Sept pour un secret/29

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 341-348).

CHAPITRE XXIX

La neige dans la petite friche.


La tempête se calma le samedi matin, mais la neige tombait plus vite qu’elle ne fondait, et Ralph dut aller dans la lande avec Fringal pour faire rentrer les moutons. Avant de partir, Ralph saisit Ruth par le bras et lui dit :

— Si tu oses encore écrire, je te tue.

Mais Ruth lui lança un regard de défi. Elle écrirait juste autant ou aussi peu qu’il plairait à Robert. Ce n’était pas ce Ralph qu’elle aimait. Robert lui avait ordonné de ne rien écrire sur son mariage avec Ralph, de le cacher à Gillian, donc elle n’en ferait rien savoir. Mais pour le reste, elle écrirait tout ce que lui dirait Gillian.

— Ce qu’il y a de vexant là-dedans, dit Fringal, tandis qu’ils marchaient dans la bruyère, c’est que je n’avais jamais eu l’intention de prendre la méchante gosse. Je voulais simplement mettre la main sur le magot, mais j’ai entendu du bruit avant d’avoir fini, et j’ai été obligé de l’enlever.

Il parlait comme s’il avait eu droit à l’argent et que son seul tort fût de s’être laissé stupidement pincer.

— Vous êtes un vieux roué, dit Ralph ; je n’oublie pas que c’est vous qui m’avez fait épouser cette mauvaise gale.

— Vous étiez très satisfait, jusqu’au jour où l’autre est survenue.

— Je m’en suis tiré au mieux.

— Mais c’est dommage que nous n’ayons pas appelé un docteur quand la môme est née. Et puis vous, qui, tout de suite après, giflez la mère et lui apprenez trop tôt que sa petite est morte…

— Elle m’exaspérait avec ses gémissements.

— Ç’a été un tort, c’est ça qui a rendu les Bohémiens fous furieux. Et maintenant que les autres se sont entêtés là-dessus, pas moyen de fourrer Ruth dans un asile. Seulement, elle pourrait attraper du mal et en mourir…

— Ça ne lui arrivera jamais, elle est trop solide.

— S’il plaisait au Seigneur de la rappeler…

— Oh, assez là-dessus, Fringal ; ces plaisanteries-là ne me vont pas.

— À moi non plus. Si j’étais à votre place…

— Eh bien ?

Pas de réponse, rien que l’échange d’un long regard, et une pensée jaillissant d’un œil à l’autre, comme l’éclair d’une lame. Puis Ralph se détourna et dit :

— Plus un mot là-dessus, Fringal.

Mais l’idée lui restait dans la tête. Ils rassemblèrent les moutons et rentrèrent. Ils trouvèrent récrit sur le tableau noir, presque tout ce qui y avait été la veille.

Ralph entra dans la cuisine pour prendre son fusil et y avaler rapidement un morceau avant d’aller faire un tour dans les champs, comme tous les samedis, pour rapporter le dîner du dimanche et il fut hors de lui à cette vue.

— Où est Ruth ? s’écria-t-il.

— Je ne sais pas, répondit nonchalamment Gillian, peut-être cherche-t-elle encore un peu de bois avant que la neige ne tombe tout de bon.

Ralph sortit et commença à faire le tour des champs et du coin de lande clos de haies, d’où il revenait d’ordinaire avec des lapins, un lièvre ou un faisan.

Fringal se rendit à l’écurie avec le balai et la pelle. Gillian alluma le feu du parloir et se mit au piano pour rejouer les airs de la veille. Elle était la seule que ne troublât pas ce qu’écrivait Ruth. Qu’importait à la fille d’Isaïe Lovekin, à la femme de Ralph Elmer, qu’une Bohémienne du nom de Ruth se fût autrefois appelée Ailse ? Qu’importait qu’elle eût été trouvée par Fringal et fût maintenant au service de Ralph ?

En rien, absolument en rien.

Elle chanta la chanson d’Esméralda.

Elle ne savait pas que le jeune messager bohémien qui avait apporté une lettre un jour, regardait par la fenêtre de la cuisine, voyait le tableau noir sur lequel restaient les mots écrits — car Ralph en les effaçant aurait avoué — puis, jetant un coup d’œil dans le parloir, reconnaissait la fille de Lovekin, qu’il avait vue une fois étant avec Johnson, après quoi il s’en alla, mais pour revenir, en se glissant comme un fantôme, à travers les champs et autour de la maison.

L’après-midi s’écoula. Cependant, Ralph, qui avait tué une couple de lapins et une perdrix, prenait le chemin du retour. Il marchait le long de l’épaisse haie de houx qui clôturait la dernière pièce de terre de la ferme et se terminait à la friche. Il ne vit pas Robert dans le champ. Robert venait de partir pour l’auberge demander à Gillian où Isaïe serrait une certaine recette de remède, car il avait une vache malade. Au moment où il repartait, elle avait dit avec intention : « Je suis seule. »

— Où est donc Ruth ? avait-il demandé.

— Elle ramasse du bois. Elle est sortie après le dîner et n’est pas encore rentrée.

« Elle doit être dans le verger, pensa Robert, la couche de neige est trop épaisse dans la friche. »

Pour traverser le pont au bout du champ par lequel on gagnait l’auberge, Ralph avait à passer par la friche. Le crépuscule était venu ; mais, avant d’être à mi-chemin, il aperçut Ruth agenouillée devant une sorte de berceau de branchages : c’était le sanctuaire dans lequel elle rendait un culte à son dieu. Tous les trésors qu’elle avait recueillis, le mouchoir, un crayon, une fleur que Robert lui avait donnée un jour, étaient réunis là, enfouis sous des aiguilles de pin, dans une vieille boite en métal. Les jours de fête, elle venait là, les sortait de leur écrin et les adorait. Sa face levée exprimait le ravissement, elle se répétait le nom par excellence : « Robert Rideout ! Robert Rideout ! »

Puis elle ajoutait : « Ailse aime Robert ! Oh, Ailse aime Robert ! » Après quoi elle baisait le vieux mouchoir rouge et l’appuyait sur son cœur.

« Elle n’a jamais eu d’âme, se dit Ralph, et maintenant elle est folle. »

Il ne voyait dans cette scène émouvante, sous la neige qui tombait, que manque d’âme et folie. Mais qu’importait ce qu’il voyait ? Ce que comprennent les imbéciles de ce monde a-t-il jamais de l’importance ? Et à coup sûr, Ralph, malgré toute son intelligence, était un imbécile.

Tandis qu’il se tenait là, ce que Robert avait depuis si longtemps prévu se produisit. De quelque part, de nulle part, de la terre ou du ciel pâle, ou du cerveau sinistre de Fringal, surgit l’esprit du mal. Il se fit jour à travers ce qui restait de bon dans Ralph Elmer, il saisit dans ses dents et ses griffes ce que celui-ci avait encore d’honnêteté et le mit en pièces, et il chuchotait, chuchotait… autant en faisait la neige, autant les aiguilles sèches de mélèzes, autant l’eau courante. Le monde entier semblait chuchoter autour de la femme qui murmurait.

D’une voix rauque, les yeux injectés de sang, Ralph murmura également : « Qui est là ? fit-il dans un souffle. Qui m’a parlé ? »

Elle était là, cette créature vile, sans âme, et elle allait le perdre. Et quelqu’un avait dit… quelqu’un avait insinué… quelqu’un lui répétait maintenant à l’oreille : « Et si tu étais débarrassé d’elle ? »

Débarrassé d’elle ! Sous la neige ! La neige tombait à présent rapidement, en flocons serrés. Qu’elle restât simplement là, et elle la couvrirait… mais elle n’y resterait jamais, elle était si pleine de vie, si diablement pleine de vie. Elle allait rentrer et écrire… elle écrirait qu’elle était sa femme et Gillian le quitterait, Gillian ne serait plus la joie de sa vie, sa passion. Elle avait fait effort déjà pour reconquérir sa liberté… sans grande conviction. Elle lui avait presque déclaré qu’elle ne l’aimait pas. Il savait bien pourquoi, il savait quels bras entoureraient ce corps souple si ce n’étaient plus les siens. Et cette folle, agenouillée là, dans la neige, était cause de tout, et cela parce qu’elle était si pleine de vie. L’esprit du mal appuyait beaucoup là-dessus. Eh bien, ces lapins eux aussi, inertes dans sa main, étaient pleins de vie il y avait une heure. Rien qu’un coup, un coup sans souffrance, et la vie les avait quittés… ils ne lui mangeraient plus ses choux-fleurs d’hiver. Et voilà cette Ruth, sans plus d’âme qu’un lapin… et un charmant crépuscule, de la neige pour faire une couverture… et le silence, une solitude absolue… l’oubli.

L’esprit du bien en Ralph, celui que sa mère avait aimé, que Gillian avait parfois entrevu, gémit : « Non ! » Mais l’esprit du mal le fit taire. À quoi Ruth était-elle bonne pour elle-même ou pour n’importe qui ? Les voix continuaient, les flocons chuchotaient avec ardeur, ils le séparaient du monde, ils lui donnaient l’assurance que personne ne saurait jamais rien. L’impulsion soudaine, irrésistible qui fait commettre plus de crimes que tout au monde emporta Ralph Elmer.

Il épaula et fit feu. Ruth tomba en avant sans faire entendre un son. Elle glissa dans l’éternité enveloppée de la paix de son amour, comme la chrysalide d’une libellule descendrait un courant dans une fleur de nénuphar. La friche, pour elle, n’avait certainement pas été sauvage, mais bienveillante.

Tandis que Ralph jetait un regard circulaire, elle avait cet air de contentement que semblent prendre certains endroits quand ce qui était prévu, ce qui devait y arriver, s’est enfin produit.

Ralph s’était soudain ressaisi, il se sentait calme, détaché, n’ayant pas du tout l’impression d’avoir commis un meurtre. Pourtant il n’avait pas envie, sans bien savoir pourquoi, de rentrer immédiatement. Il ramassa ses lapins et passa dans le pré des moutons. Robert, qui s’était arrêté à la détonation, se dirigea vers lui. Ralph fut d’une amabilité peu habituelle, il était gai, et il sembla curieux à Robert qu’un homme, dont le visage était ruisselant de sueur — il le voyait nettement à la lueur de la lune montant dans le ciel — (sueur qui par un temps pareil ne s’expliquait guère) eût ces façons affables, presque affectueuses.

D’ordinaire ils se parlaient à peine. Comme sur l’ordre d’un moi caché au plus profond de lui-même, Robert dit tout à coup :

— Où est Ruth ?

— Oh, dit gaiement Ralph, je l’ai envoyée chez Dosset : leur domestique est partie. C’était une fille de la ville, et l’hiver lui a fait peur.

— À quelle heure est-elle partie ?

— Oh, de bonne heure, vers midi.

Pourquoi ce mensonge ? Gillian venait de dire à Robert que Ruth était allée ramasser du bois, et, si elle était partie pour quelque temps, elle aurait emporté un bagage et Gillian l’aurait su.

— Qu’est-ce que vous avez tué ?

— Ce lapin.

— Il s’est raidi bien vite… il est presque aussi raide que les autres.

— Je viens juste de tuer les autres aussi.

« Il y a une bonne heure que je suis dans ce pré à surveiller les moutons, se dit Robert, et on n’a pas tiré. C’est donc un second mensonge. »

— Eh bien, il faudra revenir nous voir d’ici peu, fit Ralph, avec sa cordialité un peu intermittente.

— Peut-être… s’il n’y a pas trop de neige.

— Quand il aura dégelé, alors. Oui, elle va être épaisse, elle tombe fort.

Il était manifestement satisfait de cette neige. Il s’éloignait, mais se retourna pour dire encore :

— Dommage que vous ayez appris à Ruth à écrire : ça lui a troublé la cervelle. Mais je ne vous en veux pas, et ça m’est égal : ce n’étaient que des mensonges.

Cette déclaration embarrassa Robert et le déconcerta. Tout le long du chemin, jusque chez lui, il y pensa. Pour quoi douter de cet homme ? Comme il fallait avoir l’esprit mal tourné. Pourquoi ne pas le croire quand il affirmait qu’il venait de tuer un lapin ? Que se figurait-il donc ? Quel était ce pressentiment qui posait sur lui une main glacée, qui le pressait, d’une voix étrange et épouvantable, de retourner dans le pré des moutons ? Il était très tard quand il obéit à cet avertissement, et ce n’était pas un trajet agréable à faire, car la neige qui tombait serrée s’entassait sur le sol. La lune brillait par instant entre les nuages. Quand il atteignit la friche, il entendit un bruit de bêche… on creusait furieusement, avec hâte et pourtant avec soin. Mais avant qu’il eût le temps d’approcher, le bruit s’arrêta. Il attendit… rien, pas un son. Celui qui bêchait l’avait-il entendu ? Attendait-il qu’il s’en allât ? Il était bien décidé à rester là pour voir ce qu’il y avait à voir. Assurément, personne n’était sorti de la friche : on ne pouvait le faire sans traverser le pont, et se détacher nettement sur l’eau, car le pont était si près que, même quand la lune se cachait derrière un nuage, Robert le voyait distinctement. Il attendit… une heure… davantage… il s’en écoula deux avant qu’aucun son fût perceptible. Puis, d’un pas furtif, Ralph franchit le pont et, comme par une plaisante ironie, la lune, émergeant d’un nuage éclaira tous ses traits, tous les détails de son visage angoissé, épouvanté.

Et Robert sut, avec autant de certitude qu’il avait jamais su quelque chose, que Ralph avait assassiné Ruth puis s’était glissé là pour l’enterrer, et avait ensuite attendu qu’il fût tombé assez de neige pour cacher son ouvrage.