Sept pour un secret/32

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 369-372).

CHAPITRE XXXII

« Sept pour un secret qui n’a jamais été révélé ».


Arrivé ici, le lecteur doit s’indigner. Quelle est l’explication du titre ? Pourquoi tout s’en va-t-il en morceaux comme cela ? Pourquoi Robert et Gillian sont-ils seuls dans le cottage de Robert, à sept heures et demie du matin ? Qu’est-il advenu de Johnson, de Fringal et d’Elmer ? Personne ne s’est-il aperçu de l’absence de Ruth ? Que fait la police ? Robert ne s’est-il pas souvenu que l’heure de la traite des vaches est passée, que les poules sont encore enfermées et s’en plaignent amèrement ? Le boucher est-il venu ? A-t-il continué à pleuvoir sans cesse, et à dégeler ? Isaïe et Mme Makepeace n’ont-ils jamais regagné leurs demeures respectives ? Qui a donc, de cette façon inattendue, laissé entrer l’éternité dans le cottage et gâté l’intrigue ? Lecteur, c’est ainsi que les choses arrivent ! Quand l’Amour au manteau de pourpre se présente, l’auteur peut-il éviter d’être ébloui ?

Mais les choses se passèrent presque comme elles doivent le faire dans un roman bien composé.

Johnson avait tout découvert et il alla ce matin-là même au Repos de la Sirène, mais n’y vit qu’une écurie désertée, une cassette vide et toutes les traces d’un départ précipité. Ralph et Fringal avaient à jamais disparu. Toute l’histoire fut révélée. Isaïe et Mme Makepeace revinrent, complètement bouleversés. On enterra la pauvre Ailse dans le cimetière. Personne ne voulut plus habiter le Repos de la Sirène : aussi la lande se mit-elle à l’envahir de nouveau et recouvrit de beauté cet endroit lugubre. L’enseigne de la Sirène se balançait au vent en grinçant, et, comme personne ne la repeignait, la dame finit par s’effacer complètement. Mais les enfants qui erraient autour de la demeure silencieuse et abandonnée, sans rien craindre, dans leur innocence, appelaient les boutons d’or « L’argent de la Sirène ». L’histoire s’est assuré une place dans les annales de la région et est devenue semblable à celles que contait Jonathan, et d’autres Jonathan la rediront dans les bars couleur de rose, sous les ombrages tachetés d’arbres en fleur, tandis que les années dérouleront le tapis de pourpre de la lande.

Et un jour d’été, où le perron déserté du Repos de la Sirène est tout bleu de liserons, un petit garçon, aux yeux si foncés, si brillants et pleins de vie qu’on ne peut dire quelle est leur couleur, dit : « Il y a bien longtemps, quand papa était berger, maman a habité ici. » Un autre, plus jeune, aux épaules solides et à l’air impérieux, demande : « Pourquoi n’y habite-t-elle plus ? » — « Oh, père a été la chercher, dit Bob, tu comprends, il la voulait pour lui et pour nous. Il n’était que vacher, notre papa, rien d’autre. »

Mais la fille aînée, qui a les mains pleines de fleurs et qui ressemble à sa mère, s’écrie : « Comment oses-tu dire que papa était vacher, Bob ? » Car, en véritable rejeton d’Isaïe et de Juliana Lovekin, elle trouve plus gentil de ne pas rappeler l’humble origine de son père. Est-ce qu’elle ne va pas prendre le thé au presbytère ?

— Ça ne fait rien, réplique Bob, pourvu qu’il ait été bon vacher.

Le plus jeune pousse un éclat de rire méchant :

— Il ne l’était pas ! Un jour il a oublié de traire jusqu’à plus de neuf heures.

Mais le lecteur veut être renseigné sur le titre du livre et sur le secret. Était-ce l’amour de Robert pour Gillian ou celui de Gillian pour lui, ou encore celui d’Ailse, ou son histoire intime ? Mais tous ceux-là ont été révélés. Y a-t-il autre chose ? Dehors, le matin, au début de l’été, en écoutant le silence, on sait qu’il y a davantage, que dans la terre pourprée, et au delà, et dans le ciel d’argent, il y a un mystère si grand qu’il serait intolérable de le connaître, si doux que la seule idée d’en approcher fait monter les larmes aux yeux. Le moindre soupir du mystique, chaque nouveau mot de la science en est chargé. Pourtant son séjour est hors de la portée du temps, de l’espace ou de la conscience. Peut-être est-ce la mort qui le révèle. À coup sûr, ce ne peut être la vie, car, si nous apprenions ce secret, sa splendeur et son émouvante beauté sont telles que cela nous tuerait.

Peut-être ne fut-ce pas Gillian, dans tout l’éclat tremblant et néanmoins triomphant de la féminité et de la maternité, ni même Robert, dans l’épanouissement de la virilité, de la poésie et d’un amour vaillant, qui s’approchèrent le plus de la solution du mystère, qui décrète que ceux qui sont tout amour, comme Ailse, doivent souffrir, tandis que ceux qui sont égoïstes, comme Gillian, sont rachetés. Peut-être fut-ce la récompense d’Ailse, quand elle flotta, en descendant le courant vers l’éternité, sur le nénuphar de l’amour pur et non payé de retour, de comprendre avant eux « le secret qui n’a jamais été révélé ».