit dans le parloir, Gillian revenait.

— Continuez à jouer, Gillian, dit Robert, d’une voix rude, impérieuse.

Elle s’en étonna, mais retourna au piano.

Robert était à présent aussi pâle que Ralph, et ses yeux dévisageaient son rival d’un regard féroce. Voilà donc pourquoi il s’était sacrifié : pour que Gillian devienne un objet de risée ! Il s’avança, avec une expression si terrible que Ralph se baissa presque.

— Est-ce vrai ? dit-il. Est-ce vrai ?

Il parlait très bas, pour que Gillian n’entendit pas. Il avait saisi Ralph au collet, ivre de fureur. L’autre ne put dire que :

— Comment a-t-elle appris ? Oh, comment a-t-elle appris ?

Il était stupéfait.

Ruth s’était accroupie au pied du tableau noir. Ce fut Fringal qui se ressaisit le premier, et il s’interposa entre Ralph et Robert.

— Vous ne voyez donc pas qu’elle est folle ? dit-il. Elle sait écrire, mais elle a perdu la raison. Il faut l’envoyer dans un asile.

Ralph soupira, comme un homme qui revient à la vie après un évanouissement.

C’était cela ! Elle était folle. Voilà ce qu’il fallait dire et personne ne la croirait. D’ailleurs… Robert ne pouvait pas assembler ces mots, il n’en avait pas la clef. C’était assez dangereux, surtout parce que Ruth nommait des Bohémiens, mais c’était réparable. Il fallait la faire partir sur-le-champ, il aurait à obtenir un certificat médical… quelques jours suffiraient pour cela, et alors ! Après tout, Fringal gagnait bien le pain qu’il mangeait.


Le piano se tut : Gillian venait. Robert bondit, effaça l’écriture sur le tableau avec sa manche et chuchota à Ruth :

— Ne faites pas savoir à Gillian que vous êtes la femme d’Elmer. Si elle ne vous aimait pas, murmura-t-il à Elmer en regagnant sa place, je vous tuerais.

Et elle se tenait là, très pâle sous la lampe, très calme. Elle avait entendu ces derniers mots. Elle regarda le tableau pour y trouver une explication, mais il n’y avait rien ; elles regarda les quatre figures : là non plus, rien. Elle voyait qu’il était arrivé quelque chose, mais le seul indice consistait en leurs physionomies et en ces mots murmurés par Robert. Il s’était passé dans cette pièce quelque chose d’affreux, d’épouvantable. Elle frissonna… il en restait une ombre entre ces murs, mais ce que c’était, elle ne pouvait le deviner.

Le vent, porteur de présages, soufflait plus fort dans la cheminée, le visage de Robert était sévère et fermé.

— Je m’en vais, dit-il. Et, se tournant vers Gillian : Un mot à vous dire, s’il vous plaît, Gillian.

Sans répondre, étonnée, elle le suivit. Il se tenait sur le seuil, sa silhouette se perdait presque dans l’obscurité d’une nuit douce qu’animait une chute à peine visible de neige. Debout sur la marche au-dessus de lui, sa forme à elle se découpait très nette sur le fond brillant et rougeâtre du bar ; leurs yeux étaient presque à la même hauteur.

— Je ne veux pas vous offenser, dit Robert, mais je vous serais reconnaissant de me dire une chose : aimez-vous oui, ou non, Ralph Elmer ?

Un flocon de neige se posa mollement sur son front, juste à l’endroit où elle avait mis un baiser. Le vent gémissait dans les herbes sèches autour de la porte.

« Si elle ne vous aimait pas, je vous tuerais. » Ces mots retentissaient dans le cerveau de Gillian, leur écho s’y répétait sans cesse. Si elle disait oui, Robert serait sauvé, car il ne porterait pas la main sur Ralph… mais alors, ce « oui » scellerait sa destinée : elle serait condamnée pour toujours à vivre avec Ralph, c’était l’ancienne lutte qui recommençait. Si elle disait non, la prendrait-il dans ses bras ? L’emmènerait-il dans son cottage, dont la porte était celle du paradis ?

Il ne fallait pas penser à cela.

Elle plongea son regard dans les puits sombres qu’étaient les yeux de Robert et, tout doucement, elle prononça : « Oui. » Robert salua de la tête et s’en alla sans un mot.

Quand Gillian rentra dans le bar, Ruth semblait être aux abois. Ralph et Fringal l’avaient évidemment interrogée tous les deux, mais elle n’avait pas répondu à leurs questions, et quand Fringal lui mit un morceau de craie dans la main, elle le jeta à ses pieds et l’écrasa.

Ralph se tourna vers Gillian pour lui dire :

— Elle est devenue folle, et on va l’enfermer.

— Folle, oui vraiment, riposta Gillian avec un rire qui fit peur à son mari. Non, elle n’est pas folle, Ralph Elmer, et, qui plus est, je découvrirai ce qu’elle avait écrit sur ce tableau.

— Elle est folle et elle s’en ira.

— Elle ne l’est pas, et elle restera. Je dirai à tout le monde qu’elle n’est pas folle, et demain, elle écrira encore pour moi, n’est-ce pas, Ruth ? — Celle-ci fit signe que oui. — Vous avez apparemment pas mal de choses à cacher, puisque vous avez si grand peur de ce qu’écrit la pauvre Ruth.

Toute la nuit, pendant que les deux femmes dormaient, Ralph et Fringal délibérèrent sur ce qu’il fallait faire.

— Ce sont les Bohémiens, disait ce dernier, c’est parce que j’ai volé tout cet or, parce que nous avons enterré cette enfant et que la mère est devenue muette quand elle s’en est aperçue… voilà les choses que je ne peux pas effacer.

— Et aujourd’hui même, dit Ralph, quand je revenais de la ferme de Dosset, un gaillard à mine de Bohémien rôdait par là et m’a demandé : « Est-ce ici qu’il y a une femme avec de grands yeux noirs transparents comme une eau claire ? »

— Bon Dieu !

— Ce doit être cette femme qui est venue le jour du mariage qui aura parlé d’elle. Mais cela prouve qu’il faut faire attention.

— Qu’avez-vous répondu ?

— Qu’elle était partie au Donjon.

— Vous êtes malin, patron.


En ce moment même, Johnson le Bohémien, qui était passé devant l’auberge pendant qu’on y jouait du piano et qui ne s’était pas arrêté, tant il avait hâte d’arriver au Donjon avant que ne tombât la neige, poursuivait son chemin. Il avait frappé à la porte de Robert, mais, ne le trouvant pas, il avait résolu de revenir le lendemain, si la neige avait cessé. Sinon, il enverrait quelqu’un de plus jeune pour découvrir où était la femme qu’il cherchait et surveiller les alentours, jusqu’à ce qu’il pût revenir lui-même.


Ah, comme la lande gémit toute la nuit sous le vent capricieux, comme si elle criait : « Qu’importe ? Je reparaîtrai bientôt couvrant tout d’une mer de bruyères. Qu’importe ? Ne troublez pas vos misérables existences avec de misérables chagrins. Voyez : dès maintenant mon flux s’avance comme celui du Temps. Qu’importe ? »

Au cottage, près du verger qui se lamentait, Robert dompta son envie d’anéantir son ennemi. Il finit par s’endormir dans le fauteuil qui avait été celui de Jonathan et entendit, comme un chant de sirènes retentissant dans le vent, la chanson qu’il avait fait pour Ailse : « Elle m’a bercé en rêve », et la voix de Gillian, d’une douceur dangereuse, disant l’antique complainte de la maternité.

Mais il n’aurait jamais cru, même en rêve, que la raison pour laquelle Gillian chantait ainsi, avec un accent si déchirant, était que là, dans le petit parloir obscur du Repos de la Sirène, elle avait eu, en répétant la chanson d’Esméralda, la vision de l’enfant qu’elle désirait, et que celui-ci avait des yeux sombres et rêveurs, bien protégés sous de longs cils, — des yeux si ardents, si étincelants qu’on pouvait à peine en distinguer la couleur — et le sourire de Robert Rideout.